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e droit constitutionnel est structuré autour d’un noyau relativement réduit de concepts qui réapparaissent sans cesse dans le droit positif et dans la vie institutionnelle. Leur nécessité semble pouvoir se déduire de la permanence de leur usage. Mais leur statut est toujours incertain, peut-être plus encore dans la matière constitutionnelle qu’ailleurs dans la vie sociale. C’est au point que les plus critiques parmi les observateurs ont fini, comme pour la séparation des pouvoirs, par refuser toute signification aux grandes notions en question. Pourtant, l’actualité – qui commence ici par le discours incessant des acteurs politiques et institutionnels ainsi que des citoyens – nous contraint toujours à nous replacer au « point zéro » où il nous incombe de penser, ce qui veut toujours dire repenser ces notions majeures. Ainsi, puisque nous vivons en démocratie mais que nos régimes sont à l’évidence représentatifs, quel sens faut-il attribuer à ces deux notions : démocratie, et représentation politique ? Les constitutionnalistes pourraient s’en remettre à l’immensité de la production savante sur ces sujets, ou – de manière moins satisfaisante – sur le reposant sommeil mental de ceux qui agitent ces mots comme des magiciens de foire ou des animateurs d’un jeu de bonneteau. On imagine déjà le ruban défilant en bas d’un écran de chaine d’information continue : « France : la démocratie est-elle en danger ? », « sommes-nous bien représentés par nos élus ? »…

Le gage du sérieux de toute discussion commence avec la recherche, derrière les mots, des concepts qui peuvent les investir d’un sens à tout le moins identifiable. Le droit constitutionnel rencontre ici la philosophie politique, ce qui ne veut pas dire qu’il s’y soumet ou que leurs enquêtes sont identiques. Ce numéro est mû par la conviction que les juristes ont quelque chose à dire de ces importants concepts politiques que sont la démocratie et la représentation. Ce « quelque chose à dire » ne peut être indifférent à la philosophie, mais il n’en est pas l’identique ou la reproduction servile. Philosophie politique et du droit constitutionnel sont deux disciplines à la fois convergentes, se recoupant en partie, et marquées par une forme spécifique de conflit des facultés, c'est-à-dire de mésentente et d’étrangeté mutuelles. Leur propre, en tout cas, est d’avoir à replacer sans cesse certains concepts centraux dans le contexte de circonstances nouvelles apportées par l’histoire et les phénomènes politiques. L’immuable, si l’on peut dire, ne peut être réitéré que sous la lumière du changeant. Cette réitération – repenser l’ancien pour lui restituer sa place dans le nouveau – est indispensable, car de son côté le nouveau ne contient pas son propre sens. Il ne se comprend pas lui-même. C’est à nous, contemporains, qu’il appartient de déterminer ce sens ou à défaut d’admettre que ce sens, en partie, nous échappe. C’est dans cette lutte pour la signification – qui est en même temps un combat (en partie perdu) contre le manque de sens, l’insignifiance, l’irrationalité – que sont engagés les acteurs et observateurs d’une certaine époque. C’est de cette lutte que les historiens font ensuite l’histoire. Cela est particulièrement vrai dans le cas des deux concepts centraux au carrefour desquels ce colloque a voulu se placer : démocratie et représentation.

Dans son texte liminaire, Jean-Marie Denquin pose avec clarté les termes dans lesquels se pose le problème : celui d’une « relativité de l’ontologie », c'est-à-dire aux difficultés de méthode auxquels est confronté le locuteur qui emploie ces deux mots et qui est immédiatement confronté à ce que Jean-Marie Denquin appelle, à la suite de W. V. Quine, « l’inscrutabilité de la référence » : démocratie et représentation « sont des mots » et ce qui est caché derrière par chaque locuteur (cas particulier, exemple historique, signification précise, etc..) est indiscernable. Comme le dit Jean-Marie Denquin, face à cette « inscrutabilité ontologique », on doit se résigner à [les] définir ». À partir de cette appréhension philosophique du problème du sens à donner aux concepts de démocratie et de représentation, il entend éclairer la trajectoire historique de ces notions. Si la théorisation hobbesienne, pour profonde qu’elle soit, a pour défaut que « n’importe quoi marche » (toute représentation est une bonne représentation), un modèle historique comme celui de la Révolution française implique que « n’importe quoi ne marche plus » : apparaît avec elle un « nouveau paradigme de la représentation », où le représentant a vocation à vouloir pour la Nation. L’histoire conjointe des concepts de démocrate et de représentation telle que l’esquisse Jean-Marie Denquin n’est pas apaisée : ce sont en réalité deux histoires qui « varient de manière inverse l’une de l’autre » sous l’empire d’une asymétrie fondamentale : « si une représentation sans démocratie est concevable, une démocratie sans représentation ne l’est pas ».

Cette réflexion est prolongée par Bruno Daugeron à partir d’une intuition de Jean-Marie Denquin. Si démocratie et représentation sont d’abord des mots qui ne correspondent à aucune chose – même si la démocratie, plus que la représentation, en donne l’illusion trompeuse en raison du sentiment de connaissance que le mot procure –, alors il y a toutes les chances pour que cette mécanique linguistique se prolonge au-delà du nom. C’est la thèse développée dans son article au sujet de l’adjectif « démocratique ». Son idée est que le passage de l’un à l’autre, du substantif à l’adjectif, ne serait pas neutre y compris pour le droit constitutionnel et que les propriétés sémantiques de l’adjectif en général, et de celui-là en particulier, permettent d’épouser certaines finalités politiques derrière un paravent discursif. L’adjectif « démocratique », à la fois plus sonore et plus vague que le substantif démocratie, permet de faire référence à « la » démocratie sans avoir à supporter les conséquences concrètes attachées au mot associées à un régime politique mais jugées trop radicales : l’idée, mobilisatrice et vague à la fois, du gouvernement direct. Il permet aussi de se référer à la démocratie tout en repoussant la question, d’ailleurs insoluble, de sa définition mais même, et c’est autrement plus fâcheux, de sa seule signification en l’élargissant à un infini de causes tout en permettant d’être délesté de toute contrainte sérieuse de justification autre que purement interne au langage dans un curieux mariage de performativité du mot et de dilution du sens.

Le présent numéro revient aussi sur les grandes traditions de la pensée de la représentation. On pourra commencer, en se déportant du bouquet principal en direction des varia, par la revue de littérature effectuée par Marie Sissoko sur l’historiographie contemporaine de la démocratie athénienne. Les contributions du bouquet principal reviennent, pour leur part, sur le modèle moderne où, comme l’indique le titre du numéro, ce sont des régimes représentatifs qui sont qualifiés de démocratiques. Le problème est évidemment que ces régimes ne visaient pas initialement à être des démocraties et que la compatibilité entre principe représentatif et principe démocratique ne va nullement de soi. Pas plus, d’ailleurs, leur incompatibilité mutuelle ne peut d’ailleurs être posée en principe. Dans son étude, Olivier Jouanjan s’interroge ainsi sur la possibilité d’échapper au concept hobbesien de représentation en démocratie. L’auteur répond sans hésiter par la négative. Après avoir reconstruit le « montage hobbesien du dispositif représentatif », il démontre le caractère de nécessité d’un concept de représentation de type hobbesien dans n’importe quel régime politique, y compris démocratique. La thèse d’Olivier Jouanjan est que la représentation politique moderne doit s’envisager comme une « structure de médiation entre l’État et la société ». Dès lors, « la démocratie, même directe » suppose toujours une telle médiation. Elle est donc toujours représentative.

Dans son article, Denis Baranger explore pour sa part une autre des traditions politiques centrales dans notre droit constitutionnel, celle de la Révolution française. Prenant argument d’un débat contemporain sur le sens à donner à l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, Baranger examine s’il est possible, comme le prétendent aujourd’hui certains, de mettre totalement à l’écart le citoyen dans le processus de formation de la loi, ce qui naturellement revient à réduire les expériences de démocratie participative à des formes plus ou moins cachées de consultation. Son enquête, appuyée sur les ressources interprétatives contemporaines de l’édiction de la Déclaration de 1789, le conduit à constater qu’une telle mise à l’écart est impossible. Pour autant, le citoyen et le représentant élu peuvent coexister en démocratie, par le fait que le citoyen peut s’envisager comme un citoyen-représentant, selon une formule institutionnelle dont la première esquisse se trouve chez Condorcet.

La visée de ce colloque était de mettre en rapport le passé des concepts – toujours issus, en droit constitutionnel, d’une certaine tradition – et le présent des pratiques. La question sous-jacente, mais posée explicitement par Olivier Jouanjan dans son propos, était pour nous celle de la possibilité de penser les mutations contemporaines de la démocratie avec ce bagage de concepts que nous a légués, de façon indélébile, la tradition constitutionnaliste. En particulier, comment penser la démocratie dite délibérative et participative dans les « ontologies » (J. M. Denquin) et les « montages » classiques ? Sur la question de la démocratie participative, la réponse d’O. Jouanjan est sans ambiguïté : si la démocratie participative relève de pratiques dont l’appréciation appartient à « une science politique empirique » et non « à une théorie constitutionnelle », la réponse de D. Baranger est plus nuancée : la théorie constitutionnelle a nécessairement à voir avec la définition de la citoyenneté, et le legs de l’article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 nous impose de penser de manière approfondie la place du citoyen dans le dispositif représentatif[1]

Cécile Bargues clôt ce numéro en examinant, dans son article, deux expériences concrètes de mécanismes dont il est précisément rendu compte sous ce syntagme, à la fois étrange et évocateur, de « démocratie participative » : celle de la convention constitutionnelle islandaise et celle de la convention citoyenne pour le climat. Cette enquête comparative entre deux pays permet de déterminer les raisons, finalement proches, qui conduisent à la mise en œuvre de telles pratiques : vouloir « mieux » associer les citoyens aux décisions publiques. Dans les deux cas il s’agit de prendre acte de la volonté d’intrusion directe des gouvernés dans les processus de décision collective auxquels ils sont déjà censés participer du fait des mécanismes représentatifs ; de désamorcer des crises ou les atténuer quand elles ont déjà éclaté comme la « révolution des casseroles » en Islande en 2008 ou le mouvement des Gilets jaunes en France en 2018 ; enfin de réduire la propension de nos sociétés à devenir de plus en plus défiantes et ingouvernables. Mais la dernière étude permet aussi de mettre en lumière les raisons institutionnelles et juridiques de l’illusion – ou du piège selon le regard que l’on porte sur elles – qu’elles constituent : la difficile conciliation d’une association à vocation décisionnelle des gouvernés par l’intermédiaire d’outils à seule portée consultative au sein d’institutions représentatives qui excluent a priori leur participation directe dans le cadre d’un régime que l’on postule démocratique et dont le nom suggère qu’ils doivent l’être. Quelles conséquences institutionnelles et juridiques concrètes tirer de ce télescopage de mots et de notions : doivent-elles aller jusqu’à l’immixtion décisionnelle des gouvernés dans les choix qui sont censés être fait en leur nom mais pour lesquels, quel que soit le nom donné au régime dans lequel ils s’insèrent, se passer de toute représentation est impossible ? Comment convaincre les citoyens du sérieux de ces opérations, souvent considérées comme dilatoires ou médiatiques, s’il n’y a pas d’enjeu réel de décision et si les gouvernants n’y croient pas eux-mêmes tout en considérant qu’ils ne peuvent s’en dispenser afin de ne pas être accusés de « ne rien faire ? ».

C’est l’ensemble de ces thèmes que le dossier « démocratie et représentation » se propose de traiter. Plus qu’apporter des réponses, il entend formuler des questions comme doivent le faire les juristes, et comme eux seuls le peuvent, même si les domaines de la connaissance qu’ils mobilisent pour cela ne relèvent pas que du droit.

 

Denis Baranger

Denis Baranger est professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas et directeur de l’Institut Michel Villey. Derniers ouvrages parus : Penser la loi (Gallimard, 2018) et La constitution. Sources, interprétations, raisonnements (Dalloz, 2022).

Bruno Daugeron

Professeur à l’université Paris Cité, Directeur du Centre Maurice Hauriou (URP 1515).

Pour citer cet article :
Denis Baranger, Bruno Daugeron «Avant-propos », Jus Politicum, n° 29 [https://www.juspoliticum.com/article/Avant-propos-1509.html]