Actualité des immunités parlementaires : les enseignements du rejet de la demande de suspension des poursuites formulée par Henri Guaino (juin 2014)

Thèmes : Représentation - Droit constitutionnel - Parlement - Droit parlementaire - Immunité parlementaire

Loin de constituer de simples péripéties politiques, certains évènements de la vie parlementaire sont parfois le signe d’une évolution des mœurs parlementaires et des représentations que politiques et juristes se font des institutions. Tel est le cas du débat parlementaire à  la suite duquel, le 3 juin 2014, a été rejetée la demande de suspension des poursuites pénales visant le député Henri Guaino. À cette occasion, l’Assemblée nationale a réaffirmé une conception stricte de la fonction de représentant tout en rejetant la demande de suspension des poursuites. D’une manière plus surprenante, l’Assemblée a également affirmé sa propre incompétence pour interpréter l’article 26 de la Constitution du 4 octobre 1958 et apprécier ainsi les frontières des immunités parlementaires, s’en remettant pour cela à  la jurisprudence judiciaire et constitutionnelle. Il est permis de se demander s’il ne s’agit là  que d’une quête nouvelle de concorde entre les pouvoirs constitués, ou bien s’il ne s’agit pas plutôt d’une nouvelle étape dans la perte d’influence de l’institution parlementaire face à  la montée en puissance de la figure du juge dans notre système politique.

Topicality of the Parliamentary Immunities: the Lessons of the Rejection of Henri Guaino’s Request for the Suspension of Lawsuits (June 2014)

Some of the events in Parliament news help us to understand deep changes in political representations, such as Henri Guaino’s demand for suspension of his prosecution. This MP rised an interesting debate. By rejecting his demand, National Assembly finally stands on a strict conception of a national representative. Surprisingly, it also affirms its incompetence to interpret the 26th article of the Constitution of the Vth Republique. As a consequence, judiciary and constitutionnal jurisprudence now define borders of parliamentary immunities. The main purpose of this paper is to discuss the relations betwenn the Parliament and the judicial authoritary, to understand if we are going to a peacefull collaboration or a new sign of decline for the Parliament.

Le 16 mai 2014 a été enregistrée à  la Présidence de l’Assemblée nationale une proposition de résolution, déposée par le député Henri Guaino, tendant à  la suspension des poursuites engagées à  son encontre par le Parquet de Paris pour outrage à  magistrat et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à  porter atteinte à  l’autorité de la justice ou à  son indépendance.

Fondée sur l’alinéa 3 de l’article 26 de la Constitution du 4 octobre 1958, cette proposition de résolution visait à  provoquer la suspension des poursuites dont Henri Guaino faisait l’objet, sur le fondement des articles 434-25 et 434-24 du Code pénal qui répriment respectivement les propos visant à  jeter le discrédit sur une décision de justice et l’outrage à  magistrat.

En guise de rappel des faits, il faut ici préciser que les propos incriminés avaient été tenus, dans le courant du mois de mars 2013, en réaction à  la mise en examen de l’ex-Président de la République Nicolas Sarkozy par le magistrat Jean-Michel Gentil pour abus de faiblesse dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler « l’Affaire Bettencourt ». Henri Guaino avait notamment, qualifié cette décision « d’irresponsable » et « d’indigne », considérant que le magistrat en question avait « déshonoré un homme », « déshonoré des institutions », « déshonoré la justice », et en définitive « sali la France[1] ». Ce sont ces propos, répétés à  plusieurs reprises à  la radio et à  la télévision qui ont valu à  Henri Guaino les poursuites diligentées contre lui par le Parquet du Tribunal de grande instance de Paris.

Ces poursuites ont été pour ce député l’occasion de remettre sur le devant de la scène parlementaire une procédure quelque peu oubliée, à  savoir la procédure de suspension des poursuites visant un parlementaire prévue par l’alinéa 3 de l’article 26 de la Constitution.

Cet alinéa dispose que

    … la détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d’un membre du Parlement sont suspendues pour la durée de la session si l’assemblée dont il fait partie le requiert.

L’assemblée intéressée est réunie de plein droit pour des séances supplémentaires pour permettre, le cas échéant, l’application de l’alinéa ci-dessus.

La rédaction actuelle de cette procédure de suspension des poursuites, expression du « principe constitutionnel d’inviolabilité parlementaire[2] », est issue de la révision constitutionnelle du 4 août 1995. Le principe en est néanmoins bien plus ancien. L’inviolabilité est en effet, avec l’irresponsabilité, traditionnellement considérée comme un des versants de l’immunité parlementaire, proclamée dès les premières heures de la Révolution française à  l’instigation de Mirabeau et codifiée par un décret de l’Assemblée nationale en date du 26 juin 1790[3]. En la matière il faut toutefois distinguer l’irresponsabilité de l’inviolabilité. Ainsi l’irresponsabilité est absolue et couvre le parlementaire à  raison des actes accomplis dans le cadre de son mandat tout en protégeant l’indépendance de l’exercice de son mandat parlementaire. L’inviolabilité, quant à  elle, est relative et protège la personne du parlementaire des entraves qui pourraient être apportées à  l’exercice de son mandat[4].

La forme contemporaine de la procédure de suspension des poursuites trouve son origine dans l’article 14 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics, qui introduit pour la première fois le mécanisme selon lequel la détention ou la poursuite du membre d’une assemblée peut être suspendue si l’assemblée concernée le requiert. Le dispositif a été ensuite repris par l’article 22 de la Constitution du 27 octobre 1946, puis enfin par l’alinéa 3 de l’article 26 de la Constitution du 4 octobre 1958. Cet article a connu une modification substantielle par la loi constitutionnelle du 23 août 1995, sans que le principe de la suspension des poursuites en soit altéré, bien que son application temporelle soit désormais limitée à  la durée de la session.

Traditionnellement, la procédure de suspension des poursuites, qui « permet à  l’assemblée d’apprécier la nature et la gravité des faits incriminés au regard des exigences de l’exercice du mandat », est présentée comme la « contrepartie logique de la levée de l’immunité[5] ». Si elle est prévue dans son principe par l’article 26 de la Constitution, la procédure à  suivre à  l’Assemblée nationale est quant à  elle présentée à  l’article 80 de son Règlement. Une commission spécifique, en charge de l’application de l’article 26 et dite commission des immunités, est saisie de la proposition de résolution. Elle désigne un rapporteur et auditionne le parlementaire intéressé. La remise du rapport entraine inscription à  l’ordre du jour de l’Assemblée, où la demande de suspension est discutée en séance publique à  la suite d’une séance de question au Gouvernement. Sont entendus, avant le vote sur la proposition de résolution, le rapporteur de la commission, l’auteur de la proposition de résolution, ainsi qu’un orateur en faveur de la suspension des poursuites et un orateur qui s’y oppose.

En l’espèce, le rapport, dont la rédaction avait été confiée au député Matthias Fekl, a été déposé le 28 mai 2014, ce qui a permis la discussion de la proposition de résolution dès le 3 juin en séance publique. À la suite des députés Matthias Fekl et Henri Guaino ont été entendus le député Alain Tourret, en tant qu’orateur favorable à  la suspension des poursuites, et le député Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois, en tant qu’orateur défavorable à  la suspension. La proposition de résolution a ensuite été rejetée lors d’un scrutin public, par 137 voix contre 103.

Malgré l’aspect polémique de la demande de suspension des poursuites, le fond du débat s’est avéré plus riche que ce que l’on aurait pu en attendre. Il ne s’est pas en effet cantonné à  la question de la suspension des poursuites, mais s’est étendu à  la question plus large de la liberté d’expression des parlementaires. En effet, Henri Guaino ne comptait pas tant s’appuyer sur l’inviolabilité parlementaire, en tentant de prouver que les poursuites engagées contre lui tendaient à  perturber l’exercice de son mandat parlementaire, que sur l’irresponsabilité parlementaire en tentant d’établir que les propos incriminés relevaient de sa liberté d’expression qui, en tant que député, devait être particulièrement protégée. Face à  cette interprétation particulièrement large de la notion d’irresponsabilité parlementaire, ses opposants et la commission des immunités s’en sont tenus à  une analyse plus stricte de la question, en se cantonnant à  la question de l’inviolabilité parlementaire et en se fondant sur la jurisprudence en vigueur pour rejeter sa demande.

Cet évènement de la vie parlementaire est donc l’occasion de redécouvrir une procédure qui, bien qu’elle ait fait l’objet par le passé de substantielles études en doctrine[6], est en définitive peu invoquée devant les assemblées parlementaires. Mais cette tentative, pour isolée qu’elle soit, n’en est pas moins riche d’enseignements quant à  la procédure de suspension des poursuites et quant à  la pratique qui en est désormais faite par les assemblées parlementaires.

Le premier enseignement à  tirer de l’examen de cette proposition de résolution est d’ordre procédural : un député est habilité à  proposer lui-même la suspension des poursuites dont il fait l’objet. Cette possibilité n’avait pourtant rien d’évident. Ainsi, dans sa thèse relative aux immunités parlementaires, Cécile Guérin-Bargues avait été amenée à  s’interroger sur cette possibilité, pour un parlementaire, de proposer lui-même la suspension des poursuites dont il fait l’objet. À cette question, elle avait apporté une réponse nuancée. En effet, dans la mesure où l’inviolabilité n’a pas vocation à  conférer un privilège personnel, mais uniquement à  protéger la fonction parlementaire, il était possible de soutenir que le parlementaire ne peut que s’associer à  la demande de suspension des poursuites, et non l’initier[7]. Un argument de texte vient renforcer cette position, puisque l’article 80 du Règlement de l’Assemblée nationale mentionne que sont entendus par la Commission « l’auteur […] de la demande et le député intéressé[8] ». Cette mention paraissait aller relativement de soi concernant les demandes de suspension des mesures privatives ou restrictives de liberté pouvant toucher un député, dès lors hors d’état d’intervenir lui-même. Mais le rôle du député intéressé dans le cas de la demande de suspension des poursuites était moins évident.

Nul texte ne venait trancher la question. Tout au plus pouvait-on remarquer que, devant le Sénat, la question avait été tranchée par l’affirmative en 1997. Le sénateur Michel Charasse avait alors pu, avec succès, présenter lui-même une demande de suspension des poursuites engagées à  son encontre[9].

L’initiative du député Henri Guaino vient donc démontrer que, devant l’Assemblée nationale comme devant le Sénat, un parlementaire peut déposer une demande de suspension des poursuites le visant directement. On peut juger avec Cécile Guérin-Bargues que le procédé « manque un peu d’élégance », car il est facile au parlementaire concerné de solliciter un de ses amis politiques[10]. Ce qui éviterait de faire connoter négativement l’inviolabilité parlementaire en la faisant passer aux yeux du grand public comme un privilège personnel du parlementaire. Un parlementaire demandant pour lui-même la suspension de poursuites initiées par l’autorité judiciaire risque de donner une connotation négative à  l’inviolabilité parlementaire en la faisant apparaitre au public comme un privilège personnel.

Le procédé a d’ailleurs desservi le parlementaire concerné, alors même que ce dernier voulait justement insister sur l’aspect symbolique de sa demande. En effet, la suspension des poursuites, même votée par l’Assemblée nationale, serait restée sans grand effet pratique. Cette suspension ne vaut, depuis la révision de 1995, que jusqu’à  la fin de la session parlementaire. Ensuite les poursuites judiciaires peuvent reprendre librement leur cours. En l’espèce, la fin de la session parlementaire survenant le 30 juin, la proposition de résolution n’aurait eu pour résultat que de suspendre les poursuites pour quelques semaines. Mais un symbole chasse l’autre, et l’image d’un parlementaire essayant de faire jouer l’inviolabilité parlementaire pour son propre compte a beaucoup pesé sur la manière dont cette initiative a été présentée dans les médias, prompts à  soulever le spectre du privilège personnel mettant le parlementaire au-dessus du commun des citoyens, en rupture du principe d’égalité devant la loi.

Ce reproche n’a d’ailleurs pas échappé à  Henri Guaino, qui s’en est défendu en séance publique. Relevant « l’incompréhension » générée par le fait qu’il ait déposé lui-même cette proposition de résolution, il le justifie néanmoins par la volonté « d’assumer ses convictions », et le fait qu’il n’aurait été guère plus élégant ou honorable pour lui de « se cacher derrière un prête-nom[11] ».

Si ce point précis de la procédure de suspension des poursuites s’en trouve éclairci, le véritable intérêt de cette proposition de résolution est toutefois ailleurs. « Je n’ai rien à  vous demander pour moi-même[10] », s’exclamait Henri Guaino en séance publique, car l’aspect symbolique qu’il veut donner à  sa requête est ailleurs, et concerne le fond de sa proposition de résolution. Celle-ci se donne en effet un seul objet : « les limites de la liberté d’expression des Parlementaires », comme l’exprime, dès sa première ligne, l’exposé des motifs de sa proposition de résolution[13].

En effet, en réveillant une procédure en sommeil depuis 1980 en ce qui concerne l’Assemblée nationale et en suscitant un débat parlementaire sur la suspension des poursuites le concernant, Henri Guaino voulait provoquer un tout autre débat sur les limites apportées, notamment par la jurisprudence judiciaire, à  l’irresponsabilité parlementaire. Une irresponsabilité qui, traditionnellement, ne vaut que pour les propos tenus en séance ou en commissions. C’est ainsi que le débat s’est déplacé, au-delà  de la simple protection dont bénéficie le parlementaire, vers la question de ce que signifie être un parlementaire aujourd’hui.

Mais ce débat a aussi eu pour conséquence de remettre sur le devant de la scène politique et constitutionnelle une procédure restée longtemps inusitée. Cette occasion qui a été donnée à  l’Assemblée nationale de se prononcer sur une demande de suspension de poursuites est la première depuis la révision constitutionnelle de 1995, qui a profondément bouleversé le régime des immunités parlementaires. En cela, c’est une occasion intéressante d’étudier la manière dont sont dorénavant examinées les demandes de suspension des poursuites, et d’apprécier, près de vingt ans après, les conséquences sur les mœurs parlementaires de la loi constitutionnelle du 23 août 1995. Or, cet examen révèle que la prédisposition, traditionnellement favorable, de l’Assemblée nationale à  accueillir les demandes de suspension n’est plus tout à  fait la même. Pendant longtemps, on a en effet pu parler d’une « tradition d’accueil » des propositions de suspension des poursuites[14]. Mais l’étude du rapport parlementaire sur la proposition de résolution, ainsi que des débats en séance publique démontrent que cette « tradition » n’a ici pas porté ses fruits. Certes, la demande de suspension des poursuites présentée par Henri Guaino, du fait de son aspect très polémique, avait peu de chance d’aboutir. L’essentiel est ailleurs, et concerne plus profondément l’évolution des mœurs parlementaires que révèle la position prise à  cette occasion par la commission des immunités. Position qui est, tout comme celle du président de la commission des lois de l’Assemblée, nettement moins favorable à  cette procédure que l’Assemblée n’a pu l’être par le passé. Il s’agit là  d’un fait nouveau dont il conviendra d’apprécier la portée.

Au-delà  de la polémique politique, l’important réside dans ce que cet épisode de la pratique constitutionnelle nous révèle de l’état d’esprit des parlementaires, et en l’occurrence des députés, vis-à -vis de l’immunité parlementaire qui leur est reconnue par la Constitution. Or, il semble qu’il y ait deux enseignements à  tirer de l’examen de la demande de suspension des poursuites visant Henri Guaino : le premier réside dans le refus de l’Assemblée, qui affirme à  l’occasion son incompétence pour interpréter l’article 26 de la Constitution, d’avaliser une extension des limites de l’irresponsabilité parlementaire (I). Le second enseignement, concernant l’inviolabilité, réside dans l’accueil peu favorable réservé, cette fois-ci, à  la demande de suspension des poursuites, cet accueil semblant trancher à  bien des égards avec la tradition parlementaire jusqu’à  présent en vigueur (II).

I. L’échec de la tentative d’extension de l’irresponsabilité parlementaire

Le thème de la proposition de résolution déposée par Henri Guaino est quelque peu trompeur. Si la demande de suspension des poursuites semble relever de la notion d’inviolabilité parlementaire, le fond de la discussion a ici pour objectif réel, par une sorte de détournement de procédure visant à  provoquer le débat, d’étendre le champ de l’irresponsabilité parlementaire au nom de la protection de la « liberté d’expression des parlementaires » (A). Mais cette tentative a échoué devant le rappel par la majorité parlementaire de son attachement à  la jurisprudence actuelle, attachement qui va pour l’Assemblée nationale jusqu’à  l’affirmation de sa propre incompétence pour fixer les limites de l’irresponsabilité parlementaire (B).

A. Une proposition d’extension de l’irresponsabilité faite au nom de la liberté d’expression du parlementaire

Cette proposition est l’objet principal de la demande de suspension des poursuites formulée par Henri Guaino. Ce dernier espérait faire de cette demande non une défense de son cas particulier, mais une défense générale de la liberté d’expression des parlementaires. Par ce biais, il revendiquait en réalité une extension du domaine de l’irresponsabilité au nom d’une certaine conception de ce qu’est et représente un parlementaire.

Il a déjà  été relevé que la question des limites de la liberté d’expression des parlementaires est présentée par la demande de suspension des poursuites comme son objet principal (en lieu et place, justement, de la suspension des poursuites). Plus précisément, selon le texte de la proposition de résolution, la question de principe qui est en jeu est celle de « la liberté du parlementaire dans l’expression de ses opinions et de ses jugements[15] ». La demande vise donc explicitement l’alinéa 1 de l’article 26 de la Constitution, aux termes duquel « aucun membre du Parlement ne peut donc être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à  l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses opinions ou de ses jugements ». Henri Guaino voyait dans sa demande de suspension des poursuites l’occasion solennelle d’affirmer « un principe qui s’inscrit tout à  la fois dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs et dans le respect d’une liberté fondamentale à  laquelle, dans une démocratie, on ne peut porter atteinte que de façon exceptionnelle : la liberté d’expression d’un élu de la Nation[16] ».

Ce n’est donc pas uniquement ici la liberté d’expression qui est en cause, mais une branche particulière de la liberté d’expression qui serait celle des « élus ». Le terme d’élu ici employé est des plus vagues, et Henri Guaino semble surtout viser les élus de la représentation nationale, soit les parlementaires. Le raisonnement part d’une conception générale de la liberté d’expression comme liberté fondamentale dans une société démocratique, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Sont notamment cités les arrêts Handyside c. Royaume-Uni, aux termes duquel « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique[17] », et l’arrêt Eon c. France selon lequel « l’article 10§2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à  la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique[18] ». On glisse donc ici de la liberté d’expression en général à  la liberté d’expression appliquée au domaine politique, avant d’atteindre la question de la liberté d’expression des parlementaires avec l’arrêt Mamère c. France du 7 novembre 2007, par lequel un homme politique avait vu la primauté de sa liberté d’expression reconnue par la CEDH après avoir été condamné par les juridictions nationales pour avoir qualifié un agent public de « sinistre personnage[19] ». L’arrêt précise en effet que « si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à  une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à -dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos[20] ».

Henri Guaino souhaite ainsi démontrer, par le recours à  la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, que la protection de la liberté d’expression se devait d’être renforcée dans le domaine de la discussion politique, et cela tout spécialement pour ceux qui s’engagent dans un débat public d’intérêt général, c’est-à -dire au premier chef les parlementaires. Or, selon lui, cette protection nécessaire est insuffisamment protégée par l’interprétation restrictive aujourd’hui retenue de l’irresponsabilité parlementaire. Henri Guaino note en effet que « l’autorité judiciaire a, depuis longtemps, adopté dans ses jurisprudences une définition très restrictive de l’exercice de la fonction parlementaire » en considérant qu’elle ne s’exerce « qu’à  l’intérieur de l’enceinte parlementaire[21] ». Tandis que la doctrine, pour sa part, en serait à  discuter « pour savoir quelles parties des bâtiments des assemblées sont inclues dans l’enceinte parlementaire[22] ».

Reproche pour le moins injuste, puisque ces limites semblent effectivement fermement fixées par la jurisprudence, et que cela n’a pas échappé à  la doctrine qui ne nourrit guère de doute sur le fait que « les opinions émises en dehors des séances publiques, des commissions et missions parlementaires ne sauraient bénéficier de la protection de l’irresponsabilité[23] ». Cet état du droit a été illustré notamment par les arrêts de la Cour de cassation concernant, en 1988, Raymond Forni[24], et en 2008, Christian Vanneste[25].

Mais, pour Henri Guaino, cette conception n’est pas adaptée aux conditions actuelles de l’exercice de la fonction parlementaire, dans la mesure où celle-ci ne se limiterait pas aux travaux des commissions et aux missions parlementaires. À son sens, le propos tenu dans l’hémicycle n’est pas de nature différente de celui tenu dans les médias, a fortiori depuis que le propos est filmé et parfois diffusé, en direct, à  la télévision[26]. Or, la position « ultra-restrictive » de la jurisprudence, constitutionnelle comme judiciaire, aboutirait à  ce paradoxe que la liberté d’expression du parlementaire bénéficierait d’une protection de la Constitution qui serait

      … bien moindre que celle accordée par la Convention européenne des droits de l’Homme à  tout citoyen et,

a fortiori

      , à  tout homme politique, élu ou non, dès lors qu’il s’agit d’une participation au débat public

[10]

    .

Le droit constitutionnel français protégerait donc insuffisamment la fonction de parlementaire, et en tout état de cause n’offrirait paradoxalement pas une protection supérieure à  celle accordée par la jurisprudence de la CEDH au commun des citoyens. En quelque sorte, les avancées des libertés fondamentales auraient ici banalisé la protection offerte par le droit constitutionnel aux parlementaires.

Or, selon Henri Guaino, le parlementaire, du fait de la mission dont il est investi, doit bénéficier d’une protection particulière. Il cite à  cet effet le député socialiste André Chandernagor qui, défendant en 1980 une demande de suspension des poursuites, avait constaté que « l’exercice du mandat parlementaire déborde aujourd’hui très largement l’enceinte de cette Assemblée », et que « le parlementaire est un intercesseur, un médiateur » dont la mission « s’exerce sur le tas au contact direct de ses mandants[28] ». Ainsi le parlementaire exerce une fonction de « représentation » qui déborde le cadre étroit de la séance publique. Il exerce un rôle de porte-voix pour ses électeurs et vis-à -vis des institutions. L’auteur de la proposition de résolution relève d’ailleurs que cela n’est pas nouveau, en citant les exemples historiques de Jean Jaurès défendant les verriers d’Albi, de Clemenceau défendant le capitaine Dreyfus, ou encore, plus modestement, de Laurent Fabius ou François Mitterrand intervenant sur les radios libres, à  une époque où celles-ci n’étaient pas encore autorisées. Tout l’objet du propos d’Henri Guaino est de démontrer que ces célèbres parlementaires ont agi là  en tant que « représentants de la Nation », et donc en tant que parlementaires. Tout comme lui, député, était dans son rôle en « prenant la parole devant les citoyens pour dénoncer ce qu’il pense être un abus, une injustice[29] ». Le rôle du parlementaire, qui ne se limite dès lors pas à  la présence en séance publique ou en commission, serait de représenter mais au sens où il parle et agit au nom de ses électeurs[10]. Pour cela, une protection supplémentaire de la liberté d’expression des parlementaires serait nécessaire, sans quoi la liberté de parole et de ton serait impossible, et donc l’exercice du mandat parlementaire entravé.

C’est sur une conception particulièrement extensive du mandat parlementaire que se fonde la prétention d’Henri Guaino à  se voir reconnaitre l’irresponsabilité. Cette prétention a été soutenue en séance publique par Alain Tourret, député du Parti radical de gauche, qui a exposé une conception semblable du mandat parlementaire. Selon lui, en prenant la défense de l’ancien Président de la République, Henri Guaino ne faisait qu’accomplir son devoir de député. De plus, l’état de la jurisprudence ne serait plus adapté aux moyens modernes de communication. Il s’ensuit donc, pour Alain Tourret, qu’il faudrait affirmer que « les opinions émises par un parlementaire, lorsqu’elles sont politiques, ne peuvent faire l’objet d’aucune poursuite, quel que soit le lieu où elles sont exprimées[31] ».

Cette conception extensive de la fonction de parlementaire, et surtout de la notion de représentation, entrainerait une acceptation tout aussi extensive de la protection accordée au mandat. Or si cette conception donne au parlementaire un rôle des plus nobles, elle pèche par manque de rigueur juridique et rappelle sans doute trop les temps d’un parlementarisme absolu et du régime « ultra-représentatif[32] » pour emporter une adhésion raisonnée.

Elle repose notamment sur une acception problématique de la notion de « représentation ». Cette difficulté ne surprend guère, tant le « mythe de la représentation », pour reprendre les termes de Georges Burdeau[33], est à  la fois une notion-clé du droit constitutionnel et une de celles sur laquelle plane le plus grand nombre d’équivoques.

La théorie juridique de la représentation, telle qu’elle nous a été léguée par la période révolutionnaire, est pourtant bien connue. Selon la doctrine classique (résumée ici par Marcel Prélot), « détiennent seuls un mandat représentatif, comme « pouvoir de vouloir » pour le peuple, les membres de l’Assemblée nationale par qui celui-ci exerce sa souveraineté[34] ». L’auteur poursuit en précisant que « l’usage du mandat parlementaire réside donc non dans l’accomplissement des volontés de celui qui le confie […] mais dans la pratique d’une fonction publique : l’exercice des attributions conférées à  l’Assemblée par la Constitution[10] ». L’exercice du mandat représentatif consiste donc, pour reprendre le titre de la Thèse de Pierre Brunet consacrée au concept de représentation[36], dans le fait de « vouloir pour la nation » par l’élaboration de la loi « expression de la volonté générale », dans les formes prévues à  cet effet par la Constitution.

Toutefois, le sens de la notion, emprunté au droit civil, a été à  l’origine de nombreuses équivoques, au point de semer un certain malaise dans la doctrine publiciste du XXe siècle. Ainsi, Raymond Carré de Malberg a pu contester l’exactitude même de la notion de « représentation nationale » dans la mesure où les personnages appelés à  vouloir pour la nation ne sont pas tant des représentants que des organes de la nation[37]. C’est la raison pour laquelle cet auteur voulait substituer à  cette notion de représentation la notion « d’organe d’État[38] ». Le Traité de droit constitutionnel de Joseph Barthélémy et Paul Duez rencontre les mêmes difficultés à  rendre compte de la notion de représentation. Écartant la question de la représentation pour se concentrer sur une « théorie politique réaliste[39] », Barthélémy et Duez ne prennent pas la peine de mentionner les explications de la notion de représentation que pour mieux écarter cette dernière, et uniquement « à  raison de leur fortune dans l’histoire des doctrines du droit public[40] ».

La notion de « représentation », en raison du caractère polysémique du terme[41], semble donc avoir toujours été source d’incertitudes et d’équivoques pour la doctrine comme pour les politiques. Elle l’est aujourd’hui encore, et l’argumentaire présenté par Henri Guaino dans l’affaire qui nous intéresse ici en est une illustration parmi d’autres. Mais ces équivoques, parfois rassemblées sous le thème d’une « crise de la représentation », ont déjà  fait l’objet de vigoureuses dénonciations par une partie de la doctrine.

Ainsi le glissement du sens de la notion de représentation a été mis en lumière par Bruno Daugeron, qui met en garde contre une révolution silencieuse autour du concept de représentation politique[42] : selon cet auteur, la dissociation entre l’acte de légiférer et l’acte de représenter est à  l’origine d’une remise en cause profonde du concept de représentation[43]. En effet, dans la mesure où fonctions de représentation et de législation ne sont désormais plus synonymes dans le langage politique, la représentation ne renvoyant plus qu’au simple fait d’être un « élu[44] ». Tout élu devenant, par le seul fait de l’élection, un « représentant ».

Or ce glissement sémantique est préjudiciable dans la mesure où il accroit encore les incertitudes de la notion de représentation, tout en permettant de justifier des argumentaires politiques dont les fondements peuvent se révéler discutables et entraîner des conséquences juridiques mal définies. Ainsi Jean-Marie Denquin a déjà  relevé le développement des cas où le terme de représentation est employé pour qualifier le fait de « porter la parole » d’un individu ou d’un groupe d’individus[45]. Ainsi considérée, la notion a un contenu essentiellement « psychologique », où le représentant est le porte-parole d’un groupe humain et fait valoir le point de vue de ce groupe auprès des instances de décision[10]. Le représentant devient donc essentiellement un « intermédiaire[10] ». C’est bel et bien à  cette définition du terme représentation que le député Henri Guaino se réfère pour déterminer le sens de son mandat parlementaire. Or, si cette acception du terme de représentation a certes un sens « politique et psychologique », comme l’admet Jean-Marie Denquin, elle ne peut en revanche « s’incarner en un régime juridique[10] ». Au sens juridique du terme, le député représente non pas ses électeurs, mais la nation, et son action de représentation s’épuise dans sa mission qui est de voter la loi. Toute autre acception du terme ne peut aboutir qu’à  des argumentaires qui soulèvent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses[49].

Cela étant, force est de constater que cette interprétation de la fonction de représentant comme « porte-parole » est employée par de nombreux politiques. Elle a même pu être, à  l’occasion, employée par une partie de la doctrine[50]. Par trop imprécise, elle ne saurait pourtant ouvrir droit à  un régime juridique spécifique, dans la mesure où elle s’écarte de la vocation constitutionnellement strictement entendue du parlementaire.

On comprend dès lors sans peine que des limites strictes aient été posées à  l’immunité parlementaire, qui ne protège pas tant « l’activité politique » lato sensu du parlementaire que son action de représentant stricto sensu et sa participation à  la fonction législative. Maurice Hauriou, dès 1929, écrivait déjà  que « pour qu’un membre du Parlement soit couvert par l’immunité, il faut qu’il soit dans l’exercice de ses fonctions ; en dehors de ce qui est strictement la fonction parlementaire (participation aux séances, aux travaux des commissions, aux missions parlementaires à  l’extérieur) le député ou le sénateur rentre dans le droit commun ; qu’il parle dans une réunion publique, dans un conseil général ou qu’il écrive dans un journal, le député n’est plus qu’un simple citoyen soumis aux responsabilités ordinaires[51] ».

La notion de représentation et les limites de l’immunité parlementaire forment donc un ensemble cohérent, pour peu que l’on entende le terme de représentation dans son sens juridique. Toute autre définition du terme de représentation peut certes être audible politiquement, mais aboutit en définitive à  une définition floue de la représentation, avec pour corollaire une extension non maîtrisée du régime juridique des immunités parlementaires qui lui sont étroitement liées.

Les prétentions d’Henri Guaino se fondent donc sur une conception contestable de la notion de représentation et sur une conception de la fonction de parlementaire qui n’a pas rallié une majorité à  l’Assemblée. Cette conception n’a notamment pas été retenue par la Commission des immunités de l’Assemblée nationale. Mais, si la solution adoptée par cette dernière peut sembler juridiquement orthodoxe, son raisonnement sur le rapport de l’Assemblée nationale à  la Constitution est plus surprenant.

B. L’affirmation de l’incompétence de l’Assemblée pour apprécier les limites de l’irresponsabilité parlementaire

La majorité parlementaire, que ce soit en commission des immunités ou en séance publique, s’est inscrite en faux contre la conception extensive de l’irresponsabilité et contre la conception du parlementaire esquissée par Henri Guaino et ses soutiens.

En ce qui concerne le périmètre de l’irresponsabilité parlementaire, le rapporteur de la commission des immunités s’en remet sans discussion à  l’état du droit en vigueur, excluant toute interprétation extensive. Si l’irresponsabilité parlementaire est présentée comme un « socle fondamental de la démocratie », le rapporteur rappelle les jurisprudences Forni et Vanneste, par lesquelles le juge n’avait pas reconnu aux propos tenus en dehors de l’hémicycle la protection de l’article 26 de la Constitution[52]. Le rapporteur note aussi que cette conception restrictive de la Cour de cassation concorde avec la jurisprudence constitutionnelle. La jurisprudence semble donc unanime pour interpréter « de manière stricte » l’étendue de l’irresponsabilité parlementaire.

Or, selon le rapporteur, cette définition de l’étendue de l’irresponsabilité parlementaire est uniquement du ressort des juges et « ne saurait relever des parlementaires[53] ». Notamment, c’est au juge, « et à  lui seul, qu’il reviendra d’interpréter si les propos tenus par M. Guaino relèvent ou non de l’irresponsabilité parlementaire ». A contrario, « l’affaire ne peut relever d’une décision de l’Assemblée nationale », dans la mesure où les députés ne peuvent être amenés à  « dessiner eux-mêmes les contours de l’irresponsabilité parlementaire[10] ». Mieux, en agissant ainsi, « les parlementaires outrepasseraient leur rôle, en substituant leur appréciation de l’irresponsabilité parlementaire à  celle du juge[10] ». Le rapporteur conclut que « M. Guaino invite les députés à  s’arroger des pouvoirs qui ne sont pas les leurs, ce qui, dans un État de droit, ne saurait être accepté : un vote favorable à  la suspension des poursuites signifierait le retour aux arrêts de règlement qui caractérisaient l’Ancien Régime[10] ».

Déclarations fortes, mais la comparaison est sans doute mal choisie. Par les arrêts de règlement, les Parlements d’Ancien Régime, qui étaient en réalité des cours de justice, posaient des règles à  caractère général. Or il n’est pas tant question ici des limites du pouvoir du juge que des limites du pouvoir du Parlement. Ainsi, si l’on reprend le raisonnement du rapporteur, une Assemblée nationale se préoccupant d’interpréter l’article 26 de la Constitution ne rappellerait pas tant les arrêts de règlement de l’Ancien Régime que le « parlementarisme absolu » de la IIIe et de la IVe République. La comparaison avec les cours judiciaires de l’Ancien Régime est ici malvenue, celle avec les pratiques de la Chambre des députés de la IIIe République ou l’Assemblée nationale de la IVe République conviendrait bien mieux. Il fut en effet un temps où la chambre basse du Parlement se considérait naturellement compétente pour interpréter la Constitution, y compris pour interpréter les règles constitutionnelles relatives aux immunités parlementaires. En ces temps où l’État légal primait sur l’État de droit, l’affirmation du rapporteur de la commission des immunités selon lequel l’interprétation de l’irresponsabilité parlementaire « ne saurait relever des parlementaires » eut apparue pour le moins surprenante.

Remis dans la perspective historique qui est celle de l’histoire constitutionnelle française, les propos du rapporteur de la commission des immunités sont saisissants et illustrent bien la profonde évolution du parlementarisme français. Ainsi l’Assemblée nationale, par respect du principe de séparation des pouvoirs, ne se reconnaitrait nulle compétence pour interpréter des règles constitutionnelles la concernant directement, et s’en remettrait entièrement à  l’interprétation dégagée par la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel.

La mise en œuvre de l’irresponsabilité parlementaire incombe certes à  l’autorité judiciaire, puisque ce sont les juridictions civiles et pénales qui, saisies de telles actions, ont à  constater leur incompétence sur le fondement de l’alinéa 1 de l’article 26 de la Constitution. Est-ce à  dire pour autant que l’autorité judiciaire est seule juge de l’interprétation de cette disposition, et donc du périmètre de l’irresponsabilité parlementaire ? Les parlementaires n’auraient donc aucun avis quant à  l’interprétation d’une disposition censée être une des garanties essentielles du parlementarisme ? De fait, l’affirmation du rapporteur semble ici couronner un siècle d’évolution du parlementarisme français.

Certes, la Cour de cassation, confrontée aux actions concernant les parlementaires, a depuis longtemps reconnu sa compétence pour interpréter les limites de leur irresponsabilité. Eugène Pierre cite ainsi, à  titre d’exemple dans son Traité de droit politique, un arrêt de la Cour de cassation en date du 24 février 1893 selon lequel « l’article 13 de la loi constitutionnelle de 1875 n’a d’autre objet que de garantir la liberté de la tribune, celle du vote, et d’assurer l’indépendance des sénateurs et des députés ; qu’il ne saurait, en conséquence, faire obstacle à  une poursuite basée sur le fait d’avoir reçu des dons ou présents dans le but de faire convertir une proposition en loi[57] ». Toutefois, en ces temps de légicentrisme où la souveraineté parlementaire était un dogme, l’idée que la Chambre des députés de la IIIe République ou l’Assemblée nationale de la IVe République n’aient pas leur mot à  dire au sujet de l’étendue des immunités parlementaires aurait paru des plus incongrues. L’alinéa 2 de l’article 41 de la loi relative à  la liberté de la presse du 29 juillet 1881 avait d’ailleurs étendu le bénéfice de l’irresponsabilité aux auteurs de compte-rendu des séances publiques, pourvu que le compte-rendu soit purement descriptif et de bonne foi. Barthélémy et Duez évoquaient à  ce sujet une « immunité des comptes rendus[58] ». Julien Laferrière, quant à  lui, relevait que l’alinéa premier de cette même disposition interprétait de manière extensive la disposition constitutionnelle (en l’occurrence l’article 13 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875) qu’elle était censée transposer, en visant les « discours tenus au sein des deux Chambres » et non les discours prononcés par les parlementaires uniquement[59]. Laferrière écrivait que cette disposition, en visant des dispositions « plus larges » que le texte constitutionnel, ne s’était pas limitée à  l’irresponsabilité intuitu personae prévue par la Constitution mais avait institué une irresponsabilité générale des propos tenus dans l’hémicycle, en considérant ces propos comme un « élément des discussions parlementaires[10] ». Certes, il faut relever avec Georges Vedel que ces cas d’irresponsabilité prévus par la loi de 1881 ont une valeur légale et non constitutionnelle[61]. Il n’en reste pas moins que les parlementaires, en 1881, s’étaient reconnus pleine compétence pour interpréter les dispositions constitutionnelles relatives aux immunités, en adoptant une législation qui allait au-delà  de la simple transcription des règles constitutionnelles.

Un autre exemple illustrant la compétence que se reconnaissaient en la matière les parlementaires peut être relevé à  l’occasion du conflit constitutionnel causé, sous la IVe République, par la levée de l’immunité des parlementaires malgaches durant l’affaire de Madagascar[62]. Si ce conflit d’interprétation concerne l’inviolabilité et non l’irresponsabilité parlementaire, elle illustre néanmoins bien le fait que les parlementaires n’hésitaient pas, en ce temps-là , à  intervenir directement dans l’interprétation des règles encadrant le régime des immunités parlementaires. En 1947, plusieurs parlementaires malgaches élus à  l’Assemblée nationale et au Conseil de la République avaient pris part au soulèvement, durement réprimé, d’une partie de la population malgache contre l’administration coloniale française. Ces parlementaires, poursuivis devant les juridictions françaises, avaient vu leur immunité levée par les assemblées concernées. Mais, au cours de l’instruction, la qualification juridique des faits avait été modifiée par l’autorité judiciaire et élargie à  des infractions autres que celles visées par les parlementaires. Cela a semblé insupportable aux parlementaires, dont la majorité estimait que le juge devait être tenu par les infractions pénales visées par la levée d’immunité, sans pouvoir de lui-même élargir les poursuites à  de nouvelles infractions. Face à  une jurisprudence de la Cour de cassation qui leur était contraire, les parlementaires vont alors, non sans déclencher un conflit constitutionnel aigu, voter une loi visant à  imposer leurs conceptions en matière de demandes de levée d’immunité[63]. Suite à  une demande de deuxième délibération du président de la République, la proposition de loi n’a toutefois pas été promulguée en l’état[64]. Néanmoins, cet épisode démontre bien que les parlementaires n’hésitaient alors pas à  faire prévaloir leurs vues en matière d’immunité, en brisant si besoin la jurisprudence judiciaire. André Philip, député et ancien président de la Commission de la Constitution au sein de la seconde Assemblée constituante de 1946, et à  ce titre souvent présenté comme l’un des « pères » de la Constitution de 1946, l’exprime d’ailleurs en des termes sans ambiguïté dans une lettre au Président Vincent Auriol : « l’Assemblée a, dans la pleine limite de sa compétence, voté une loi interprétative de la Constitution, conforme au texte constitutionnel que nous avions adopté[65] ».

Ensuite sont intervenus la Constitution du 4 octobre 1958, le parlementarisme rationalisé et l’avènement du Conseil constitutionnel. Le paysage institutionnel et l’état d’esprit parlementaire en ont été profondément bouleversés. En effet l’action du Conseil constitutionnel, dès sa première décision des 17, 18 et 24 juin relative au Règlement de l’Assemblée nationale, affirme ce principe, « longtemps méconnu en France, que le Parlement n’est pas au-dessus de la Constitution[66] ». L’apparition d’un juge constitutionnel et sa montée en puissance au cours de la Ve République vont profondément modifier le rapport du Parlement à  la Constitution. Le rapport des parlementaires aux immunités parlementaires va ainsi commencer à  évoluer, sous la triple contrainte de la jurisprudence judiciaire, de la jurisprudence constitutionnelle, et du jugement de l’opinion publique, pour aboutir à  la modification de leur régime juridique par la révision constitutionnelle de 1995. Pour autant, peut-on alors soutenir, comme le fait le rapporteur Fekl, que les députés n’ont pas leur mot à  dire en matière de définition de l’irresponsabilité parlementaire ? On peut relever qu’il n’en a pas toujours été ainsi sous la Ve République.

Par exemple, dans le domaine connexe de l’inviolabilité, l’Assemblée nationale n’a guère hésité, en 1980, à  interpréter l’alinéa 3 de l’article 26 de manière à  ce que la suspension des poursuites vaille non pour la durée de la session mais pour la durée du mandat du parlementaire concerné. Cette interprétation, sur laquelle reviendra la révision constitutionnelle de 1995, avait été adoptée lors d’une demande de suspension des poursuites par l’Assemblée malgré la faiblesse juridique, de l’aveu même du rapporteur de l’époque, de certains arguments développés[67].

Surtout, en ce qui concerne l’irresponsabilité, le Parlement ne s’était pas interdit d’interpréter l’article 26 de la Constitution en 1989, lors du vote d’une proposition de loi Mermaz relative à  l’immunité parlementaire. Cette proposition de loi visait à  modifier les dispositions de la loi de 1881 susmentionnée pour accorder le bénéfice de l’irresponsabilité parlementaire aux rapports établis par des parlementaires au cours d’une mission confiée par le Gouvernement. Il s’agissait donc, pour mieux prendre en compte l’essor de ce qui était alors appelé le « parlementarisme de mission », de préciser par la voie législative que les rapports produits à  cette occasion par un député ou un sénateur relevait de sa fonction parlementaires, et donc de l’irresponsabilité parlementaire prévue à  l’alinéa 1 de l’article 26 de la Constitution. Cette proposition de loi n’était pas anodine, puisqu’elle visait précisément à  briser une jurisprudence de la Cour de cassation qui avait explicitement jugé l’inverse[68]. Le parallèle avec le cas d’Henri Guaino est ici intéressant car il s’agissait ouvertement, pour les parlementaires, de se livrer par voie législative à  une interprétation du périmètre de l’alinéa 1 de l’article 26 de la Constitution, dans le but de contrer une jurisprudence de la Cour de cassation considérée comme trop restrictive. Gérard Gouzes, rapporteur de la proposition de loi devant l’Assemblée nationale, ne s’en était d’ailleurs pas caché : « ce ne sont pas les tribunaux qui font la loi ; ils l’interprètent […] l’objet du texte proposé est donc d’étendre l’immunité aux parlementaires en mission[69] ». Notons que les lignes politiques étaient inversées par rapport au débat de la proposition de résolution d’Henri Guaino, puisque c’est le groupe socialiste qui présente en 1989 la proposition de loi Mermaz. Inversement, Pierre Mazeaud, pour le groupe parlementaire du Rassemblement pour la République, soutenait l’exception d’irrecevabilité en affirmant que, si « le rôle de la jurisprudence est bien d’interpréter les lois », ce n’est pas aux parlementaires « qu’il appartient d’interpréter la Constitution », mais au Conseil constitutionnel[70]. Or le Conseil constitutionnel a effectivement censuré cette proposition de loi par une décision n°262 DC du 7 novembre 1989[71]. La juridiction constitutionnelle a considéré que le parlementaire en mission pour le compte du Gouvernement ne pouvait être considéré comme étant « dans l’exercice de ses fonctions » au sens du premier alinéa de l’article 26 de la Constitution, et que dès lors « la loi déférée institue un régime d’irresponsabilité distinct de celui défini par la Constitution », ce qui entraine son inconstitutionnalité[72].

Cet épisode nous apporte des enseignements supplémentaires quant à  la définition de l’irresponsabilité. Surtout, elle démontre que les parlementaires, en 1989, n’avaient pas encore abdiqué toute velléité de livrer leur propre interprétation de l’irresponsabilité parlementaire. Mais elle marque aussi l’échec de cette prétention, qui n’était pourtant pas juridiquement sans fondements, à  interpréter eux-mêmes les limites de l’irresponsabilité qui leur est reconnue par l’article 26 de la Constitution. On peut certes constater avec Thierry S. Renoux que « la loi contestée n’est pas déclarée contraire à  l’article 26 de la Constitution mais au principe général d’égalité des citoyens devant la loi[73] ». Ce commentateur de la décision du Conseil constitutionnel en conclut que « la compétence législative pour interpréter la Constitution et préciser la portée des immunités parlementaires est reconnue », malgré tout, par le Conseil[10]. Toutefois, force est de constater que la juridiction constitutionnelle, d’une manière ou d’une autre, a ici veillé au respect de l’interprétation restrictive de l’irresponsabilité parlementaire posée par la Cour de cassation, et donc in fine fait prévaloir son interprétation de l’irresponsabilité parlementaire, combinée avec le principe général d’égalité des citoyens devant la loi, sur l’interprétation des parlementaires. La compétence législative en la matière, qui avait pu être exercée largement en 1881, semble devenue extrêmement limitée dans le cadre constitutionnel actuel. Néanmoins, elle n’est pas expressément niée par le Conseil constitutionnel.

Cette compétence législative a d’ailleurs été exercée encore récemment lorsque les dispositions de l’article 41 de la loi de 1881, relatives aux comptes rendus de séance publique, ont été étendues par la loi n°2008-1187 du 14 novembre 2008 aux comptes rendus des auditions de témoin par les commissions d’enquête parlementaires. D’une certaine manière, il s’agissait d’étendre le bénéfice de l’irresponsabilité aux témoins appelés à  déposer devant une commission d’enquête[75]. Il s’agissait néanmoins là  d’aménager le statut des témoins auditionnés par les commissions d’enquête, et non le statut des parlementaires eux-mêmes. Le rapporteur de l’époque avait d’ailleurs déjà , à  l’époque, mentionné la difficulté de modifier les limites de l’irresponsabilité des parlementaires en raison du nécessaire respect de « l’interprétation stricte » de l’article 26 de la Constitution opérée par le Conseil constitutionnel à  l’occasion de sa décision de 1989[76].

Le rapport de Matthias Fekl en 2014 est quant à  lui des plus affirmatifs : ce n’est pas (ou plus exactement, comme on vient de le voir, ce ne serait plus) aux parlementaires qu’il revient d’interpréter les contours de l’irresponsabilité parlementaire[77]. Le rapporteur appuie d’ailleurs cette affirmation sur la décision précitée du Conseil constitutionnel[10]. Cette position est également celle prise en séance publique par le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Jean-Jacques Urvoas[79]. Il y a là  un symbole fort de cette rationalisation du parlementarisme qui voit même les garanties les plus essentielles du Parlement échapper à  l’appréciation des parlementaires. Là  où certains verront un progrès de l’État de droit et du respect de la justice constitutionnelle, d’autres pourront voir la confirmation du constant recul de l’institution et de la fonction parlementaire. En effet, cette conception restrictive de l’irresponsabilité, aujourd’hui comme en 1989, s’appuie sur une conception rigoureuse de la fonction de parlementaire.

Ainsi, après avoir proclamé haut et fort son incompétence pour interpréter la Constitution, c’est fort logiquement que la majorité parlementaire à  l’Assemblée nationale va rejeter au fond la proposition de résolution d’Henri Guaino en séance publique.

Tout l’objet de l’argumentaire d’Henri Guaino était de démontrer qu’il avait tenu les propos qui lui sont reprochés dans le cadre de sa fonction de représentant, et donc dans le cadre de ses fonctions parlementaires au sens du premier alinéa de l’article 26 (voir supra). Le député a également repris l’argument en séance publique, en faisant valoir ce « mandat qui lui est confié de parler au nom des autres[80] ». Selon lui, un député est dans l’exercice de ses fonctions lorsqu’il s’exprime à  la télévision ou à  la radio sur des questions « éminemment politiques », la mise en examen d’un ancien président de la République faisant partie intégrante du débat politique.

C’est le président de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas, qui a répondu en séance publique à  cet argument en y opposant sa propre définition de ce que sont les fonctions parlementaires. Selon lui, les parlementaires sont là  pour « faire trois choses : légiférer, contrôler le Gouvernement sans entraves et évaluer les politiques publiques[81] ». Or, les propos d’Henri Guaino n’entrant dans aucune de ces trois catégories, il s’agit donc « d’actes parfaitement détachables » de la fonction parlementaire, cette dernière semblant pour le président de la commission des lois cantonnée au triptyque de l’article 24 de la Constitution[82]. Jean-Jacques Urvoas s’oppose ainsi à  toute interprétation extensive de cette irresponsabilité, considérant qu’une telle interprétation viserait à  accompagner la dignité de parlementaire d’un « droit absolu à  l’irresponsabilité pénale » qui ne serait qu’un privilège indu. Au contraire, il voit dans la retenue de l’Assemblée nationale et le respect de la jurisprudence de la Cour de cassation le respect de l’État de droit et le signe de « la prééminence du droit », selon la formule de la Cour européenne des droits de l’Homme[81].

Or, c’est bien ici un des enjeux de ce débat. À une conception politique de la représentation est opposée une conception juridiquement plus orthodoxe, et plus proche de la doctrine constitutionnelle classique. À la conception d’un parlementaire omnipotent qui n’est pas sans rappeler les temps du régime « ultra-représentatif », où le Parlement se reconnaissait toute latitude pour interpréter les limites de l’irresponsabilité parlementaire, succèderait l’image d’un parlementaire technicien, respectueux de la séparation des pouvoirs et qui se soumet sans arrière-pensée à  la jurisprudence judiciaire au nom de la « prééminence du droit ». À certains égards, c’est au sein même de la culture parlementaire une prévalence du droit sur le politique que révèlent ces débats. En effet une conception strictement juridique du parlementaire s’impose ici face à  une conception plus politique, tandis que le respect de la jurisprudence judiciaire s’impose face à  une conception plus favorable à  une protection renforcée du débat politique.

La formule « prééminence du droit » est néanmoins problématique ici, et pas uniquement parce qu’elle semble postuler une différence entre droit et politique à  bien des égards artificielle. Encore faudrait-il savoir quel serait ce droit qui prime la politique. En l’occurrence, c’est le droit du juge et non celui du législateur. C’est notamment le droit du Conseil constitutionnel, qui voit son statut d’interprète « authentique » de la Constitution de la Ve République se renforcer dans un domaine où, dans le même temps, l’Assemblée nationale semble renoncer à  défendre sa compétence.

Ce débat illustre donc bien l’affaiblissement politique et constitutionnel continue d’un Parlement qui ne se reconnait même plus compétent pour interpréter des règles, relatives à  l’immunité parlementaire, qu’il a lui-même à  mettre en œuvre. Pour son fonctionnement interne et les limites d’une protection qui lui est propre, l’Assemblée s’en remet ici au juge, qu’il soit judiciaire, européen ou constitutionnel, atteignant en quelque sorte l’acmé de la rationalisation du parlementarisme et d’une certaine conception de la séparation des pouvoirs. On peut également voir dans ce débat une nouvelle étape dans la « recomposition politique et institutionnelle des démocraties autour de la figure du juge[84] », et par là -même un nouvel indice au soutien de cette hypothèse d’une démocratie « continue » ou « constitutionnelle » annoncée par Dominique Rousseau.

Que l’on s’en satisfasse ou que l’on regrette une vision peut-être moins technique du parlementaire, l’intérêt de ces débats parlementaires est de démontrer que s’enracine, au sein de la culture parlementaire, une certaine conception de la « prééminence du droit », qui se concrétise ici par la prééminence du juge sur le parlementaire. Ce point est particulièrement remarquable lorsque les parlementaires se considèrent, au profit du juge, comme incompétents pour interpréter des règles constitutionnelles qui les concernent au premier chef. En l’espèce, cette conception de la « prééminence du droit » intervient au soutien des limites de l’irresponsabilité parlementaire, et va mener l’Assemblée à  juger sévèrement la demande de suspension des poursuites présentée par Henri Guaino.

II. Une interprétation stricte de l’inviolabilité parlementaire

Si la demande d’Henri Guaino de procéder à  une interprétation extensive de l’irresponsabilité parlementaire n’a pas été accueillie avec faveur par l’Assemblée nationale, sa demande de suspension des poursuites n’a guère eu plus de succès. Il s’agit d’un évènement à  relever, puisque c’est la première demande de suspension de poursuites à  être rejetée par l’Assemblée nationale sous la Ve République.

Il ne faut certes pas extrapoler à  l’excès à  partir de ce cas d’espèce. La demande de suspension des poursuites n’était ici en quelque sorte que le contenant d’une tentative de remise en cause des limites posées par la jurisprudence à  l’irresponsabilité parlementaire. Par ailleurs, les faits d’espèce étaient politiquement sensibles, et opposaient directement un des membres de l’Assemblée nationale à  l’institution judiciaire, cette dernière estimant avoir été mise en cause. Le cas était donc éminemment délicat pour l’institution parlementaire, aussi faut-il veiller à  ne pas tirer de ce précédent plus de conséquences qu’il n’en serait raisonnable. Pour autant, de la même façon que pour l’irresponsabilité parlementaire, ces débats nous apportent quelques enseignements quant à  la manière dont la culture parlementaire considère, à  l’heure actuelle, cette procédure de suspension des poursuites. Or, sur cet aspect de la question, il semble que la tradition parlementaire favorable à  cette procédure ait quelque peu pâli.

En effet, l’examen de la demande de suspension des poursuites présentée par Henri Guaino semble révéler un certain changement de paradigme dans l’examen des demandes de suspension des poursuites (A), changement de paradigme qui, contrairement à  ce qui a pu être observé par le passé, va dans le sens d’une volonté de collaboration confiante entre les organes constitués (B).

A. L’accueil défavorable de la demande de suspension des poursuites

Dressant le tableau d’ensemble de l’exercice de ce droit de suspension des poursuites par les Assemblées, Cécile Guérin-Bargues faisait état dans sa thèse d’une « tradition d’accueil » des propositions de suspension[14]. Philippe Séguin, rapporteur en 1980 d’une demande de suspension des poursuites contre plusieurs députés socialistes dans l’affaire dite des radios-libres, ouvrait son rapport en relevant pareillement le « caractère quasi ininterrompu d’une tradition d’accueil favorable des demandes de suspension des poursuites[86] ». Nombre de ces demandes de suspension visaient des faits de diffamation ou des délits de presse, en partie comparables aux faits qui nous intéressent en l’espèce. L’argumentaire des défenseurs de la demande de suspension s’appuyait d’ailleurs largement sur cette tradition d’accueil. Ainsi la proposition de résolution d’Henri Guaino soutient que « la procédure de suspension des poursuites par les Assemblées relève de la tradition républicaine », et que les trois procédures conduites à  leur terme depuis le début de la Ve République se sont conclues par la suspension des poursuites[87]. Le député Alain Tourret va même plus loin, en affirmant que « quant à  la suspension des poursuites, la tradition parlementaire veut que l’on y fasse droit », et qu’il y a sur ce point un « consensus républicain[88] ». Il ajoute même que rejeter la demande d’Henri Guaino serait « une faute contre la démocratie parlementaire[89] ».

Mais ces appels à  la tradition républicaine ne vont pas recueillir un grand écho dans la majorité parlementaire.

Bien loin de recueillir cet « a priori favorable » habituellement décrit, la demande de suspension des poursuites a reçu un accueil franchement hostile. Le rapport du député Matthias Fekl est éloquent, à  ce propos, lorsqu’il décrit la mise en œuvre de cette procédure de suspension des poursuites comme « exceptionnelle dans l’histoire institutionnelle[90] ». Le rapporteur note même que, sans application devant l’Assemblée nationale depuis 1995, la procédure a eu « tendance ces dernières années à  disparaitre totalement du paysage institutionnel[10] ». La demande de suspension des poursuites est donc présentée comme une procédure exceptionnelle, voire en train de tomber en désuétude.

Ce constat du rapporteur est en partie nourri des conséquences tirées de la révision constitutionnelle du 4 août 1995. Cette révision a en effet modifié le régime des immunités parlementaires, notamment en limitant les demandes de levée d’immunité aux mesures privatives de liberté. En revanche, la procédure de demande de suspension des poursuites avait été maintenue, pour tout type de poursuites. L’esprit de cette révision constitutionnelle est toutefois évoqué à  de nombreuses reprises par les différents protagonistes. Ainsi le rapporteur Matthias Fekl note que la révision constitutionnelle de 1995 a « profondément modifié le régime de l’immunité parlementaire[92] ». Il précise aussi que le constituant est alors revenu à  une « conception plus restrictive de l’inviolabilité parlementaire » en limitant les effets de la suspension des poursuites à  la durée de la session, et non à  la durée du mandat[93].

Ces références à  la révision de 1995 ont été reprises en séance publique. Ainsi le rapporteur Fekl relève que la révision est intervenue dans un sens « beaucoup plus restrictif », et qu’il y a « un avant et un après 1995 en matière d’immunités parlementaires[94] ». On voit donc poindre l’idée qu’il s’agit ici, à  l’occasion de la première demande de suspension des poursuites opérée devant l’Assemblée nationale sous l’empire du nouvel article 26 de la Constitution, de tirer les conséquences d’une révision constitutionnelle ayant aménagé en un sens plus restrictif l’inviolabilité parlementaire. Jean-Jacques Urvoas, après avoir repris l’idée d’une rupture opérée par la révision constitutionnelle de 1995, répond quant à  lui en séance aux appels à  la tradition républicaine, en affirmant qu’un refus de suspension des poursuites aurait « valeur d’approfondissement de l’État de droit ». À la « tradition établie », il préfère « un Parlement exemplaire qui ne retarde pas artificiellement l’action de la justice contre l’un des siens[95] ».

Ces prises de position et cette volonté affichée de tirer les conséquences de la révision de 1995 sont des éléments nouveaux, qui présentent la demande de suspension des poursuites comme une procédure quelque peu désuète, et à  tout le moins exceptionnelle. On est assez loin de l’accueil qui a été fait au Sénat, en 1997, à  la demande de suspension des poursuites visant Michel Charasse, et qui est l’unique autre exemple que nous ayons de demande de suspension des poursuites depuis 1995.

À l’époque, dans le cadre de la demande de suspension des poursuites visant Michel Charasse, les sénateurs n’avaient pas fait preuve des mêmes réticences. En l’espèce le sénateur avait fait l’objet d’une condamnation à  une amende contraventionnelle pour avoir refusé de comparaitre, à  plusieurs reprises, devant un juge d’instruction comme témoin dans le cadre d’une information portant sur des financements politiques. Ayant fait appel, il requiert devant son assemblée parlementaire la suspension des poursuites. Le rapporteur de la commission ad hoc en charge de l’examen de cette demande de suspension des poursuites était le sénateur Patrice Gélard. Or, si le rapporteur d’alors avait lui aussi mentionné la révision de 1995, cela ne l’avait pas dissuadé de se livrer à  une interprétation relativement large des dispositions de l’alinéa 3 de l’article 26[96]. En effet, pour accueillir la demande de Michel Charasse, il avait fallu d’une part considérer qu’il s’agissait bien ici de poursuites au sens de l’article 26, et d’autre part considérer que la matière contraventionnelle relevait bien de l’alinéa 3 de l’article 26 (dans la mesure où l’alinéa 2 du même article ne vise que les matières criminelles et correctionnelles). Ces deux difficultés d’interprétation ont été surmontées avec bienveillance par le Sénat, signe pour Cécile Guérin-Bargues de cette propension du Parlement à  examiner les demandes de suspension avec « un a priori favorable[14] ».

Or, dans le cas de la demande de suspension des poursuites formulée par Henri Guaino, force est de constater que cet a priori favorable n’a pas joué. Au contraire, le rappel de la révision constitutionnelle de 1995 est le fondement d’un nouvel a priori défavorable où le caractère exceptionnel de la procédure est mis en avant.

Cela s’accompagne du refus au fond de la demande du député Henri Guaino. Après avoir écarté la prétention de l’auteur de la demande à  faire jouer l’irresponsabilité parlementaire, le rapporteur s’en remet aux principes traditionnels en la matière : en tenant compte des deux objectifs en apparence contradictoires de sauvegarde de l’indépendance du parlementaire et de maintien du principe d’égalité entre les citoyens, il s’agit d’examiner si les poursuites engagées contre Henri Guaino portent atteinte de façon substantielle à  l’exercice de son mandat parlementaire. Or, en n’ayant pas adopté la même conception que le requérant de ce que peut être la « fonction parlementaire », le rapporteur n’a guère de mal à  constater que la proposition de résolution d’Henri Guaino n’apporte « aucun éclairage sur les entraves ou les contraintes dont il aurait à  souffrir du fait des poursuites dont il fait l’objet[98] ». Dès lors, selon le rapporteur, la requête ne permet pas « d’établir que les poursuites dont il fait l’objet constituent une atteinte injustifiée aux conditions d’exercice du mandat[99] ».

Il est vrai que la requête, pour pouvoir faire l’objet d’un accueil favorable, posait au fond des difficultés encore plus grandes que celle de Michel Charasse en 1997. Dans ce dernier cas, les sénateurs avaient considéré que le fait d’être convoqué pour être entendu par le juge à  une date où l’Assemblée tenait séance était pour le parlementaire « de nature à  entraver le libre-exercice de son mandat », et ce d’autant plus que ce jour-là  le Sénat siégeait pour entendre une déclaration de politique générale. Dans le cas d’Henri Guaino, il n’y avait rien de semblable, ce qui rendait sa requête d’autant plus fragile. Tout au plus pouvait-on arguer du fait qu’une première audience devait avoir lieu le 27 mai, afin de fixer la date du futur procès. Certains avaient toutefois imaginé pouvoir surmonter la difficulté. Ainsi le député Alain Tourret a-t-il abondé en ce sens en séance publique, soutenant que le temps qu’Henri Guaino passait à  se défendre était autant de temps qu’il ne consacrait pas à  son mandat parlementaire. La notion « d’entraves » aurait alors fait l’objet d’une interprétation particulièrement extensive vidant le critère de son sens, puisque toutes poursuites auraient été ipso facto une entrave. Mais la majorité de l’Assemblée nationale s’est refusée à  avaliser une telle conception.

Le fait que la requête d’Henri Guaino était, par cet aspect, particulièrement fragile, ne doit toutefois pas empêcher de faire un constat plus large quant à  l’accueil qui lui a été réservé et ce que cela révèle de l’état présent des mœurs parlementaires. Or, de ce point de vue, il faut relever que la procédure a fait l’objet d’un accueil moins favorable que par le passé, pour ne pas dire d’une certaine réticence. La commission des immunités, tout comme le président de la Commission des lois, ont tenu à  exprimer leur volonté de tirer toutes les conséquences de la révision constitutionnelle de 1995, et de borner la procédure de suspension des poursuites à  des cas bien précis, qui relèveraient réellement d’un « acharnement judiciaire », pour reprendre les termes du rapport[10]. Serait-ce l’annonce de la disgrâce pour une procédure participant d’une inviolabilité parlementaire par ailleurs vivement critiquée, et depuis longtemps, par une partie de la doctrine[101] ? On ne peut guère extrapoler plus à  partir d’un cas d’espèce en réalité bien particulier. Mais il faut relever que ce cas, le premier depuis 1995, constituera à  l’avenir un précédent important illustrant un cas de demande de suspension des poursuites jugée manifestement infondée par l’Assemblée. Ce simple fait est en soi un évènement, qui illustre une certaine évolution des mœurs parlementaires. Or cette évolution ne concerne pas uniquement la rigueur avec laquelle l’Assemblée nationale traite les demandes de suspension de poursuites, mais est aussi riche d’enseignements quant à  la manière dont elle appréhende les relations entre pouvoirs constitués.

B. La recherche de la concorde entre pouvoirs constitués

Dans sa thèse, déjà  amplement citée, Cécile Guérin-Bargues voit dans le régime de l’inviolabilité l’affirmation de ce qui reste de la prééminence institutionnelle du Parlement[102]. Par ailleurs, la justification traditionnelle de la protection du législatif contre l’exécutif s’étant érodé avec le temps, le fondement contemporain de l’inviolabilité serait à  rechercher du côté de la crainte du pouvoir judiciaire[103]. La procédure de suspension des poursuites serait ainsi, du fait des forces qu’elle met en jeu, « une procédure particulièrement sensible à  une éventuelle dégradation des rapports entre le pouvoir législatif et autorité judiciaire[104] ». Ce tableau est illustré par de nombreux précédents, le plus récent en date étant l’affaire Charasse, précédemment évoquée.

En définitive, l’inviolabilité parlementaire apparaitrait comme un vestige de la prééminence institutionnelle passée des assemblées, vestige auquel les parlementaires s’attachent par crainte de la montée en puissance de l’autorité judiciaire. Dès lors, le maintien de l’inviolabilité doit se comprendre essentiellement dans une « relation entre pouvoirs concurrents », qui révèle la « relative immaturité des rapports qu’entretiennent, chez nous, les pouvoirs constitués[105] ».

Tel est le tableau de l’inviolabilité parlementaire qui pouvait être dressé il y a quelques années. Or, de ce point de vue, l’étude de la demande de suspension des poursuites du député Henri Guaino semble laisser transparaitre une certaine évolution des mœurs parlementaires.

L’affaire était en effet éminemment sensible du point de vue des relations entre l’institution parlementaire et l’institution judiciaire, puisqu’elle oppose directement un parlementaire et un magistrat, le parlementaire en question étant, rappelons-le, poursuivi pour outrage à  magistrat et pour avoir cherché à  jeter le discrédit sur une décision de justice. De son côté, Henri Guaino défendait la position selon laquelle l’institution judiciaire voulait brider sa liberté d’expression de parlementaire en se plaçant en dehors, sinon en surplomb, du débat politique. Il était donc difficile d’imaginer opposition plus sensible entre un parlementaire et l’institution judiciaire.

Or, l’Assemblée nationale n’a pas souhaité en l’espèce accorder sa protection symbolique, ni même témoigner de son soutien au député poursuivi. Ici nulle protection contre les accusations de l’autorité judiciaire, nulle méfiance contre cette dernière. C’est même tout l’inverse qui est affirmé par le rapporteur de la commission des immunités, et cela d’une manière des plus spectaculaires.

Ainsi le rapporteur Fekl exprime dans son rapport toute la confiance que lui inspire l’autorité judicaire pour examiner le cas d’Henri Guaino. Il a déjà  été mentionné son affirmation selon laquelle le juge judiciaire est, dans un État de droit, la seule autorité compétente pour définir le périmètre de l’irresponsabilité parlementaire. Cette seule affirmation est déjà , de la part du rapporteur de la commission des immunités, la marque d’une confiance certaine placée en l’institution judicaire. En conséquence, le rapporteur invite Henri Guaino à  plaider sa cause devant le juge judiciaire, qui pourra seul apprécier la limite apportée à  sa liberté d’expression. Cette confiance placée dans le juge pour étudier le cas d’Henri Guaino ne s’arrête d’ailleurs pas aux frontières nationales, puisque Matthias Fekl invite d’ores et déjà  Henri Guaino à  faire valoir, le cas échéant, son affaire devant la Cour européenne des droits de l’Homme pour obtenir, à  l’instar de Noël Mamère dans une affaire précitée, la condamnation de la France[106]. Il est pour le moins surprenant de constater ici que la commission des immunités, pour apprécier et défendre la liberté d’expression des parlementaires, s’en remet à  la Cour européenne des droits de l’homme, tout en s’interdisant d’avoir un avis sur le sujet.

Mais le signe le plus fort envoyé par le député Matthias Fekl à  l’institution judiciaire se trouve dans les dernières considérations de son rapport. Au moment d’étudier la demande d’Henri Guaino au fond, le rapporteur reprend en effet une formule de René Capitant, émise par ce dernier lorsqu’il avait été lui-même, en 1963, rapporteur d’une résolution du même type. Selon René Capitant, l’Assemblée peut certes suspendre les poursuites mais « sous réserve que le trouble apporté à  l’ordre public par cette suspension ne soit pas tel qu’il l’emporte sur l’atteinte à  la souveraineté nationale résultant des poursuites intentées contre un membre du Parlement[107] ». Il a déjà  été mentionné que, selon le rapporteur, aucun obstacle à  l’exercice de son mandat de député n’était allégué par Henri Guaino. Mais le rapporteur ne s’arrête pas là  et constate que, dans le cas présent, une suspension des poursuites visant Henri Guaino constituerait un trouble « bien réel » à  l’ordre public. En effet, au regard de « la profonde crise démocratique que connaît le pays », le rapporteur affirme que « la proposition d’Henri Guaino ne fait qu’exacerber les tensions entre le pouvoir législatif et l’autorité judiciaire, à  un moment où justement on a besoin de sérénité et de sang-froid[99] ». Mieux, « la défiance de principe envers les juges qui apparait à  la lecture de la proposition de résolution, et au-delà , dans les propos tenus par M. Guaino à  l’encontre d’un magistrat contribue à  entretenir une défiance à  l’encontre du pouvoir en général[109] ». Dès lors « ni les juges, ni les parlementaires ne sortiraient renforcés d’un vote suspendant les poursuites », ce qui amène Matthias Fekl à  conclure qu’il est « incontestable que l’adoption de la résolution créerait un trouble à  l’ordre public[10] ».

Là  encore, les affirmations du rapporteur de la commission des immunités sont symboliquement très fortes. L’invocation d’un trouble à  l’ordre public est certes faite par référence à  René Capitant, à  partir d’une citation également reprise par Philippe Séguin en 1980[111]. Mais, lors de ces deux précédents, cette invocation avait été strictement platonique, sans qu’en soit tirée aucune conséquence pratique. Or, cette fois-ci, le rapporteur est amené, pour la première fois, à  considérer que la suspension des poursuites contre un député serait constitutive d’un trouble à  l’ordre public. Pour le rapporteur Fekl, ce trouble serait même « bien réel », ce qui est curieux puisqu’on serait en droit de se demander ce que serait un trouble à  l’ordre public qui ne serait pas « bien réel ». Sans doute s’agissait-il ici d’appuyer le caractère important, aux yeux du rapporteur, du trouble occasionné. Plus significatif encore, ce trouble à  l’ordre public serait constitué par l’exacerbation, dans un contexte difficile, des tensions entre le pouvoir législatif et l’autorité judiciaire.

Cette conclusion du rapport, dans les faits si particuliers de l’espèce, est très significative de la volonté de la commission des immunités de l’Assemblée nationale de faire preuve d’apaisement dans ses rapports avec l’institution judiciaire, au point d’estimer que la mise en œuvre de l’inviolabilité parlementaire prévue par la Constitution pourrait être constitutive d’un trouble à  l’ordre public. Le symbole est là  extrêmement fort. Trop, peut-être, puisqu’il faut relever que cette conclusion présente dans la version écrite du rapport n’est pas retenue dans la version orale reprise par le rapporteur en séance publique. Ce dernier s’en est alors tenu au rejet de la demande, sans reprendre la notion de trouble à  l’ordre public développée dans son rapport écrit. Prudence compréhensible, et ce d’autant plus qu’en séance publique des voix se sont fait entendre pour agiter la traditionnelle crainte envers l’extension déraisonnable de l’influence de l’autorité judiciaire. Ainsi le député Alain Tourret ne s’y est pas trompé en jugeant, en séance publique, la référence à  un prétendu trouble à  l’ordre public « insupportable[112] ». Mais, tout de même, ce symbole fort reste l’indice qu’une partie de l’Assemblée nationale aspire à  des relations apaisées avec l’institution judiciaire. Cette aspiration se retrouve aussi dans les propos du président de la commission des lois, lorsque ce dernier défend à  la tribune « l’idée selon laquelle un refus de la suspension des poursuites aurait valeur d’approfondissement de l’État de droit[113] ».

En tout état de cause, ces considérations viennent ainsi confirmer que la tradition d’accueil des demandes de suspension des poursuites semble désormais à  relativiser. Tout aussi significatif est le soin pris par le rapporteur de la commission des immunités et le président de la commission des lois à  assurer l’autorité judiciaire de leurs meilleurs sentiments. Cette fois-ci, la demande de suspension des poursuites, dans un contexte particulièrement sensible, aura conduit l’Assemblée à  faire la démonstration de sa volonté d’apaisement dans les relations entre pouvoirs constitués. Cela reste le signe, au regard des arguments invoqués, d’une évolution des mœurs et de la culture parlementaire qu’il est important de relever, car le rejet de cette proposition de résolution peut constituer pour l’avenir un précédent, dont on connait l’importance en droit parlementaire.

La logique politique l’a-t-elle ici emporté sur la logique institutionnelle ? Autrement dit, une logique majoritaire ou partisane l’a-t-elle emporté sur l’intérêt de l’institution parlementaire à  protéger ses membres de certaines poursuites judiciaires ? Ces deux logiques antinomiques, politique et institutionnelle, sont toujours à  l’œuvre dans l’évolution des institutions[114]. La part des choses peut être difficile à  faire dans un cas de figure qui reste une affaire éminemment politique et très médiatique. Mais force est de constater que des arguments de fond ont été opposés, et qu’une majorité de l’Assemblée nationale a rallié les positions du président de la commission des immunités et du président de la commission des lois. Par ailleurs, comme l’illustrent les différents exemples et débats déjà  évoqués, il s’agit là  d’une tendance de fond qui mène le parlementaire à  reconnaître l’autorité du juge, tendance qui traverse les disciplines partisanes et les courants politiques. Plus qu’une simple question d’opportunité partisane, c’est bien une évolution plus profonde des mentalités parlementaires que l’on peut observer ici.

Ainsi, la demande de suspension des poursuites présentée par Henri Guaino lui a certes permis de réaliser un coup d’éclat, en provoquant à  la tribune un intéressant débat sur la fonction parlementaire et les limites de l’irresponsabilité. Mais ce coup d’éclat pourrait s’avérer en définitive contre-productif pour les conceptions que le député entendait défendre. L’étude de sa proposition de résolution a en effet été l’occasion de constater que, sur le sujet de l’inviolabilité, les mœurs parlementaires ont évolué depuis 1995. Les débats provoqués par cette résolution ont révélé que la procédure de l’alinéa 3 de l’article 26 de la Constitution a quelque peu perdu, sinon de son lustre, à  tout le moins de son automatisme, et que la procédure de suspension des poursuites n’est pas condamnée à  exacerber les tensions entre pouvoirs constitués. Il est sans doute trop tôt pour conclure à  l’amorce d’un déclin de l’inviolabilité parlementaire, malgré les différentes aspirations doctrinales en ce sens. Mais force est de constater que cette procédure a rencontré ici ses limites, ce qui constitue en soi un précédent symboliquement important. Ce recul de l’inviolabilité est par ailleurs, de la part des parlementaires, une marque de confiance accordée à  l’institution judiciaire. Confiance bien placée, si l’on en juge par la relaxe obtenue par Henri Guaino devant le Tribunal correctionnel de Paris dans un jugement en date du 27 novembre 2014. Le Tribunal a notamment jugé qu’« en dépit de la violence de ses propos qui a pu légitimement choquer, il serait disproportionné de prononcer une sanction pénale à  l’encontre d’Henri Guaino, qui, s’exprimant en qualité d’élu dans le cadre d’un débat d’intérêt général, n’a pas dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression concernant la critique de la décision d’un magistrat[115] ». On constate d’ailleurs que l’argument principal soulevé par Henri Guaino, à  savoir sa qualité de parlementaire, à  défaut d’avoir prospéré devant l’Assemblée nationale, semble avoir joué ici un rôle non-négligeable[116]. Le Parquet a toutefois interjeté appel de ce jugement de première instance. De l’arrêt qui sera rendu à  cette occasion dépend aussi, sans doute, l’avenir du précédent que constitue le rejet de cette demande de suspension des poursuites.

Benjamin Fargeaud est doctorant contractuel à  l’Université Panthéon-Assas (Institut Michel Villey).

Pour citer cet article :
Benjamin Fargeaud «Actualité des immunités parlementaires : les enseignements du rejet de la demande de suspension des poursuites formulée par Henri Guaino (juin 2014) », Jus Politicum, n° 14 [https://www.juspoliticum.com/article/Actualite-des-immunites-parlementaires-les-enseignements-du-rejet-de-la-demande-de-suspension-des-poursuites-formulee-par-Henri-Guaino-juin-2014-1007.html]