J. Maloir, Les ministres en révolution (1789 1794). Du gouvernement à l'administration (L’Harmattan, 2021)

Recension de J. Maloir, Les ministres en Révolution (1789‑1794). Du gouvernement à l’administration, Paris, L’Harmattan, 2021.

Review of J. Maloir, Les ministres en Révolution (1789‑1794). Du gouvernement à l’administration, Paris, L’Harmattan, 2021.

S

i quelqu’un pouvait encore douter de la haine qu’a suscitée durant la Révolution de 1789 la figure du ministre, qu’il tourne quelques pages de l’ouvrage de Jérémy Maloir tiré de sa thèse de doctorat d’histoire du droit[1]. La haine. Le mot n’est point trop fort. Elle s’enracine dans la lutte que les Parlements comme les milieux nobiliaires mènent contre le gouvernement absolutiste. Les ministres, irrémédiablement despotiques, en sont les « bouc-émissaires » (p. 13). Durant les dernières décennies de l’Ancien Régime, on les tient pour responsables de tous les maux du royaume, de toutes les réformes inabouties alors même que leurs échecs sont le résultat de l’opposition aveugle de leurs détracteurs. Il devient alors de bon ton de réclamer un gouvernement sans ministre. Parlements, Notables puis États-généraux prétendront pouvoir se passer de l’institution ministérielle. Il est vrai que cette contestation entre en résonnance avec le constitutionnalisme des Lumières qui postule non sans raison que le despotisme trouve son origine dans l’absence de limitation du pouvoir, donc de délimitation des pouvoirs des ministres. Ce faisant, séparation des pouvoirs et institution ministérielle se trouvent inextricablement liées. La rédaction d’une constitution relèverait ainsi « davantage [de] la nécessité d’encadrer le pouvoir ministériel que […] de restreindre le pouvoir royal » (p. 19). Il s’ensuivra alors, durant la période allant de 1789 à 1794 que J. Maloir se propose d’étudier, que les ministres vont être progressivement dépouillés de toute fonction gouvernementale pour être cantonnés au quotidien de l’administration, ce glissement se faisant au profit du corps législatif qui absorbe peu à peu la totalité de la mission de gouverner. Telle est la thèse de l’ouvrage que suggère d’ailleurs son sous‑titre : « Du gouvernement à l’administration ». À partir d’une analyse des différents textes adoptés au fil des mois, nourrie par un volumineux corpus de sources, J. Maloir démontre comment les ministres tout puissants de l’Ancien Régime deviennent de simples agents administratifs, comment « de principaux décideurs politiques », ils deviennent « de simples serviteurs » (p. 13). Pour ce faire, l’auteur a adopté un plan diachronique. Dans la mesure où, soutient‑il, à un Gouvernement ministériel que l’on souhaite limiter puis qu’on limite effectivement, à savoir de la fin de l’Ancien Régime à la Constitution de 1791, succède, de la chute de la monarchie à celle du Comité de salut public, un Gouvernement d’assemblée dans lequel les ministres sont réduits à n’être que de simples exécutants, il apparaît que ce choix est justifié. Il est cependant regrettable que les notions de gouvernement et d’administration n’aient jamais été véritablement précisées. Si, au fil de son propos, J. Maloir donne des indications, celles-ci, éparses, ne font pas l’objet d’une systématisation. Ce qui caractérise le gouvernement et l’administration relève‑t-il de l’organique et/ou du fonctionnel ? Ce point demeure trop indéterminé. Cela aurait pourtant donné une clef de lecture plus claire des événements et permis une meilleure articulation des développements les uns avec les autres et, surtout, avec la thèse soutenue. Le caractère savant du propos rend néanmoins l’ouvrage incontournable pour qui s’intéresse à l’institution ministérielle de la première moitié de la Révolution et, plus largement, de l’exécutif.

Fort opportunément, J. Maloir fixe comme point de départ de sa réflexion l’Ancien Régime. Incarnation de l’absolutisme, les ministres y sont vivement critiqués. Les Parlements prétendent alors, en vertu de droits historiques discutables, être les « véritables conseillers du prince ». La lutte implacable, à mort même devrait‑on dire, qu’ils engagent contre les ministres conduira à la réforme du Chancelier Maupeou. L’Édit de décembre 1770 dénie alors aux parlementaires « toute prétention à exercer des fonctions gouvernementales » (p. 46). Plus grave encore que son échec acté par le rappel en 1774 des Parlements, la colère qu’il suscite donne « naissance à la notion de despotisme ministérielle » (p. 48). Les Maupouana, ce recueil de quelques 500 pamphlets dirigés contre le Chancelier, sont les prémices d’une littérature politique qui fleurira jusqu’en 1790. Désormais ce n’est plus un ministre qu’il faut abattre, mais le ministre.

C’est dans ce contexte délétère que s’ouvrent les États généraux. Commence alors « une grande entreprise de confiscation des fonctions gouvernementales des ministres ». Il s’agit du point central de l’obsession antiministérielle des Constituants qui cherchent « à transformer les anciens ministres-gouvernants en ministres-exécutants subordonnés à la volonté de la nation » (p. 13). Selon J. Maloir, cette transformation s’opère sous la Constituante, laquelle tend à accaparer les fonctions gouvernementales en mettant en place un « régime d’assemblée » (p. 142). S’il est vrai que la pratique de la Constituante est pleine de méfiance vis‑à‑vis des ministres, l’affirmation fait la part belle à une opinion répandue dans une partie de la doctrine qui a compris la Constitution de 1791 à l’aune de son échec. Or, non seulement les hommes de 1789 dans leur grande majorité n’ont pas entendu établir un régime d’assemblée, mais encore ils ont garanti à l’exécutif les moyens de gouverner tant par l’établissement d’une balance des pouvoirs que par la reconnaissance de larges attributions en matière de relations extérieures. Il aurait été à notre sens préférable de souligner seulement l’existence de prodromes d’un gouvernement d’assemblée sous la Constituante en dépit des intentions affichées, tant il est vrai que les forces politiques qui appelaient alors de leur vœu un tel système sont celles qui, devenues majoritaires sous la Législative, emporteront la monarchie. Si le 10 août marque certes l’avènement d’un Gouvernement d’assemblée, il n’est pas la Constitution de 1791. En revanche, il est vrai, et c’est assurément l’une des causes de l’échec de la première Constitution française, que la peur du ministre corrupteur et le rejet du modèle anglais a conduit les Constituants de 1789 à écarter les prérogatives propres à instituer une responsabilité politique des ministres. La conséquence en a été, comme le souligne J. Maloir, que les ministres ont été privés d’une force contraignante au sein du Conseil sur les décisions du Roi, donc d’une fonction gouvernementale autonome de celle du monarque. En érigeant un système somme toute proche de celui de la constitution américaine de 1787 mais avec en guise d’exécutif un monarque plutôt qu’un président élu, l’Assemblée nationale n’a prévu aucun mécanisme de résolution d’un inévitable conflit de légitimités entre le principe monarchique et le principe représentatif. Le ralliement progressif de la Révolution au régime d’assemblée trouve en réalité là sa cause. Bref, la réduction des ministres au statut de simples commis et son corollaire, le régime d’assemblée, ne sont pas le fait de la Constituante en dépit de ses ambiguïtés ni de la Constitution de 1791 malgré ses défauts, mais le résultat d’un travail de sape de la Législative pour assujettir l’exécutif à sa volonté. En effet, et ce dont J. Maloir rend compte de manière détaillée, celle-ci va harceler les ministres d’une part, en créant des comités permanents chargés d’en superviser l’administration, d’autre part, en mettant en cause leur responsabilité pénale, signe de l’immixtion des députés dans l’exercice de la fonction exécutive. Toutefois, seule la chute de Louis XVI « libère » véritablement la Révolution d’un exécutif-gouvernant.

En réalité pas tout à fait, rectifie J. Maloir, puisque le Conseil exécutif provisoire mis en place après le 10 août, en dépit d’attributions limitées, continue dans un premier temps d’exercer des fonctions gouvernementales. Il reste que les ministres qui le composent sont placés dans une étroite dépendance du corps législatif qui se manifeste de deux manières. D’une part, ils sont désormais individuellement élus mais sans que l’assemblée ne revienne sur les préventions de la Constituante en autorisant les députés à devenir ministres. D’autre part, la Convention va se reconnaître un droit de révocation que J. Maloir distingue de la « responsabilité ministérielle » (p. 284). Si l’on suit bien l’auteur, le propre de la révocation serait d’être un « pouvoir hiérarchique » (p. 285) totalement discrétionnaire que la Convention exercerait au lieu et place du chef de l’exécutif. Il révèlerait l’absence d’un ministère-gouvernant dès lors que les fonctions gouvernementales seraient pour l’essentiel aux mains de la Convention. Cette intéressante distinction qui recoupe manifestement les notions de gouvernement et d’administration aurait néanmoins pu être davantage explicitée et insérée dans une réflexion plus générale sur lesdites notions.

Toujours dans le but de garantir leur subordination, le système de l’élection des ministres va être pérennisé. Alors que les Girondins proposent un conseil électif élu par les mêmes électeurs que ceux désignant les députés, les Montagnards craignent que ce mode de désignation ressuscite le pouvoir ministériel. Suivant les arguments de Saint‑Just, la Convention se rallie à un Conseil exécutif de 24 membres désignés par le Corps législatif à partir des listes de noms établies par l’assemblée électorale de chaque département. Ce faisant, ce Conseil exécutif demeurait dans la dépendance du Corps législatif. Le dispositif de subordination était prolongé par l’établissement d’une responsabilité ministérielle à la fois individuelle en cas de prévarication et d’une responsabilité collective en cas d’inexécution des lois ou d’absence de dénonciation des abus dont le Conseil aurait connaissance. Toutefois, observe J. Maloir, ce pouvoir de révocation ne débouche sur aucune responsabilité politique. La Constitution de 1793 pérennise ainsi le distinguo entre révocation et responsabilité, signe qu’elle ne recherche pas un équilibre des pouvoirs mais bien une subordination de l’un à l’autre. Le ministère doit n’être en fin de compte qu’une administration.

Toutefois, cette asymétrie préserve la distinction entre les ministres et le Corps législatif. L’idée, omniprésente dans la pensée constitutionnelle des Conventionnels, de séparer le gouvernement et l’administration le prouve. En dépit des réticences de certains Montagnards, la Constitution de 1793 distingue les « ministres-gouvernants » des « ministres-exécutants » (p. 418). Le Conseil exécutif dispose des fonctions d’exécuter les lois et décrets (sans que lui soit cependant reconnu de pouvoir réglementaire), de surveiller l’administration dont il nomme les principaux agents, et de négocier les traités. Son rôle serait ainsi bien de gouverner. Pour leur part, les agents en chef de l’administration exercent les fonctions qui sont déterminées par le Corps législatif. D’où le fait qu’ils ne forment pas un collège et n’ont d’autre autorité que personnelle. Là encore, le lecteur reste quelque peu sur sa faim. Le distinguo aurait gagné à être systématisé afin de l’éclairer plus amplement.

Cette organisation qui laissait encore quelque chose aux ministres dans la fonction gouvernementale, ne résista pas aux événements. La Constitution de 1793 resta lettre morte car, aux yeux du Gouvernement révolutionnaire, elle cédait encore trop au pouvoir ministériel. Dès le 1er janvier 1793, le Conseil exécutif voit le peu de fonctions de nature gouvernementale qu’il détient de fait – en réalité bénéficie‑t‑il tout au plus d’une « relative autonomie » (p. 317) – au profit du Comité de défense générale, puis du Comité de salut public à compter d’avril 1793. À partir de là, il n'est plus de ministère. Le décret du 12 germinal an II procède en effet à son « démembrement » (p. 422). Le Conseil exécutif est dissous au profit de douze commissions ministérielles. À dire vrai, l’idée n’est pas nouvelle, souligne J. Maloir. Déjà en juin 1792, la Législative avait retiré la direction de la fabrication des assignats au ministère des Contributions publiques pour être confiée à trois commissaires nommés par le Roi. Bien que l’épisode fût de courte durée (il prend fin dès le 18 août), il était révélateur d’un certain état d’esprit. Il est toutefois sans commune mesure avec ce qui se joue au printemps 1794. Comme le démontre J. Maloir, le Comité de salut public entend, à travers l’établissement de commissions, en finir avec l’institution ministérielle perçue comme « illégitime dans un régime républicain ». En supprimant les ministres, au sens de « l’organe ministériel » (p. 445‑446), la Convention peut enfin ériger un pouvoir exécutif républicain, c’est-à-dire un pouvoir collégial et subordonné au Gouvernement révolutionnaire. Plus encore, la suppression du Conseil exécutif permet une surveillance directe du Comité de salut public sur l’administration. Bien qu’il n’existe pas théoriquement de pouvoir hiérarchique de celui-ci sur celle-là, les commissions sont de fait aux mains des députés. Le Comité de salut public supervise la répartition des compétences entre elles, et en propose les membres à la nomination de la Convention, achevant ainsi l’œuvre de destruction du pouvoir ministériel.

Même si la réaction thermidorienne reviendra sur les conséquences les plus radicales de l’épisode du Gouvernement révolutionnaire, elle ne remettra pas en cause l’idée constitutionnelle qui s’enracine alors dans la pensée républicaine selon laquelle les ministres doivent être en tout subordonnés au Corps législatif. Jusqu’en 1958, les constitutions républicaines s’inscrivent ainsi dans une histoire longue qui puise aux premières heures de la Révolution. Le mérite de J. Maloir est de l’avoir rappelé à travers son étude de la figure du ministre.

 

Guillaume Glénard

Professeur de droit public à l’Université d’Artois

Pour citer cet article :
Guillaume Glénard «J. Maloir, Les ministres en révolution (1789 1794). Du gouvernement à l'administration (L’Harmattan, 2021) », Jus Politicum, n° 29 [https://www.juspoliticum.com/article/J-Maloir-Les-ministres-en-revolution-1789-1794-Du-gouvernement-a-l-administration-L-Harmattan-2021-1497.html]