Carlos Miguel Herrera, Arnaud Le Pillouer (dir.), Comment écrit-on l'histoire constitutionnelle ?

Thèmes : Histoire constitutionnelle - Science du droit constitutionnel

Cet ouvrage réunit les contributions à  un colloque international qu’a organisé en octobre 2008 le Centre de philosophie juridique et politique de l’Université de Cergy-Pontoise. Colloque qui a eu « pour ambition d’examiner la question de la méthodologie de l’histoire constitutionnelle ». Carlos Miguel Herrera et Arnaud Le Pillouer sont partis d’un constat décevant : alors que l’histoire constitutionnelle suscite un engouement remarquable en France comme dans les pays voisins ou aux États-Unis, le débat sur la méthodologie de celle-ci n’y est pas aussi avancé. Aussi ont-ils cherché à  le stimuler. Et on peut affirmer d’emblée qu’ils y sont parvenus de façon remarquable, en réunissant sept éminents constitutionnalistes et historiens du droit, étrangers – Pietro Costa (Italie), Joaquà­n Varela Suanzes-Carpegna (Espagne), Jon Elster (États-Unis) – et français : Michel Troper, François Saint-Bonnet, Denis Baranger et Jacky Hummel. De leurs contributions qui donnent le sentiment d’un véritable dialogue, voici quelques éléments. Ils ne peuvent qu’inciter le lecteur de Jus Politicum à  se pencher sur ce très bel ouvrage de réflexion.

De réflexions autour de l’histoire constitutionnelle. L’objet de celle-ci, dans le temps, est déterminé de façon très stricte par J.V. Suanzes-Carpegna : il s’agit de « la genèse et (du) développement de la Constitution propre à  l’État libéral et libéral démocratique » (p. 57). D. Baranger ne s’éloigne guère de cette conception, dans la mesure où il affirme que l’histoire constitutionnelle « saisit l’apparition et le devenir des formes constitutives du pouvoir » depuis que « le mot constitution a pris son élan dans notre culture après la seconde moitié du XVIe siècle » (p. 118-119). De la sorte, l’histoire constitutionnelle n’est pas « l’histoire de toutes les formes politiques à  toutes les époques ».

D. Baranger tient cependant avec raison à  évoquer la question des « constitutions » grecques et romaines de l’Antiquité. Il précise que ce qui suscite « son embarras » à  cet égard, ce n’est pas tant l’usage du mot constitution dans les traductions des textes antiques que « les réflexes de pensée » qui peuvent accompagner l’emploi de ce terme[1]. On peut ajouter, en tout cas, que les contemporains de l’apparition des premières Constitutions écrites modernes ne doutaient pas que les Cités antiques aient eu des « constitutions » dont le destin était digne de leur intérêt. Professeur de « droit public » au Lycée de Paris, Jacques-Vincent Delacroix prononça en 1790 vingt-neuf discours qu’il a publiés sous le titre de Constitutions des principaux États de l’Europe et des États-Unis de l’Amérique[2]. De ces discours, les quatre premiers sont consacrés à  l’Antiquité. Il y expose des considérations allant dans le sens de ses idées favorables à  une monarchie modérée, qu’il tire de passages d’Aristote et de Cicéron et des évolutions historiques qu’il a méditées. Il précise même qu’il ne veut pas « redescendre aux constitutions qui existent en Europe » sans avoir traité d’Athènes et de Rome, sans avoir convaincu ses auditeurs que « leur décadence et leur anéantissement n’ont pas eu d’autres causes que l’altération de leur constitution ». Mot qu’il ne définit pas. Il l’employait le plus souvent dans l’un de ses sens matériels traditionnels, celui de manière d’être structuré, organisé. Mais il disait que cette organisation pouvait provenir de règles conçues afin de l’élaborer, comme celles de Solon pour Athènes, et commente « la constitution que Lycurque avait donnée à  Sparte »[3].

D. Baranger tient aussi à  évoquer la question des droits publics des monarchies européennes d’Ancien Régime. Il voit dans ce qu’on désigne sous l’expression de « constitutionnalisme ancien » un ensemble d’idées relatives au pouvoir politique qui se présentent comme des « signes avant-coureurs de l’apparition de Constitutions au sens moderne du terme » (p. 119). Cette expression de « signes avant-coureurs » du constitutionnalisme de la fin du XVIIIe siècle nous paraît très heureuse. Mais, à  propos des significations du polysémique mot constitution, qu’évoque M. Troper (p. 76-78), il convient d’attirer l’attention sur une étude récente d’Albert Rigaudière consacrée à  la lex vel constitutio d’août 1374, laquelle a fixé l’âge de la majorité royale, et donc la fin de la régence, à  13 ans révolus. Ce texte, rédigé expressément après mûre délibération du Conseil du Roi et de clercs et laïcs notables, a été solennellement enregistré et publié au Parlement de Paris en présence du Roi et de diverses personnalités afin qu’il ne puisse faire l’objet de la moindre contestation. Le document fut inséré dans le trésor des Chartes du Roi et sa copie en forme d’original fut confiée à  l’Abbaye de Saint-Denis, « à  fin de perpétuel mémoire d’icelle loy ou constitucion royal ». C’était bien parce que le Roi était en charge du status du royaume, de son bon gouvernement et de sa sécurité, que Charles V avait édicté cette loi ou constitution. Il n’avait pas agi sur la base d’une « quelconque jurisdictio ou potestas jamais évoquées ». En 1392, Charles VI souligna que son père avait édicté ce texte solennel « pour le bon gouvernement, paix et seurté perpétuelles… de tout l’estat d’icelui royaume ».

Or, ce texte à  la terminologie romanisante ne concernait pas que la fixation de la majorité royale. Qualifié d’irréfragable et valide à  perpétuité, il consacrait aussi le principe de primogéniture et celui de l’immédiateté de la succession royale. Il indiquait encore quels étaient les droits et les devoirs du Roi, à  la fois justicier, administrateur et législateur. Roi qui devait recruter, pour l’aider dans ses fonctions, des hommes « lettrés, prudents et instruits dans tous les domaines du droit public » (in omnibus que (sic) jus publicum concernunt)[4]. Le fait que cette loi ou constitution soit destinée à  durer perpétuellement mérite d’autant plus d’être relevé ici que D. Baranger affirme que l’objet propre de l’histoire constitutionnelle, dont il refuse l’idée qu’elle ne serait qu’une branche auxiliaire de l’histoire politique, « c’est la constitution pensée comme devenir » (p. 118 et 123). J. Hummel conclut sa contribution de façon semblable, en affirmant que « l’historien constitutionnel » doit se rendre capable « d’éclairer le sens de l’histoire et de mettre à  jour la grande intrigue qui l’anime : la constitution pensée comme un objet politico-juridique en devenir » (p. 167).

C’est à  « l’histoire de l’histoire constitutionnelle » que F. Saint-Bonnet a consacré son intervention, après avoir indiqué pour quelles raisons « nul ne devrait se prévaloir de sa propre méthode » (p. 95-97). Il se penche d’abord sur « la recherche en matière constitutionnelle sous l’Ancien Régime ». Cette recherche s’appuie sur une méthode historique, ce qui est logique dans un régime politique qui repose essentiellement sur la tradition et qui fait de l’écoulement du temps une source de corruption. Mais cette méthode historique n’est pas pure œuvre d’érudition, même si elle s’améliore techniquement entre le XVIe et le XVIIIe siècle. C’est au contraire « un instrument de légitimation » de la part des défenseurs de l’absolutisme[5] comme de leurs adversaires, notamment des jansénistes dont le rôle a été mis en lumière par les travaux de Dale Van Kley et de Catherine Maire et par l’ouvrage monumental de Francesco Di Donato[6] : l’histoire sert à  établir la norme constitutionnelle, ce qui suscitera en 1788 les sarcasmes de Sieyès (p. 98-106). L’on sait comment s’est résolu au sein de la Constituante le débat entre les tenants du raffermissement de l’ancienne constitution du royaume et les partisans de la rédaction d’une Constitution qui corresponde à  leurs conceptions novatrices[7]. Après la Révolution, même si des penseurs comme Bonald continuent à  faire de l’histoire constitutionnelle pour retrouver quelques anciens principes de droit public à  respecter, le recours à  l’histoire sert avant tout à  interpréter les normes constitutionnelles du moment, à  les interpréter généralement au service d’une conviction politique (p. 107-110).

Précisément, au terme de sa très dense contribution, qui retrace les évolutions de l’historicisme des historiens et de celui des juristes, et qui dégage les effets du linguistic turn des années 1970 (p. 19-51), P. Costa insiste sur le « concept-clé » qu’est « l’idée wébérienne de légitimation » et souligne l’importance du rôle que joue le discours juridique dans le processus de légitimation du pouvoir.

L’historien des constitutions, plus généralement du droit, se trouve donc confronté à  deux risques. Le premier consiste dans la tendance à  favoriser, dans ses recherches et ses interprétations, ce qui correspond à  ses convictions politiques, sociales, intellectuelles (À cet égard, pour J. Hummel, le travail historiographique ne peut parvenir à  « une objectivité soustraite aux intentions politiques ou patriotiques de celui qui le conduit » que par « le souci de la complexité » – p. 167).

Le second risque est plus insidieux. Il provient de ce que « nous ne pouvons pas échapper à  la culture du présent et aux filtres de la subjectivité » (P. Costa, p. 36-37). C’est ce que J.V. Suanzes-Carpegna qualifie de façon heureuse de présentisme : l’interprétation des doctrines et des concepts du passé à  partir de celles et de ceux du présent. Il y voit la cause de beaucoup d’anachronismes et d’extrapolations, et note que des auteurs aussi fins que R. Carré de Malberg et O. Von Gierke ont parfois succombé à  ce risque (p. 67-68).

De ce second risque, il est impossible de se défaire avec certitude, pense P. Costa, car rien ne peut garantir que « la narration historiographique réussisse à  briser la cage du présent » (p. 51). Mais il ne doit pas être perçu comme condamnant a priori toute recherche historiographique, ainsi que l’avancent les tenants des thèses déconstructionnistes, qu’analyse et que réfute précisément P. Costa dans sa contribution (p. 29-56). Si l’historien des théories juridiques ne peut échapper à  la culture de son temps et à  toute subjectivité, il lui est possible d’adopter des attitudes et des approches diverses. Il peut s’inspirer avec profit de la théorie et de la pratique de la traduction, car « interpréter le passé signifie parler d’un langage » – celui du texte ancien – « à  travers un autre langage » – celui du monde contemporain. L’historien doit seulement veiller à  ce que son propre langage soit « le plus flexible et le plus léger possible pour qu’il puisse exercer au mieux sa fonction instrumentale » (p. 36-38).

J.V. Suanzes-Carpegna emploie de même le terme de « traduction » pour désigner l’activité de l’historien des concepts constitutionnels. Il ne demande à  celui-ci, outre l’objectivité, que de connaître avec précision les concepts de la théorie de la Constitution et de prévenir son lecteur de ce qu’il utilise le langage actuel pour exposer les conceptions du passé (p. 68-70). D. Baranger reconnaît même, s’appuyant sur Montesquieu, que l’anachronisme possède une « fécondité positive », dans la mesure où l’histoire est moins la science des choses passées que celle du rapport des hommes au passé (p. 122-123).

En tout cas, il convient de faire preuve de mesure lorsqu’on dénonce des historiens comme s’étant rendus coupables d’anachronisme. L’affirmation « selon laquelle les lois fondamentales seraient l’ancêtre de nos constitutions modernes » ne méritait pas d’être présentée dans le second numéro de cette Revue (p. 72), comme une « idée totalement anachronique, mais répandue par de nombreux historiens du droit ». Elle comporte une part de vérité. Le 15 septembre 1789, la Constituante elle-même a « déclaré à  l’unanimité des voix comme lois fondamentales de la monarchie française, que la personne du Roi est inviolable et sacrée ; que le trône est indivisible ; que la couronne est héréditaire dans la race régnante, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, à  l’exclusion perpétuelle et absolue des femmes et de leurs descendants ». N’était-ce pas établir un lien entre des lois fondamentales traditionnelles et la Constitution dont l’Assemblée entamait la rédaction ? Et si le constitutionnalisme moderne visait à  limiter l’État au profit des libertés individuelles, il ne faut pas négliger le fait que les magistrats de l’Ancien Régime avaient une conception large des lois fondamentales. Ils y incluaient les principes essentiels du droit naturel[8].

La contribution de M. Troper porte sur les concepts de l’histoire constitutionnelle. Il explique pourquoi celle-ci doit, selon lui, être considérée comme une discipline autonome, à  laquelle « l’histoire totale n’apporte rien » : non point à  partir d’un objet, de fins ou de fonctions spécifiques, mais à  partir de ses méthodes et de ses concepts (p. 75-79). Il indique pourquoi il faut faire la distinction entre les concepts juridiques et ceux de la science et de la théorie du droit et soulève le problème de l’interprétation (p. 79-81). Il expose ensuite sa pensée en analysant d’abord les concepts juridiques – « la classe des expressions synonymes parce qu’elles ont le même signifié » –, puis ceux du métalangage juridique.

Comme P. Costa et J. V. Suanzes-Carpegna ont rapproché le travail de l’historien de celui du traducteur d’une langue étrangère, M. Troper explicite sa pensée en invoquant la façon dont procèdent les comparatistes pour faire comprendre à  leurs auditeurs ou lecteurs les règles d’un droit étranger. Il prend l’exemple du testament pour concrétiser la distinction entre les concepts juridiques et ceux du métalangage juridique : « la décision de considérer que, bien que les règles juridiques soient différentes, il y a, en Angleterre et en France, une institution appelée testament, parce que dans les deux pays, il existe un procédé par lequel un individu peut exprimer sa volonté que certains biens dont il est propriétaire deviennent après sa mort la propriété de certaines personnes » ne crée pas un concept juridique, mais un concept métajuridique.

Cette distinction entre le concept et le métaconcept que M. Troper a présentée aussi avec brio dans son intervention au colloque célébrant les quarante ans des Quaderni Fiorentini per la storia del pensiero juridico moderno, nous paraît très séduisante. Mais juste après avoir donné l’exemple du testament, M. Troper déduit de sa distinction une conséquence que nous pensons contestable à  propos d’une autre institution, celle du mariage. Institution qui a fait l’objet d’une disposition célèbre de la Constitution de 1791 : « La loi ne considère le mariage que comme contrat civil »[9].

Pour M. Troper, l’admission du mariage entre deux personnes du même sexe ne constitue qu’un changement de concept de mariage, comme celui qui est intervenu en 1884 lorsque le Parlement a autorisé le divorce (p. 84-86). Nous ne le pensons pas, nous pensons que le changement ne se situe pas au niveau des concepts, mais à  celui des métaconcepts.

Certes, écrire que le législateur de 1884 a consacré un nouveau concept de mariage nous paraît exact. Il a remplacé le mariage indissoluble de la loi du 8 mai 1816 par un mariage pouvant être dissous par un divorce pour faute. On peut constater de même que la Constituante avait créé un nouveau concept de mariage, le mariage civil, qui s’était substitué, au plan légal, au mariage religieux. Mais la législation de 2013 va au-delà  d’un simple changement de concept de mariage. On s’en rend compte en lisant par exemple le Traité du mariage et de la séparation de corps de Demolombe, paru en 1860. Demolombe a bien conscience de ce qu’il existe différents concepts de mariage, religieux ou non (p. 2-6), avant de préciser qu’il va s’en tenir au seul mariage du Code Napoléon en vigueur. Mais il place au premier rang des conditions nécessaires pour contracter mariage la différence de sexe entre les futurs époux. Il affirme que « le mariage entre deux personnes du même sexe est donc radicalement impossible » et que « si par un concours de circonstances extraordinaires… un tel mariage ou plutôt un tel simulacre de mariage avait été célébré, il n’y aurait rien. Ce prétendu mariage ne serait pas seulement annulable, il serait nul comme le néant » (p. 16 et p. 388)[10].

Nous voyons ainsi le problème : la distinction faite par M. Troper est très pertinente pour expliquer les deux positions opposées sur la question dite du « mariage pour tous ». Pour les partisans de celui-ci, il s’agit d’une simple extension du concept de mariage. Pour leurs contradicteurs, c’est l’essence même du mariage qui est remise en cause, c’est le métaconcept de mariage qui est condamné. Le développement de M. Troper lui-même permet de parvenir à  cette conclusion. À la fin du paragraphe dans lequel il évoque la comparaison du mariage dans la Rome antique et dans la France contemporaine, il écrit qu’il faut, pour faire cette comparaison, présupposer « que le concept moderne de mariage et le concept romain de mariage ont quelques caractères essentiels communs. En d’autres termes, il faut présupposer un concept métajuridique ». Or ce concept métajuridique existait : le mariage, à  Rome comme en France avant 2013, était une forme d’union consacrée par le droit entre un homme et une femme. C’est ce concept métajuridique qui est anéanti par la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013, qui n’opère pas un simple changement de concept de mariage, ce qui avait été le cas avec la Constitution de 1791 et les lois de 1816 et 1884.

L’étude de J. Hummel est à  la fois analytique et synthétique (p. 141-172). Analytique parce qu’elle se penche sur la théorie des cycles constitutionnels de Maurice Hauriou pour en dégager la signification profonde, négligée dès lors qu’on croit que le Doyen de Toulouse n’a été animé que par un souci pédagogique lorsqu’il l’a exposée dans son Précis de droit constitutionnel. Pour J. Hummel, « l’enjeu véritable de cette théorie se trouve dans… un glissement de la pensée diachronique (l’histoire dite linéaire) vers une démarche propre à  saisir la dimension de la durée »[11]. Il fait valoir qu’Hauriou a exposé sa théorie dans l’entre-deux-guerres, à  une époque où d’éminents penseurs ont remis en cause l’idée prédominante jusqu’au drame de la Grande Guerre, que l’histoire de l’humanité était à  la fois linéaire et orientée vers le progrès. À rebours de ces perspectives téléologiques, Hauriou a proposé une lecture cyclique de l’histoire constitutionnelle française. Certes, cette lecture, qui repose sur une confusion entre cycle politique et cycle constitutionnel, ne fait pas disparaître la croyance dans la perfectibilité du droit, mais elle est loin de s’inscrire dans l’idéologie du progrès sur laquelle était adossé le constitutionnalisme depuis le XVIIIe siècle.

Cette analyse perspicace de la pensée d’Hauriou vient à  l’appui d’une réflexion d’ensemble sur l’histoire et la temporalité constitutionnelles. J. Hummel analyse la théorie de Georges Vedel selon laquelle « chaque poussée de démocratie, même assortie d’un échec final, a laissé… un certain acquis irréversible ». Il voit en elle l’inspiratrice du Comité présidé par Simone Weil, qui a assuré « qu’il y a bien un sens de l’histoire », que « l’acte constituant répond toujours à  la volonté d’établir un nouveau standard, forcément plus élevé que le précédent ». J. Hummel remonte aux sources de cette conviction, aux conceptions de l’histoire qui se sont substituées à  partir du siècle des Lumières au providentialisme. Mais il porte « un regard plus distancié » sur notre histoire constitutionnelle, car la succession des Constitutions depuis 1789 peut être perçue comme la conséquence de l’incapacité à  juridiciser l’exercice du pouvoir politique dans une France profondément marquée par la fracture révolutionnaire et par son empreinte sur les esprits. Quant au discours sur l’État de droit, il le rapproche de l’annonce d’une fin de l’histoire qui proviendrait de la diffusion universelle du modèle de la démocratie libérale.

L’auteur de l’Essai sur la destinée de l’art constitutionnel (que nous avons présenté à  la RFDC, 90-2012, p. 461-462), dubitatif envers cette vision optimiste de l’histoire constitutionnelle, soulève plusieurs problèmes sur lesquels il livre sa pensée. Il est convaincu que l’histoire constitutionnelle s’inscrit dans l’histoire générale, qu’elle lui est consubstantielle et qu’il est erroné de la réduire aux seuls textes constitutionnels. Il relève que cette histoire est restée longtemps « un travail de mise en récit opéré au soutien d’enjeux politiques clairement identifiés », ce qui rejoint la démonstration de F. Saint-Bonnet. Il déplore qu’elle se soit trop accompagnée d’une confusion avec l’écriture du roman national de différents grands pays. Il récuse la sacralisation de l’histoire institutionnelle, qu’il ne faut pas « situer dans un ciel juridique » en refusant de voir qu’elle est « un processus traversé de part en part par des enjeux et conflits politiques ».

De tels enjeux, J. Elster fournit une illustration concrète en comparant la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 à  propos de l’égalité, du suffrage et de l’esclavage. Il explicite les écarts entre pensées, paroles et actes chez les auteurs de ces deux textes fondamentaux en dévoilant de façon très fine les paroles insincères et les votes stratégiques (p. 173-193).

De façon générale, on éprouve à  la fin de la lecture de ce très remarquable ouvrage de réflexion le sentiment exprimé par F. Saint-Bonnet : l’objectif actuel de la recherche en histoire constitutionnelle consiste dans « l’approfondissement de la discipline académique droit constitutionnel et non de la discipline histoire » (p. 111-113). Mais les progrès des deux ne peuvent qu’aller de pair[12].

Jean-Louis Mestre est Professeur d'Histoire du Droit à  l'Université Aix-Marseille

Pour citer cet article :
Jean-Louis Mestre «Carlos Miguel Herrera, Arnaud Le Pillouer (dir.), Comment écrit-on l'histoire constitutionnelle ? », Jus Politicum, n° 10 [https://www.juspoliticum.com/article/Carlos-Miguel-Herrera-Arnaud-Le-Pillouer-dir-Comment-ecrit-on-l-histoire-constitutionnelle-723.html]