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e par ses goûts, sa culture, son urbanité exquise et sa façon d’être, Jean-Marie Denquin n’est en rien homme de son temps : il serait bien plutôt un personnage de la fin du xixe siècle. Mais c’est encore plus haut qu’il faut remonter pour rendre compte de ce qu’inspire son Penser le droit constitutionnel[1] : au Grand siècle de Corneille, et à la scène de Polyeucte où le futur martyr, se rendant au temple, croise Néarque, celui qui l’a initié au christianisme, qui s’étonne de le voir prendre ce chemin :

À le lire, on a le sentiment que les constitutionnalistes ordinaires, si l’on peut dire, sont pour la plupart du côté de Néarque – du Néarque première manière : croyants sincères et sérieux, mais prudents, sinon timorés, pleins de crainte de ce qui pourrait (leur) arriver s’ils osaient briser les idoles et contester la mythologie en vigueur, les lieux communs et les idées reçues du constitutionnellement correct :

Pourquoi donc contester ce qui se dit, ce qui se répète depuis si longtemps, ce qui paraît si conforme à l’air du temps ? Pourquoi proclamer ce qui risquerait de susciter un ostracisme quelconque, une marginalisation déplorable au sein de ce « tout petit monde » où il est de bon ton de ne point crier trop fort ?

Mais Jean-Marie Denquin, homme courtois s’il en est, ne l’entend pas de cette oreille :

C’est ce qui ressort du passionnant recueil d’une dizaine d’articles, Penser le droit constitutionnel, qui vient de paraître, et où il se livre avec un plaisir mal dissimulé à ce qui paraît décidément l’un de ses exercices favoris : la destruction des mythes fondateurs de la Vulgate constitutionnelle moderne.

 

I. Les mythes en miettes

 

Dans l’un des articles les plus significatifs, « Situation présente du constitutionnalisme », Jean-Marie Denquin prend pour cible deux idoles majeures dont la démystification constitue peut-être le fil d’Ariane de son ouvrage : la démocratie, et le juge.

La première, explique-t-il, est « officiellement » – on goûtera au passage l’emploi de cet adverbe choisi, et les abîmes comiques qu’il laisse entrevoir –, elle est officiellement, donc, « le régime parfait, indépassable, l’authentique fin, aux deux sens du terme, de l’histoire » (aux deux sens du terme aussi, supposera le lecteur attentif). Mais de quelle démocratie parle-t-on, se demandera le même lecteur ? Celle que pratiquaient les anciens dans l’Athènes d’Aristote, « ce que l’on appelle aujourd’hui – mais l’adjonction de l’adjectif implique en elle-même un changement radical de vision, puisqu’il faut maintenant distinguer l’espèce du genre – une démocratie directe » ? Celle-là même que l’abbé Siéyès nommait démocratie tout court avant de la déclarer inapplicable, sinon dangereuse, incompatible avec les républiques modernes ? Ou bien ce que l’on qualifiera beaucoup plus tard de « démocratie représentative », ce « qui auparavant ne pouvait apparaître que comme une contradiction dans les termes », oxymore bizarre auquel on va pourtant se rallier (officiellement, une fois encore) au milieu du xxe siècle en introduisant dans la constitution du 27 octobre 1946 un article 3 disposant que « la souveraineté nationale appartient au peuple français » ?

Un oxymore dont les composantes se trouvent elle-même brouillées lorsqu’après s’être fondé sur l’étymologie (supposée être la « science du vrai ») pour définir la démocratie comme le pouvoir du peuple (fût-ce au travers de ses « représentants »), on en vient à ne plus y voir, à l’aide des bésicles postmodernes, qu’un système quelconque garantissant les droits fondamentaux de l’individu. C’est du reste ainsi qu’elle est « présentée comme la valeur suprême à l’aune de laquelle doit être jugée (et) éventuellement écartée la démocratie au premier sens », le gouvernement du peuple n’étant « plus un impératif » lorsqu’il s’agit de définir la démocratie, rien d’autre qu’une « valeur relative ». C’est pour cette raison que certains peuvent en déduire que « la démocratie constitutionnelle » ou « la démocratie continue » appuyée sur les juridictions suprêmes « est plus démocratique que la démocratie électorale » – sans que l’on sache pourquoi, ni au nom de quoi on pourrait l’affirmer, ou prétendre mesurer de façon pertinente le degré de démocratie d’un système quelconque.

La démocratie n’a plus de sens stable ; quant à ceux qui oseraient contester la supériorité de la forme électorale, ils seraient, à en croire certains, victimes d’un préjugé essentialiste érigeant ladite « démocratie électorale » en une norme indépassable, une essence fixe, alors qu’elle n’en est qu’un moment historique particulier. Ce faisant, les auteurs de cette accusation posent « implicitement la thèse selon laquelle la démocratie n’a pas d’essence », bref, qu’« il [n’]existerait pas une réalité […] de la démocratie » : d’où l’on peut conclure qu’il « serait légitime d’appeler démocratie autre chose que ce qui est habituellement désigné sous ce nom ». Ni sens, ni essence : même s’« il n’est pas quelconque », « l’usage des mots est libre », et on pourrait qualifier de démocratie n’importe quel type de régime sans que quiconque puisse sérieusement en contester l’emploi – de la même manière que l’on pourrait employer le mot république, au grand dam des exégètes de la fameuse « forme républicaine du gouvernement » de l’article 89 al. 5 de la constitution. La démocratie, du mythe au miettes ?

« Cette histoire vraie », poursuit Jean-Marie Denquin, « se distingue de l’histoire sainte, celle de la conscience commune, dont l’ignorance conforte les certitudes, et d’une certaine doctrine constitutionnelle » : car même si la chose est fort triste, cette histoire « ne décrit pas », contrairement à l’autre, « la victoire des lumières (c’est-à-dire de ceux qui pensent comme nous) sur les ténèbres (ceux qui pensent autrement) ».

L’autre mythe du xxie siècle, c’est le juge, pourvu d’une majuscule – d’ailleurs inextricablement lié à la démocratie revue et corrigée façon droits fondamentaux, puisque c’est à lui et à lui seul qu’il appartient de les énoncer et de les garantir. Comme pour la démocratie, la construction ne relève en dernier ressort ni de la raison, ni de l’expérience, mais d’une « démarche religieuse », « par laquelle on reconnaît (au juge) le privilège de locuteur omniscient », et qui « se nomme » rien de moins que « foi ».

Car le droit, une fois reconnu « comme unique valeur » au point d’envahir la notion de démocratie, « se retourne paradoxalement en une sorte d’hyper positivisme : le juge justifie le droit qu’il crée par sa qualité de juge, et sa qualité de juge par le droit qu’il crée, puisqu’il dit quels droits sont fondamentaux, jusqu’à quel point et pourquoi », sans s’autoriser en cela de quelqu’un d’autre que lui-même. On baigne ici dans une « espèce de religiosité latente » et « quelque peu grotesque », celle qui nimbe les « notions fétichisées » que sont désormais « la constitution, l’État de droit, le juge constitutionnel » ou la hiérarchie des normes : ersatz de sacralité qui les rend intangibles et « non révisables », au risque de les confondre avec les brumes de la supra constitutionnalité.

En l’occurrence, de telles brumes présentent d’ailleurs l’avantage de dissimuler les innombrables carambolages qu’elles suscitent par ailleurs : ainsi, celui qui conduit le juge constitutionnel à écrabouiller (Jean-Marie Denquin écrit plus élégamment : à ruiner implicitement) la notion de séparation des pouvoirs, dès lors que, devenu par la grâce de la théorie réaliste de l’interprétation le « maître absolu de la norme […], il n’existe en droit aucune limite à son pouvoir ». La notion de séparation des pouvoirs fonctionne alors comme un paradigme autodestructeur en permettant au juge, libre de déterminer discrétionnairement ce qui lui est conforme, d’opérer à son profit exclusif une « concentration de tous les pouvoirs ».

D’où le sentiment, que Jean-Marie Denquin illustre d’une image que l’on dirait empruntée à Piranese ou à Borges, que « la pyramide s’effondre par le haut ».

 

II. Un nihilisme de l’intelligence

 

Lorsqu’on y regarde de plus près, cette entreprise de démystification systématique semble toujours obéir au même mode opératoire (les amateurs de romans policiers savent que c’est la marque des tueurs en série), et aboutir au même résultat – un champ de ruines.

Le modus operandi révèle en outre le double visage de notre Polyeucte du droit public : l’auteur comique, et l’essayiste tragique.

Le premier n’hésite pas à citer Flers et Caillavet en exergue d’un article de haute volée sur « l’Essence de la démocratie ». Mais, toutes choses égales par ailleurs, il fait surtout penser à un conservateur en chef du département des peintures du Louvre qui s’amuserait à mobiliser les infinies ressources de sa science pour analyser la dernière croûte de Madame Michu Jocelyne, trésorière-adjointe de l’amicale des artistes retraités de la ratp.

Concrètement, la puissance comique de ses articles résulte toujours de l’application, à une pensée molle et faiblement consistante, d’une analyse logique extrêmement rigoureuse, feignant ainsi de prêter à l’objet d’analyse une densité et une profondeur qu’il n’a jamais eu l’ambition d’avoir. Jean-Marie Denquin, il faut le reconnaître, n’est pas l’inventeur du genre, et peut-être a-t-il puisé son inspiration dans le célèbre Chef-d’œuvre d’un inconnu[5] (1714), de Thémiseul de Sainte-Hyacinthe, où l’auteur, sous le pseudonyme de Dr Chrisostome Matanasius, consacre deux volumes à (faire semblant d’) étudier avec le plus grand sérieux les trois couplets d’une chansonnette populaire soi-disant antique : « L’autre jour, Colin malade dessus son lit / d’une grande maladie / pensant mourir de trop songer à ses amours / ne put dormir ».

C’est à peu de choses près ce à quoi procède Jean-Marie Denquin dans l’article précité, en analysant avec la plus extrême minutie l’affirmation de Dominique Rousseau selon laquelle le développement du conseil constitutionnel aurait induit une véritable mutation entraînant le passage d’une démocratie électorale à une démocratie constitutionnelle. « Ce faisant », commente d’abord Jean-Marie Denquin, « Dominique Rousseau s’inscrit dans une tradition vénérable, celle d’Esmein ou plus récemment de Georges Burdeau » (il aurait pu ajouter Kelsen, Savigny et Grotius pour faire bon poids) « qui s’efforce de saisir, à l’aide d’instruments juridiques et conceptuels irréductibles à la pure sociologie politique […] les transformations des systèmes politico-juridiques ». Après quoi, armé de son scalpel logique, il entreprend, sous les yeux du lecteur médusé, de disséquer le propos :

Comme chez M. de Sainte-Hyacinthe, le rire est suscité par le décalage, et par l’inadaptation manifeste des outils d’analyse, hautement sophistiqués, à l’objet… rustique que l’on prétend leur faire mesurer.

Plaisanterie, ou humour noir ? Derrière la drôlerie du procédé, on devine en effet la dimension tragique du propos. Car Jean-Marie Denquin, s’il débusque ainsi les faiblesses d’une proposition, les inconsistances d’un lieu commun, ne le fait pas (seulement) pour amuser ses lecteurs : mais aussi, et surtout, pour dénoncer la supercherie et pour rappeler, le cœur gros, qu’il serait temps de prendre au sérieux des mots et les concepts. Pour plaider la cause d’un véritable « débat des idées », « cet exercice que l’on n’évoque jamais […] que pour en déplorer l’absence », et qu’il espère relancer ainsi, en martelant les idoles et en bousculant les icônes.

Mais pour cela, reconnaît-il, encore faudrait-il que « les idées s’opposent », et donc, non seulement qu’elles existent bien, mais qu’elles soient à peu près de force comparable. Telle était la règle dans les duels anciens, où il était proscrit de se battre avec quelqu’un de manifestement trop inférieur ou trop supérieur à soi : dans le Cid – restons fidèles à Corneille –, c’est ce qui interdit à Don Diègue d’affronter le comte, étant trop vieux pour cela. Mais tel est aussi le drame caché dont ce livre se fait l’écho, avec un auteur trop fort pour les adversaires qu’il pourrait défier en combat singulier, tout en étant beaucoup trop faible face à un monde globalement soumis au Mainstream de la pensée unique.

Quant au résultat de l’assaut, il est toujours le même : des mythes, des lieux communs et des grands mots, il ne reste plus pierre sur pierre quand le marteau est tombé. Il n’y a plus, gisant à terre, que des truismes privés de leur pseudo-carapace conceptuelle, dépourvus de l’auctoritas factice qui leur permettait d’en imposer aux paresseux ou aux naïfs.

Des ruines, mais sans alternative : « Il ne sert donc à rien de préconiser des réformes », avoue Denquin. Car contrairement à Polyeucte, qui brise les idoles afin de déblayer le temple et de faire place au vrai Dieu, il se contente de les écraser au seul motif qu’elles sont trompeuses, sans prétendre reconstruire ensuite. Lorsque le marteau a fait son office, il n’est pas question de prendre la truelle.

Pour laisser le chantier à d’autres, ou parce que la chose lui paraît irrémédiablement vaine ? C’est une question que Penser le droit constitutionnel renonce à trancher.

 

Frédéric Rouvillois

Né le 19 août 1964, Frédéric Rouvillois est professeur agrégé de droit public à l’Université de Paris. Il a publié ou dirigé une quarantaine d’ouvrage consacrés pour l’essentiel au droit constitutionnel, à la philosophie politique et à l’histoire des mœurs et des représentations, en particulier : L’invention du progrès (Paris, cnrs Éd., 2010) Histoire de la politesse, de la révolution à nos jours (Paris, Flammarion, 2006), Crime et utopie (Paris, Flammarion, 2013), Liquidation. Emmanuel Macron et le saint-simonisme (Paris, Cerf, 2020) ; il a co-dirigé avec Christophe Boutin et Olivier Dard le Dictionnaire du conservatisme (Paris, Cerf, 2017) et le Dictionnaire des populismes (Paris, Cerf, 2019).

Pour citer cet article :
Frédéric Rouvillois «Denquin et les idoles », Jus Politicum, n° 25 [https://www.juspoliticum.com/article/Denquin-et-les-idoles-1352.html]