L'identité du chef traditionnel dans le nouveau constitutionnalisme en Afrique. Etude à partir de quelques Etats d'Afrique

Thèmes : Constitutionnalisme - Coutume - Politique - Identité

Monarque de droit divin, leader spirituel et chef politique dans la période précoloniale, le chef traditionnel a perdu la quasi-totalité de ses pouvoirs avec l’arrivée du colon en Afrique. Ce dernier dans le souci de mieux contrôler les indigènes, a fait du chef traditionnel un collaborateur permanent de l’administration. Il devint alors un véritable trait d’union entre la population locale et l’administration coloniale. Après les indépendances, les nouveaux États ont réservé un traitement plutôt mitigé au chef traditionnel : certains ont préféré maintenir son statut de collaborateur de l’administration tandis que d’autres l’ont purement et simplement écarté. Avec le nouveau constitutionnalisme, le constituant dans la plupart des États d’Afrique, a redonné à cet organe, présenté comme incontournable dans la vie institutionnelle, ses lettres de noblesse à travers la construction d’une identité. Cette étude a eu pour but d’analyser le processus de construction de ladite identité. Il en ressort que l’approche du constituant dans cette construction est pondérée. En effet, il reconnait expressément l’identité traditionnelle de cette entité incarnant l’Afrique profonde mais reste réservé quant à la reconnaissance de son identité politique. Cette dernière identité se traduit par l’institution d’une citoyenneté politique variable caractérisée par le refus du militantisme politique dans certains États d’une part et par l’acceptation implicite de ce militantisme dans d’autres États d’autre part. Bien plus, le chef traditionnel se présente comme le représentant de sa collectivité locale. Il serait alors indiqué de penser que ce dernier pourrait jouer un véritable rôle de contrepouvoir dans la vie institutionnelle des États en Afrique.

The Identity of the traditional chief in the new concept of constitutionalism in Africa : case study of some Black african states

Monarch through the use of divine law, spiritual and political leader in the pre-colonial era, traditional chief practically lost all his powers with the advent of colonial masters in africa. The later wonder to better control their natives, made the tradtional chief a permanent collaborator of administrator. He then became a true link between the local population and the colonial administration. After independance, the news states reserved a mixed treatment for the traditional chief : some prefered to maintain their status as collaborators of the administration while others purely and simply dismissed them. With the new concept of constitutionalism, the constituent power in most of black african states have given back to this organs, presented as indispensable in the institutional life of these states, its letters of nobility through the construction of this identity. The approach of the constituent on this construction is not all round prevaling. In effect, he expressly recognises the traditional identity of this entity which is an indebt incarnation of the african culture but does not make provision for its political identity. The later is portrayed by the institution of political citizenship characterised by the refuse of political militancy in some states on the one hand and by the implicity acceptance of militancy in other states on the other hand. He is equally presented as a representative of its local collectivity. It is in this light that one can think that a tradtional chief could play a salient role of counter-power in the institutional life of African States.

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Afrique d’hier est encore une donnée contemporaine : elle n’est ni passée ni, à certains égards dépassée[1]. ». Cette assertion plus que jamais interpellatrice mettant en relief l’identité de l’Afrique conjuguant modernité et tradition reste encore d’actualité. C’est bien en cela qu’une réflexion sur le chef traditionnel dans le nouveau constitutionnalisme de quelques États d’Afrique noire d’expression française mérite d’être menée.

Ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui chefferie traditionnelle est une survivance des formes multiples d’organisations sociopolitiques (empires, royaumes etc.) qu’a connu l’Afrique avant la colonisation[2]. Cette dernière a inventé les expressions de chefferie traditionnelle et de chef traditionnel dans un effort d’uniformiser une réalité mentale[3] et sociale dont la complexité lui échappait. Dans certains cas, la chefferie traditionnelle a reçu une solution à la fois radicale et expéditive sous la forme de son éradication formelle[4]. Même dans ces cas, l’institution n’a pas pour autant cessé de représenter une référence pour une bonne partie de la population. Elle influence ainsi les institutions, les autorités politiques et administratives[5].

Il faut rappeler que le colon dans le souci de trouver une courroie de transmission avec la communauté a érigé la chefferie traditionnelle sans toutefois se soucier d’intégrer juridiquement cet espace dans l’organisation administrative. Le législateur se préoccupait beaucoup plus de définir les circonscriptions administratives. Or, l'absence d’intégration ou l’insuffisante intégration de cette entité dans l’organisation administrative, sera source de nombreuses difficultés pour une principale raison : la chefferie traditionnelle implique une véritable réalité. Ce qui lie l’individu à sa communauté traditionnelle n’est pas sa présence sur un territoire donné mais plutôt un ensemble de valeurs, de traditions, une histoire qu’il partage avec d’autres personnes ; toute chose qui contribue à légitimer à ses yeux la reconnaissance d’un registre particulier de relation et de vie, à coté ou en deçà de l’appartenance à un État. Quel que soit le lieu où il se trouve, l’africain reconnait son appartenance à une communauté anthropologique préexistant à l’État[6]. En Afrique généralement, l’individu s’identifie dans sa communauté par rapport à un territoire[7]. Ainsi pour Momo Bernard, dans la configuration actuelle des États africains« la chefferie représente avant tout la valeur culturelle d’un village, d’une tribu ou d’une ethnie »[8]. Cette position de la chefferie étant donc contraire à l’État postcolonial qui ambitionnait de bâtir une nation, il eut fallu intégrer cette entité dans l’organisation administrative de la République en en faisant une entité territoriale administrative[9] .Car au regard des tensions et surtout du hiatus qui existaient dans la construction de l’État-nation, il était laborieux voire impossible de construire ledit État sans la reconnaissance des spécificités communautaires en l’occurrence la place qu’occupait les chefferies traditionnelles dans les nouvelles républiques africaines postcoloniales.

Quant au chef traditionnel, aucun texte ne définit l’expression. Ce fut une invention du colonisateur qui utilisait alors l’expression de chef indigène. Au Cameroun, il entre dans le vocabulaire administratif par le canal de l’arrêté colonial du 04 février 1933 sous l’expression « chef indigène ». Ce texte procède à la classification des chefs indigènes en chefs supérieurs, chefs de groupement et les chefs de village. Ledit texte sera complété par un deuxième arrêté pris le 1er mars 1933 qui reprend la répartition de subdivisions administratives comme suit : les chefferies supérieures, les lamidats ou sultanats (chefferies de premier degré), les groupements ou les cantons (chefferies de 2e degré), les villages ou quartiers (chefferies de 3e degré).

Pour un auteur, cette répartition qui entre dans le processus de maitrise territoriale et administrative de la colonie montre que les titres ainsi distribués rendent compte non pas de rapports entre ces autorités et les populations, mais de ceux qu’ils doivent désormais entretenir avec le nouveau maitre, le colon[10]. Ces rapports qui étaient ceux de la soumission à l’administration coloniale étaient définis par l’allégeance à l’administration qui était synonyme de maintien au poste ; l’insubordination étant sanctionnée par la destitution.

Après les indépendances, ce titre sera progressivement remplacé par celui de chef traditionnel, mais l’esprit et la lettre du commandement resteront les mêmes. Ainsi, dans l’exercice de ses fonctions, le chef relève de la totale discrétion de l’administration. Sa seule dépendance par rapport à sa communauté s’exprime dans la participation de celle-ci à la procédure d’investiture[11].

Au Togo par exemple, le texte qui régissait la chefferie traditionnelle, à l’époque du mandat français est l’arrêté no 951-49/APA du 2 décembre 1949 qui fut révisé par le décret no 59-12 en Conseil des ministres le 3 août 1959 à la veille de l’accession du territoire à la souveraineté internationale. En son article 8 les chefs traditionnels sont les représentants de la collectivité que chacun dirige et en même temps l’agent du gouvernement auprès de celle-ci[12]. Au Cameroun, l’arrêté colonial de 1933 portant statut des chefs indigènes se bornait à organiser une sorte de hiérarchisation des chefs traditionnels en fonction de l’importance que revêt leur communauté aux yeux du colonisateur[13].

Ce legs de la colonisation a été bien entretenu par l’État africain indépendant[14]. La Charte africaine des Droits de l’homme et des peuples qui fait partie intégrante des constitutions des États d’Afrique noire d’expression française[15] tient d’ailleurs compte des vertus des traditions historiques de ces États et des valeurs de civilisation africaine qui doivent inspirer et caractériser leurs réflexions sur la conception des droits de l’homme et des peuples[16].

Mais avec le nouveau constitutionnalisme[17], tous les États d’Afrique subsaharienne ont poursuivi l’effort d’intégration de la chefferie traditionnelle dans leur organisation constitutionnelle et administrative[18] redonnant ainsi une nouvelle orientation à la chefferie traditionnelle et partant un nouveau visage au chef traditionnel. Les nouvelles législations des États africains se bornent désormais à reconnaitre l’existence des organisations sociopolitiques traditionnelles et à les organiser ainsi qu’à déterminer le statut des chefs traditionnels et à en définir les modalités de fonctionnement.

La chefferie traditionnelle se présente alors comme un groupement humain dont les membres sont liés les uns aux autres par des solidarités anthropologiques voire communautaire. Par conséquent, la chefferie, au-delà du chef lui-même est une communauté d’hommes et de femmes qui ont en commun le rattachement à un territoire donné[19] et partageant les mêmes us et coutumes.

Le chef traditionnel se présente alors comme cette personne qui, choisie par les notables, la famille régnante ou la population locale et désignée par l’administration se trouve à la tête d’une unité territoriale de commandement appelée chefferie traditionnelle.

Par ailleurs dérivé du latin « identitas », l’identité est un ensemble des composantes grâce auxquelles il est établi qu’une personne est bien celle qui se dit ou que l’on présume telle[20]. Ce qui fait qu’une personne est elle-même et non une autre[21]. Ainsi dans leurs études portant respectivement sur l’identité démocratique[22] et sur l’identité nationale au Cameroun[23], les auteurs ont mis en exergue les traits caractéristiques de l’identité de l’État camerounais. Pour le premier auteur, la construction d’une identité démocratique apparait comme l’un des soucis majeurs du constituant camerounais de 1996. Elle se traduit dans la loi constitutionnelle du 18 janvier 1996 par une tension vive entre l’adhésion au standard quasi-universel des droits de l’homme et de l’État de droit d’une part, et la mise en relief de l’identité culturelle camerounaise d’autre part[24]. Pour le second auteur, la Constitution du 2 juin 1972 bis promulguée le 18 janvier 1996 est une modalité de construction et d’imposition de l’identité nationale. Poursuivant sa réflexion, l’auteur affirme que l’identité nationale comme toute identité politique, est construite dans un contexte de concurrence, de conflits. Ce sont les acteurs politiques dominants qui en fin de compte déterminent le patrimoine identitaire commun – patrimoine traversé par la dialectique de l’universalité et du particulier, de l’identité nationale compacte et de l’identité nationale segmentée ou relâchée[25]. Il apparaît de ces points de vue que la notion d’identité est une construction mettant en relief les traits caractéristiques, les attributs permettant de singulariser une institution, un organe, une personne. Il s’agira dans le cadre de cette étude, d’analyser la construction constitutionnelle de l’identité du chef traditionnel – à l’aune du nouveau constitutionnalisme – dans les États d’Afrique noire francophone où cette institution a reçu une consécration constitutionnelle.

À ce titre, si le constitutionnalisme a plusieurs acceptions[26], le nouveau constitutionnalisme ou néo constitutionnalisme tend à se présenter comme une théorie descriptive du droit supérieure au positivisme ou une doctrine prescriptive de la justice appliquée au droit[27]. Comme doctrine de la constitution, le néo-constitutionnalisme se caractérise par trois thèmes. D’abord la justification du contrôle de constitutionnalité des lois, ensuite la conception de la constitution même comme valeur et enfin la doctrine de la pondération des valeurs constitutionnelles[28]. En Afrique, il s’agit de la doctrine développée pendant la période de proclamation et de garantie de l’État de droit et de la démocratie que les États africains ont connu à partir des années 90. Il s’agissait alors d’une doctrine qui prônait la limitation du pouvoir au profit de l’exercice des libertés à caractère fondamental. Dans le cadre de cette étude, l’on insistera sur l’ordre constitutionnel des États d’Afrique noire francophone ayant constitutionnalisé les traditions en général et les chefferies traditionnelles en particulier. Car une constitution ne se réduit jamais complétement à sa forme et au stade technique de ses dispositions. Même s’il existe un document écrit solennel censé regrouper les principales règles d’organisation du pouvoir et déterminer les libertés fondamentales, il doit toujours être complété par d’autres éléments à l’instar des textes secondaires (les lois organiques, règlements d’assemblée et les lois ordinaires), des réglés non écrites (coutumes et conventions de constitution), la jurisprudence constitutionnelle[29]. En somme, pour appréhender utilement le phénomène constitutionnel, l’on doit considérer qu’une constitution s’apparente davantage à un « ordre constitutionnel » complexe plutôt qu’à une simple norme supérieure.[30] En outre, à la suite du Professeur Jean du Bois de Gaudusson, l’on a préféré « constitutionnalisme en Afrique » à « constitutionnalisme africain ». Car pour l’auteur, l’expression droit constitutionnel africain souvent, trop souvent, employée par la doctrine et les chercheurs comme par les politiques, était ambiguë et source de confusions et de dérives. Elle postule une unité d’approches, d’institutions et de normes pour tout un continent dont on sait qu’il est pluriel, marqué du sceau de la diversité, y compris sur le plan juridique, ainsi que constitutionnel. La même observation peut être émise si on entend par « africain » les pays de l’Afrique subsaharienne ou encore de ce que l’on appelle l’Afrique francophone[31].

Si un des traits dominants de la politique de l’administration coloniale française a été de retirer aux chefs traditionnels toutes leurs responsabilités antérieures[32], dans une circulaire du 27 septembre 1932 adressée aux Lieutenants‑gouverneurs des colonies de l’Afrique occidentale française, Jules Brevie rappelait la nécessité de rénover le commandement auxiliaire, mais encore de les convier à l’institution d’une véritable administration indigène en tenant compte du double caractère de la mission des chefs indigènes qui sont à la fois, les représentants des collectivités ethniques dont les tendances ou les réactions éventuelles ne sauraient les laisser indifférents, et les mandataires d’une administration à laquelle ils sont tenus d’obéir[33]. Cette position déniée par les constitutions des États postcoloniaux au profit des lois et règlements refait surface avec le renouveau constitutionnel des années 90. En effet, en analysant les dispositions constitutionnelles régissant les traditions et les chefferies traditionnelles en Afrique, il apparait que le chef traditionnel est le dépositaire de l’autorité coutumière[34]. Ce dernier participe également à l’administration du territoire de la République. En outre, il se présente dans certains cas comme un véritable représentant de la collectivité locale eu égard à ses fonctions politiques locales. Par ailleurs, la consécration de la représentation de la chefferie traditionnelle au niveau national laisse entrevoir un organe aux multiples fonctions traditionnelles et politiques qui concourt à la consolidation de la république et la construction de la nation dans les États d’Afrique noire francophone. Il s’agit dans cette étude de mettre en lumière la place du chef traditionnel en termes de stature et de poids c’est-à-dire sa considération et sa participation dans la vie institutionnelle des États d’Afrique noire d’expression française.

La question fondamentale qui se dégage est alors celle de savoir comment le constituant a-t-il, dans le cadre du nouveau constitutionnalisme africain, construit l’identité du chef traditionnel en tant qu’acteur de la vie institutionnelle dans les États d’Afrique noire francophone ?

Nos propos soutiennent l’idée selon laquelle dans le processus de construction de l’identité du chef traditionnel comme acteur de la vie institutionnelle des États objet d’étude, le constituant a privilégié une approche pondérée.

En effet, dans le nouveau constitutionnalisme le chef traditionnel, en plus de demeurer le gardien de la tradition, se présente désormais comme un véritable représentant de l’État à qui le constituant a dénié expressément dans certains États l’exercice de toute activité politique et accordé implicitement dans d’autres États le statut d’acteur politique[35]. Tous ses pouvoirs peuvent donc être assimilés à une faculté d’influencer restant entendu que les chefs traditionnels n’ont pas encore la plénitude des pouvoirs de statuer et d’empêcher[36].

Cette hypothèse est soutenue par une démarche basée sur l’analyse du nouvel ordre constitutionnel de la plupart des États susmentionnés à savoir les textes constitutionnels et légaux auxquels les constitutions des États d’Afrique noire d’expression française[37] édictées à partir des années 90 renvoient ;  non sans oublier quelques décisions de justice en la matière  même s’il faille relever leur caractère laconique. Toutefois des brèves incursions ont été faites dans la période coloniale et postcoloniale pour mieux apprécier le mouvement de reconnaissance du chef traditionnel. Ainsi dans le nouveau constitutionnalisme des États d’Afrique noire francophone, le constituant a adopté une approche pondérée qui aboutit à une reconnaissance expresse de l’identité traditionnelle de ce dernier d’une part (I) et à une reconnaissance contrastée de son identité politique d’autre part (II).

 

I. Une reconnaissance expresse de l’identité traditionnelle

 

Si avant le renouveau constitutionnel, le chef traditionnel était considéré comme un simple collaborateur de l’administration, avec le nouveau constitutionnalisme, il apparait désormais comme un organe traditionnel doté de multiples pouvoirs au sein de son territoire de commandement. Le constituant met surtout l’emphase sur sa qualité de garant des us et coutumes (A). Cette identité a été consolidée par les constituants des États d’Afrique noire francophone à travers la consécration d’une réserve de loi coutumière (B).

 

A. Le garant constitutionnel des us et coutumes

 

Le commandement traditionnel est le pouvoir d’imposer aux sujets le respect des valeurs traditionnelles et coutumières d’une communauté. À cet effet, ces valeurs varient d’une communauté à une autre et le garant de ces us et coutumes est le chef traditionnel. Il est le représentant du commandement traditionnel dans la mesure où il est le gardien des us et coutumes dans les conditions fixées par le législateur. Les constitutions des États sus-nommés ont consacré respectivement un garant-personne physique au niveau local (1) et un garant-personne morale au niveau national (2).

1) Le garant-personne physique

La consécration du chef traditionnel comme gardien des us et coutumes implique que ce dernier soit dépositaire du commandement traditionnel dans sa collectivité territoriale. À ce sujet, au Niger l’État reconnait la chefferie traditionnelle comme dépositaire de l’autorité coutumière. Celle-ci participe à l’administration du territoire de la République dans les conditions déterminées par la loi[38]. Le constituant burkinabé dispose pour sa part que  « Nous peuple souverain du Burkina Faso (…) reconnaissant la chefferie coutumière et traditionnelle en tant qu’autorité morale dépositaire des coutumes et des traditions dans notre société[39] ». Au Togo, l’État reconnaît la chefferie traditionnelle comme gardienne des us et coutumes. Il précise que la désignation et l’intronisation du chef traditionnel obéissent aux us et coutumes de la localité[40].

Il y a lieu de rappeler qu’à la veille de la deuxième guerre mondiale, l’Afrique occidentale française comptait en chiffre ronds 48000 villages et 2200 cantons[41]. Pour Robert de Lavignette, « le village (…) n’est pas une chose administrative. Il demeure un être vivant. Et, contrairement aux apparences, c’est le chef de village qui reste le détenteur de l’antique pouvoir intrinsèquement africain[42] ». À ce titre, il bénéficiait des pouvoirs mystiques qui lui permettaient d’être considéré comme le détenteur de la sagesse. Il avait à ce titre le pouvoir d’arbitrage, de conciliation ou même de médiation.

Ainsi, dans l’Afrique précoloniale, le chef traditionnel était tout à la fois une autorité politique, administrative et morale. Il était également le protecteur et le garant du respect des us et coutumes de sa communauté, et arbitrait les conflits entre administrés. Enfin, le chef traditionnel était directement ou indirectement l’agent de l’alliance avec les forces surnaturelles qui veillent sur la communauté[43]. C’est dans ce sillage que le Bénin quant à lui a connu une double institution constitutionnelle du chef traditionnel ; il y a eu d’une part une consécration jurisprudentielle à travers la décision DCC 13-021 du 14 février 2013, Comlan Adjile laquelle décision qui, suite aux pratiques culturelles de la « Gani » reconnaissait le chef traditionnel en ces termes « le fait pour un chef traditionnel( Le Roi Sounou Siroum) d’envoyer des émissaires auprès des paysans originaires de l’Atacora, pour recueillir une taxe de 500FCFA et des tubercules d’ignames dans le cadre de la « Gani » afin d’aider le roi à recevoir ses étrangers, n’est pas contraire à la constitution, dès lors que cette contribution est une souscription volontaire et non imposée aux habitants[44] ». Au cours de cette même année, la Cour constitutionnelle Sud-africaine a eu l’occasion, dans l’affaire Sigcau vs President of the Republic of South Africa, de préciser que l’institution des chefferies traditionnelles et la question de savoir à qui revient le poste de chef traditionnel a des dimensions constitutionnelles importantes[45]. D’autre part, la Loi no 2019-40 du 07 novembre 2019 portant révision de la Constitution du 11 décembre 1990 au Benin dispose que « L’État reconnait la chefferie traditionnelle gardienne des us et coutumes dans les conditions fixées par la loi[46] ».

Sur le statut du chef traditionnel, le Gouverneur Félix Éboué, Gouverneur Général de l’Afrique Équatoriale Française avait fait de la réhabilitation des chefs traditionnels son cheval de bataille. Il rappelait infatigablement la nécessité de rechercher et de restaurer les « chefs traditionnels authentiques » et de leur donner l’autorité nécessaire à l’accomplissement de leur mission[47]. Pour lui, la chefferie traditionnelle est avant tout une institution incontournable en Afrique. A la question de savoir qui doit être chef, il répond en ces termes « le meilleur ! Il n’y a pas de meilleur chef, il y a un chef désigné par la coutume ; il s’agit de le reconnaître…Si nous le remplaçons arbitrairement, nous divisons le commandement en deux parts, l’officielle et le véritable ; personne ne s’y trompe, sauf nous, et si nous nous flattons d’obtenir mieux de notre chef, nous ignorons, la plupart du temps, qu’il obéit lui-même à un vrai chef et que nous avons fait un marché de dupes. Le chef n’est pas interchangeable ; quand nous le déposons, l’opinion ne le dépose pas ; le chef préexiste[48] ». C’est bien dans ce sens que le constituant tchadien dispose également que, « les autorités traditionnelles et coutumières sont garants des us et coutumes[49] ». Bien plus à côté de la reconnaissance de la personne physique, le constituant a également érigé un organe collégial chargé de la garantie des us et coutumes au niveau national.

2. Le garant – personne morale

Afin de préserver la tradition au niveau national, les constitutions des États d’Afrique noire francophone, ont érigé à côté du chef traditionnel, un organe collégial, représentant national des chefs traditionnels et dépositaire national de l’autorité traditionnelle.

 À ce titre, en tant que organe collégial, la chefferie traditionnelle est représentée en Côte d’Ivoire par la Chambre Nationale des Rois et des Chefs traditionnelles qui est l’institution regroupant tous les Rois et Chefs traditionnels de Côte d’ivoire étant notamment chargé de la valorisation des us et coutumes[50]. Dans la même veine au Tchad, le constituant a institué un organe consultatif dénommé Haut Conseil des Collectivités Autonomes et des Chefferies traditionnelles chargé de donner un avis motivé sur la politique de décentralisation, d’aménagement du territoire, des questions relatives aux chefferies traditionnelles et participe au règlement non juridictionnel des conflits[51]. Une loi organique a été prévue par le constituant afin de déterminer le mode de désignation, le nombre et le titre des membres ainsi que les règles d’organisation et le fonctionnement de cette institution[52].

Il faut préciser que le constituant tchadien a déterminé le champ d’action des règles coutumières, il dispose que « jusqu’à leur codification, les règles coutumières et traditionnelles ne s’appliquent que dans les communautés où elles sont reconnues. Toutefois, les coutumes contraires à l’ordre public ou celles qui prônent l’inégalité entre les citoyens sont interdites. En outre, les règles coutumières et traditionnelles régissant les régimes matrimoniaux et les successions ne peuvent s’appliquer qu’avec le consentement des parties concernées. À défaut de consentement, la loi nationale est seule applicable. Il en est de même en cas de conflit entre deux (2) ou plusieurs règles coutumières. Les réparations coutumières et traditionnelles ne peuvent faire obstacle à l’action publique[53] ».

En Afrique du Sud, l’institution par voie législative d’un conseil des chefs traditionnels (council of traditional leaders) est consacrée par l’article 212(2) de la Constitution de la république Sud-africaine. La loi n’étant l’expression de la volonté générale que dans le respect de la constitution[54], c’est donc par le truchement de la réserve de loi coutumière que, comme l’Afrique du Sud, la plupart des États d’Afrique noire francophone ont déterminé le statut du chef traditionnel.

Il y a lieu de préciser que, le regroupement des chefs traditionnels autour d’une institution à caractère public remonte à la période précédant les indépendances en Afrique. En effet, avec la Loi-cadre du 23 juin 1956, dite Loi-Cadre Defferre, qui accorda l’autonomie aux territoires français d’Afrique, les chefs traditionnels d’Afrique noire d’expression française étaient d’autant plus seuls face aux élites modernes. Ainsi ladite loi ne contenait aucune « disposition relative à la participation des chefs traditionnels aux structures de gouvernement mises en place ». Cet état de chose conduisit les chefs traditionnels à s’unir autour des grandes associations[55]. Les chefs tout en insistant sur le caractère apolitique de leur union, continuèrent à revendiquer plus que jamais leur représentation dans les nouvelles structures administratives et politiques issues de la loi-cadre.

Cette entité s’est institutionnalisée dans le cadre du renouveau du droit constitutionnel de telle enseigne que les associations des chefs traditionnels apparaissent de nos jours comme de véritables protecteurs de la tradition à travers l’érection d’une réserve de loi coutumière.

 

B. La consécration d’une réserve de loi coutumière[56]

 

Partie de très haut, la loi est descendue, mais elle reste cependant une norme essentielle dans la détermination des garanties des droits et libertés[57]. C’est contre l’arbitraire toujours possible de l’exécutif que, le législateur ayant reçu l’habilitation du constituant, protège le citoyen et les valeurs de la république parmi lesquelles celles coutumières et traditionnelles.

À ce titre le constituant, dans les années 90, a voulu réconcilier l’Afrique avec ses valeurs ancestrales. Il a ainsi procédé à la reconnaissance des traditions, des us et coutumes africaines à travers une formulation constitutionnelle qui oblige le législateur à être seul compétent pour l’édiction du régime juridique des coutumes et traditions et partant celui des chefs traditionnels (1) C’est à ce titre qu’un aménagement légal du statut du chef traditionnel a été envisagé (2).

1. La formulation constitutionnelle de la réserve coutumière

Cette formulation constitutionnelle se traduit par l’énoncé des valeurs coutumières et traditionnelles dont le régime doit être aménagé par la loi.

À ce sujet, le constituant habilite expressément le législateur à aménager la procédure d’implémentation de la coutume. Ce dernier ne saurait s’en défausser. Cette procédure ne saurait être de la compétence du pouvoir règlementaire. C’est dans ce sens que l’on parle de la réserve de loi coutumière.

Ainsi au Niger, l’État reconnait la chefferie traditionnelle comme dépositaire de l’autorité coutumière. Celle-ci participe à l’administration du territoire de la République dans les conditions déterminées par la loi[58]. Au Gabon, le peuple gabonais proclame solennellement son attachement à ses valeurs sociales profondes et traditionnelles, à son patrimoine culturel, matériel et spirituel[59]. Au Bénin, « Toute personne a droit à la culture. L’État a le devoir de sauvegarder et de promouvoir les valeurs nationales de civilisation tant matérielles que spirituelles, ainsi que les traditions culturelles[60] ». Selon le constituant centrafricain, « La république centrafricaine…reconnait et protège les valeurs traditionnelles conformes à loi et les autorités coutumières[61] ». En Côte d’Ivoire, « l’État promeut et protège le patrimoine culturel ainsi que les us et coutumes qui ne sont pas contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs[62] ». En vue d’aménager cette disposition, le constituant oblige le législateur par la voie de la réserve de loi à être le seul organe disposant du pouvoir normatif quant à l’édiction du régime juridique du statut du chef traditionnel. Bien plus la pratique libre de la coutume garantie par la constitution burkinabé[63] devrait faire l’objet d’un régime prévu par le législateur.

Pour le constituant camerounais, la République du Cameroun « reconnait et protège les valeurs traditionnelles conformes aux principes démocratiques, aux droits de l’homme et à la loi[64] ». En nous fondant sur l’exemple tiré du Cameroun, pour que la coutume existe et soit valide, elle doit être conforme à la constitution, aux principes démocratiques, aux droits de l’homme et à la loi[65].

D’abord, la coutume doit être conforme aux principes démocratiques. Cette première exigence permet d’arrimer les coutumes politiques à la culture et aux valeurs démocratiques. C’est le cas de la désignation des chefs traditionnels qui doit être entérinée par l’autorité administrative pour avoir force juridique[66].

La coutume doit ensuite être conforme aux droits de l’homme. Il s’agit du point de rencontre une fois de plus entre la modernité et la tradition. Dans le cas précis, les règles coutumières devraient être conformes voire compatibles avec les droits de l’homme. C’est ici le rôle du juge, garant des droits fondamentaux, des droits de l’homme et des libertés publiques d’opérer cette conformité ou cette compatibilité[67].

Enfin, la coutume doit être conforme aux lois de la République qui détermine le sens et le contenu.

Le Professeur Sietchoua Djuitchoko à propos de la constitutionnalisation de la coutume, montre que celle-ci a pour effet la consolidation juridique de la norme coutumière[68]. Dans une autre réflexion, l’auteur démontre qu’à partir d’un dispositif législatif fermé au Cameroun, le juge administratif a su dégager les normes coutumières du droit public des chefferies traditionnelles. Ainsi, le droit public interne tire également sa source de la coutume et non plus exclusivement de la constitution, de la loi ou des principes généraux de droit[69] Pour le Professeur Victor Emmanuel Bokalli, la coutume comme source de droit demeure une réalité. Dès lors, plutôt que de persévérer en vain dans ce désir d’anéantir le droit coutumier, il parait judicieux de promouvoir un rapport de complémentarité, de parvenir à une symbiose entre les deux systèmes juridiques[70].Certains auteurs ont également mené des réflexions sur la chefferie traditionnelle aboutissant à la même conclusion[71]. Aussi à travers les constitutions, la plupart des États reconnait et protège les coutumes et traditions.

Dans cette optique, la constitution du Bénin dispose que « sont du domaine de la loi les règles qui concernent…la procédure selon laquelle les coutumes seront constatées et mises en harmonie avec les principes fondamentaux de la Constitution[72] ». Au Burkina Faso, la loi fixe les règles concernant la procédure selon laquelle les coutumes seront constatées et mises en harmonie avec les principes fondamentaux de la Constitution[73].

Ainsi, la reconnaissance et la protection de la coutume ou de la tradition par le constituant passe par la phase de constatation de l’existence de la coutume, tâche qui incombe par excellence au législateur et dans une moindre mesure au juge[74].

Selon le constituant centrafricain, « La République Centrafricaine…reconnait et protège les valeurs traditionnelles conformes à la loi et les autorités coutumières[75] ». À ce sujet, le constituant habilite expressément le législateur à aménager le régime juridique de la chefferie traditionnelle et partant du chef traditionnel.

C’est sur ce fondement constitutionnel que le législateur dans les États d’Afrique noire francophone, aménage le statut du chef traditionnel faisant de ce dernier, un organe consultatif, un acteur de développement et un régulateur de la société. Ainsi les lois déterminent la qualité des chefs traditionnels et leurs missions. C’est à travers la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles sus-indiquées que le législateur aménage expressément le statut et les fonctions du chef traditionnel.

2. L’aménagement légal du statut du chef traditionnel

Du latin « statutum », le terme statut ne désigne plus que très rarement aujourd’hui l’acte qui établit une règle, mais la condition juridique qui en résulte pour une personne, une catégorie de personnes ou une institution. C’est donc un ensemble cohérent des règles applicables à une catégorie de personnes ou d’agents ou à une institution et qui en déterminent pour l’essentiel la condition et le régime juridique[76].

À ce sujet, l’aménagement du statut du chef traditionnel a été l’objet de plusieurs types de lois à savoir la loi organique[77], la loi constitutionnelle[78], les lois ordinaires[79] et l’ordonnance[80]. À travers ces actes législatifs, le législateur a consacré et aménagé la qualité et les missions du chef traditionnel.

La qualité ou la dénomination des chefs traditionnels varie suivant les États. Ainsi en Côte d’Ivoire, ont la qualité de Roi et de chef traditionnel, les autorités dont les institutions sont reconnues par les administrés et par l’administration. Il s’agit des rois, des chefs de province, des chefs de canton, des chefs de tribu et des chefs de village[81]. Ceux-ci sont désignés suivant les us et coutumes dont ils relèvent. Ils exercent leur autorité sur au moins un village[82].

Au Togo, la loi dispose que la chefferie traditionnelle est animée par des chefs traditionnels[83]. Possède la qualité de chef traditionnel, toute personne physique désignée à la tête d’une unité administrative de base, à savoir le canton, le village ou le quartier.

À ce propos, le législateur togolais a consacré un processus de désignation et de reconnaissance. Ainsi pour être désigné et reconnu comme chef traditionnel il faut être de nationalité togolaise, être majeur, être de bonne moralité, jouir de ses droits civils et politiques, remplir les conditions d’aptitude exigées par la coutume et savoir lire et écrire en langue officielle[84]. Bien plus, la désignation et l’intronisation du chef traditionnel obéissent aux us et coutumes de la localité. La désignation se fait soit par voie de succession héréditaire soit par voie de consultation populaire[85]. Le chef traditionnel désigné par l’une de ces deux voies doit être reconnu soit par décret en conseil de ministres sur rapport du ministre chargé de l’administration territoriale pour ce qui est du chef de canton, soit par arrêté du Minat sur rapport du préfet pour ce qui est du chef du village, soit par arrêté du maire pour le chef du quartier[86].

Au Tchad, les autorités traditionnelles ont la dénomination de sultans, chefs de canton et chefs de tribu, chefs de groupement ou chefs de village et chefs de ferrick. Ces autorités sont choisies parmi les personnes issues de la lignée de la chefferie de la localité[87]. En cas de décès, de destitution, de démission ou d’incapacité physique ou mentale d’une autorité traditionnelle et coutumière, il est procédé immédiatement et provisoirement à son remplacement par un membre de la lignée choisi par le conseil de famille. Les consultations nécessaires pour la désignation d’une nouvelle autorité sont organisées dans un délai n’excédant pas trois mois. En cas de désaccord au sein de la famille titulaire de ce droit, une élection est organisée pour le choix de la nouvelle autorité. Ainsi l’élection des sultans, des chefs de cantons et des chefs de tribu est entérinée par décret sur proposition du Ministre en charge de l’administration du territoire. Celle des chefs de groupement l’est par arrêté du ministre en charge de l’administration territoriale sur proposition du gouverneur et les chefs de village et de ferrick par décision du sous-préfet sur proposition de leur chef hiérarchique[88].

Si l’administration se réserve le droit de nomination du chef traditionnel, ce pouvoir de nomination est quelque peu assoupli par un préalable qui est la participation de la communauté locale à la désignation de son chef. En l’espèce les notables participent au processus de désignation.

Pour un auteur, cette participation est un ensemble d’opérations dont le but est d’assurer une légitimité anthropologique du candidat et de garantir ainsi sa reconnaissance et son enracinement au sein de sa communauté[89]. Aussi, aux termes du décret du 15 juillet 1977 portant statut et attributions des chefs traditionnels au Cameroun, « les chefs traditionnels sont en principe choisis au sein des familles appelées à exercer coutumièrement le commandement traditionnel[90] ». C’est dire que les conditions de candidature au statut de chef ne sont pas régies par les principes qui gouvernent la démocratie contemporaine. La dévolution du pouvoir se fait à l’intérieur d’un cercle familial, d’un clan. C’est une évidence que ni la colonisation, ni l’indépendance n’a su remettre en cause. Il fallait par cette procédure, garantir l’essence coutumière du chef traditionnel. Le chef traditionnel doit donc être choisi dans la famille de commandement ou dans le clan qui aspire au commandement. Cette expression utilisée par le législateur a été clarifiée par le juge administratif camerounais. On entend alors par famille de commandement « un ensemble de personnes issues du même sang, d’une même lignée, d’un même père ou d’une même mère, ou seulement du premier[91] ». Le texte sus évoqué précise en outre que l’autorité administrative compétente doit procéder aux consultations nécessaires en vue de la désignation d’un nouveau chef. Les avis requis sont ceux des notabilités coutumières compétentes[92]. Cette réalité existait également en France avant l’institutionnalisation de l’État. S’exprimant à ce sujet, le Doyen Hauriou déclarait que l’ensemble des règles sur la dévolution du pouvoir royal de mâle en mâle et par ordre de primogéniture dans la famille royale avec cette précision que le pouvoir était dévolu non par droit de succession, mais par le principe de légitimité, c’est-à-dire par l’effet de la coutume de telle sorte que l’ordre de succession ne pouvait être modifié par testament royal et que la dévolution était immédiate(le roi est mort :vive le roi)[93].

 Par ailleurs, en qualité d’organe traditionnel, le chef traditionnel exerce plusieurs missions dont les plus importantes sont la garantie des us et coutumes, l’émission des avis, l’arbitrage, la conciliation et même collaboration avec l’administration. L’on peut résumer ces missions autour de deux principales articulations à savoir le garant des us et coutumes d’une part et le collaborateur de l’État d’autre part.

La garantie des us et coutumes est incarnée soit par le chef traditionnel -organe physique, soit par l’organe collégial habilité à représenter les chefs traditionnels tant au niveau national qu’au niveau périphérique.

Selon le législateur tchadien, « les autorités traditionnelles et coutumières veillent à la protection et à la conservation du patrimoine coutumier[94] » Au Togo, la chefferie traditionnelle est gardienne des us et coutumes[95] ; il s’agit là d’une prescription constitutionnelle relayée par le législateur[96]. En outre le législateur a créé des organes collégiaux en ces termes «  Il est créé un Conseil national de la chefferie traditionnelle et des Conseils des chefs traditionnels par région et par préfecture, chargés de donner leur avis sur toute question relative à la chefferie traditionnelle et d’apporter leur concours pour le règlement des problèmes de chefferie traditionnelle[97].

Dans la même veine, le législateur ivoirien a institué une Chambre Nationale des rois et Chefs traditionnels qui contribue à la valorisation de la fonction d’autorité traditionnelle et à la promotion des us et coutumes. Elle a pour missions au titre de la gestion des rois et des chefs traditionnels de dresser le répertoire des rois et chefs traditionnels, de dresser le répertoire des us et coutumes, de favoriser les échanges interculturels, de veiller au respect du statut des rois et chefs traditionnels, de contribuer à régler les litiges relatifs à la désignation des autorités traditionnelles conformément aux us et coutumes et d’organiser des séances de formation à l’endroit des autorités traditionnelles[98].

De ce fait, l’on ne saurait évoquer le chef traditionnel comme gardien des us et coutumes sans pour autant évoquer la coutume et la tradition ; termes qui tendent parfois à se confondre et dont leur signification semble indispensable dans le cadre de cette étude.

Dans cette optique, le mot tradition vient du latin « traditio » c’est-à-dire l’action de transmettre et désigne alors la transmission orale de légendes, de faits, de doctrines, de coutumes, d’usages... pendant un long espace de temps[99]. Cette définition met en évidence le processus qui établit un lien entre le passé et le présent. Ainsi « la tradition ne se borne pas seulement à la conservation et à la transmission des acquis antérieurs, elle intègre aussi au cours de l’histoire, des existants nouveaux en les adaptant à des existants anciens[100] ». Le terme « traditionnel » ne saurait alors évoquer l’idée d’une institution figée et peu susceptible de changement[101]. Aussi, designer les chefs africains de traditionnels peut être considéré comme réducteur car ceux-ci possèdent des capacités d’innovation et d’adaptation remarquables. Il devient donc important de montrer que l’Afrique a toujours été un continent d’innovation afin de mettre en évidence le dynamisme des chefs traditionnels[102].

S’agissant de la coutume, le Professeur Etienne Leroy la considère comme une pratique ancestrale d’origine mystérieuse parce que le plus souvent fondée sur un mythe qu’il faut inlassablement répéter si l’on ne veut pas s’aliéner les puissances invisibles qui protègent la communauté[103]. Pour Célestin Sietchoua, la coutume revêt un triple caractère, répétitif, obligatoire et spontané[104]. Poursuivant sa réflexion, ce dernier pense que la tradition, par opposition à la modernité, constitue le socle de la coutume. Mais la coupure n’est pas aussi nette entre elles. Dans certains cas, la coutume ancestrale se pare de la modernité, donnant lieu à des coutumes évoluées[105]. La tradition serait alors un ensemble de coutumes anciennes et évoluées reconnues par l’ordre juridique d’un État. C’est bien dans ce sens que convergent les constitutions des États d’Afrique noire francophone.

Selon une partie de la doctrine, dans l’Afrique traditionnelle le droit trouvait sa source uniquement dans la coutume, c’est-à-dire un usage qui émane lentement de la conscience populaire et qui, considéré peu à peu comme obligatoire, deviendra règle de droit[106]. La coutume ainsi présentée a l’avantage d’être souple, malléable et correspondre à tout instant à la volonté populaire, aux idées, aux mœurs du groupe social ou ethnique qui la génère. Or, la coutume se présente généralement comme une pratique propre à une communauté. Malheureusement en Afrique, il existe plusieurs groupes communautaires et ethniques et chacun a une coutume propre. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’autorité coloniale en arrivant en Afrique a voulu tout simplement imposer la loi[107]. Pour Célestin Sietchoua, par une sorte de paradoxe la coutume ancestrale dédaigneusement appelée « droit indigène », vecteur de la légitimité traditionnelle a été déclassée ex-officio par les textes du droit moderne[108]. Mais ce droit, considéré par les populations qualifiées alors « d’indigènes », comme étrangères à leurs us et coutumes a eu du mal à s’appliquer car considéré comme une loi étrangère. D’où l’hostilité manifestée par les populations locales face à l’implémentation du droit moderne[109]. Face à cette résistance des populations africaines contre les lois occidentales, le législateur colonial a mis au point une stratégie visant au terme d’un temps plus ou moins court, à faire adopter cette législation. Cette stratégie consistait à laisser coexister le droit du colonisé présenté comme barbare et le droit du colonisateur jugé comme policé et à poser l’évolution pour les indigènes en termes d’abandon de leur système juridique et d’adoption du système juridique colonial[110]. Le droit traditionnel, à caractère oral allait dès lors coexister avec cette législation étrangère, essentiellement écrite, en entrant avec elle dans un rapport de système caractérisé par un climat conflictuel et non de complémentarité[111]. Cette situation allait se caractériser pendant et après les périodes d’indépendance, par un engouement pour les jeunes États d’alors à négliger voire faire disparaitre le droit traditionnel au profit du droit moderne[112].

Avec le nouveau constitutionnalisme mieux le renouveau constitutionnel des années 90, la tendance est en effet à reconsidérer dans un sens plus réaliste et pragmatique, les rapports entre le droit traditionnel et le droit moderne, et partant la place occupée par les chefs traditionnels dans ces nouveaux rapports[113]. À ce titre, le chef traditionnel peut également être considéré aujourd’hui comme un collaborateur de l’État.

Dans la circulaire Eboué datant de 1941, le Gouverneur général prend le soin de préciser que « le chef indigène n’est pas un fonctionnaire, il est un aristocrate. Sans doute, nous lui versons une solde, mais cette solde, le plus souvent insuffisante pour ses besoins, n’est qu’une marque d’honneur, une prérogative de son pouvoir tel qu’il est reconnu par nous ; ce n’est ni un salaire, ni un traitement[114] ».

Dans le nouveau constitutionnalisme, la plupart des constitutions et lois des États d’Afrique noire francophone ont consacré ces fonctions. C’est dans le prolongement de l’idée sus-évoquée que le législateur au Togo à la suite du constituant dispose que « le chef traditionnel est le gardien des us et coutumes. À ce titre, il veille à l’harmonie et à la cohésion sociale. Il dispose d’un pouvoir d’arbitrage et de conciliation des parties en matière coutumière[115] ». Il s’agit à travers ce cas illustratif, de mettre en exergue le droit public coutumier. Au Tchad, le législateur dispose que le chef traditionnel veille à la protection et à la conservation du patrimoine coutumier[116]. À ce titre, il dispose du pouvoir de conciliation en matière coutumière. Ainsi, après le règlement de conflit, un procès-verbal signé des deux parties et approuvé par le conciliateur est adressé à l’autorité judiciaire par la voie hiérarchique. En cas de non conciliation, le chef traditionnel est tenu de transmettre l’affaire aux autorités judiciaires. En matière pénale, le chef traditionnel et coutumier peut concourir au règlement des réparations coutumières. Cependant, les réparations coutumières ne peuvent faire obstacle à l’action publique[117]. Bien plus les règles coutumières et traditionnelles relatives à la responsabilité pénale collective sont interdites[118]. Ces pouvoirs du chef traditionnel en tant que gardien des us et coutumes sont plus ou moins relativisés lorsque l’on interroge son identité politique.

 

II. Une reconnaissance contrastée de l’identité politique

 

Si les constituants africains ont mis une emphase sur l’identité du chef traditionnel en tant que gardien ou garant des us et coutumes, il n’en va pas de même de son identité politique qui demeure contrastée. Car dans la plupart des États objet de notre analyse, le chef traditionnel est formellement interdit d’exercer toute forme d’activités politiques dans certains États alors que dans d’autres la possibilité d’exercer le militantisme politique lui est implicitement reconnue. Bien plus, il est considéré comme le représentant de la collectivité locale de son ressort territorial de commandement. Il s’en suit que le constituant, suivi en cela par le législateur, reconnaissent au chef traditionnel une citoyenneté politique variable (A). Ce statut est consolidé par la reconnaissance de sa fonction représentative (B).

 

A. La consécration d’une citoyenneté politique variable

 

Le caractère variable de la citoyenneté politique du chef traditionnel s’explique dans certains États d’Afrique noire francophone, par l’interdiction formelle d’exercer toute forme d’activité politique (1) alors que dans d’autres États, le chef traditionnel exerce de manière implicite ce droit (2).

1-L’interdiction de toute forme de militantisme politique dans certains États

Réagissant sur l’idée de l’acceptation du statut politique du chef traditionnel, un auteur, rejoignant ainsi les États qui excluent les chefs traditionnels du champ politique, affirmait que « aux yeux de la population, un chef traditionnel ayant un parti pris ou une affiliation politique déclarée ne peut plus assurer efficacement le rôle de rassembleur qui lui échoit au titre de sa fonction symbolique de garant de la continuité du groupe. Quand l’État avance, la chefferie recule, quand la politique s’installe, la chefferie socio-historique solidaire éclate[119] ».

C’est certainement cette idée qui a animé les constitutions de ces différents États. Ainsi en République de Côte d’ivoire la qualité de Roi et de Chef traditionnel est incompatible avec l’exercice de tout mandat électif[120]. C’est également le cas en République centrafricaine, au Togo ou au Tchad où le législateur affirme que les autorités traditionnelles et coutumières sont soumises à l’obligation de neutralité dans l’exercice de leurs fonctions. Elles sont interdites d’activités militantes partisanes. Toute intervention des autorités traditionnelles et coutumières dans les activités des partis politiques entraînera des sanctions. Ainsi, celles qui désirent s’engager dans les compétitions électorales doivent au préalable se décharger de leurs fonctions à compter de la date de convocation du corps électoral[121]. Pour le Professeur Augustin Loada, les chefs coutumiers ou traditionnels jouent un rôle important dans la gouvernance locale. Il en va de même dans le domaine électoral où ils apparaissent comme des agents de mobilisation très courtisés par les partis, notamment les plus puissants[122]. Poursuivant sa réflexion, il affirme que l’ancien président Blaise Compaoré, qui a pris le pouvoir en 1987, les a réhabilités dans le cadre de sa politique d’accompagnement au sortir d’une révolution « sankariste » qui a tenté de briser sans succès ce qu’elle considérait comme des « vestiges des forces féodaux[123] ». Lors des consultations sur les réformes politiques menées en 2011, les débats ont achoppé sur la possibilité pour les chefs coutumiers ou traditionnels de s’engager dans la politique active, y compris le droit de briguer un mandat électif en sa qualité de citoyen à part entière, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres citoyens. Pour les autres, le chef traditionnel ou coutumier, en tant que gardien de us et coutumes, des valeurs sociales, doit se mettre au-dessus de la mêlée afin d’être à l’abri d’actes pouvant entacher sa crédibilité d’une part et de sauvegarder l’institution d’autre part. Il ne devrait donc être éligible. En contrepartie, un statut devrait donc être  reconnu, lui permettant de garantir et de conserver sa neutralité[124]. Bien que les chefs coutumiers soient de citoyens comme les autres[125], leur militantisme au sein des partis politiques et leur participation aux compétitions électorales suscitent des réserves en raison de la prégnance de leur légitimité traditionnelle, de la persistance des pesanteurs sociologiques, qui conduisent bon nombre de leurs sujets à obéir fidèlement à leurs consignes de vote. C’est pourquoi beaucoup de partis politiques, notamment ceux qui ont le plus de moyens, les courtisent[126]. En tout état de cause, le déni de la fonction politique est comblé par l’obligation de collaboration avec l’État.

Il s’agit principalement d’une collaboration locale. Ainsi, le chef traditionnel est considéré comme un collaborateur de l’administration. À ce titre, il agit en qualité de conciliateur, d’arbitre voire de « quasi-juge ».

À ce sujet, le principe de la négation du droit public indigène s’est développé dans un sens non prévu par le législateur[127]. Il s’est agi pour ce dernier de soustraire les chefferies traditionnelles de l’emprise du droit ancestral pour les placer sous un régime entièrement de droit public et s’assurer par là leur contrôle, tant il est vrai que l’une des fonctions du droit public moderne est de promouvoir la domination politique des gouvernants, et leur permettre, entre autres, de réaliser leur projet de société[128]. Ainsi les chefferies traditionnelles qui étaient jadis des royautés, ne sont plus que des circonscriptions administratives de base si ce ne sont des collectivités traditionnelles au sein des circonscriptions administratives. Et les chefs traditionnels, souverains déchus par ailleurs dépouillés de leur aura de sacralité qui leur conférait une immunité sont devenus des auxiliaires de l’administration, intégrés dans un statut juridique et à ce titre, soumis aux droits et obligations de leur charge[129].

Avec l’évolution de la société et surtout l’œuvre du législateur et du juge, à l’ère du nouveau constitutionnalisme, ces données se sont peu ou prou fragilisées et une reconnaissance expresse est faite au droit coutumier. Pour le Professeur Etienne Leroy, la suppression dans certains cas et ou l’intégration des sources du droit dans un organigramme étatique ne suffit pas à faire disparaitre la coutume[130]. Dorénavant le chef traditionnel est le garant du droit coutumier.

La totalité des chefferies en Afrique, comporte pour ainsi dire, un organe exécutif (le chef) et un organe consultatif (les notables). Il faut préciser que si le colon et l’État postcolonial a dénié à ces entités le pouvoir de poser des actes  juridiques au sens du droit moderne, leurs missions consistent à régler les litiges de la chefferie à partir des règles de droit coutumier ; ceci est vrai en matière foncière et des droits des personnes et de la famille[131], sous réserve que les actes soient conformes ou compatibles aux règles de droit moderne. Il faut noter en passant que le pouvoir des chefs traditionnels ne se réduit qu’aux avis, il s’agit donc d’un organe consultatif[132]. Rôle qu’incarne véritablement le chef traditionnel en qualité de collaborateur de l’administration.

Ainsi, en ignorant ou en minorant les chefferies traditionnelles en tant qu’entités administratives, le colonisateur avait mis sur pied en faisant fi des us et coutumes, les chefferies qui ne relevaient que de l’autorité administrative. C’est cette position qu’ont conservé la plupart des États postcoloniaux faisant des chefferies traditionnelles, des collectivités territoriales administratives ou non[133]. Or, lorsque que l’on remonte l’histoire, en 1917 dans la recherche d’intermédiaires qualifiés et jouissant de la confiance et du respect des autochtones, les Gouverneurs-Généraux J. Van Vollenhoven et Jules Brevie déclaraient à propos des chefs traditionnels que

Cette déclaration traduit l’importance accordée par le colon aux chefs traditionnels dans leurs fonctions administratives en Afrique. Cette occurrence se vérifie encore de nos jours où le chef traditionnel apparaît comme l’acteur par excellence du développement de son unité de commandement traditionnel[135].

En outre, indépendamment des missions qui leur sont dévolues, les autorités traditionnelles et coutumières peuvent accomplir toute mission qui peut leur être confiée par les autorités administratives et judiciaires[136]. Dans ce cas, ils appliquent le droit écrit ; ils ne le créent pas. Seule l’autorité étatique dispose d’un tel pouvoir.

Une interrogation majeure demeure : celle du régime de sa responsabilité mieux de sa justiciabilité. Car dans la plupart des États d’Afrique noire francophone, le chef traditionnel sanctionné illégalement n’a pas toujours le pouvoir de saisir le juge administratif dans le cas d’un recours en annulation de l’acte lui faisant grief[137]. Au Cameroun par exemple, depuis la Loi no 80/31 du 27 novembre 1980, le législateur a dessaisi le juge administratif de toutes les actions pendantes devant lui et ayant trait aux contestations en matière de désignation des chefs traditionnels. Cet acte s’apparente donc à un acte de gouvernement[138]. Ainsi depuis 1989, la jurisprudence suit le chemin tracé par le législateur[139]. L’asservissement du chef traditionnel à l’administration est désormais total, conditionné qu’il est par le pouvoir de destitution qu’elle dispose à son égard[140]. Cette position qui fait du chef traditionnel, le collaborateur de l’Administration contraste quelque peu avec sa fonction politique reconnue dans certains États.

2. La reconnaissance implicite du statut politique du chef traditionnel dans d’autres États

Certains ordres juridiques n’ont pas expressément dénié au chef traditionnel le droit d’exercer des activités politiques en d’autres termes d’être affilié ou de prendre position pour tel ou tel parti politique. En outre, la consécration des organes collégiaux regroupant les chefs traditionnels dans certains États permet d’entrevoir des fonctions politiques accordées à ces organes.

Ainsi, la coïncidence entre les circonscriptions administratives, les collectivités locales ainsi que les collectivités traditionnelles a entraîné de permanente collision entre le pouvoir moderne et le pouvoir traditionnel. Sous le système du parti unique, cette cohabitation était maitrisée par l’enrôlement des autorités traditionnelles sous la bannière du parti[141]. Avec l’avènement du multipartisme, il était difficile de pouvoir cantonner les chefs traditionnels eu égard à la tribune qu’offre les chefferies traditionnelles comme cadre idoine d’expression de l’activité politique. Or les nouvelles législations méconnaissent la diversité et l’influence des organisations et des solidarités traditionnelles. Si certains États ont fait défenses itératives aux chefs traditionnels d’exercer toute forme de militantisme politique[142], dans d’autres États par contre, rien n’interdit aux chefs traditionnels de participer activement aux activités politiques. À titre illustratif, au Cameroun, ils sont pour la plupart sénateurs (Le Lamido de Rey-Bouba dans la Région du Nord au Cameroun est le vice-premier président du Sénat[143]. Il en est de même du Sultan des Bamoun), députés voire membres du Gouvernement. Il faut mentionner que rien au regard de la constitution et du code électoral au Cameroun, ne les empêche également de briguer la Magistrature suprême. L’on peut parler à juste titre d’un dédoublement fonctionnel du chef traditionnel au Cameroun.

D’un autre coté en leur qualité de collaborateur de l’État, les chefs traditionnels réunis au sein des organes collégiaux donnent des avis, assurent la médiation et contribuent au règlement pacifique des conflits sociopolitiques et sociotechniques.

Ainsi au Congo Brazzaville, le constituant a institué un Conseil consultatif des sages et des notabilités traditionnelles chargé d’émettre des avis sur la gouvernance démocratique, culturelle et sociale de l’État et de faire au Gouvernement des suggestions pouvant contribuer à une gestion politique solidaire[144]. À la suite du constituant, le législateur togolais énonce que « le chef traditionnel est consulté par les autorités administratives, les collectivités décentralisées ou les services déconcentrés sur les questions de développement local entre autres celles relatives à l’environnement, à la santé, au foncier, à la sécurité et même à l’éducation[145] ». Dans la même veine, le législateur togolais a créé les comités de médiation des chefs traditionnels et des commissions sous-régionales de conciliation. Dans chaque comité de médiation siègent un certain nombre de chefs désignés par la section de l’Union des chefs traditionnels du Togo au niveau des préfectures. Le comité apporte son aide au préfet et au juge de la localité concernée, pour le règlement de divers conflits fonciers, sociaux, économiques, politiques etc. Les commissions sous-régionales quant à elles sont au nombre de deux et sont mixtes : la commission mixte benino-togolaise et la commission mixte ghaneo-togolaise. Toutes les deux œuvrent pour la paix et la concorde entre d’une part, le Togo et le Bénin et d’autre part, le Ghana et le Togo. Dans leurs démarches visant le règlement des conflits, ces commissions mixtes associent les chefs traditionnels des communautés concernées[146].

Ces conseils ont donc pour principale mission de donner des avis[147] ; ils n’exercent  pas un véritable pouvoir réglementaire. Ces avis émis ont pour socle granitique le droit coutumier ; restant entendu que celui-ci doit être conforme au droit écrit sous peine de nullité. Les chefs traditionnels apparaissent ainsi comme de véritables pacificateurs. Cette qualité est perceptible également à travers leur fonction d’arbitrage et de conciliation. À cet égard, la conciliation consiste alors à faire examiner un différend par un organe, préconstitué ou accepté par les parties à l’occasion d’un litige, qui fera à celles-ci des propositions en vue d’un arrangement[148]. L’arbitrage quant à lui désigne pour le juriste l’institution par laquelle un tiers règle le différend qui oppose deux ou plusieurs parties, en exerçant la mission juridictionnelle qui lui a été confiée par celles-ci. Cette forme de justice ne fait pas appel à un juge institué par l’État, mais laisse aux parties en litige le soin de choisir elles-mêmes un tiers qu’elles feront juge et dont elles acceptent par avance la sentence[149].

Cette entité s’est institutionnalisée dans le cadre du renouveau du droit constitutionnel de telle enseigne que les associations des chefs traditionnels apparaissent de nos jours comme de véritables médiateurs dans le cadre des conflits sociopolitiques voire socio ethniques dans un État.

Au Burkina Faso par exemple, suite à  l’affaire Norbert Zongo, un décret présidentiel du 1er juin 1999 avait créé un collège de sages comprenant des anciens chefs d’État et des hauts dignitaires coutumiers et religieux chargés de passer en revue tous les problèmes pendants qui sous-tendaient la crise et de proposer des traitements à réserver à tous les crimes impunis ainsi qu’à toutes les affaires d’homicide résultant ou présumées résulter de la violence politique, de faire des recommandations susceptibles de pouvoir conduire à la réconciliation nationale et la paix sociale[150]. L’on peut également citer le cas de la crise ivoirienne[151].

S’agissant des conflits socio-ethniques, l’on peut mentionner le rôle joué par les chefs traditionnels dans le règlement de divers conflits armés entre les rebelles Touaregs et Toubou ou même au Bénin avec le roi Ketou qui a eu, à plusieurs reprises, à s’adresser à ses homologues du Nigeria pour proposer avec succès, la médiation de la chefferie traditionnelle des deux pays en vue du règlement de nombreux incidents entre gendarmes béninois et nigérians, et de divers litiges liés à la transhumance et à la délimitation des propriétés foncières entre populations vivant de part et d’autre de la frontière Benin Nigeria[152].

Ainsi, les chefs traditionnels sont généralement regroupés autour des associations d’intérêt national reconnues et protégées par l’État. Leur appellation peut varier d’un État à un autre[153]. Il s’agit de véritables personnes morales de droit public[154].

En Côte d’Ivoire par exemple, si la Chambre nationale des rois et chefs traditionnels contribue à la valorisation de la fonction d’autorité traditionnelle et à la promotion des us et coutumes, elle a également pour mission de promouvoir les idéaux de paix et de développement de la République[155]. Ainsi, et au titre des questions d’ordre national, elle a pour mission d’initier des missions de médiation pour la prévention de la gestion des crises et conflits, de promouvoir le civisme, d’émettre un avis consultatif sur des questions d’intérêt national. En outre, elle contribue à la mobilisation des populations pour les activités de développement et veille à la préservation du patrimoine culturel de la Côte d’ivoire en relation avec les institutions publiques[156].

Au Togo, le législateur a institué « un Conseil national de la chefferie traditionnelle et des Conseils des chefs traditionnels par région et par préfecture, chargés de donner leur avis sur toute question relative à la chefferie traditionnelle et d’apporter leur concours pour le règlement des problèmes de chefferie traditionnelle[157] ».

Aussi peut-on dire à la suite d’un auteur que de par ses fonctions, le chef traditionnel est un auxiliaire déconcentré d’essence traditionnel et un acteur politique extraverti[158]. Il apparait alors au regard du nouveau constitutionnalisme comme un représentant de la collectivité locale.

 

B. La reconnaissance de la fonction représentative locale

 

Si dans la plupart des États d’Afrique noire francophone, l’exercice d’une activité politique est formellement interdit aux chefs traditionnels, ceux-ci apparaissent néanmoins comme les représentants des collectivités locales abritant leur territoire de commandement. Ils se présentent alors comme des représentants de leur collectivité locale au niveau de la Chambre Haute du Parlement d’une part (1) et comme des élus locaux d’autre part (2).

1-Un représentant de la collectivité locale au Sénat

Le Doyen Duguit déclarait en son temps que dans la plupart des pays modernes, le corps des citoyens désigne des individus qui exercent les fonctions étatiques suivant l’expression consacrée du Gouvernement représentatif[159]. Ainsi, il y a représentation toutes les fois que les manifestations d’une volonté sont considérées comme ayant la même valeur et produisant les mêmes effets que celles émanant d’une autre volonté. Dans les rapports politiques modernes, l’idée de représentation se résume en ceci : les manifestations de volonté émanant de certains individus ont la même force et produisent les mêmes effets que celles semblables ou identiques émanant directement du corps des citoyens[160].

Ainsi, la question de la représentation politique ne se pose pas seulement pour les assemblées politiques élues, mais aussi pour les assemblées non élues. Cette occurrence se manifeste dans le cadre des chefferies traditionnelles dont les chefs interviennent aussi bien dans les assemblées non élues que dans celles où l’élection est le maître-mot. Ainsi, au Burkina Faso, les chefs traditionnels font partie du Sénat. À ce titre, le Sénat burkinabé est composé de représentants des collectivités territoriales, des autorités coutumières et religieuses, du patronat(…)[161]. Bien plus, les sénateurs représentant les autorités coutumières et religieuses… sont désignés par leurs structures respectives. Parlant de cette forme de représentation, le Doyen Duguit affirme qu’il n’y a pas que les individus et les partis qui forment une nation ; il y a d’autres éléments qui forment l’infrastructure résistante de l’édifice social : ce sont les groupements fondés sur la communauté des intérêts et des travaux, les groupements professionnels en employant cette expression dans son sens le plus large. Si l’on veut se rapprocher de l’idéal que doit tendre à réaliser toute représentation politique, si l’on veut assurer dans le parlement la représentation de tous les éléments de la vie nationale, il faut placer à côté de l’assemblée élue par des individus proportionnellement aux forces numériques des divers partis, une assemblée élue par les groupes professionnels[162]. Dans le cadre africain, il y a lieu également de faire mention du pouvoir traditionnel qui représente l’Afrique profonde. Tel est le pari qu’a réussi à faire le constituant burkinabè. Il ne reste plus qu’à certains États d’abonder dans le même sens. C’est peut-être sur ce chemin que s’oriente l’État du Cameroun sur le plan factuel où l’on retrouve des chefs traditionnels sénateurs, députés voire membres du gouvernement car aucun texte n’interdit à ces entités d’exercer des mandats politiques ou publics à l’instar de l’élu local. Bien plus, la constitution camerounaise reconnait aux collectivités territoriales décentralisées une représentation particulière dans les institutions de la République à travers le Sénat[163]. L’article 20 alinéa 1 de la Constitution dispose que le Sénat représente les collectivités territoriales décentralisées. Ce qui laisse penser que toutes les catégories de collectivités territoriales sont représentées à savoir les communes et les régions. Or les régions sont composées des délégués départementaux et des représentants des collectivités traditionnelles. Il s’en suit que de manière indirecte, les chefs traditionnels se retrouvent au Senat avec pour mission de représenter les collectivités territoriales décentralisées. C’est dans ce sens qu’un auteur déclare que 

2-Un Élu local

Le chef traditionnel peut être considéré comme un élu local au Cameroun et au Niger.

Au Cameroun, la reconnaissance constitutionnelle du chef traditionnel comme élu local est consacrée par l’article 47 qui dispose que « Le Conseil Régional est l’organe délibérant de la région. Les conseillers régionaux dont le mandat est de cinq (5) ans sont : les délégués départementaux élus au suffrage universel indirect. Les représentants du commandement traditionnel élus par leurs pairs[165] ». Il existe également une reconnaissance implicite du chef traditionnel qui a abouti à la consécration légale de la House of Chiefs[166] par le Code Général des Collectivités Territoriales Décentralisées. Le législateur a ainsi institué un statut spécial des régions du Nord-ouest et du Sud-Ouest qui consacre à côté de la « House of divisional representatives », une « House of Chiefs » comprenant Vingt (20) membres issus du commandement traditionnel. Celle-ci statue sur toutes les matières relevant de la compétence de l’Assemblée régionale[167].

Au Niger, la consécration du chef traditionnel en qualité d’élu local est légale. Le législateur dispose  en effet que « en tant qu’autorité investie d’une légitimité populaire, le chef de canton, de groupement, de province ou le sultan est membre de droit avec voix délibérative du Conseil d’arrondissement ou municipal[168] ». Selon l’ordonnance portant statut de la chefferie traditionnelle au Niger, les communautés coutumières et traditionnelles sont hiérarchiquement intégrées dans l’organisation administrative de la République du Niger et placées sous la tutelle des circonscriptions administratives et des collectivités territoriales[169]. Diverses dispositions de l’ordonnance sus-mentionnée précisent également les différents titres des chefs traditionnels selon leur niveau de responsabilité et les ethnies auxquelles ils appartiennent[170]. Parmi ces titres, figure celui d’acteur de développement économique. En cette qualité, le chef traditionnel au Tchad, est à la fois agent de maintien de l’ordre public, officier d’état civil, collecteur des impôts et taxes autorisés, protecteur de l’environnement et des cultures. Il assure également le suivi des activités des ONG dans son ressort territorial de commandement[171].

Au Niger, dans les localités où ne réside pas l’autorité administrative, le chef coutumier peut requérir la population, les moyens et agents de l’État disponibles dans le ressort de sa collectivité, en cas de calamité (incendie, inondation, feu de brousse, invasion de criquets, épidémie, etc.) et dans tous les cas où l’ordre public est menacé à charge d’en rendre compte sans délai à l’autorité administrative[172]. Bien plus,« Le chef de canton ou de groupement est officier de centre secondaire d’état civil. Il peut en outre, dans certains cas être chargé du recensement administratif de ses populations[173] ».

Le chef coutumier est également un agent, un acteur et un partenaire de développement[174]. Les chefs traditionnels peuvent aussi s’associer pour créer toute personne morale de droit privé qu’ils jugeront nécessaire et/ou peuvent demander à l’État la création de personnes morales de droit public pour assurer la couverture organique et financière de leurs activités[175].

La chefferie apparaît ainsi comme une institution de l’organisation administrative territoriale. Le législateur togolais l’affirme en ces termes « la chefferie traditionnelle est une institution de l’administration territoriale[176] ». Au Tchad, la chefferie traditionnelle participe, dans les conditions déterminées par une loi, à l’administration du territoire[177] ». La Loi n° 04/98/AN du 06 aout 1998 portant organisation de l’administration du territoire du Burkina Faso dispose que « le territoire de la région comprend des provinces, des départements, des communes et des villages[178] ». Dans la plupart des États, la législation en la matière ne laisse pas clairement apparaitre la nature des chefferies traditionnelles, mais l’exploitation de certaines dispositions nous laissent penser que les chefs traditionnels au regard des mesures disciplinaires de leur procédure de désignation ou même de leurs allocations mensuelles sont placés sous l’autorité hiérarchique des autorités administratives centrales et déconcentrées de l’État. Pour un auteur, les chefferies traditionnelles sont « un objet juridique non identifié[179] ».

À la question de savoir s’il est un agent public, eu égard au statut et au régime applicables au chef traditionnel, l’on peut répondre par la négative. Il est plutôt considéré comme un collaborateur permanent de l’administration.

Ainsi selon le législateur tchadien, les sanctions tel que l’avertissement peuvent être infligées aux chefs traditionnels (sultans, chefs de canton, chefs de tribu, chefs de groupement, chefs de village et chefs de ferrick) par les préfets, la suspension partielle ou totale des allocations par le gouverneur, la suspension de fonction par le ministre en charge de l’administration territoriale et la révocation par décret présidentiel pour les sultans et les chefs de canton. La révocation des chefs de tribu se fait par arrêté du ministre en charge de l’administration du territoire[180]. Leur régime est donc apparenté au régime applicable à l’agent public mais ils n’en sont pas un[181].

Dans la plupart des cas, le chef traditionnel est l’auxiliaire de l’administration[182]. Il s’agit d’une collaboration permanente, qui se décline à travers les missions du chef traditionnel, des droits et surtout ses devoirs vis-à-vis de l’administration non sans oublier les sanctions disciplinaires que l’administration pourrait lui infliger.

Conformément à l’article 143 de la Constitution de la IVe République au Togo, la chefferie traditionnelle, gardienne des us et coutumes, est une institution de l’administration territoriale[183]. Bien plus, les fonctions de chef traditionnel sont incompatibles avec tout emploi public. Toutefois, un chef traditionnel peut être chargé d’une mission publique ponctuelle dont la durée n’excède pas un an. Les fonctions de chef traditionnel sont également incompatibles avec tout mandat électif[184].

Au regard de leur champ d’action, les chefs traditionnels peuvent intervenir dans divers domaines à l’instar du maintien de l’ordre, de la garantie des droits de l’homme et des libertés publiques, à la promotion et à la protection sociale, en matière judiciaire, en matière économique et financière. Ils concourent également à l’encadrement de la population locale. Afin d’éviter ces errements, il serait souhaitable que le législateur aménage un cadre juridique permettant aux chefs traditionnels de procéder à la désignation de leurs représentants qui pourront siéger aussi bien au Sénat qu’à l’Assemblée nationale. Cela pourrait permettre aux chefs traditionnels de garder tout leur symbole de garant de la continuité de la communauté. C’est ce qu’a fait, à juste titre, le législateur camerounais à propos des chefs traditionnels qui sont des conseillers régionaux participant désormais à l’exercice du pouvoir local.

Il serait indiqué de noter que les premières législations postcoloniales sur la décentralisation ont voulu prendre en compte la réalité « cheffale » dans sa diversité. Elles ont cherché à associer les autorités traditionnelles à la gestion des collectivités locales.  Au Cameroun, la réforme de 1974 viendra rompre avec cette politique et contribuera à marginaliser au plan juridique la chefferie traditionnelle dans la vie locale. C’est la réforme constitutionnelle de 1996 qui viendra réintroduire juridiquement le commandement traditionnel dans le jeu politique local[185]. L’on distinguera pour les besoins de la cause, la période avant 1996 et à partir de 1996 car seuls le Cameroun et le Niger admettent dans leur ordre juridique qu’un chef traditionnel soit également un élu local.

Avant 1996, l’on distinguait le statut du chef dans les collectivités locales dite anglophone de celui de la collectivité locale francophone.

Avant les indépendances, dans le territoire administré par la Grande Bretagne, le système d’administration locale reposait sur deux points focaux à savoir la « Native court ordinance » (NCO) de 1914 et la « Native authority ordinance » (NAO) de 1916. L’esprit de ces deux textes était de reconnaître aux populations locales, à travers leurs représentants une autonomie dans la gestion des affaires locales. Ceux qui étaient à même de parler au nom de la population étaient les chefs traditionnels : La native authority désignait alors le souverain local ( le chef traditionnel)  dans l’exercice de ses fonctions traditionnelles mais en collaboration ou au service de l’administration locale[186]. La native authority était donc considérée comme une entité territoriale unie dans la personne du chef traditionnel ; son territoire de commandement épousant les contours de sa communauté. C’est ainsi que de 1920 à 1930, toutes les communautés ethniques organisées politiquement seront érigées en Native Authorities sur l’ensemble du territoire du Cameroun britannique. À partir de 1932, la situation va très vite évoluer avec l’introduction et l’extension du principe de la collégialité dans la composition des natives authorities. Les chefs traditionnelles ne seront désormais plus que les membres d’un conseil qui comprendra en outre d’autres personnalités dont certaines sont nommées par le pouvoir colonial et d’autres élues par les populations indigènes. La native authority deviendra alors la « local Council ou local authority[187] ». La Constitution de 1961 maintiendra au sein du parlement de l’État fédéré du Cameroun occidental, une deuxième chambre dite «House of Chiefs » ou Assemblée des Chefs. Celle-ci était composée de 18 à 22 membres selon les années et participait pleinement à la procédure législative au niveau de l’État fédéré[188].

Dans le Cameroun oriental administré par la France, c’est à partir de 1954 que l’administration française prend effectivement en compte la chefferie traditionnelle dans l’organisation de l’administration locale.

C’est d’abord à l’Ouest que les chefs traditionnels  font leur entrée au sein des conseils municipaux crées dans leur territoire de commandement[189]. Dans la partie septentrionale du Pays, les conseils municipaux comptent parfois jusqu’au tiers de leurs membres, siégeant au nom des chefs traditionnels et désignés par le Haut-commissaire. Au total, dans les conseils municipaux où le principe est l’élection des conseillers, le Haut-commissaire détient toujours le pouvoir de nommer en plus des membres élus de chaque conseil, deux personnalités de son choix dont l’une est un chef coutumier.  Malheureusement ce régime n’a pas survécu à l’indépendance. Cet état de chose demeurera jusqu’en 1974.

La loi portant organisation communale de 1974[190] va rompre avec la politique d’intégration des chefs traditionnels dans l’administration locale ; les communes ainsi instituées (communes urbaine et rurale) ne feront aucune place aux chefs traditionnels en tant que tels dans leurs organes de direction. Mais dans les faits les notabilités coutumières vont continuer à exercer leur influence sur les communes. Cela était généralement dû au fait que la majorité si ce n’est la totalité de ces chefs traditionnels étaient membres du parti unique. Car les statuts du parti faisaient des chefs traditionnels des membres de droit des bureaux des sections de leur ressort territorial de commandement.

Avec l’avènement de la démocratie dans les années 90, nombre de ces chefs traditionnels vont voir leur légitimité contestée à cause de l’adhésion de ces derniers au parti au pouvoir(RDPC). À la faveur de la loi constitutionnelle du 18 janvier 1996 portant révision de la constitution du 02 juin 1972, l’on assiste à un renouveau du statut constitutionnel du chef traditionnel. En effet l’article 57 de la constitution révisée réserve un quota de sièges du Conseil régional à des représentants du commandement traditionnel[191]. Le Code Général de Collectivités Territoriales Décentralisées du 24 décembre 2019 ressuscite la « House of Chiefs » dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest[192].

Il serait alors indiqué que l’on consacra, pour une meilleure intégration des chefs traditionnels dans le jeu politique, « la politique des quotas ». Il s’agit d’un mécanisme politique visant à définir un nombre précis de poste à pourvoir aux chefs traditionnels aussi bien dans les conseils municipaux, dans les conseils régionaux, au Sénat et à l’Assemblée nationale. Bien évidemment, les chefs traditionnels devant être désignés à travers un suffrage indirect par leurs pairs. C’est en cela que réside le véritable gage d’intégration politique des chefs traditionnels au niveau national et local. C’est ce pari que l’État du Cameroun a amorcé avec la présence des représentants du commandement traditionnel au sein des conseils régionaux.

CONCLUSION

Parvenu au terme de cette étude qui avait pour articulation principale la détermination constitutionnelle de l’identité du chef traditionnel, il a été établi que le constituant a adopté une approche pondérée qui vise à reconnaître une identité traditionnelle à cet organe tout en manifestant sa réserve quant à l’affirmation de son identité politique. Cette approche mesurée dans la construction de l’identité du chef traditionnel par le constituant s’inscrit en droite ligne de la nécessité d’une collaboration permanente et efficace entre tradition et modernité. Cette collaboration doit reposer sur un principe clair : distinguer les deux pouvoirs sans les séparer, les unir sans les confondre[193]. Comme disait Montesquieu 

Un autre auteur déclare des siècles plus tard que

La sagesse recommande, au nom de l’unité et de la cohésion nationale, de créer un droit nouveau formé des coutumes locales fécondées par le droit moderne, et admettant sur les matières les plus délicates, aux exigences les plus irréductibles, une faculté d’option entre deux règles.

C’est en cela que l’Afrique pourra pleinement réaliser le renouveau du droit constitutionnel et faire du chef traditionnel un véritable contre-pouvoir[196].

 

Aimé Dounian

 

Maitre-Assistant (CAMES) à l'Université de Ngaoundéré (Cameroun). Chef de Département de Droit public de la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l’Université de Ngaoundéré. Coordonnateur administratif des filières professionnelles de la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l’Université de Ngaoundéré

Pour citer cet article :
Aimé Dounian «L'identité du chef traditionnel dans le nouveau constitutionnalisme en Afrique. Etude à partir de quelques Etats d'Afrique », Jus Politicum, n° 28 [https://www.juspoliticum.com/article/L-identite-du-chef-traditionnel-dans-le-nouveau-constitutionnalisme-en-Afrique-Etude-a-partir-de-quelques-Etats-d-Afrique-1476.html]