Droit d’agir en justice et citoyenneté aux États-Unis

Thèmes : Juge - États-Unis - Citoyenneté - Action en justice

Si le droit d’agir en justice n’est pas formellement un droit du citoyen, au sens du XIVe amendement, il peut néanmoins être appréhendé comme tel aux États-Unis parce qu’il traduit la possibilité pour l’individu de participer à la vie de la communauté via un forum singulier. Loin d’être dans l’ombre des droits politiques, qui sont les ressorts traditionnels de la citoyenneté, ce droit concurrence en réalité ceux-ci et semble même éclipser le droit de vote en tant que moyen privilégié de participation et de détermination des règles régissant la Cité. Ce droit d’agir en justice, à la fois ancré et porteur de déplacements, peut-être envisagé sous différentes perspectives, traduisant des nuances dans son rapport à la citoyenneté (privée et publique).

Citizenship and the right of access to courts in the United States

Although the right of access to courts in the United States is not formally a right of the citizen under the Fourteenth Amendment, it can be understood as such as it expresses in a particular manner the possibility for an individual to participate in society. Far from being in the shadow of the political rights, which are the traditional rights associated with citizenship, the right of access to courts actually challenges them. One can even argue that it supersedes the right to vote as a privileged mean of determining the rules governing society. The right of access to courts can be analyzed through different perspectives, revealing nuances in its relationship with citizenship.

«J

e plaide donc je suis », « j’agis en justice donc je suis », « je poursuis donc je suis » ; ainsi pourrait s’illustrer le rapport entre le droit d’agir en justice et la citoyenneté aux États-Unis d’Amérique. Ces formules mettent en exergue l’importance de l’action en justice outre-Atlantique en tant que révélateur de l’appartenance de l’individu à la communauté et en tant que marqueur privilégié de son action au sein de celle-ci. La citoyenneté renvoie en effet, de manière générale, à l’appartenance à une communauté dont découle un statut particulier permettant, notamment, la participation à la vie politique de cette communauté[1]. L’action en justice traduirait ainsi cette forme singulière de participation du citoyen, non pas à travers la mise en œuvre des droits politiques, qui constituent les ressorts traditionnels de la citoyenneté, mais à travers l’accès au prétoire. C’est précisément en raison de l’importance acquise par les juridictions aux États-Unis, en tant que forum alternatif à l’arène politique, que la dimension « citoyenne » de l’action en justice s’illustrerait de façon éclatante. Dans ce pays ou règne « l’esprit légiste » selon les mots de Tocqueville[2], et dans lequel « les tribunaux sont dotés d’un immense pouvoir politique[3] », l’action en justice concurrence le vote dans les urnes. Il est d’ailleurs frappant de constater que la rhétorique et les garanties relatives au droit de vote ont été reprises s’agissant du droit d’agir en justice.

La formule « je plaide donc je suis » revêt toutefois une portée plus profonde aux États-Unis en ce qu’elle permet, par un renversement, de s’interroger sur les restrictions au droit d’agir en justice en tant que reflet d’une exclusion de la citoyenneté. Ce renversement est particulièrement évident au regard de l’histoire des États-Unis. Il renvoie à la célèbre affaire Dred Scott dans laquelle la Cour suprême juge en 1857 que les Afro-Américains, quel que soit leur statut, esclaves ou libres, ne sont pas des citoyens au sens de la Constitution et ne peuvent donc agir en justice[4]. En l’espèce, Dred Scott, qui avait été vendu comme esclave dans le Missouri mais soutenait avoir été affranchi antérieurement, sollicitait l’intervention des juridictions fédérales sur le fondement de leur compétence pour trancher les différends entre citoyens de différents États[5]. La Cour suprême estime cependant qu’il ne peut agir en justice, en ce qu’il n’est pas un citoyen des États-Unis, ni du Missouri, et déclare inconstitutionnelle la loi du Congrès interdisant l’esclavage sur certaines parties du territoire. Les juges entendent ainsi trancher « par le droit » ce sujet qui sent la poudre[6]. Loin de résoudre le conflit, l’arrêt exacerba les tensions menant à la Guerre de Sécession.

Dans sa décision, la Cour indique que le terme « citoyens » renvoie au « peuple des États-Unis » et désigne « le corps politique souverain[7] ». Elle conclut, au terme d’une analyse que l’on qualifierait aujourd’hui d’originaliste[8], que les Afro-Américains ne sont pas inclus dans ce corps politique souverain au motif qu’au moment de la rédaction de la Constitution, ils étaient considérés comme « un groupe d’individus subordonnés et inférieurs […] assujettis par la race dominante[9] ».

La Constitution de 1787 ne contient que peu de références à la citoyenneté. Le Préambule évoque « We The People » et la citoyenneté n’est mentionnée que comme condition d’éligibilité à certaines fonctions[10], l’accès au prétoire des juridictions fédérales, et dans le cadre de la garantie d’un traitement égal par les différents États[11]. La citoyenneté est ainsi, sinon absente, du moins très discrète dans le texte initial. En tout état de cause, elle ne renvoie pas à un statut clairement défini. Le raisonnement à l’œuvre dans la décision Dred Scott n’est donc mené qu’au prix d’une construction singulière de la citoyenneté et de l’assimilation des citoyens au « peuple[12] ».

La citoyenneté sera en revanche au cœur des amendements constitutionnels adoptés à l’issue de la Guerre de Sécession. Le Quatorzième amendement, qui renverse la jurisprudence Dred Scott, dispose ainsi que :

Si une grande partie du débat contemporain sur la protection des droits repose sur le xive amendement[13], la clause relative aux privilèges et immunités des citoyens n’est toutefois guère mobilisée car la Cour suprême l’a neutralisée dès 1873, en retenant une conception très réduite de la citoyenneté fédérale[14]. Par un effet mécanique, la pression s’est portée sur la clause de due process, donnant naissance au fameux « substantive due process ». En d’autres termes, les droits garantis par la Constitution ont été rendus opposables aux États via la clause de due process, alors que la clause portant sur les privilèges et immunités des citoyens aurait été un vecteur sinon plus pertinent, en tout cas plus conforme à l’intention des rédacteurs du xive amendement.

La question des rapports entre citoyenneté et droit d’agir en justice est ainsi au cœur de l’histoire des États-Unis et renvoie à des concepts structurels du droit constitutionnel. Elle soulève de nombreuses questions, qu’il s’agisse des rapports entre citoyenneté fédérale et citoyenneté fédérée, des ambiguïtés entourant la notion de « citoyen » dans la Constitution[15] ou même de la notion de citoyenneté à l’œuvre. Si la citoyenneté, au sens du xive amendement, a été quasiment vidée de sa substance par la Cour, une conception plus large peut être mobilisée, reposant à la fois sur la liberté, dans la relation de l’individu avec la puissance publique, et l’égalité, dans le rapport avec ses concitoyens. Il apparaît alors que la tension au sein de ce couple opère aux États-Unis au détriment de l’égalité, conduisant à une vision dégradée de la citoyenneté, réduite sous la pression des revendications de l’individualisme[16].

Il est également possible de s’interroger sur la portée du droit d’agir en justice, en distinguant l’accès aux juridictions étatiques et fédérales, ou en s’interrogeant sur les limitations de ce droit pour les personnes morales et les non citoyens. L’abondant contentieux liés aux recours des demandeurs d’asile ou des personnes détenues à Guantanamo illustre la variabilité des contours de ce droit pour les non Américains[17]. Dans les lignes qui suivent, le droit d’agir en justice sera appréhendé en tant que droit d’accès au juge et sera envisagé essentiellement, au niveau fédéral, dans le cadre de ce qui relève de la matière civile aux États-Unis[18].

Si le droit d’agir en justice n’est donc pas, formellement, au sens du xive amendement, un droit du citoyen, il peut néanmoins être appréhendé comme tel aux États-Unis parce qu’il traduit la possibilité de l’individu de participer à la vie de la communauté via un forum singulier. La particularité aux États-Unis est que ce droit, loin d’être dans l’ombre des droits politiques, concurrence en réalité ceux-ci. Le droit d’agir en justice semble même éclipser le droit de vote en tant que moyen privilégié de participation et de détermination des règles régissant la Cité. Ce droit d’agir en justice peut d’ailleurs être envisagé sous différentes perspectives, traduisant des formes distinctes d’engagement et, pourrait-on dire, des nuances dans l’exercice citoyen. Au-delà des actions traduisant une forme de participation limitée et privée, visant essentiellement à protéger ses intérêts, il conviendrait de singulariser les recours orientés vers la communauté, dépassant le cas singulier de l’individu. La Cour suprême a d’ailleurs mis en exergue la différence entre l’usage des juridictions pour « un gain purement privé » et le recours aux tribunaux dans le cadre d’un contentieux d’intérêt public[19]. Ainsi, si l’action en justice, appréhendée de manière générale, peut-être envisagée comme l’expression d’une citoyenneté privée (I), les singularités du déplacement à l’œuvre, des urnes vers les prétoires, conduisent à s’interroger sur le rattachement de ce droit à une citoyenneté publique (II). Ce déplacement permet d’envisager des évolutions problématiques illustrées par la récente loi texane relative à l’interruption volontaire de grossesse, qui substitue en définitive l’action en justice du citoyen à l’action de l’État.

I. Le droit d’agir en justice en tant qu’expression d’une citoyenneté privée

La distinction citoyenneté privée-citoyenneté publique a été mobilisée par de nombreux auteurs, dans des contextes différents, mais il est possible ici de s’appuyer sur les développements de Bruce Ackerman qui, dans le premier volet de son œuvre We the People, distingue trois types de citoyens selon leur degré d’engagement et les arbitrages qu’ils opèrent entre des considérations privées et publiques[20]. L’auteur met ainsi en exergue l’individu privé (perfect privatist), indifférent à la chose publique, qui ne vote pas par exemple ; le citoyen privé (private citizen), tiraillé entre les considérations relatives au bien commun et son propre intérêt et qui, certes, vote mais reste en marge de la politique et du débat public ; et enfin le citoyen public (public citizen) qui témoigne par son engagement d’un « supplément d’âme civique ». Ces idéaux types sont mobilisés dans le cadre de la relecture historique du constitutionnalisme américain proposée par Bruce Ackerman et de sa théorie du changement constitutionnel.

La distinction entre les deux types de citoyenneté peut être mobilisée pour caractériser non pas différentes formes d’engagement politique et de recours au vote, mais différentes formes d’actions en justice et d’usage des juridictions. Considérer que toute action en justice relèverait de la citoyenneté, ou d’une même citoyenneté, soulève des difficultés car une telle approche étire la citoyenneté au risque qu’elle soit partout et, en définitive, nulle part. Est-ce que, par exemple, l’action en justice d’un actionnaire pour prendre le contrôle d’une société relève de l’action du citoyen ? Peut-on l’assimiler aux recours introduits dans les années 1960 par les membres du mouvement des droits civiques pour lutter contre les discriminations raciales ? Car c’est précisément dans de telles affaires que la Cour a entendu distinguer les types d’usage des juridictions. On peut donc, comme la Cour le suggère et en dépit des difficultés, tenter d’opérer une distinction selon la nature de l’action. L’action en justice relevant d’une citoyenneté privée serait ainsi centrée sur les intérêts propres de l’individu, limitée dans sa portée et d’essence préservatrice. Celle relevant de la citoyenneté publique entendrait dépasser le cas singulier du requérant, serait étroitement liée à la vie démocratique et d’essence transformative. Quoique faible a priori, le lien avec la citoyenneté dans la première hypothèse peut néanmoins être établi en raison de l’importance reconnue à ce droit aux États-Unis, en ce qu’il est l’un des fondements de la vie en communauté et même l’un des « attributs les plus hauts et essentiels de la citoyenneté », a précisément reconnu la Cour suprême[21].

Cette action en justice, appréhendée de manière générale en tant qu’expression de la participation à la vie de la Cité, est ancrée dans l’histoire (A) et fait l’objet de garanties poussées en droit positif (B).

A. L’ancrage historique et théorique du droit d’agir en justice

La Cour suprême a reconnu que le droit d’agir en justice, ou plus précisément le droit au juge, est un « droit fondamental constitutionnel » dans l’arrêt Bounds v. Smith[22]. Il s’agissait alors, en 1977, d’apporter des garanties particulières au droit d’accès au juge à ceux qui en avaient été longtemps privés[23], et non de consacrer un nouveau droit car le droit d’agir en justice a en réalité été considéré comme fondamental par la Cour de longue date. L’analyse de la jurisprudence révèle l’emphase et la rhétorique singulière avec laquelle les juges ont souligné l’importance de ce droit constitutionnel. Dans l’arrêt Chambers v. Baltimore, la Cour affirme ainsi que le droit de poursuivre (sue) et de se défendre dans les prétoires est « l’alternative au recours à la force ». Il est « la garantie de tous les autres droits » et le « fondement d’un système de gouvernement ordonné[24] ». La Cour le rattache d’ailleurs explicitement à la citoyenneté dans cette décision[25]. Quelques années plus tôt, les juges avaient affirmé que le droit au juge constituait la « fondation de tout système juridique organisé » et se trouvait inscrit « dans les premiers principes de justice naturelle[26] ». Est ainsi mise en exergue l’idée sinon d’une supériorité, en tout cas d’une antériorité de ce droit à travers la référence à la justice naturelle.

On peut effectivement opérer un rapprochement avec les théories du contrat social dans la mesure où le droit d’agir en justice apparait comme un des éléments fondamentaux de ce contrat. Les individus quittent l’état de nature et consentent à être gouvernés, à charge pour la puissance publique de mettre en place des mécanismes permettant aux individus de faire valoir leurs griefs. Le droit d’agir en justice est ainsi conservé par les individus et permet la conservation de leurs autres droits.

Dans une affaire portant sur la possibilité pour un État de subordonner l’accès au juge dans le cadre d’une procédure de divorce au paiement de frais, la Cour, soulignant l’importance de l’accès au juge, affirme

Dans une dimension verticale, le droit au juge légitime donc le pouvoir de sanction de l’État et postule le rejet de la violence au profit d’un mécanisme formel de règlement des différends. Dans une dimension horizontale, il permet d’unir les individus, de cristalliser via la procédure leur appartenance à une même communauté. Il joue ainsi un rôle fondamental dans la structuration de la communauté en citoyens égaux.

Sous-tendant l’ensemble des décisions qui reconnaissent l’importance du droit d’agir en justice se trouve le principe ancien selon laquelle tout préjudice doit pouvoir être réparé par le droit. C’est ce qu’exprime le Chief Justice John Marshall dès 1803 dans l’arrêt Marbury lorsqu’il affirme qu’il est de

Cet attachement au droit d’agir en justice et à la procédure est ainsi ancré dans l’héritage de common law – reconnaissant la nécessité pour le Roi de mettre en place des institutions permettant la réparation des préjudices – et les premières déclarations de droit anglaises[29]. S’appuyant sur les dispositions de la Magna Carta disposant que « la justice ne sera ni refusée, ni vendue, ni retardée », Sir Edward Coke soutient précisément que chaque individu doit pouvoir obtenir justice tandis que Blackstone met en exergue le droit de solliciter l’intervention des cours de justice pour obtenir réparation des préjudices[30].

La Petition des droits en 1628 et surtout l’Habeas Corpus Act en 1679, prohibant les arrestations arbitraires, ancrent également le recours au juge en tant que garantie de la sureté.

Le poids de l’héritage historique du droit d’agir en justice explique ainsi la mise en exergue de l’importance de ce droit par la Cour suprême et l’étendue des garanties dont il jouit en droit positif.

B. L’étendue des garanties du droit d’agir en justice

Si le droit au juge est bien un droit constitutionnellement garanti aux États-Unis, se pose en premier lieu la question de ses fondements. La question est particulièrement complexe car la Cour a longtemps évoqué la nature « constitutionnelle » ou « fondamentale » du droit sans toutefois le rattacher à une disposition constitutionnelle spécifique[31]. Les juges ont en quelque sorte procédé comme si la nature constitutionnelle du droit était évidente, en ce qu’il serait inhérent à tout « système de gouvernement ordonné[32] », ce qui les dispenserait de devoir préciser son ancrage constitutionnel.

Dans un deuxième temps, et en particulier au cours de la deuxième moitié du xxe siècle, la Cour a dégagé une série de sources constitutionnelles potentielles, sans qu’aucune ne s’impose exclusivement, en combinant parfois certaines d’entre elles. Il en résulte que si le droit d’agir en justice est bien un droit constitutionnel, bénéficiant de garanties étendues, il est néanmoins entaché de certaines imprécisions[33]. Cette insaisissabilité relative du droit d’agir en justice révèle en effet des ambiguïtés s’illustrant dans la protection renforcée dont jouiraient certaines actions.

Il convient dès lors d’envisager les différents fondements constitutionnels retenus du droit d’agir en justice. Si, comme indiqué, le propos se situe ici en matière civile, précisons qu’en matière pénale, le droit au juge et les garanties afférentes reconnues par la Cour, telles que l’obligation de mettre en place une aide juridictionnelle pour les plus démunis[34], se fondent sur le Sixième amendement. En matière civile, certains arrêts ont ainsi rattaché le droit d’agir en justice à la clause des privilèges et immunités de l’article IV de la Constitution, qui garantit en somme que les États ne priveront pas les citoyens d’autres États des droits qu’ils reconnaissent à leurs propres citoyens[35]. Ce lien avec la citoyenneté est ainsi réalisé dans les arrêts Ward v. Maryland[36], Cole v. Cunningham[37], Blake v. McClung[38] ou Chambers v. Baltimore & Ohio Railroad Company dans lequel la Cour érige le droit d’agir en justice en tant qu’un des « plus hauts et essentiels privilèges de la citoyenneté[39] ». Cela signifie qu’un État ne peut opérer de discrimination à l’encontre des citoyens d’un autre État en leur refusant l’accès aux prétoires alors qu’il l’ouvre à ses propres citoyens. Cela ne signifie toutefois pas que le droit d’agir en justice est, en lui-même, un droit reconnu à tout citoyen, car la clause opère davantage comme une garantie de traitement égal que comme un fondement autonome.

La clause relative aux privilèges et immunités des citoyens des États-Unis du xive amendement aurait, elle, pu permettre d’ancrer véritablement le droit d’agir en justice dans la citoyenneté fédérale[40]. Adoptée à l’issue de la guerre civile – et traduisant l’un de ses principaux enseignements, à savoir la suprématie de l’État fédéral –, le texte marque la véritable irruption de la citoyenneté dans le corpus constitutionnel. Il traduit, précisément, la volonté de faire Nation en définissant la citoyenneté fédérale – renversant ainsi la décision Dred Scott – et en prévoyant qu’un certain nombre de privilèges et immunités lui est attachés. Cette citoyenneté fédérale apparaît d’ailleurs « supérieure » à la citoyenneté étatique, en ce que la seconde est dérivée de la première, contrairement aux arguments développés par les tenants des droits des États (states’ rights). Si un vaste débat existe sur l’intention des rédacteurs du xive amendement et la portée des privilèges et immunités attachés à la citoyenneté fédérale, une littérature abondante souligne néanmoins que les auteurs du texte – notamment le premier d’entre eux, John Bingham – considéraient que les privilèges et immunités liés à la citoyenneté fédérale incluaient, entre autres, les droits garantis par le Bill of Rights[41]. En d’autres termes, la citoyenneté fédérale renvoyait à un ensemble substantiel de garanties opposables aux États. Une telle approche aurait permis d’ancrer le droit d’agir en justice dans cette citoyenneté fédérale[42].

Elle doit toutefois être écartée en ce que cette disposition a été neutralisée par la Cour suprême, cinq ans seulement après son entrée en vigueur, dans la célèbre affaire de l’abattoir (Slaughter-House Cases)[43]. Estimant que retenir une conception large de la citoyenneté fédérale restreindrait trop fortement le pouvoir des États et ferait de la Cour le « censeur perpétuel des lois des États concernant les droits des citoyens[44] », les juges adoptent une interprétation particulièrement restreinte des droits garantis par la citoyenneté. L’esquisse proposée des droits qui seraient protégés – « le droit de se rendre au siège du gouvernement pour faire valoir un grief […], le droit d’accéder aux ports de mer et aux cours de justice » – traduit la faible portée de la citoyenneté fédérale telle qu’interprétée par la Cour. Concernant le droit d’agir en justice, certains auteurs ont néanmoins proposé, en dépit de l’arrêt, de le fonder sur la citoyenneté fédérale en s’appuyant notamment sur la mention du « droit d’accès aux cours de justice ». On comprend toutefois qu’il s’agit davantage d’une référence à l’accès physique aux juridictions et, en tout état de cause, une telle approche n’a pas prospéré. La clause des privilèges et immunités des citoyens est ainsi demeurée une coquille quasi-vide[45]. Ce que la Cour a refusé de faire via la clause des privilèges et immunités du xive amendement, elle l’a toutefois fait par la suite via la clause de due process du même amendement, en ce que cette disposition est devenue le vecteur de l’application du Bill of Rights ainsi que des droits non énumérés dans le texte aux États fédérés[46].

Cette clause de procédure régulière, garantie à l’encontre de l’État fédéral par le ve amendement et à l’encontre des États par le xive amendement, offre précisément un terrain fertile pour fonder le droit au juge. L’exigence de procédure régulière de droit semble impliquer en effet la possibilité de saisir le juge ; dans un contexte différent, la Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs fait découler le droit d’accès au juge des exigences du procès équitable posées par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme[47]. De manière assez logique, la clause de procédure régulière, en conjonction parfois avec la clause d’égale protection des lois ou les dispositions relatives au recours d’habeas corpus[48], a ainsi constitué le fondement principal de la jurisprudence de la Cour en matière d’accès aux juges.

La dernière source textuelle mobilisée par la Cour pour fonder l’accès au juge, sur laquelle nous reviendrons, est le Premier amendement, plus précisément les dispositions protégeant la liberté d’expression et le droit de pétition[49].

Droit aux multiples fondements, le droit d’agir en justice est largement protégé. Parce que fondé principalement sur la clause de due process, et non sur la clause des privilèges et immunités des citoyens[50], ses titulaires sont donc les « personnes », de sorte que toute personne physique ou morale, ressortissante des États-Unis ou étrangère, peut l’invoquer[51]. Les prérogatives des étrangers sont toutefois réduites dans certaines hypothèses. Ainsi en est-il s’agissant des demandeurs d’asile ou des personnes en instance d’éloignement du territoire contestant leur détention, ou du cas particulier des détenus étrangers à Guantanamo qui, malgré l’arrêt Boumediene[52], ont vu leur droit de formuler des recours d’habeas corpus restreint en pratique.

Le droit d’agir en justice présente des similitudes étroites avec le droit de vote, dans la mesure ou, dans des termes proches, la Cour a souligné, d’une part, leur nature fondamentale – d’un point de vue axiologique et juridique – et, d’autre part, leur nature de droit-garantie, en ce qu’aussi bien le vote que l’action en justice permet la garantie des autres droits[53]. Deux domaines permettent néanmoins d’illustrer des différences quant à la mise en œuvre de ces droits. Si, en vertu du xxive amendement, l’exercice du droit de vote ne peut être conditionné au paiement d’une quelconque taxe, l’exercice de l’action en justice peut lui être soumis au paiement de frais. Certes, la Cour a jugé dans l’arrêt Boddie[54] que soumettre l’accès au juge dans le cadre d’une demande de divorce au paiement d’une somme était inconstitutionnel, mais la jurisprudence ultérieure a limité cette solution[55].

Le contentieux relatif aux recours d’habeas corpus des prisonniers est lui révélateur de la protection accrue offerte par le juge. C’est en cette matière que la Cour a évoqué dans l’affaire Bounds v. Smith le « droit fondamental constitutionnel d’accès aux cours », en considérant qu’il devait être « concret » et effectif[56]. En l’espèce, la Cour est allée jusqu’à reconnaître que l’administration pénitentiaire était tenue de mettre à disposition des détenus des bibliothèques juridiques adéquates ou l’assistance de juristes afin qu’ils puissent exercer leur recours[57]. Chose rare dans le référentiel américain, la Cour retient ici une obligation positive découlant du droit d’agir en justice, allant bien au-delà de la simple sanction des barrières posées par les États.

Cette protection renforcée du droit d’agir des détenus contraste avec la précarité du sort réservé à leurs droits politiques. Le constat est connu, mais rappelons que seuls deux États autorisent les détenus à voter[58], et une dizaine d’États retirent de manière permanente le droit de vote aux personnes reconnues coupables de crimes[59]. Ces mesures, jugées constitutionnelles par la Cour suprême[60], ne sont qu’une des illustrations des profondes limitations du droit de vote aux États-Unis. Cette « déchéance de citoyenneté » contraste en tout état de cause avec la protection accordée au droit d’agir en justice et permet d’envisager, de manière plus générale, le déplacement, des urnes vers le prétoire, conférant à l’action en justice aujourd’hui une place centrale dans l’action citoyenne.

II. Le droit d’agir en justice en tant que manifestation d’une citoyenneté publique

Si l’action en justice, appréhendée de manière générale, entretient des liens avec la citoyenneté, il est possible d’envisager de manière plus spécifique en quoi certaines actions contentieuses relèveraient non pas d’une citoyenneté privée, mais d’une citoyenneté publique. Il s’agit en somme de tenter de caractériser, à partir de la jurisprudence de la Cour, les actions en justice traduisant un supplément d’âme civique, celles qui illustrent l’action du « citoyen public[61] ». Si précédemment il s’agissait d’envisager l’ancrage du droit d’agir en justice[62], l’analyse est ici dominée par la mise en lumière d’une translation. Au mouvement général déplaçant le forum de la citoyenneté des urnes vers les prétoires (A), s’ajoute des évolutions récentes qui interpellent également, comme la loi récemment adoptée au Texas traduisant une externalisation de l’action publique, de l’État vers les citoyens, à travers précisément les actions en justice (B).

A. Des urnes vers les prétoires

La Cour suprême a mis en exergue dans les années 1960 certains types d’action en justice, menées par des associations ou des syndicats, en leur assurant une protection fondée sur les libertés garanties par le Premier amendement, dont on sait qu’elles jouissent d’une « position préférentielle[63] » par rapport aux autres libertés. L’affaire NAACP v. Button en 1963, dans laquelle étaient en cause les activités menées par la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), est de ce point de vue révélatrice[64]. L’organisation proposait d’aider les habitants de l’État de Virginie à intenter des recours visant à contester les mesures de ségrégation raciale. La question portait sur le point de savoir si l’État de Virginie pouvait interdire ces activités, sur le fondement de sa législation réglementant l’exercice des professions juridiques. La Cour répond par la négative en considérant que les activités contentieuses de la NAACP relèvent de la liberté d’expression garantie par le Premier amendement. La Cour souligne que

L’argumentation de la Cour repose donc sur la nature spécifique de l’action contentieuse menée par la NAACP – clairement distinguée de celles visant à trancher des différents privés et à obtenir un gain « purement privé » – qui représente le moyen permettant d’obtenir dans les prétoires ce qu’elle ne peut obtenir dans les urnes, et dont l’action rejaillirait sur l’ensemble de la société. Assimilée à une forme d’expression politique, cette action serait donc revêtue d’une dimension citoyenne dont serait dépourvue l’action en justice ordinaire.

Dans la lignée de l’arrêt NAACP v. Button, la Cour a protégé les actions contentieuses menées par des syndicats et des associations en se fondant sur la liberté d’expression et le droit de pétition garantis par le Premier amendement[66]. Dans le cadre d’une affaire portant sur les activités de la célèbre organisation de défense des droits, l’ACLU (American Civil Liberties Union), la Cour souligne ainsi que son action contentieuse « est un instrument de son expression politique et un moyen de communiquer des informations utiles au public[67] ». L’ancrage de ces actions en justice, non pas dans la clause de due process, mais dans les libertés garanties par le Premier amendement, éminemment associées à l’action politique, illustre le mouvement à l’œuvre. En d’autres termes, le changement de fondement constitutionnel révèle la dimension « plus politique » des actions en justice en cause. La difficulté, toutefois, est que cet effort de catégorisation, autour de certaines actions en justice étroitement liées à des questions politiques, est compromis en raison de la nature même de la protection offerte par le Premier amendement. Ce dernier, en effet, ne se limite pas à protéger l’expression politique ; toutes les formes d’expression sont protégées. Ceci explique pourquoi la Cour a refusé par la suite de ne pas étendre les principes reconnus dans Button à des affaires mettant en cause des actions contentieuses non liées à l’expression politique[68].

Il en résulte que l’effort de distinction de certaines actions en justice, en raison de leur rattachement au Premier amendement, est incertain. Les actions visant à recouvrer des dommages et intérêts à la suite d’accidents de travail[69], par exemple, sont tout aussi protégées que celles en cause dans l’affaire Button.

De manière plus générale, les éléments mis en lumière dans la décision Button, notamment celui selon lequel l’action en justice est la voie demeurant accessible pour ceux qui ne peuvent s’exprimer ou triompher sur le marché politique, peuvent être généralisés. Cela explique le déplacement général des urnes vers les prétoires, de la sphère politique à l’arène judiciaire, observable de longue date mais qui s’est intensifié dans la deuxième moitié du xxe siècle. Comme le remarquait Tocqueville, « il n’est presque pas de question politique aux États-Unis qui ne se résolve tôt ou tard en question judiciaire[70] ». Tout désaccord ou toute controverse dans la sphère politique peuvent être transmutés en arguments juridiques, que la Cour moderne a le plus souvent accepté d’accueillir. Pour le parti vaincu dans l’arène politique, ou le mouvement social ambitieux, le recours aux tribunaux représente donc le moyen de poursuivre la lutte politique sous d’autres formes. Les contentieux abondants suscités par la loi sur la réforme de l’assurance santé votée en 2010 en sont un exemple révélateur. Les tribunaux, et la Cour suprême en particulier, sont ainsi devenus le forum principal de résolution des questions de public policy.

Cette juridictionnalisation de l’ensemble des sphères de la vie sociale fait donc de l’action en justice, non pas un recours après épuisement des voies d’action sur le marché politique si l’on ose dire, mais le moyen premier par lequel des individus ou des mouvements tentent de déterminer les règles régissant la Cité. L’intérêt tenant à privilégier le forum judiciaire se comprend aisément, en ce que les succès obtenus en son sein sont mieux protégés que les succès dans l’arène politique. Les victoires obtenues dans les prétoires, à travers le contrôle de constitutionnalité des lois, sont en effet plus durables que celles obtenus dans le cadre de la politique ordinaire.

À l’attrait de ce recours, s’ajoutent les faiblesses structurelles concernant la garantie du droit de vote[71], mises en lumière lors des dernières élections[72] et dont certaines résultent d’ailleurs de décisions de la Cour[73]. C’est la raison pour laquelle il est possible de considérer que les revendications de certains citoyens s’expriment aujourd’hui, en grande partie, via les recours en justice.

Ce mode de participation à la détermination des règles régissant la Cité présente un autre intérêt par rapport au droit de vote, lié à la fréquence de son utilisation. Le droit de vote s’exerce à échéances fixes, laissant finalement apparaitre de larges séquences de « non exercice de la citoyenneté ». Le droit d’agir permettrait, de ce point de vue, sinon une sorte de « citoyenneté continue », du moins une mise en action plus fréquente.

Le déplacement à l’œuvre, des urnes vers les prétoires, soulève toutefois un grand nombre de difficultés. La première est bien entendu liée à la question fondamentale de la légitimité du juge, dont le pouvoir s’accroit ainsi de façon particulièrement notable[74]. La double extension de la portée du contrôle de constitutionnalité des lois, à la fois dans le champ des questions couvertes et le poids des décisions elles-mêmes, est porteuse dans l’expérience américaine d’un déséquilibre dont l’une des plus évidentes manifestations tient à la politisation des nominations des juges dans les juridictions, et à la Cour suprême en particulier.

La deuxième remarque tient à ce que si l’on retient l’idée selon laquelle l’action en justice est devenue une des formes de participation du citoyen à la vie politique, se pose la question de savoir qui sont les citoyens qui l’exercent en pratique. Une première réponse, naïve sans doute, considèrerait qu’il s’agit là du citoyen public, investi de la chose publique. L’usage fait par les personnes morales et la nature « purement privée » des gains recherchés, pour reprendre l’expression de la Cour, ainsi que les barrières existant dans la mise en œuvre de ce droit[75], devant lequel tous les citoyens ne sont pas égaux, conduit à relativiser profondément le propos.

Il est également possible, à l’aune de développements récents, d’envisager les difficultés soulevées par une autre forme de translation : celle érigeant l’action en justice des citoyens en tant que substitut à l’action de l’État.

B. De la puissance publique vers les citoyens

Les développements en cours au moment où ces lignes sont rédigées au sujet de la loi texane restreignant le recours à l’interruption volontaire de grossesse ne peuvent manquer d’étonner. Il ne fait guère de doute, en effet, que la loi méconnait, en l’état, le droit constitutionnel de recourir à une interruption volontaire de grossesse tel que reconnu dans l’arrêt Roe v. Wade[76], et confirmé ensuite dans la décision Casey[77]. Cette dernière décision pose en effet le principe selon lequel une mesure est inconstitutionnelle si elle entrave indûment le choix d’une femme de recourir à l’avortement avant la viabilité du fœtus, soit autour de vingt-trois semaines. La loi texane, interdisant les avortements dès six semaines, est pourtant toujours en vigueur, malgré de nombreux recours intentés et les demandes de suspension formulées, rejetées à différentes reprises par la Cour suprême. L’explication tient à la manière dont la loi a été rédigée et structurée. Son application repose en effet dans son intégralité sur l’action en justice des citoyens qui se substituent à l’action de la puissance publique, dans le but avoué d’immuniser la loi et de faire obstacle à tout recours devant les juridictions fédérales.

La loi S.B. 8, entrée en vigueur le 1er septembre 2021, interdit ainsi les interruptions volontaires de grossesse dès lors qu’une activité cardiaque peut être détectée chez le fœtus, ce qui correspond à peu près à six semaines. Le texte interdit explicitement toute mise en œuvre de ses dispositions par la puissance publique et les agents de l’État. La mise en œuvre de la loi repose en effet exclusivement sur les actions en justice, en matière civile, menées par des citoyens. Tout individu, y compris des personnes vivant en dehors du Texas, peut ainsi poursuivre la personne pratiquant l’avortement ou ayant fourni une quelconque assistance à une femme ayant eu recours à un avortement en violation de la loi, ou qui est sur le point de le faire. Les individus qui intentent l’action en justice peuvent obtenir dix mille dollars de dommages pour chaque avortement réalisé en violation de la loi, ce qui a fait dire à certains que le dispositif repose sur l’action des « citoyens chasseurs de primes[78] ».

S’il n’est pas nouveau que des législations reposent sur l’action en justice des citoyens, en complément de l’action publique, la singularité de loi texane tient à ce que les recours en justice des citoyens se substituent intégralement à l’action de l’État. La mise en œuvre de la loi est ainsi externalisée via des recours intentés par des personnes privées.

Ce stratagème vise, comme l’ont reconnu les auteurs à l’origine de la loi, à faire obstacle aux recours en justice[79]. En principe, les individus contestant une loi étatique qu’ils estiment inconstitutionnelle peuvent exercer un recours devant les juridictions fédérales à l’encontre des agents de l’État chargés de la mettre en œuvre. La Cour a reconnu dans l’arrêt Ex parte Young qu’un tel recours ne méconnait pas l’immunité conférée aux États par le xie amendement, en s’appuyant notamment sur la suprématie du droit fédéral, à laquelle un État ne peut échapper[80].

La difficulté posée par la loi texane est que, puisque que le texte interdit expressément à tout agent de mettre en œuvre la loi, il semble plus difficile de déterminer contre qui doit être exercé le recours. C’est notamment la raison invoquée par la Cour suprême, qui a refusé, à plusieurs reprises, de suspendre l’application de la loi[81]. Dans sa première décision, elle invoque ainsi « la complexité et la nouveauté des questions procédurales soulevées[82] ». Le fait que la Cour n’ait pas suspendu une loi étatique qui méconnait frontalement un droit constitutionnellement garanti, semblant ainsi faire ressurgir les doctrines désavouées de l’« interposition » et de la « nullification », et qu’elle ait en quelque sorte récompensé l’« ingéniosité » des rédacteurs de la loi comme l’a reconnu la juge Kagan, interroge[83]. Il est de même possible de relativiser la complexité des questions procédurales soulevées, en rappelant que la Cour dans le passé n’a pas hésité à considérer que les juges appliquant des contrats conclus entre personnes privées pouvaient être considérés comme des state actors, entrainant ainsi l’application de la Constitution[84].

Le paradoxe tient à ce que la loi étatique repose sur l’action en justice de citoyens, dans le but de faire obstacle aux recours de ceux qui dénoncent son inconstitutionnalité. L’action en justice des uns est érigée en arme pour faire obstacle à celles des autres, en tant que substitut à l’action de l’État, dans le but de permettre à un État de neutraliser un droit garanti par la Constitution fédérale. La situation est pour le moins singulière. Parce que le dispositif a résisté pour l’heure aux différents recours demandant sa suspension, un certain nombre de gouverneurs ont annoncé leur intention de dupliquer le mécanisme, en l’appliquant à d’autres domaines ou à l’encontre d’autres droits. À la suite de la décision de la Cour suprême du 10 décembre 2021, le gouverneur de Californie a ainsi affirmé vouloir reproduire le schéma en cause en favorisant des actions en justice de citoyens contre les producteurs et vendeurs d’armes à feu[85].

Ces développements, encouragés par la réticence de la Cour suprême à intervenir, laissent donc entrevoir la prolifération éventuelle de nouvelles formes d’action publique : des législations traduisant le désengagement stratégique de la puissance publique au profit de l’action en justice des citoyens, à qui est déléguée la sanction de la violation de la loi[86].

S’il est des « formes méconnues de la citoyenneté[87] », des formes qui seraient ainsi dans l’ombre des droits politiques fréquemment mis en avant, l’examen de la situation aux États-Unis révèle néanmoins un éclairage singulier. Le droit d’agir en justice projette en effet sa propre lumière et tend même à éclipser à certains égards le droit de vote en tant que moyen premier de participation et de détermination des règles régissant la Cité. Il convient de s’interroger sur ce que cela dit de l’état de la citoyenneté aux États-Unis. Il en ressort en effet un tableau contrasté, marqué par un droit de vote qui ne jouit pas de la protection dont il devrait jouir et un déplacement vers les prétoires qui échoue à concrétiser les espoirs d’un « supplément d’âme civique ».

Idris Fassassi

Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas.

Pour citer cet article :
Idris Fassassi «Droit d’agir en justice et citoyenneté aux États-Unis », Jus Politicum, n° 27 [https://www.juspoliticum.com/article/Droit-d-agir-en-justice-et-citoyennete-aux-Etats-Unis-1459.html]