Il n’existe aucune étude sérieuse, en langue française, consacrée au droit et à la littérature juridique de la RDA. La présente contribution se borne à présenter quelques aspects de cette dernière en tant que celle-ci se concentre plus spécialement sur le droit constitutionnel. Elle montre dans un premier temps le climat et les conditions politiques dans lesquels furent produites les premières doctrines juridiques et constitutionnelles, sous l’ère Ulbricht, sur la base du dépouillement systématique des dix premières années de parution de la revue Staat und Recht. Puis elle expose – essentiellement à partir du seul manuel de droit constitutionnel paru (en 1977, rééd. 1984) – deux questions de droit constitutionnel, les théories des droits fondamentaux et de l’élection, choisies à raison de leur contraste avec nos doctrines démocratiques et libérales, en montrant comment du sens est donné à des institutions qui nous paraissent n’en avoir aucun.

Legal and Constitutionnal Doctrine in German Democratic Republic. French studies has been lacking of thorough works dedicated to the legal doctrine in German Democratic Republic. This article aims at presenting several aspects of the latter, especially regarding its constitutionnal law. First of all, it highlights the very special political context in which were produced the first legal and constitutionnal doctrines, under the « Ulbricht Era », through a systematic study of the Staat und Recht’ first decade issues. Then, this article studies – mostly through the only constitutionnal law casebook (published in 1977, and again in 1984) – two matters of constitutionnal law, i.e. theories of fundamental rights and election, chosen for their contrast with our liberal and democratic doctrines, eventually revealing how institutions can be considered as relevant at some point though we may find them senseless.

L

a présente contribution s’inscrit dans une recherche plus large consacrée à l’analyse des discours des juristes allemands aux xixe et xxe siècles*[1]. Le concept de droit ou, plus précisément, de discours juridique « totalitaire » établit un certain lien entre l’étude consacrée au discours juridique nazi et cette étude qui s’intéresse au discours juridique en Allemagne de l’Est. Ce lien, toutefois, ne saurait masquer des différences profondes. On ne vise pas ici les différences substantielles qui opposent à l’évidence discours nazi et discours marxiste-léniniste. On vise, dans une démarche qui n’oublie pas les leçons de George Orwell, bien davantage la grammaire, la syntaxe et la sémantique de ces discours ainsi, par ailleurs que leurs conditions (politico-sociales) d’énonciation.

De ce dernier point de vue, une différence déterminante entre discours juridiques nazis et discours juridiques du marxisme allemand s’explique par le fait que, à la différence des idéologues nationaux-socialistes, les juristes communistes disposaient d’un véritable appareil philosophico-théorique complètement structuré, qu’il convenait d’interpréter sans le transformer, à savoir l’œuvre de Marx et Engels. Bien sûr ce corpus était complété et orienté par les écrits de Lénine – la doctrine officielle de la rda, comme de l’urss et de l’ensemble de ses pays satellites, était le marxisme-léninisme – et, durant les toutes premières années de l’Allemagne orientale, par ceux aussi de Staline, Lénine et Staline ayant à ce moment en quelque sorte rang d’interprètes authentiques de la pensée de Marx et Engels. Le carcan théorico-idéologique était donc puissamment structuré et les discours ne pouvaient se mouvoir que dans un espace très étroit. Les nazis, eux, n’avaient pour source primaire et authentique que le texte indigeste et indigent de Mein Kampf. Cela fait une grande différence dans les conditions-mêmes de la construction des discours juridiques.

Qui veut découvrir ce pays des doctrines socialistes est-allemandes, doit consulter plusieurs Reiseführer, plusieurs guides de voyage. On pourra oublier les ouvrages de Robert Charvin qui déclarait, en 1985 encore, que la rda appartenait désormais au petit cercle des dix plus grandes puissances industrielles du monde[2]. On peut préférer d’autres travaux, ceux de Georg Brunner[3], de Michael Stolleis[4], de Jan Schröder[5] ou encore le fort volume des travaux de la commission d’enquête « Histoire et suites de la dictature du sed en Allemagne », établie par le Bundestag durant sa 12e législature (1990–1994), consacré au droit, à la justice et la police[6]. Il convient cependant de mentionner spécialement le petit livre paru en 1968, d’Ernst-Wolfgang Böckenförde, La conception du droit dans l’État communiste[7]. Tout l’intérêt de ce livre tient en ceci que son auteur ne projette pas un regard extérieur d’historien sur les discours juridiques de rda, non seulement parce que, au moment où il écrit – vers la fin de l’ère Ulbricht – ces discours sont toujours actuels et vivants, mais surtout parce qu’il adopte une sorte de point de vue interne, théorique, s’abstenant d’un jugement de valeur trop rapide, pour chercher avant tout la cohérence d’ensemble qui anime cette conception communiste du droit.

Il faut aussi remonter aux sources. On s’est ici d’abord concentré, mais sans exclusive absolue, sur la première décennie de la rda, entre 1949 et 1959, c’est-à-dire la première moitié de l’« ère Ulbricht » environ. Ce moment est important, parce qu’il s’y agit de mettre en place les structures de contrôle de la production du droit et de la science du droit, de fixer la doctrine et de mettre au pas les professions juridiques ainsi que l’enseignement de la science du droit. Le tout se joue sur fond d’événements politiques majeurs qui vont d’ailleurs, par deux fois, mettre en danger le règne d’Ulbricht : le soulèvement du 17 juin 1953 en rda, puis le « rapport secret » de Khrouchtchev au xxe congrès du pc d’urss le 26 février 1954 qui fut suivi des crises polonaise et hongroise de l’automne 1956. Ces événements ne sont pas sans conséquences directes sur le monde juridique allemand : celui-ci sera étroitement surveillé et contrôlé jusqu’à l’« événement traumatique », pour les juristes, de la conférence de Babelsberg des 2 et 3 avril 1958 (I).

Le second moment de l’exposé sera consacré plus précisément à la « doctrine » du droit constitutionnel, du Staatsrecht de la rda. Cette doctrine fut officielle et contrôlée – plus que sous le nazisme – et idéologique – comme sous le nazisme : il fallait établir une « doctrine marxiste-léniniste » et donc, d’un point de vue interne, strictement « scientifique » du droit constitutionnel. Celle-ci, cependant, fut difficile à réunir en un seul ouvrage, en un manuel. En 1963, on appelait déjà à « créer les conditions nécessaires à un “Traité de droit constitutionnel de la rda[8] ». Si un commentaire de la Constitution de 1968 avait été publié en 1969, sous la responsabilité immédiate du directeur de la division « Questions politiques et juridiques » (Abteilung Staats- und Rechtsfragen) du Comité central du sed, Klaus Sorgenicht[9], le manuel ne parut quant à lui qu’en 1977 (sous l’ère Honecker), sous l’égide de l’Académie de la science politique et juridique de rda[10], rédigé par un « collectif d’auteurs[11] ». On consacrera le second moment de cette contribution, beaucoup plus bref, à deux questions constitutionnelles, celle de l’interprétation « des droits fondamentaux » d’une part, celle du sens que pouvait donner une doctrine idéologiquement disciplinée à un processus électoral qui nous apparaît particulièrement ubuesque d’autre part. L’analyse s’appuiera plus particulièrement, sinon exclusivement, sur le texte du Traité de droit constitutionnel, dans sa seconde édition de 1984, puisque celui-ci est le compendium officiel de la science constitutionnelle marxiste-léniniste de rda (II).

 

I. À Babelsberg, on parle une seule langue et d’une seule voix : le droit selon Monsieur Ulbricht

 

Babelsberg : le mont Babel, donc. Cœur névralgique de la « science » est-allemande du droit, mais aussi tour de contrôle idéologique de l’enseignement, de l’édition et des professions juridiques. Cette tour de contrôle babélienne portait un nom dans lequel on avait d’ailleurs inséré un nom propre : l’« Académie allemande pour la science politique et juridique “Walter Ulbricht » (Deutsche Akademie für Staats- und Rechtswissenschaft Walter Ulbricht)[12]. Il faut conserver le singulier utilisé en allemand : « la science politique et juridique », parce que cette nouvelle science, solidement établie sur les fondements du marxisme-léninisme, n’admettait aucune différence ni séparation entre la science politique, elle-même unifiée dans et par le marxisme-léninisme, et la science juridique.

Comme sous le Troisième Reich, la science juridique était tenue pour une science de part en part politique : dans le livre qu’il consacre à l’essence du droit d’après le marxisme-léninisme et qu’on commentera plus bas, Hermann Klenner écrivait clairement : « Le droit est une catégorie subordonnée à celle de la politique[13] ». Georg Brunner, qui cite aussi cette formule, en rappelle une autre, qu’il tire d’une contribution publiée en 1973 dans la revue Staat und Recht : « Le droit socialiste est un moyen pour la réalisation de la politique du parti marxiste-léniniste, il ne se situe pas à côté et moins encore au-dessus de la politique[14] ». Non seulement le droit est saisi par la politique, mais celle-ci est évidemment fixée et complètement déterminée par le parti marxiste-léniniste au pouvoir, ce qui n’a bien sûr rien pour étonner, mais qui a le mérite d’être ici affirmé sans ambages.

A. Monsieur Ulbricht, une carrière au service du stalinisme

Walter Ulbricht (1893–1973)[15] n’occupa certes, de 1945 à 1950, officiellement, que des fonctions de suppléance : il fut d’abord désigné vice-président du Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (sed : Parti socialiste unifié d’Allemagne) lors du congrès de l’unification forcée du spd avec le kpd (21-22 avril 1946) qui organisa une présidence commune du nouveau parti confiée à Wilhelm Pieck (kpd) et Otto Grotewohl (spd) ; en 1949, Ulbricht fut élevé au rang de vice-président du Conseil des ministres, présidé par Grotewohl. Mais, de fait, il était déjà l’homme-clé du système : il avait établi très tôt ses réseaux, puisqu’il avait dirigé le principal des groupes de militants communistes allemands (Gruppe Ulbricht) préparés par Moscou et rapatriés en Allemagne dès la fin de la guerre pour refonder le kpd, ce qui lui offrait une place de choix dans le nouveau système. C’est d’ailleurs dans l’accomplissement de cette mission qu’Ulbricht fut le principal organisateur de la création du sed. Son élection au poste de Secrétaire général du sed (rebaptisé : « Premier secrétaire » en 1953) lors du Troisième congrès du Parti en 1950, officialisait sa position réelle dans l’appareil. Le 7 septembre 1960 mourait Wilhelm Pieck, président de la rda depuis 1949, et une loi modifiait aussitôt la Constitution du 7 octobre 1949 en substituant à son titre v intitulé « Président de la République » (art. 101 à 108), un nouveau texte désormais intitulé « Conseil d’État de la République » (loi du 12 septembre 1960 « über die Bildung des Staatsrates der Deutschen Demokratischen Republik ») : la fonction de chef de l’État devenait ainsi directoriale. Ulbricht en devint le président et le système directorial était aussitôt transformé en système dictatorial. Officiellement, le Conseil d’État était présenté comme un « organe de la Chambre du Peuple[16] », sans que l’on en découvre quelque conséquence de droit – il n’y a aucune théorie juridique de l’organe – si ce n’est, tout au plus, que, à ce titre, les décrets du Conseil d’État (Staatsratserlasse) avaient rang de loi[17].

L’« ère Ulbricht » fut la période indépassablement stalinienne de la rda : Ulbricht fut politiquement éduqué en urss pendant la guerre et il ne put jamais se départir de son modèle stalinien, même après le xxe Congrès du pc de l’urss. Comme on l’expliquera plus bas, son problème fut de surmonter la déstalinisation afin de « restaliniser » le régime dès 1957.

À partir de là, les ennemis internes ayant été soigneusement écartés, il gouverna le pays d’une main de fer, jusqu’à ce qu’il commence à porter sur les nerfs du nouveau maître du Kremlin, Leonid Brejnev qui présida aux destinées de l’urss à partir de 1964. Ulbricht ne semble pas comprendre exactement – ou ne veut pas comprendre – le sens de la « doctrine Brejnev » de la « souveraineté limitée » formulée à Bratislava le 3 août 1968 et justifiant l’intervention immédiatement à venir en Tchécoslovaquie. Ulbricht se comporte comme un égal du potentat soviétique. Il reste attaché à la question nationale allemande et ne refuse pas absolument l’Ostpolitik de Willy Brandt à partir de la fin de l’année 1969 : or, Moscou impose la cohésion du bloc de l’Est comme une priorité indérogeable. C’est pourquoi Brejnev reporta sa confiance et ses espoirs sur l’homme qui manifestait tous les signes nécessaires d’allégeance et qui, de surcroît, souhaitait devenir Calife à la place du Calife, Erich Honecker. Le 28 juillet 1970, Brejnev donna, en personne, à Honecker son feu vert : il fallait liquider Ulbricht. Le 3 mai 1971, devant le Comité central du sed, Ulbricht annonça son retrait « pour raisons de santé ». En juin, le 8e Congrès du sed désigna Honecker premier secrétaire du Comité central du parti. On ne laissa à Ulbricht que des titres honorifiques jusqu’à sa mort le 1er août 1973.

B. L’Académie allemande pour la science politique et juridique « Walter Ulbricht »

L’Académie résultait en 1953 de la fusion l’Académie allemande pour l’administration (Deutsche Verwaltungsakademie) – créée en 1948, à laquelle avait été déjà ajouté le nom de « Walter Ulbricht » en 1950 et qui fut installée à Babelsberg en 1952 – et de l’École supérieure allemande pour la justice (Deutsche Hochschule für Justiz) dont l’origine remonte à 1951. Le 27 mars 1952 avait été créé, auprès du Ministère de la Justice, l’Institut allemand pour la science juridique (Deutsches Institut für Rechtswissenschaft) : ce dernier avait des liens personnels étroits avec l’Académie créée en 1953 et à laquelle il fut officiellement rattaché en 1959. L’Académie dans son ensemble était placée sous la tutelle directe du Service des affaires politiques et juridiques du Comité central du sed[18].

Cette réorganisation générale du système de mise au pas du monde juridique autour d’une Académie, qui, toutes choses égales d’ailleurs, rappelait l’Akademie für Deutsches Recht créée en 1933 et placée sous la direction du Reichsrechtsführer Hans Frank[19], cette réorganisation s’inscrivait dans le train des réformes consécutives à l’annonce de la nouvelle phase d’« édification du socialisme ».

Cette annonce avait été faite par Ulbricht en juillet 1952, à l’occasion du iie Congrès du sed : après la phase « antifasciste » d’éradication du nazisme et de la « démocratisation » de la société s’ouvrait un nouveau chantier, celui de l’« édification du socialisme » (Aufbau des Sozialismus). L’« édification du socialisme » signifiait l’application aussi fidèle que possible, en rda, du modèle soviétique stalinien. Le passage à cette nouvelle étape avait été accepté par Staline[20]. Mais dès après sa mort, survinrent de fortes tensions entre les dirigeants de la rda et la très provisoire direction de l’urss (Beria et Malenkov au premières places) qui avait décidé, à l’inverse, un « Nouveau cours ». Il semble que Béria ait même donné le feu vert aux ennemis intérieurs d’Ulbricht pour procéder à la destitution de ce dernier[21]. Début juin, Ulbricht, accompagné de Grotewohl et du secrétaire du Comité central du sed chargé de la propagande, Oelßner, se rend à Moscou où la petite délégation va recevoir les « conseils », très amicaux[22], de la nouvelle direction soviétique : celle-ci s’inquiétait des premiers signes de contestation que la politique économique brutale engagée sous le sceau de l’« édification du socialisme » commençait de produire en Allemagne, du fait de l’accélération de la collectivisation forcée dans le secteur agricole, de l’élévation des « normes » de la production industrielle qui signifiait, en réalité, une perte de revenu pour les cadres et ouvriers, ou encore de la focalisation sur l’industrie lourde au détriment de la production de biens de consommation. Il était amicalement conseillé par Moscou d’abandonner le programme de 1952 et de prendre exemple sur le « Nouveau cours » en urss. Seule la chute rapide de Béria lui-même, dès la fin du mois de juin 1953, paraît avoir sauvé Ulbricht. La capacité de ce dernier à réprimer – brutalement – l’important soulèvement du 17 juin 1953 semble avoir convaincu Khrouchtchev qui entreprenait de reprendre en main le Kremlin en marginalisant rapidement Malenkov qui devra abandonner en septembre son poste de Premier secrétaire du pcus. Pour le nouvel homme fort, il convenait avant tout de maintenir la continuité et la stabilité en Allemagne de l’Est plutôt que d’ouvrir la voie à une aventure incertaine[23] : le stalinien Ulbricht bénéficia donc de l’appui, à un moment décisif, du futur artisan de la déstalinisation. Il dut certes apporter quelques inflexions à son programme et adopta lui aussi un « Nouveau cours », spécialement en redonnant une certaine importance à la production de biens de consommation. Cependant, dès le début de l’année 1955, on en revint pratiquement au programme de 1952 et la production industrielle fut à nouveau soutenue au détriment de l’approvisionnement de la population en biens de consommation courante[24].

Les juristes devaient, à leur juste place, participer eux aussi pleinement à l’« édification du socialisme ». Et l’Académie « Walter Ulbricht », qui était de facto l’Académie de Walter Ulbricht, était là pour le leur rappeler : à Babelsberg, on devait parler une seule langue, le hochstalinistisches Deutsch, et même parler d’une seule voix. Après la chute d’Ulbricht, le très ulbrichtien Recteur de l’Académie, Rainer Arlt, fut remplacé en 1972 et, la même année, on rebaptisa l’Académie en « Akademie für Staats- und Rechtswissenschaft » : le nom d’Ulbricht avait disparu et l’adjectif « allemande », supprimé. Celle-ci conserva toutefois ses fonctions essentielles d’orientation et de contrôle du discours juridique en rda.

À aucun autre moment, l’Académie ne s’est acquittée de cette tâche avec plus de zèle et de brutalité qu’en ces journées des 2 et 3 avril 1958, lorsque, ouvrant une conférence qui réunissait plus de 500 juristes, fonctionnaires et membres du sed, Ulbricht vint à Babelsberg en personne pour expliquer officiellement ce qu’il en est du concept de « droit », des méthodes et des missions de la « science juridique marxiste-léniniste » : ce fut l’« événement traumatique de la science du droit en rda[25] ». Cependant, cette conférence fut précédée d’une autre, en 1956, dont il convient de rappeler l’existence, même si les historiens allemands du droit n’évoquent généralement que celle de 1958. Or, la conférence de 1956 montre précisément comment les juristes de rda, comme ceux d’urss, se sont débrouillés pour résoudre – ou contourner – le problème fondamental d’un droit marxiste effectif : pour ce faire, la pensée du camarade Staline leur fut d’un précieux apport.

C. « Recherche de la base et du sommet » : le problème fondamental d’un droit « marxiste-léniniste » et stalinien

On détourne ici le pauvre René Char qui n’y peut mais. La raison en est que ce titre d’un recueil du poète dit assez précisément le problème fondamental d’un droit communiste si l’on veut bien traduire « sommet » par « superstructure » (Überbau) et « base » par… « base ».

Les juristes est-allemands disposaient d’une définition officielle du droit, celle qu’avait formulée Vychinski, et qui avait été revêtue du sceau très officiel de l’Institut de droit de l’Académie des sciences de l’urss en 1938 :

Sur le fond, ce positivisme rudimentaire se distinguait mal du positivisme ordinaire de l’État bourgeois[27]. D’ailleurs, ce concept pouvait aussi bien s’appliquer au droit capitaliste qu’au droit socialiste pour lequel la classe ouvrière remplace la classe bourgeoise dans le rôle de la « classe dominante ». Cependant, cette définition du droit, inlassablement répétée durant les premières années de la rda, ne semblait pas prendre en charge l’un des aspects essentiels de la doctrine marxiste, celui qu’exposait la très célèbre préface à la Contribution à la critique de l’économie politique :

La « superstructure » et donc notamment le droit, paraît ainsi s’élever comme d’elle-même, mécaniquement, à partir de la « base » constituée par les rapports de production « indépendants de la volonté » des humains. Le droit, dans ce cadre, ne saurait avoir aucune autonomie par rapport à la « base réelle » des rapports sociaux tels qu’ils sont : l’« être social » « conditionne absolument » le devoir-être social. Cette conception aurait dû déboucher sur une « abstinence quant à la politique juridique[29] », ce qui est évidemment tout le contraire de ce qu’ont fait les États socialistes. Le volontarisme de Vychinski exprimait toutefois bien la politique juridique effective de l’urss, mais on ne pouvait laisser de côté la question, de fait infiniment récurrente, du rapport entre la base et la superstructure, question complètement absente de la définition donnée par l’exécuteur des basses œuvres staliniennes.

Selon la vulgate marxiste, la superstructure fut généralement dite « refléter » la base. Mais c’était simplifier, on le sait, la pensée des pères fondateurs eux-mêmes, puisque, dans sa célèbre lettre adressée à Joseph Bloch datée des 21–22 septembre 1890, le vieil Engels avait fini par mettre en garde les interprètes trop pressés :

La métaphore du « reflet » ne suffisait donc pas à dire ce qu’il en est de l’interaction entre la base et la superstructure. Cette question fut centrale dès la révolution bolchévique : arrivé au pouvoir, le prolétariat devait maintenant agir et transformer le monde, notamment par les moyens de l’État et du droit. Elle fut tout aussi centrale pour les communistes allemands après 1945 : il fallait liquider la classe bourgeoise, dont le système et l’idéologie fascistes avaient été les derniers avatars de la domination. Il fallait mobiliser l’État et le droit, autrement dit la superstructure, pour transformer radicalement la base, qui devenait ainsi, de fait, le reflet de la superstructure.

Pour sortir de ce paradoxe, qui pouvait sembler une impasse, un écrit du camarade Staline « eut une importance extraordinaire dans la discussion interne du marxisme[31] ». Staline plus qu’Engels, donc. Il s’agit du texte célèbre intitulé « Le marxisme et les problèmes de la linguistique » paru dans la Pravda du 20 juin 1950 et dans lequel Staline critique les thèses de Nikolaï Marr (1865–1934), ce dernier prétendant, après Paul Lafargue, que la langue portait en elle un « caractère de classe[32] ». Pour Staline, « la langue diffère radicalement de la superstructure » ce qui explique que, si la base capitaliste a été liquidée en Russie et remplacée par la base socialiste, « en dépit de cela, la langue russe est restée, pour l’essentiel, ce qu’elle était avant la Révolution d’Octobre ». Le passage théorique décisif intervient alors :

On trouve un témoignage de l’importance de ce texte dans la recension qu’en fit Hermann Klenner, qui deviendra l’un des théoriciens du droit est-allemands les plus reconnus, même à l’Ouest, de la traduction allemande de l’étude d’une juriste soviétique, Marija Pavlovna Karewa, Recht und Moral in der sozialistischen Gesellschaft (Droit et morale dans la société socialiste)[34], qui devint un ouvrage de référence[35] et dont Klenner précise que celui-ci se place « sur la base du travail de Staline quant aux questions relatives aux sciences du langage[36] ». Mais la difficulté réside en ceci que, à la différence du langage selon Staline, le droit, lui, ne peut différer radicalement de la superstructure, tout au contraire : c’est pourquoi l’idée stalinienne, exprimée dans le passage cité, d’une rétroaction de la superstructure sur la base et donc d’un rapport dialectique entre base et superstructure devait ouvrir la possibilité de repenser la fonction d’un droit socialiste.

Le même Hermann Klenner abordera de front ce problème dans un petit ouvrage qui, lui aussi, fera référence et qui est consacré à l’Essence du droit d’après le marxisme-léninisme[37]. L’ouvrage est destiné à combattre le « nihilisme juridique bourgeois-fasciste » (bürgerlich-faschistischer Rechtsnihilismus)[38]. Pour ce faire, il faut partir de la définition du droit par Vychinski citée plus haut dont Klenner met en avant les trois moments constitutifs : « l’existence du droit est liée à une société humaine divisée en classes » ; « dans les normes se reflètent les besoins de la base considérée, représentée dans la volonté de la classe économiquement et politiquement dominante qui la représente » ; « les normes juridiques sont destinées à jouer le rôle de servantes des intérêts de la classe dominante dans le système de la superstructure[39] ». Il en résulte, avant tout, que « le droit n’est pas une forme d’expression de la nature humaine mais une catégorie historique ». L’idée d’une « justice éternelle » est une idéologie propagée par la classe dominante[40]. On peut dresser une typologie historique des formes du droit, dont l’évolution chronologique suit une progression logique : droit esclavagiste, droit féodal, droit bourgeois et, enfin, le bon droit socialiste[41].

Quelques années plus tard, après la conférence de Babelsberg de 1958, dont on dira plus bas les grandes lignes, Karl-Heinz Schöneburg présentait le « nouveau programme de formation » de l’Académie. Le positivisme devenait l’ennemi qui entend, avec Kelsen, systématiser le droit en vigueur « seulement par des points de vue formels, d’après des concepts abstraits qui n’avaient aucun rapport réel avec l’évolution sociale ». La théorie du droit et de l’État ne peut être qu’une « science historique » : « Les œuvres de Marx, Engels et Lénine sont de ce fait des exemples paradigmatiques de l’unité de la théorie et de l’histoire, de la théorie et de la pratique, de la science et de la politique dans le traitement des questions juridiques et politiques. » Et de rappeler la phrase célèbre qui ouvre la première partie de L’idéologie allemande : « Nous ne connaissons qu’une seule science, la science de l’histoire[42] ». Ramenant le droit dans le giron de la vraie science, on prenait ainsi aussi distance, sans pouvoir l’affirmer clairement, avec le plat positivisme de Vychinski qui précisément ne semblait faire aucune place au matérialisme historique, alors que, d’après la science du marxisme-léninisme, sa dimension historique fait nécessairement partie du concept-même de « droit ».

Bien sûr, la définition de Vychinski ne peut être ainsi évacuée. Elle doit être comprise dans le contexte théorique de la base et de la superstructure, ramenée à sa véritable essence marxiste-léniniste implicite. C’est au moyen d’une conception dialectique des rapports entre base et superstructure que le volontarisme de Vychinski prend son véritable sens, car elle permet de comprendre « le processus de production et de modification du droit (en tant que partie du système de la superstructure au-dessus de la base) ». En effet, si nous voulons analyser ce processus

Pour ce faire il faut en revenir aux « travaux révolutionnaires sur le marxisme et les problèmes de la linguistique » de Staline, dont Klenner cite bien sûr le passage rendu plus haut[44].

Il convient d’abord, pour assurer l’intelligibilité du droit socialiste, de déterminer les trois étapes que doit suivre le processus par lequel la base « se reflète » dans le droit : les intérêts de la classe dominante représentant les besoins de la base d’abord, la conscience de ces intérêts ensuite, leur transformation par l’État et les normes juridiques enfin. La prise de conscience de classe par la classe qui « représente la base » est donc le moment charnière qui permet son inscription juridique. De cette manière, la classe bourgeoise a-t-elle pris conscience de ses intérêts qu’elle a transcrits dans les principes de liberté et d’égalité tels qu’ils ont été formulés dans la Déclaration de 1789 et qui sont l’« expression idéologique des intérêts et objectifs des capitalistes ». De même, la classe des travailleurs dans l’État est-allemand « des ouvriers et des paysans » : ainsi, les législations de 1951 sur la réorganisation de l’enseignement supérieur, de 1952 sur la démocratisation de l’organisation et des conditions de travail au sein des organes publics sont l’

Bien sûr, dans ce processus de formation du droit, ce n’est pas tant l’État que le parti qui joue « le rôle exceptionnel », car c’est lui qui cristallise et formule clairement la conscience de la classe ouvrière :

Et si « la formation du droit dans un État socialiste n’est pas pensable sans l’initiative et la critique permanente des masses » – une démocratie populaire est donc une démocratie « participative » – les intérêts des masses ne deviennent pleinement du droit que si, et seulement si, la classe ouvrière s’empare du pouvoir : la « “théorie opportuniste », le réformisme, n’est qu’une dangereuse illusion[48]. Ce côté participatif de la démocratie populaire sera souvent mis en avant et l’on notera ainsi en 1957 que pas moins de 4,5 millions de citoyens ont pris part à des réunions et discussions concernant les « lois visant à un plus large développement de la démocratie » : mieux qu’un grand débat national français[49].

Cependant, la théorie de la base et de la superstructure permet de comprendre que la volonté des masses n’est pas sans limites objectives et, au fond, même si Klenner se garde bien d’adresser sur ce point une quelconque critique à Vychinski, c’est bien ce que le concept volontariste du droit par ce dernier laisse dans l’ombre. Certes : « La base a besoin de l’effet en retour de la superstructure et la classe dominante doit se servir du levier du droit pour accomplir ses missions[50] ». Cependant, « lorsque la classe ouvrière exerce la direction politique de la société, elle ne doit jamais oublier que des lois ayant force juridique ne sauraient ni transformer, ni abroger, ni inverser les lois objectives de la science », en clair les lois scientifiques du marxisme-léninisme.

Et il faut, pour le comprendre, en revenir à Staline et à sa « dernière grande œuvre scientifique[51] » où celui-ci a formulé quatre lois scientifiques dont la profondeur ne laisse pas d’impressionner : « les lois économique reflètent des processus qui se développent indépendamment des hommes, ce sont des lois objectives » ; « les normes juridiques sont édictées par des gouvernements, donc par des hommes, ce sont des lois subjectives » ; « les normes juridiques ne peuvent ni supprimer, ni modifier les lois économiques, elles leur sont en dernière instance soumises » ; « les normes juridiques peuvent favoriser ou freiner le développement des lois économiques, aider à limiter ou étendre leur champ d’action[52] ». Où l’on retrouve la « dernière instance ». Les lois économiques sont donc des lois objectives qui peuvent être favorisées, freinées, limitées ou étendues par les lois subjectives du droit. cqfd !

Il faut donc, dans un État socialiste en tout cas, s’interroger sur « les bases scientifiques de la création du droit », pour reprendre le titre de l’article d’un auteur soviétique traduit et publié en 1957 dans Staat und Recht, dès lors que :

Toutefois, le droit socialiste ne s’épuise pas dans la production des lois. La question de l’application se pose également. Vychinski restait sommaire sur ce point, se bornant à dire que, on l’a vu plus haut, « l’application de ces règles est garantie par la puissance de contrainte de l’État ». Sans doute. Cependant, le moment de la contrainte doit lui aussi s’exercer avec la claire conscience de classe sans laquelle une application purement mécanique de la meilleure loi pourrait avoir les effets les plus néfastes :

Ce thème de la « conscience socialiste du droit » se retrouve en permanence dans la littérature juridique marxiste-léniniste. Il est tout aussi déterminant dans la théorie soviétique du droit :

Cette conscience du droit doit s’immiscer partout pour garantir la justesse et la justice du droit socialiste. Dans un article intitulé « Droit à la défense et statut du défenseur », Rolf Helm, alors chef de division au Ministère de la justice, citait un auteur soviétique : « La condition décisive pour la juste formation de la conviction intime du défenseur tient en la conscience socialiste du droit. » Ce que devait signifier la conscience socialiste du droit pour comprendre plus clairement le statut et la mission du défenseur, Helm l’explicite aussitôt : « Il me semble que la défense dans les affaires pénales est encore beaucoup trop considérée comme une affaire privée qui ne concernerait que l’accusé lui-même ». Il faut que cela rentre « dans la sphère de la catégorie sociale[56] ». Le rôle de l’avocat sera en conséquence d’être :

Gouverné par sa conscience socialiste du droit, le défenseur doit agir en tant qu’éducateur de son client, au pénal comme au civil d’ailleurs, et participer ainsi à l’application socialiste objective du droit socialiste. On retrouve ici un principe du droit national-socialiste : la fonction du droit et de son application consiste à surmonter la divergence – la « contradiction » en termes marxistes – des intérêts pour les ramener tous à l’intérêt de la communauté conçue comme unité d’intérêt[58].

Appliquer donc les lois socialistes, qui sont l’expression de la conscience socialiste du droit, avec la même conscience socialiste du droit. De cette manière le défenseur lui aussi, s’il est pleinement habité par cette conscience, participera avec les juges et le ministère public, d’un commun accord pris en conscience, à la juste – et scientifique – sanction. Mais puisque le parti des ouvriers est le dépositaire de cette conscience, l’on conçoit que non seulement les lois soient consciencieusement interprétées à la fois d’après la lettre et en fonction du programme et des directives du parti, mais aussi que la solution du cas individuel, surtout en matière pénale, puisse être purement et simplement dictée aux juges par le parti. Les instances dirigeantes du parti, avant-garde du prolétariat, sont les interprètes authentiques du droit socialiste jusque dans le cas individuel.

C’est cette conscience socialiste qui permet de donner à la notion de « norme juridique » une signification plus ample et profonde que ce que le positivisme occidentalo-fasciste lui accorde. Klenner admet que, comme dans le droit bourgeois, l’expression « normes juridiques » désigne des « règles générales de comportement » : la norme suppose donc un certain niveau d’abstraction[59]. Mais c’est précisément pourquoi la conscience socialiste, qui doit habiter tous ceux qui ont à faire vivre concrètement ces normes, permet de surmonter la séparation radicale que, selon lui du moins, la théorie bourgeoise du droit établit entre l’abstrait et le concret : la conscience socialiste, qui est conscience de la vraie morale (scientifique, marxiste-léniniste), est la médiation conciliatrice qui fait jouer la dialectique du droit socialiste entre abstrait et concret.

C’est elle qui, par sa médiation, fait que si le droit et la morale socialistes se distinguent, ils ne sont toutefois plus, contrairement à ce qui se passe dans la société bourgeoise, séparés :

Sur ce point aussi, il convient de souligner une certaine convergence avec le discours juridique nazi qui rejette toute séparation libérale-bourgeoise entre droit et morale[61] : l’unité sans contradictions de races ou de classes est certes la fonction du droit, fonction que, si l’on n’y voit qu’un ordre extérieur de contrainte, le droit ne peut cependant assumer pleinement sans l’unité « morale », la mise en conformité des subjectivités avec l’ordre substantiel « objectif » de la communauté, la « forme de vie[62] ».

Ces précisions viennent de fait combler les manques de la définition de Vychinski qui pourtant – conscience socialiste oblige – n’est jamais ouvertement critiquée. Au contraire, tous ces éclaircissements sur l’essence du droit selon le marxisme-léninisme se concluent par un retour au point de départ, à la définition de Vychinski[63] qui est au fond suffisamment indigente et vide pour rester ouverte à tous les compléments idéologiques, staliniens particulièrement.

En vérité, le livre de Klenner est une critique de cette définition qui ne peut s’avouer mais qui, du point de vue marxiste-léniniste, se justifie pleinement dans la mesure où tout concept idéologique du droit ne saurait se contenter d’une détermination aussi formelle sans incorporer en lui-même les moments substantiels absolument nécessaires dès lors qu’est affirmé, comme on l’a vu, le primat de la politique sur le droit. Et c’est bien pourquoi la littérature juridique, en urss d’abord, a fini par modifier et substantialiser cette définition, dès lors que la référence au stalinien Vychinski n’était plus un passage obligé. C’est ainsi que l’on trouve dans les années 1970 la définition suivante, qui d’ailleurs ne concerne plus que le « droit socialiste » :

On corrigeait ainsi toutes les insuffisances léguées par Vychinski : une définition du droit socialiste devait souligner « sa spécificité en tant que droit d’un type nouveau et plus élevé, sa déterminité par les conditions de vie matérielles de la société socialiste et son objet – la réglementation des rapports sociaux conformément avec l’édification du socialisme et du communisme – ainsi que les méthodes de sa garantie, non pas seulement pas la contrainte étatique, mais au premier chef par le système des moyens organisationnels et idéologiques (en particulier la persuasion et l’éducation)[65] ».

D. Babelsberg 1956

La question de la base et de la superstructure est à nouveau au cœur de la Conférence de Babelsberg organisée par la Deutsche Akademie für Staats- und Rechtswissenschaft Walter Ulbricht“ qui débute le 2 mars 1956, soit une semaine jour pour jour après la présentation par Khrouchtchev du fameux « rapport secret », dont on avait quelques échos, encore peu compréhensibles d’ailleurs, en ce début mars. Certes, du jour au lendemain, l’« œuvre théorique » de Staline fut démonétisée et Ulbricht écrivit dès le 4 mars 1956, dans Neues Deutschland[66] : « Staline n’est pas un classique du marxisme[67] ». Une telle déclaration ne changeait cependant rien à la base idéologique du régime et la question que Staline avait réactivée avec son texte sur la linguistique devait être une fois encore pleinement discutée afin d’amener les juristes à la claire conscience de leur mission dans le processus d’édification et de perfectionnement du socialisme. Telle était l’affaire que mettait sur le tapis l’Académie allemande pour la science politique et juridique lors de cette conférence.

La conférence de 1956 devait préparer la Troisième Conférence du sed (24–30 mars 1956) consacrée à la reconstruction économique et qui devait officialiser l’abandon du très provisoire « Nouveau cours », emprunté à raison des événements de juin 1953 mais de facto laissé en plan dès 1955, et le retour aux grandes lignes du programme d’« Édification du socialisme ». Or voici que le « rapport secret » apportait une nouvelle incertitude, un certain malaise quant à l’avenir. Toutefois, un objectif d’Ulbricht restait inébranlable, quelles que soient les variations extérieures, il fallait faire rentrer dans le rang les tendances dissidentes et redonner au parti une ligne claire.

Le thème officiel de la Conférence de Babelsberg était donc « L’importance et les missions du droit socialiste de la rda pour la reconstruction économique ». Elle réunit environ 600 personnes, le corps enseignant de l’Académie, des fonctionnaires, des praticiens et des représentants des facultés, du parti, du monde judiciaire et de l’État, en la personne notamment de la trop célèbre Ministre de la justice d’alors, Hilde Benjamin, « die Rote Hilde » (Hilde la Rouge)[68]. Il s’agissait de rappeler à l’ordre l’ensemble des acteurs du monde juridique en dénonçant leur « Zurückbleiben », le fait qu’ils étaient restés bien en-deçà de ce qu’exigeaient les nécessités du nouvel ordre socialiste, d’éradiquer les dernières « illusions juridiques petites-bourgeoises et social-démocrates » et d’indiquer la voie d’une véritable fondation marxiste-léniniste du droit, ce qui exigeait de prendre à bras le corps la question beaucoup trop négligée de « l’interdépendance entre l’économie et le droit[69] ».

Les problèmes fondamentaux d’un droit « marxiste-léniniste » étaient ainsi sur la table et la question des rapports entre la base et la superstructure devait nécessairement ressurgir puisque l’on entendait étudier les interdépendances entre économie et droit. Le long compte-rendu que fait Horst Büttner de la Conférence, dans la revue Staat und Recht éditée par l’Académie et l’Institut pour la science juridique, est un document très remarquable à ce point de vue. Büttner était le directeur du département « Théorie de l’État et du droit » au sein de l’Institut. Son compte-rendu s’intitule : « Pour la pleine réalisation des principes scientifiques du marxisme-léninisme dans le travail de recherche de la science juridique[70] ».

Il commence par déplorer qu’il n’existe encore aucun travail sérieux sur la question

La science du droit ne s’est pas encore montrée

On en vient alors à la question fondamentale de la combinaison du facteur objectif (la « base ») et du facteur subjectif (la « superstructure »), mais on évitera cette fois de citer Staline et ses impérissables réflexions sur la linguistique :

Il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin :

Il faut tirer les conséquences de ces prémisses théoriques générales pour l’État et le droit et en déterminer avant tout « la fonction sociale spécifique » qui :

Parce que précisément le droit est situé dans la superstructure, le « facteur subjectif », mais qu’il entretient une relation au fond dialectique avec la base, le « facteur objectif », l’une de ses fonctions primordiales n’est – dans la théorie du moins – ni la répression, ni la réparation des préjudices individuels, mais l’éducation des masses qui doit permettre à la singularité individuelle de s’élever à l’universel du collectif. Cependant, la conférence devait aussi ramener la conscience individuelle des juristes à cette conscience collective du « droit », c’est-à-dire réaffirmer clairement ce qu’il en est de la science du droit dans un État socialiste :

Cette rectification – qui reste stalinienne dans ses principes – des rapports entre la base et la superstructure permet de prononcer le jugement de condamnation qui doit remobiliser la communauté des juristes autour de sa mission propre dans l’État des travailleurs et des paysans : c’est bien parce que l’appartenance du droit et de la politique au facteur subjectif n’a pas été correctement comprise que « le rôle de la conscience de l’État et du droit dans la science juridique » n’a pas été vu et donc pas travaillé comme il le fallait[73].

Par ailleurs, comme on l’a vu, un thème qui deviendra de plus en plus central dans l’ensemble des discours sur le droit s’affirme clairement, celui de la mission éducatrice qui incombe non pas seulement aux enseignants et institutions de formation des juristes, mais au droit comme tel et donc aussi à la justice. Éduquer signifiait bien sûr inculquer les vrais principes de la doctrine marxiste-léniniste du droit et de l’État, autrement dit ceux de la conscience socialiste du droit. Il était clair que l’Académie et sa direction avait pour mission de veiller à la bonne mise en œuvre de ce programme « éducatif » (et « rééducatif »).

Cependant, ce rappel à l’ordre ne suffit bientôt pas. La conférence de 1956 ne pouvait en effet anticiper les effets plus profonds et durables que risquaient de provoquer, jusqu’au sein du sed, la déstalinisation. Celle-ci fut aussi l’occasion de discussions au sein des universités. La ligne réitérée à Babelsberg puis lors de la iiie Conférence du sed, fin mars, durant lequel le « rapport secret » ne fut commenté qu’à la marge[74], n’allait-elle pas être rapidement remise en cause avec les progrès de la déstalinisation en urss ? Or, qui mieux qu’Ulbricht incarnait en rda la fidélité à Staline ?

Ulbricht avait déjà surmonté – et éliminé de la scène politique – plusieurs oppositions, en 1949 puis en 1953. L’année 1957 fut occupée à affaiblir l’opposition interne qui pensait pouvoir surfer sur la vague de la déstalinisation pour évincer Ulbricht. En février 1958 la réunion plénière du Comité central permit à Ulbricht d’écarter tous ses détracteurs et de réaffirmer son pouvoir et sa ligne. Mais il s’agissait aussi de mettre un terme aux dérives que, malgré la mise en garde de 1956, l’on se permettait dans les universités et les facultés de droit. Là, on imaginait même pouvoir lire ou relire Stučka et Pašukanis[75], ceux que Vychinski avait foudroyés grâce à sa définition du droit !

Dans ce contexte, la convocation d’une nouvelle Conférence à Babelsberg les 2 et 3 avril 1958 signifiait qu’on n’irait pas cette fois par quatre chemins pour rappeler aux professeurs de droit et aux professionnels de la chose juridique le sens de leurs devoirs. Fini de rire. Fini de « déstaliniser » : « Faisant suite à d’intenses préparatifs depuis 1957, la science juridique devait désormais être ramenée sur la bonne voie, qui restait stalinienne dans son principe[76] ». Une atmosphère de « procès de Moscou » régnera cette fois à Babelsberg.

E. Babelsberg 1958 : je te tiens par la barbichette d’Ulbricht

En 1958, un rappel à l’ordre général ne suffisait plus. On désigna les ennemis et l’argument ad hominem ferait davantage trembler, non pas seulement ceux qui furent nominativement attaqués, mais aussi tous ceux qui pourraient considérer l’avoir échappée belle. C’est pourquoi Babelsberg 1958 fut un événement traumatique[77]. Et, cette fois, Ulbricht fut présent. Il ne laissa à personne d’autre le soin de tenir le discours qui devait fixer la ligne de la conférence[78]. Il donna aux juristes une leçon de droit (rédigée par son affidé Karl Polak). Il dénonça publiquement les juristes manifestement déviationnistes : Hermann Klenner et Karl Bönninger[79].

Le contexte politique était pour le moins tendu. Le processus de déstalinisation avait conduit certains, en 1956, dans le monde académique et jusqu’au sein du parti, à prendre leurs distances avec la ligne d’Ulbricht et à formuler des critiques à peine voilées. Ulbricht lui-même avait dû lâcher du lest en acceptant, notamment, de réhabiliter plusieurs de ses anciens détracteurs. Le numéro 2 du parti, Karl Schirdewan, commençait de menacer sérieusement la position d’Ulbricht. Ce dernier fut une fois encore sauvé par une insurrection et sa répression brutale, directement exercée par l’urss, à savoir le soulèvement hongrois d’octobre–novembre 1956 qu’on qualifiait officiellement de « contre-révolution fasciste[80] » : Khrouchtchev ne voulait pas de nouvelles dérives à la hongroise, de fait provoquées en partie par la déstalinisation qu’il avait lui-même annoncée, et c’est pourquoi les plus staliniens des dirigeants du bloc de l’Est – parmi lesquels, en très bonne place, Ulbricht – se maintinrent et renforcèrent leur emprise sur leurs régimes respectifs – ou prirent les rênes du pouvoir comme János Kádár en Hongrie.

Depuis le début de l’année 1957, Ulbricht avait commencé de marginaliser son opposition interne, se faisant toujours plus menaçant. Devant le Comité central, au début de 1957, Ulbricht tirait les leçons de l’aventure hongroise et saluait la reprise en main du pays par Kádár. Puis il déplora les errements de certains intellectuels :

Lors de la même réunion, Kurt Hager, membre du Comité central et qui était l’idéologue en chef du sed, désigna nominalement les principaux ennemis, notamment les philosophes Wolfgang Harich et Ernst Bloch dans un discours intitulé : « La lutte contre les idéologies bourgeoises et le révisionnisme[82] » : Harich, Bloch et leurs élèves se présentent comme des « antidogmaticiens », mais puisqu’il faut toujours en revenir à la dialectique de la base et de la superstructure, du « facteur objectif » et du « facteur subjectif », « la philosophie de Bloch est particulièrement caractérisée par une exagération du facteur subjectif du développement ». Ce sont des idéalistes qui dénoncent le « fétichisme du fait » (Tatsachenfetischismus), mettant ainsi en cause le programme d’une édification réelle du socialisme. En mars 1957, Harich fut condamné à dix années de prison. Bloch fut contraint à l’éméritat et émigra vers la rfa en 1961.

À l’automne 1957 fut lancée une campagne de grande ampleur contre les « ennemis de l’État et du socialisme » qui s’agitaient dans les milieux intellectuels et universitaires : l’heure était à l’éradication complète du « révisionnisme ». Enfin, lors de la réunion du Comité central en février 1958, sur le rapport d’Erich Honecker, à la veille de la conférence de Babelsberg, furent écartés de leurs responsabilités l’ensemble des « factieux » qui, au sein des plus hautes instances du parti, avait fait groupe autour de Schirdewan[83].

Dans le discours d’Ulbricht de février 1957, l’Académie de Babelsberg avait été également placée dans le collimateur. On le voit à la lecture de l’article en forme de mea culpa que publie, à la fin de l’année 1957, le recteur alors en fonction de l’Académie, Herbert Kröger, dont le titre était explicite, pour qui du moins sait lire le stalinien : « Les principes du travail à venir de l’Académie allemande des sciences politiques et juridiques “Walter Ulbricht”[84] ». La réunion du Comité central de février, y explique Kröger, a adressé une « sérieuse critique » concernant le travail de l’Académie. Il y aurait eu jusque dans l’Académie même, qui pourtant « doit être le principal endroit de la science marxiste-léniniste de l’État et du droit en rda et le principal établissement d’enseignement pour les collaborateurs occupant des postes de responsabilité au sein de l’appareil d’État », une regrettable « diffusion de conceptions révisionnistes mettant en danger l’édification du socialisme ». Kröger devait lui-même se laver de tout soupçon de « révisionnisme » car le parti avait eu vent de ce que l’un de ses collaborateurs s’était procuré les écrits du théoricien yougoslave de l’autogestion, Edvard Kardelj, écrits interdits en rda et auquel Ulbricht avait fait explicitement référence dans son discours au Comité central. En outre, cette affaire avait fait remonter à la surface le passé de Kröger, un élève d’Ulrich Scheuner sous le Troisième Reich, qui fut membre de la sa puis de la ss. Kröger devait donc se refaire une beauté stalinienne : il publia ce mea culpa, et participa aussi, avec Horst Büttner et Karl-Heinz Schöneburg, à la rédaction d’une longue note à destination du « camarade Ulbricht » en vue de la préparation du discours de ce dernier à Babelsberg[85] – même si le rédacteur en chef de ce discours semble avoir été le plus fidèle parmi les fidèles, Karl Polak[86]. Deux ans plus tard, Kröger publiera un livre bien dans la ligne[87]. Ces signes de bonne volonté socialiste lui permettront de conserver son poste de recteur de l’Académie jusqu’en 1964[88]. Malgré tout, à Babelsberg en 1958, Ulbricht s’occupa personnellement de souligner ses faiblesses idéologiques et personnelles[89]. Kröger fut d’ailleurs soumis à la « surveillance opérationnelle des personnes » de la Stasi pratiquement jusqu’à sa retraite en 1978[90].

On imagine ainsi ce que pouvait être l’atmosphère à Babelsberg en ce début du mois d’avril 1958 : ne te découvre pas d’un fil car le vent du boulet de la restalinisation risque de frôler quelques têtes. Comme le dira rétrospectivement Karl-August Mollnau, qui avait connu quelques difficultés en 1957, l’objectif fixé par Ulbricht à la conférence était clair : « la liquidation définitive de toute conception social-démocrate de l’État et du droit à l’intérieur du parti[91] ».

Ulbricht était donc à Babelsberg pour expliquer en personne aux juristes et à la « science » juridique ce qu’il en est du droit, c’est-à-dire de la vérité marxiste-léniniste (et toujours stalinienne) du droit. Il n’est guère utile de s’appesantir sur le « concept de droit de Walter Ulbricht » pour reprendre le titre d’une contribution de Robert Alexy qui en propose l’analyse d’après la théorie générale (et « bourgeoise ») du droit[92]. Il n’y a rien à objecter au propos d’Alexy, même si l’exercice paraît incongru et un peu vain qui consiste à analyser du point de vue de la théorie générale du droit un discours strictement idéologique et dont la cohérence théorique – malgré ou à cause de sa forte cohérence idéologique – laisse pour le moins à désirer. Le résultat d’Alexy n’étonne guère : Ulbricht développe un concept à la fois positiviste et non positiviste du droit. Mais c’est exactement ce que l’on a vu au cours de l’analyse du livre de Klenner : le volontarisme positiviste d’un Vychinski devait être lesté d’une charge substantielle, d’un moment matériel donnant sens véritable à tout droit révolutionnaire marxiste-léniniste. La superstructure juridique ne doit pas tourner à vide, dans le vide du formalisme positiviste, mais s’accrocher, « en dernière instance », à la base « matérielle » des rapports économiques socialistes. Pour une théorie générale et « bourgeoise » du droit, c’est une contradiction ; pour le marxisme-léninisme « scientifique », c’est la dialectique d’un droit socialiste conscient de soi.

Ce qui frappe celui qui s’est intéressé aux discours nazis du droit, c’est de retrouver une structure, un motif discursif comparable, qu’Hubert Rottleuthner a pu qualifier de « décisionnisme substantiel[93] », formule qui aide à comprendre la « pensée concrète de l’ordre et de la configuration » exposée par Carl Schmitt en 1934[94]. Car on retrouve dans cette doctrine schmittienne la même « dialectique » entre le moment de l’ordre concret, qui peut être traduit par « base matérielle » – même si cette base chez Schmitt est un ordre éthique fondé sur la race – et le moment de la Gestaltung, de la mise en forme, de la configuration volontaire, « subjective », par l’autorité qui connaît objectivement – chez Schmitt, le Führer – ce qu’il en est et ce qu’il doit en être de l’évolution de l’ordre concret. Le même fondement épistocratique du droit se retrouve dans le discours d’Ulbricht comme dans l’ensemble de la littérature du marxisme-léninisme : le parti « avant-garde de la classe ouvrière » – et son chef, son Secrétaire général – ayant un savoir objectif – et infaillible – de la « base » – ou de l’« ordre concret » –, sa volonté législatrice « subjective » doit être tenue pour la volonté objective de cette « base ». Ainsi se trouve surmontée la séparation des gouvernants et des gouvernés et réalisée la véritable identité (démocratique ?) des dominants et dominés, qui permet aux dominés de dominer leurs dominants, mais par l’action de ceux qui, effectivement, les dominent.

On en revient au traumatisme de la conférence. La chasse au révisionnisme, déjà ouverte chez les philosophes, offrait l’occasion de régler aussi des comptes parmi les juristes. Les cibles étaient déjà désignées[95].

Tout d’abord les auteurs du premier manuel de droit administratif de la rda – et particulièrement son principal instigateur, Karl Bönninger – dont le premier tome, la « Partie générale » du droit administratif, parut en 1957[96]. Le tome second, à savoir la « Partie spéciale », ne fut jamais publié. La division en « partie générale » et « partie spéciale » suivait le modèle du droit administratif bourgeois tel qu’il avait été fixé à la fin du xixe siècle par Otto Mayer. Mais surtout, le chapitre 5 de l’ouvrage était consacré à l’acte administratif et il s’agissait de la notion-clé du droit administratif allemand, telle que l’avait été précisément mise au point Mayer :

Cette notion de l’acte administratif fut tenue pour bourgeoise et, surtout, elle semblait présupposer le principe de séparation des pouvoirs qui heurtait de plein fouet le dogme marxiste-léniniste de l’« unité du pouvoir d’État ». Pour le dire autrement, elle paraissait autonomiser une sphère juridique par rapport à la politique et, à partir de là, justifier la prétention de l’individu contre l’État quand le principe socialiste de la liberté individuelle reposait sur le « dogme de l’harmonie des intérêts » – entre l’État, la société et l’individu – dont on déduisait qu’il n’y avait pas de « liberté contre l’État » mais seulement une vraie « liberté pour l’État[98] ». Un tel droit administratif ne pouvait donc être qualifié que de « révisionniste ».

D’ailleurs Bönninger avait participé, la même année, aux Mélanges en l’honneur d’Erwin Jacobi[99]. Or, Jacobi avait été professeur à Leipzig sous la République de Weimar, et même s’il avait été suspendu de ses fonctions sous le nazisme et qu’il était resté en rda après la guerre, il n’apparaissait pas comme un personnage véritablement engagé en faveur de l’édification du socialisme. Cela suffisait à rendre suspects ceux qui avaient participé à l’hommage qui lui était ainsi rendu, du moins ceux qui n’avaient pas montré des signes indubitables de leur adhésion inconditionnelle au marxisme-léninisme, puisque Karl Polak lui-même, l’accusateur en chef de ses collègues « révisionnistes », avait commis une contribution à ces Mélanges[100]. Mais pour ceux qui, tel Bönninger, avaient déjà montré des tendances réelles ou supposées au « révisionnisme », la participation à ces Mélanges devenait un motif de suspicion légitime qui imposait une recension méticuleuse destinée à condamner et rectifier les erreurs plus ou moins grossières commises par les contributeurs[101]. Dans cette recension, on décèle même chez Polak de « petits défauts » (p. 588). Davantage chez Kröger qui méconnaît par trop, dans son interprétation des accords de Potsdam, les lois du matérialisme historique pour donner une place excessive à l’exégèse positiviste. L’attaque est plus rude contre Klenner qui écrit sur « Le droit au travail selon Johann Gottlieb Fichte » : « L’étude d’idéologies politiques et juridiques prémarxistes n’a de sens et ne justifie son existence que si elle fournit des armes politico-idéologiques au service de la lutte actuelle et future de la classe des travailleurs » (p. 592). C’est précisément ce qui fait complètement défaut à la contribution de Klenner. La critique prend également un ton d’avertissement concernant Heinz Such qui s’intéresse à des courants bourgeois de la philosophie du droit (la « jurisprudence des intérêts », le néo-kantisme) sans mettre suffisamment en évidence leur défense de l’idéologie impérialiste. Mais c’est bien sûr Karl Bönninger qui fait l’objet de « la plus sévère critique » (p. 599) : en distinguant « norme juridique » et « directive et instruction administratives », ces dernières n’étant pas absolument « inviolables », il fait entrer dans le droit marxiste-léniniste des catégories bourgeoises et succombe au formalisme bourgeois en soutenant ainsi une conception « extrêmement dangereuse » (p. 602)[102].

Le drame qui s’est joué à Babelsberg en 1958 vaut davantage par sa signification politique que par ses conséquences qui « ont souvent été surévaluées »[103]. En effet, elle signifiait que, quelles que soient les réalités de la déstalinisation à l’étranger, celle-ci n’aurait en rda qu’un effet cosmétique : le nom de Staline est effacé, mais cela, dont il était le nom, perdure dans ses principes. Elle signifiait qu’il n’y aurait aucune marge de liberté scientifique dans des domaines aussi sensibles pour le régime que le droit et les sciences sociales et que le respect de la ligne, du « concept de droit » ulbrichtien, était étroitement surveillé et que l’Académie de Babelsberg était rappelée fermement à cette mission, dont elle va tout de suite s’acquitter puisqu’un nombre considérable des articles publiés par Staat und Recht après la conférence et jusqu’à la fin de l’année 1958 tire les « leçons », dans tel ou tel domaine, sur telle ou telle question de la conférence. Babelsberg, ce fut la mise en scène d’un nouvel acte de la mise au pas du monde des juristes et la conférence eut – on s’en doute – d’importantes conséquences psychologiques, notamment pour ceux qui purent se sentir visés ou qui ressentaient quelques velléités d’émancipation intellectuelle encore contenues[104]. Ulbricht sait, sa barbiche même sait l’effet que produit cette sympathique invitation : « Je vous prie d’exprimer votre opinion sur le traité de droit administratif publié l’an dernier[105] ». Il s’agit bien sûr du traité édité par Bönninger.

Pour le reste, les conséquences plus tangibles furent plusieurs mises au placard, dont celle bien sûr de Bönninger, la disparition du droit administratif en tant que discipline des facultés et le placement sous la stricte surveillance de l’Académie de l’enseignement du droit, ses programmes, ses contenus. Il fallut attendre la chute d’Ulbricht pour que le droit administratif réapparaisse et que les Facultés retrouvent une (très) relative autonomie à l’égard de l’Académie.

 

II. Le droit constitutionnel de la rda

 

On se bornera ici à quelques remarques sur deux thèmes choisis : les droits fondamentaux et l’élection. Il s’agit de mettre en lumière cette idée orwellienne d’« inversion », c’est-à-dire les logiques discursives à l’œuvre qui affectent le sens pour nous ordinaire que nous attachons à ces mots – droits fondamentaux, élection – jusqu’à les retourner en ce qui nous apparaît être leur contraire. On peut légitimement s’étonner que cette seconde partie soit si courte, mais tout ce qui précède explique pourquoi les développements de la doctrine constitutionnelle est-allemande peut-être aussi radicalement résumée : mise au pas, elle est extraordinairement répétitive et ne mérite donc pas de très amples développements. On est également en droit de s’interroger sur le fait la question des institutions politiques de la rda ne soient pas abordées. Cependant, la raison en est que la « doctrine » de ce droit constitutionnel institutionnel, en Allemagne de l’Est, est essentiellement descriptive et narrative, sans véritable densité doctrinale, même marxiste-léniniste. D’où les quelques brèves remarques concernant les deux thèmes annoncés.

A. Droits fondamentaux

À la différence du discours juridique nazi, et malgré la critique marxiste traditionnelle depuis La question juive faite aux droits de l’homme comme droits purement formels destinés à garantir la propriété et les libertés capitalistes, le droit de la rda n’a pas exclu l’expression allemande, traditionnelle depuis 1848, de « droits fondamentaux ». Si elle n’apparaît pas en tant que telle dans la première constitution du 1949, qui préfère consacrer un titre aux simples « droits des citoyens », elle revient dans la constitution de 1968 et est maintenue dans la version révisée de 1974, où le mot Grundrechte se trouve cependant flanqué de ce qui est conçu comme son nécessaire pendant, les Grundpflichten, les devoirs fondamentaux. Mais après tout la Constitution de Weimar avait procédé de même.

Toutefois les mots ne sont pas les choses et les signes sont arbitraires. Et l’inversion de sens se produit ainsi, comme le note parfaitement Böckenförde :

La définition donnée par le Traité de droit constitutionnel confirme cette inversion de perspectives :

C’est pourquoi « tous les destinataires des droits et devoirs fondamentaux […] doivent s’en tenir à leur respect, leur réalisation et leur développement[108] ». Les « droits fondamentaux » tiennent en respect leurs « destinataires » (Adressate). C’est pourquoi ils sont en premier lieu du « droit objectif ». Ils ne permettent pas mais exigent que leurs titulaires s’emploient au développement, épanouissement (Entfaltung) de leurs propres personnalités : « Les citoyens eux-mêmes doivent contribuer […] à créer les conditions d’un libre et égal épanouissement de la personnalité[109] ».

On comprend le sens de cette proposition si l’on se rappelle ce que « personnalité » veut dire. Le Traité marxiste-léniniste de théorie générale de l’État et du droit, rédigé par un « collectif d’auteurs » soviétique et traduit en quatre volumes en allemand, nous y aide :

Malgré cette inclusion pleine et entière de la personnalité dans le social, le Traité de droit constitutionnel de la ddr précise :

Dans leur dimension « subjective », les droits fondamentaux « servent d’orientation positive pour le comportement des organes étatiques et sociaux, des fonctionnaires et des citoyens » – on voit mal où est ici l’aspect qui ne serait pas « objectif » – ainsi qu’à « la résolution de contradictions partielles, de conflits ponctuels entre partenaires qui participent à la réalisation des droits fondamentaux[113] ».

On voit ici que le titulaire d’un droit fondamental ne rencontre jamais un adversaire, mais toujours seulement un partenaire tout aussi engagé que lui dans la réalisation de la personnalité et de la légalité socialistes. De plus, puisque l’État (et le Parti), guidé par la « science du marxisme-léninisme », est le « partenaire » infaillible dans l’épanouissement de la personnalité et de la légalité socialistes, on n’imagine guère qu’il puisse entrer en conflit, aussi « ponctuel » que celui-ci puisse être, avec les droits fondamentaux d’un citoyen.

Cette inversion exprime la logique même du système nouveau : la relation fondamentale du citoyen à l’État n’est précisément plus celle d’une séparation de principe entre sphère privée et sphère publique, ni entre État et société, c’est-à-dire la garantie d’une autonomie même relative de la société au sein de laquelle s’expriment et jouent des intérêts divergents garantis par le droits fondamentaux, mais, comme on l’a déjà dit, l’idée d’une harmonie objective entre intérêts privés et intérêts collectifs, unité que doit garantir l’État grâce au Parti et aux « organisations sociales » de celui-ci et que scelle la « conscience socialiste du droit » qui ne saurait connaître de frontière entre sphère privée et sphère publique.

La conception formelle-bourgeoise des droits fondamentaux, qui est justifiée par ces divers principes de séparations qui sont la base même de la société capitaliste et de l’exploitation économique, est de la sorte dépassée grâce à une conception fonctionnelle concrète de ces droits : même formulés sous l’apparence traditionnelle de droits défensifs (à tout le moins dans le texte de 1949), il faut les entendre comme des droits de participation à la société socialiste, Mitwirkungsrechte.

En participant à la définition collective des conditions de vie et de travail au sein des organisations sociales, le « travailleur », l’ouvrier et le paysan, réalise son droit dès lors que ce faisant, il ne vient pas avec son intérêt particulier, mais prend conscience, une « conscience socialiste » de la convergence de son intérêt avec l’intérêt collectif : il réalise son droit en tant qu’il objective sa subjectivité dans l’intérêt commun. Le « facteur subjectif » s’harmonise avec le « facteur objectif » et actualise toujours à nouveau la médiation entre la base et la superstructure.

Or, dans le cadre de la « légalité socialiste », cette médiation doit en permanence s’actualiser pour précisément garantir l’harmonie des intérêts qui seule garantit la « satisfaction de la subjectivité », pour parler comme Hegel. Mais cette satisfaction ne peut se jouer que dans la participation au collectif. C’est pourquoi, dans le principe même de cette construction, procède une logique d’inversion qui transforme le droit en devoir, ce qu’exprime, on ne peut mieux, le grand philosophe du droit est-allemand, Walter Ulbricht :

Hermann Klenner, le théoricien juriste mis au pas en 1958, dans ses Études sur les droits fondamentaux en 1964 ne dit pas autre chose :

Ces droits « ont une importante fonction d’harmonisation, ils doivent agir en vue de la concordance des intérêts entre la société et l’individu[116] ». Les intérêts étant des intérêts de classe, dès lors que le conflit de classe est surmonté, le conflit d’intérêts est surmonté et les droits fondamentaux changent de fonction puisque, même dans leur dimension (prétendument) « subjective » ils ne sauraient plus être conçus comme des « intérêts juridiquement protégés », selon la définition devenue canonique depuis Rudolf von Jhering.

Dès lors, les droits fondamentaux ne mettent pas en scène le drame bourgeois de l’individu face et, parfois, contre l’État. Ils ne déterminent pas, comme on l’a vu, une sphère staatsfrei, libre à l’égard de l’État. Ils disent, au contraire, une « liberté pour l’État[117] ». Et puisque la séparation entre État et société est surmontée grâce au parti et à ses organisations sociales, ces droits fondamentaux ne sont donc pas davantage une garantie de la sphère privée contre la sphère sociale. La socialisation des moyens de production marche logiquement de conserve avec la socialisation des droits.

C’est pourquoi l’on peut n’être pas tout à fait d’accord avec Böckenförde : les devoirs fondamentaux ne sont pas à côté des droits fondamentaux socialistes[118], mais pleinement au-dedans : ils en déterminent le sens véritable[119]. La liberté d’expression, formellement garantie, n’est pas flanquée d’un devoir d’expression, mais se transforme en une obligation de s’exprimer lors des grands débats participatifs régulièrement organisés, et s’exerce dans la limite du § 2 de l’article 6 de la Constitution de 1949, dit Boykottparagraph, c’est-à-dire le dénigrement visant ou pouvant conduire au « boycott » des institutions démocratiques et de leurs organisations et qui est un crime au sens du Code pénal.

B. Élections

Il existait en rda un pluralisme partisan de façade. Si le parti communiste avait absorbé le parti social-démocrate au sein du sed, il avait laissé vivre les partis bourgeois, la cdu et le Parti libéral-démocrate d’Allemagne (ldpd), refondés en 1945. Deux autres partis furent fondés en 1948, certainement à l’instigation du sed : le Parti des paysans allemands (dbd) et le Parti national-démocrate d’Allemagne (ndpd). Mais tous ces partis furent liés au sed et regroupés au sein du « Bloc démocratique des partis et organisations de masses » qui constituait la pièce maîtresse du « Front national ». À partir de 1950 et l’accession pleine et entière d’Ulbricht au pouvoir, ces « Blockparteien » ne disposaient plus d’aucune autonomie et servaient seulement la stratégie du sed[120].

Le territoire de la rda était divisé en circonscriptions électorales sur la base d’un décret du Conseil d’État et un certain nombre de sièges étaient attribué à chacune des circonscriptions, par décret du Conseil d’État également[121]. Les candidatures se présentaient donc sous forme de listes par circonscription, liste qui pouvaient d’ailleurs comporter plus de noms que de sièges : les premiers de la liste étaient élus s’ils obtenaient plus de 50 % des suffrages exprimés – mais les résultats (officiels) pour la liste unifiée et sans concurrentes on toujours dépassé les 99 % avec une participation du même ordre –, les suivants étant destinés, dans l’ordre fixé par la liste, à suppléer les députés quittant leurs fonctions pour quelque cause que ce soit.

Selon l’article 54 de la Constitution de 1968 (révisée en 1974), la Volkskammer (Chambre du peuple) comportait 500 députés élus pour cinq ans[122] le scrutin étant « libre, universel, égal et secret ». Les mêmes principes s’appliquaient évidemment aux élections locales. On pourrait se croire en République fédérale. Toutefois, ces principes objectifs du droit électoral étaient « conditionnés par le droit fondamental à la participation (Mitwirkung) et à la coopération active (Mitgestaltung)[123] », dont on a vu plus haut ce qu’il signifiait : l’exercice du droit de suffrage ne prend sens que comme contribution à l’édification du socialisme qui seul garantit la liberté et la « personnalité » (socialiste) du citoyen actif. La « liberté » (subjective) du suffrage est donc interprétée comme un devoir d’être libre selon la norme objective définie par le concept de « personnalité socialiste ».

Quant au caractère secret du suffrage, le Traité de droit constitutionnel précise :

On imagine bien ce que décider de s’isoler pour accomplir son devoir électoral (socialiste) signifiait aux yeux d’un bureau électoral composé de cadres locaux des partis du Bloc qui sont autant de « collaborateurs inofficiels » (inoffizielle Mitarbeiter) de la Stasi. D’où une puissante contrainte de fait forçant à voter publiquement[125].

De plus, aussi « libre » que soit le suffrage, aux élections à la Chambre du peuple comme aux élections locales (dans les communes et les districts, les Länder ayant disparu), n’était présentée au choix des électeurs qu’une seule liste, formellement établie par le Front national mais selon une clé de répartition entre circonscriptions fixée par le sed. Un certain nombre de places étaient réservées aux Blockparteien et à certaines « organisations sociale », le sed se taillant en tout état de cause la part du lion.

Légalement, l’électeur de rda dispose du droit de raturer un nom sur la liste. S’il ne rature aucun nom, il lui suffit de plier le bulletin et de le glisser dans l’urne, pratique du Zettelfalten (litt. : pliage du bulletin). Or comme la contrainte d’un vote public était extraordinairement puissante, on comprend qu’il ne fut pratiquement jamais fait usage de cette possibilité : soit l’on biffait des noms devant tout le monde, soit on faisait le détour par l’isoloir et, dans les deux cas, l’on était repéré comme suspect[126].

L’on peut bien se demander quel sens possède une élection non pluraliste. Pourtant, ce système n’était pas, du point de vue marxiste-léniniste, privé de toute signification.

La liberté étant conçue comme une liberté objective de participation non pas à l’État mais pour l’État et la société (socialistes), le droit de suffrage ne pouvait évidemment s’interpréter différemment : si le parti et ses organisations de masse déterminent les conditions objectives de cette liberté, « un droit de suffrage contre le socialisme et, en conséquence, le libre choix entre l’ordre socialiste et l’ordre bourgeois seraient, sur le fondement d’un tel concept de la liberté, absurde[127]. » Une monographie consacrée au rôle du droit électoral en rda le confirme en 1958 :

Il est clair que ce but étant d’éliminer les contradictions sociales, le processus électoral ne saurait se fonder sur une contradiction pluraliste :

Cela ne veut cependant pas dire que, si l’électeur n’a pas le choix au moment du vote, il n’y aurait pas de procédure de sélection. C’est cette procédure qui assure « une forme démocratique convaincante de préparation des élections qui a fait ses preuves[130] ». Les candidats émanent de la base, à savoir des « Collectifs de travailleurs » (Arbeitskollektive) qui sont constitués dans les entreprises, les « coopératives » agricoles et les administrations qui possèdent la qualité de « sujet de droit public » (Subjekt des Staatsrecht), à côté, notamment, du peuple, de l’État, des organes de l’État, des partis et « organisations sociales » et même des députés et des citoyens[131]… Il s’agit d’une sorte de comité de représentants du personnel, soigneusement sélectionnés et encadrés par l’appareil du régime, dont les deux fonctions officielles sont, outre cette participation à la désignation des candidats, leur participation aux discussions préparatoires à l’établissement des plans.

Toutes choses égales d’ailleurs, les Collectifs de travailleurs établissent ce que l’on appelait, sous le Premier Empire français, des « listes de confiance » ou de « notabilités », au sein desquelles les partis et « organisations sociales » choisiront leurs candidats dont la liste définitive est formellement établie par le Front national, celui-ci agrégeant au sed, les Blockparteien, les organisations de masses et les groupements et associations agréées par lui. Mais les partis et autres organisations ont le droit de réunir en une seule proposition commune l’ensemble de leurs candidats, d’où l’unité de candidature dans l’ensemble des circonscriptions électorale. Comme par extraordinaire, ces organisations ont constamment fait usage de ce droit depuis les premières élections, ce qui suscite l’admiration des auteurs du Traité de droit constitutionnel : cette volonté d’union n’est bien sûr pas l’effet de la domination qu’exerce le sed[132] sur le pluralisme de façade du système, mais seulement « l’expression de l’alliance, conduite par le parti marxiste-léniniste, de la classe des travailleurs avec la classe des paysans des coopératives, les intellectuels et tous les autres travailleurs[133] ».

Ces mêmes auteurs précisent en outre que « la sélection et l’examen des candidats par les travailleurs ne sont soumis à aucune procédure compliquée ou bureaucratique[134] ». Le Collectif de travailleurs pouvait donc se transformer pour le candidat pressenti et sur l’accusation de tel ou tel des participants à la réunion en une sorte de tribunal informel et sans garanties jugeant de la pureté de sa « personnalité socialiste ». Selon Böckenförde, le système permettait essentiellement au sed d’écarter les candidats peu fiables présentés par les autres partis en démolissant leur réputation, ce dont témoigne le fait que la presse de régime rendait régulièrement compte de ces situations en désignant nommément les candidats écartés et les motifs idéologiques de leur répudiation « démocratique[135] ».

Ce moment de la sélection est donc celui où il s’agit de s’assurer convenablement que les élections atteindront bien le but que leur fixe la loi électorale (§ 1, al. 2 de la loi du 31 juillet 1961) :

Cependant, il faut encore contrôler, en cours de mandat que l’élu désigné par la confiance de son Collectif de travailleurs reste digne de cette confiance dans l’exercice de ce mandat. C’est pourquoi les Collectifs de travailleurs ne sont pas seulement des comités de sélection, mais aussi des comités de surveillance des députés. Il existe donc un « lien étroit[136] » et permanent entre le Collectif et son député. Si un élu devait manifester quelque faiblesse en cours de mandat, la loi électorale, dans son paragraphe 19, prévoit une procédure révocatoire : les électeurs, à l’initiative de leur Collectif et à travers les commissions du Front national, peuvent introduire une motion tendant à la révocation de l’élu concerné. Cependant il appartient à l’assemblée à laquelle appartient l’élu de statuer définitivement.

Au cours des réunions organisées par le Front national en vue de l’établissement des listes de candidats, sont également remis aux candidats finalement désignés les Wähleraufträge c’est-à-dire les mandats impératifs, des doléances bien sûr préparées au sein des partis et des organisations sociales, qui obligeront les futurs élus. De sorte que ni la Volkskammer, ni les assemblées locales ne sont « représentatives » au sens libéral-bourgeois de ce mot. Le député, local ou national, doit remplir deux fonctions : d’une part expliquer à ses mandants la politique de l’État socialiste dans le but de mobiliser ceux-ci en vue de leur collaboration active ; d’autre part, respecter la volonté des électeurs exprimée par les Wähleraufträge. La doctrine officielle précise : « ces deux aspects du statut juridique des députés se conditionnent mutuellement et forment une unité[137] ».

L’élection, tout autant que la votation populaire – on pense aux trois plébiscites organisés en 1951, 1954 et 1968 –, n’est donc plus l’heure du choix, mais de la mobilisation des masses ouvrières et paysannes en faveur du régime et de l’avancée du socialisme. C’est le moment de la démocratie acclamative chère à Carl Schmitt. Évidemment la participation est massive, jusqu’à s’approcher des 100 %, et l’adhésion, tout aussi massive.

Le jour du vote est un jour de fête, un jour férié, marqué par de nombreuses cérémonies et rassemblements populaires, une liesse, une fête révolutionnaire, dans laquelle se manifestent concrètement l’unité, l’harmonie de la collectivité, le signal de l’avancée et de la consolidation du socialisme.

C’est pourquoi le processus électoral, pris dans son ensemble, n’est pas une absurdité, un non-sens si on le considère d’après une perspective interne au système, c’est-à-dire conformément aux principes du marxisme-léninisme. La notion d’élection prend évidemment un tout autre sens que celui qu’il a dans les démocraties libérales puisque le vote n’ouvre pas un espace critique à l’égard des gouvernants mais est destiné à conforter ceux-ci dans leur action pour le socialisme réel.

Des candidats se soumettant au verdict d’une sorte de tribunal populaire lors de la préparation des élections, l’unité de candidature dans les circonscriptions, la contrainte de facto de participer et de donner publiquement son suffrage pour montrer l’intégrité de sa « personnalité », son appartenance effective au « peuple » et son adhésion sans faille à l’« État des travailleurs et des paysans » et le caractère « festif » du jour du vote : l’ensemble de ces facteurs, constitutifs du processus électoral, doivent être compris comme un rite de communion du « peuple » avec ses maîtres à travers l’organisation régulièrement réitérée de l’acclamation populaire des élites, idéal schmittien de la démocratie[138].

Malgré toutes ces précautions, la falsification des résultats était le sport préféré des « commissions électorales » qui dépouillaient le plus souvent le scrutin à l’abri des regards indiscrets des « citoyens » et ce, malgré le § 37 alinéa 1er de la nouvelle loi électorale du 24 juin 1976 selon lequel le dépouillement est public (la loi de 1963 et ses révisions avaient oublié ce point de détail). On sait que les fraudes de ces commissions électorales, à l’occasion des élections communales du 7 mai 1989, ont donné une vigueur nouvelle à la contestation du régime.

 

Conclusion

 

Il ne pouvait être question d’envisager l’ensemble des questions constitutionnelles et leur commentaire par les auteurs de l’époque. Mais tel n’était pas le projet ni, en conséquence, le propos. À travers deux exemples, celui des droits fondamentaux et celui des élections, l’on a cherché à montrer comment une doctrine entendait pouvoir donner sens à des institutions ou procédures qui semblent défier le bon sens, celui, en tout cas, des juristes démocrates, libéraux et bourgeois que nous sommes. Tout système, même dictatorial, a besoin de discours de justification et de légitimation de sa domination. Les juristes y participent.

Mais on peut bien sûr se demander : de qui ont-ils l’oreille ? La réponse est simple : ils ont d’abord et avant tout celle de leurs maîtres, qui les surveillent. Des maîtres qui n’hésitent pas à participer à leurs débats pour les rappeler régulièrement à l’ordre socialiste de la rda, comme on l’a vu de Walter Ulbricht, mais on aurait pu en dire autant de la ministre de la Justice de l’ère Ulbricht, d’Hilde Benjamin, surnommée « die rote Hilde » (Hilde la rouge), la belle-sœur de Walter Benjamin, et qui est omniprésente dans la revue officielle Staat und Recht. S’agissant des professeurs, ils ont ensuite l’oreille de leurs étudiants et de leurs collègues, qui les surveillent de plus près encore, puisqu’ils partagent leur activité quotidienne, et parmi lesquels se trouvent, assez invisibles, un nombre significatif de « collaborateurs inofficiels », d’informateurs ou « balances » œuvrant pour le compte de la Stasi. Sans doute remplissent-ils aussi, ces professeurs, une fonction d’éducation (ou de rééducation) à l’endroit des administrateurs de la chose juridique, juges et fonctionnaires. Et puis ils ont leur propre oreille, celle qui leur permet de se rassurer lorsqu’ils ont « bien fait le job » idéologique mais qui sonne aussi l’alerte lorsque survient le doute quant à la conformité de leur discours aux impératifs de la « ligne » du sed.

Qu’ils aient eu l’oreille de la population, c’est évidemment fort improbable, directement en tout cas. La propagande officielle suffisait à l’éducation populaire. Sauf lorsqu’un « citoyen » était confronté à un problème juridique personnel : il trouvait en la personne de l’administrateur, du juge et même de son avocat, le rééducateur nécessaire. Le discours des juristes fonctionne en un vase relativement clos, et il n’en va guère autrement dans les sociétés démocratiques et libérales, alors même que la question du droit touche l’ensemble des membres d’une collectivité politique (et au-delà). Et pourtant, il est nécessaire, même dans un régime totalitaire. Là, il faut avant tout assurer les gouvernants de leur bon droit à la domination. Même si ces gouvernants font peu de cas de leur droit et davantage de leur pouvoir.

Pour l’essentiel, les juristes de la rda furent de bonne foi. Ils ont cru, comme un nombre important des citoyens de rda, à la capacité libératrice du socialisme réel et à la nécessité d’en développer les possibilités et les conditions. Du moins durant les toutes premières années du régime. La misère matérielle et morale dans laquelle le nazisme avait laissé l’Allemagne devait être compensée : « Nouvelle foi contre ancienne souffrance : tel était le pacte fondateur de la rda[139] ». Pour beaucoup de « citoyens », la répression brutale de 1953 fut un événement traumatique. Pour les juristes, la mise au pas de Babelsberg en 1958 fut leur propre événement traumatique. Mais beaucoup se sont adaptés et acclimatés. Leurs craintes sont devenues routines. Mais le doute restait semé dans la conscience collective, avivé par la Success Story de l’Allemagne occidentale.

En 1995, une quinzaine d’anciens professeurs et enseignants de rda ont publié un livre en forme de bilan intitulé L’ordre juridique de la rda. La première phrase constate sobrement : « Pour ses auteurs, la rédaction de ce livre fut particulièrement difficile. » Au sens précis de ce terme, ces auteurs se sentent en plein désarroi : l’attelage qui les conduisait s’est défait. « Nombreux – homme de doctrine mais aussi marxistes – ont abandonné leur position d’autrefois, sans pour autant réussir à adopter un point de vue nouveau et assuré[140] ». On ne peut facilement admettre d’avoir travaillé durant quarante années pour expliquer un ordre juridique en vain. Et l’on n’a aucune raison objective, sauf à rechercher les preuves contraires, ce qui signifierait entamer une chasse aux sorcières, de mettre en doute la sincérité de ces propos.

Néanmoins, que le droit constitutionnel de la rda et les commentaires des juristes aient peu gouverné les gouvernants de la République est-allemande, cela est plus que probable. L’historien Hans-Ulrich Wehler a caractérisé le régime est-allemand de « sultanisme » reprenant ainsi un sous-type wébérien de la « domination patrimoniale[141] ». Si cette vision des choses est exacte, il faut voir dans le système est-allemand de domination :

Si tel est bien le cas, les discours de justification de la doctrine constitutionnelle de rda avaient-ils encore un sens ?

 

Olivier Jouanjan
Olivier Jouanjan est membre de l’Institut Michel Villey, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) et professeur honoraire à l’Université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau. Il a notamment publié Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi (Paris, puf, 2017).

 

 

Pour citer cet article :
Olivier Jouanjan «Dialectique de la concrétude. Doctrine juridique et constitutionnelle en République démocratique allemande », Jus Politicum, n° 25 [https://www.juspoliticum.com/article/Dialectique-de-la-concretude-Doctrine-juridique-et-constitutionnelle-en-Republique-democratique-allemande-1368.html]