L'objectif de l'article est de s'interroger sur le concept d'empire au regard de l'histoire du droit international et du discours internationaliste. Il montre qu'à  partir du XVIIIe siècle et l'émergence du droit international moderne inter-étatique, le concept d'empire a disparu des manuels de droit international comme concept opératoire, au profit du concept politico-juridique d'État. Il s'ensuit une relecture à  contre-courant de la plupart des textes consacrés à  cette question.
The Disappearance of the Concept of Empire

    L’Empire est une femme sans dot, c’est un nom majestueux et éclatant qui n’est d’aucune utilité et d’aucun avantage. Ferdinand second et aucun de ses prédécesseurs n’a possédé aucune province, aucune forteresse, pas même un palais dans tout l’empire en qualité d’empereur.

    Dix-septième Observation des Princes de l’Empire du 6 avril 1644[1].

I. Introduction : Napoléon Ier est arrivé « trop tard »[2]

L’empereur actuel du Japon, Akihito, est le dernier chef d’État au monde à  porter un tel titre bien que son père Hirohito ait renoncé à  son statut divin en 1947. Est-il vraiment empereur d’un empire ou est-ce seulement un titre symbolique ? Pour y répondre je voudrais commencer par cette citation de Napoléon Ier au lendemain de son sacre :

    Je suis venu trop tard ; il n’y a plus rien de grand à  faire. Oui j’en conviens, ma carrière est belle ; j’ai fait un beau chemin. Mais quelle différence avec Alexandre. Lorsqu’il s’annonça au peuple comme fils de Jupiter, tout l’Orient le crut. Et moi, si je me déclarais fils du Père Éternel, il n’y a pas de poissarde qui ne me sifflât sur mon passage. Les peuples sont trop éclairés aujourd’hui[3].

C’est un véritable aveu d’impuissance et de désarroi au moment même où cet homme se trouve au faîte de sa puissance, au moment même où il vient de se faire sacrer empereur et qu’il domine une grande partie de l’Europe. Il me semble que tout est dit en quelques mots et que l’« empereur » trahit l’intuition d’un monde qui s’est achevé, un monde passé où les empires existaient pour un monde nouveau où existent seulement des États ayant des politiques impérialistes. C’est aussi l’époque on l’on a définitivement abandonné le « jus gentium impérial » pour le « jus publicum europeanum[4] ». Le droit des gens est devenu un droit inter-étatique et non plus le droit appliqué aux citoyens non romains. Et on ne peut arguer du fait que d’autres avant Napoléon Ier aient dit la même chose ou dans termes similaires. Même si chaque nouvel empereur s’est toujours comparé à  ses prédécesseurs dans une chaîne signifiante que j’expliquerai ensuite, l’aveu de Napoléon Ier n’est pas le même. Dans ce court passage, il vise avant toute chose à  souligner l’absence de justification divine à  son statut impérial, et cela touche également au fondement de son autorité et de sa légitimité politiques en tant qu’empereur. Les « peuples sont trop éclairés », nous dit Napoléon, après le Siècle des Lumières et c’est ce qui fait ici toute la différence. Napoléon Ier n’est empereur que parce qu’il s’est proclamé comme tel, il est un « empereur en son royaume » pour reprendre un phrase courante du XVIIe siècle, c’est-à -dire en réalité un simple chef d’État – comme le sont tous devenus les princes européens de son époque – et non un Empereur. La réalité politique de l’empire n’existe presque plus à  cette époque en Europe et subsistent seulement la pulsion impériale et l’envie de bâtir un empire fantasmé. Napoléon est sacré empereur au lieu même où le fût Charlemagne, avec tous les symboles de l’empire. Les images sont fortes, les réminiscences évidentes, mais malgré cela, il a l’intuition que cette fois-ci il ne peut modifier le cours de l’histoire, il ne peut revenir en arrière et reconstruire une forme politico-juridique qui a disparu et qui est impossible à  réaliser à  une époque où l’Europe est devenue une société d’États souverains. Il ne sera pas un véritable empereur, car il n’y a plus de système politique impérial ayant une rationalité juridico-politique définie comme telle. Il est seulement à  la tête d’un État moderne puissant cherchant à  dominer agressivement ses voisins.

Dans le senatus-consulte organique du 28 floréal An XII (18 mai 1804), toute l’ambiguïté de la position de Napoléon Ier est là . Je cite :

    Le gouvernement de la République est confié à  un empereur qui prend le titre d’Empereur des français. Napoléon Bonaparte, Premier consul actuel de la République, est Empereur des Français[5].

L’ambiguïté de son aventure permet à  Napoléon de concilier des principes opposés, mais territorialement et juridiquement le Premier Empire n’a pas eu de postérité. Aucune réelle idéologie ne le soutenait sinon que Napoléon aurait difficilement pu se dire « roi des français » après 1789… Et Napoléon III se gardera bien de faire revivre la domination de son oncle sur l’Europe… Il se bornera à  reprendre le titre pour appeler « Second Empire » l’État français.

II. Le moment de disparition du concept d’empire au profit du concept d’État : l’exemple de Vattel

Le concept d’empire comme signifiant une forme politico-juridique spécifique disparaît quasiment de la littérature juridique européenne aux alentours du XVIIe siècle. Lorsque la notion d’État va correspondre à  une réalité concrète, l’empire disparaît des traités de droit des gens et de droit de la nature, au profit de l’émergence du concept juridico-politique d’État et du souverain « empereur en son royaume » (Rex est imperator in regno suo).

Si nous relisons les manuels du droit de la nature et des gens de l’époque se situant aux alentours des XVIIe et XVIIIe siècles, il est particulièrement significatif de relever que les quelques remarques sur la notion d’imperium sont dispersées tout au long de ces ouvrages, ne le traitant que par simple allusion et sans que ces manuels ne les regroupent dans une analyse suivie. Cette dispersion, voire parfois même cette absence complète de commentaires, signifie on ne peut plus explicitement la disparition du concept comme référent utile de la théorie juridico-politique de l’époque, voire presque l’indifférence totale que l’on lui porte au regard d’autres questions très longuement traitées comme la guerre, la paix, la notion d’État souverain, la souveraineté (assimilée à  l’imperium), les devoirs et droits des puissances souveraines, etc. Le vocable d’imperium demeure, mais il est devenu synonyme « de pouvoir souverain » et non pas d’« empire » au sens d’un « pouvoir impérial ». Il ne signifie plus un ensemble de territoires réunis sous l’autorité d’un empereur tel que le signifiait l’imperium romanum[6], il est utilisé pour signifier la souveraineté du Prince. Et quand on recherche plus précisément quelque chose à  ce sujet, en dehors même du vocable, on remarque que les notions de Saint-Empire romain germanique ou d’Empereur ne sont traitées que dans les rubriques portant sur les titres et privilèges. Autrement dit l’Empire est devenu un simple titre qui, certes, vaut à  l’empereur quelques privilèges et préséances, qui lui vaut également un rôle symbolique (qui sera très souvent contesté), mais rien de plus en termes de pouvoir ou de configuration politique effective.

La raison en est simple et nous le disions d’emblée : l’État s’est substitué progressivement à  l’Empire comme configuration politique moderne en Europe et on peut voir cette substitution achevée d’un point de vue conceptuel avec Vattel au XVIIIe siècle, puisque c’est chez Vattel que l’on trouve définitivement théorisé le concept d’État moderne. À cet égard, il est particulièrement intéressant de souligner que les deux notions d’État et de droit international moderne vont logiquement, et de façon symétrique, trouver leur achèvement au même moment, au sein de la pensée vattelienne, sans que l’on puisse sans que l’on puisse trancher la question de savoir si c’est l’intérêt de Vattel pour les relations internationales qui l’a amené à  achever le concept d’État ou si, inversement, ce n’est que lorsqu’il a eu une conception parfaitement maîtrisée de l’État, que Vattel a su penser le droit international sous sa forme classique, c’est-à -dire comme étant un droit inter-étatique. Cela posé, il n’en demeure pas moins que le double apport de Vattel à  la pensée politique et internationale doit être mis en exergue, car de cet accord complexe, et en même temps inéluctable, entre l’État et l’ordre juridique international qui le lie, naît une compréhension plus affinée d’un modèle théorique où l’empire n’a plus sa place. L’élaboration achevée par Vattel de l’État comme État moderne et comme sujet de droit international signe le moment de disparition du concept d’empire de la théorie politico-juridique européenne de l’époque. Et le principe de l’équilibre européen vient prendre la place de l’empire pour garantir la paix entre États.

A. Construction interne de l’État moderne

Dans son Droit des gens paru en 1758[7], Vattel opère une rupture décisive avec les conceptions couramment admises à  l’époque de l’État patrimonial et livre une conception institutionnalisée de l’État. Cet État est indifféremment appelé par Vattel « État » ou « Nation », mais cette dualité terminologique n’est pas innocente : elle procède d’une conception toute particulière de l’État. L’État est, pour Vattel, la personnification juridique de la collectivité populaire et, à  ce titre, il est le seul et unique détenteur de la souveraineté. Une telle assertion nous est aujourd’hui familière, même si certains y verront une assimilation erronée entre des notions voisines, mais différentes, comme celles de « Peuple », de « Nation », ou d’« État ». L’évolution doctrinale fera que l’on précisera par la suite ces concepts, mais à  l’époque de Vattel ils ne sont pas chargés des significations différenciées que leur assignera plus tardivement la doctrine juridique et politique. Ce que Vattel cherche simplement à  montrer par cette constante identification entre l’État et la Nation est la dissociation inverse et définitive de la personne du Prince – ou plus généralement du gouvernant – et la personne de l’État. La spécificité de son apport réside avant tout dans sa fameuse critique de la patrimonialité des États et c’est notamment sur ce point précis qu’il s’écarte de la doctrine de Christian Wolff. Le juriste de Neuchâtel abandonne totalement et définitivement toute idée d’aliénabilité de la souveraineté, que cela soit une aliénation volontaire ou forcée. Au rebours en effet de ses prédécesseurs, il n’admet pas que la souveraineté puisse être transférée du peuple à  celui qui dirige l’État ; bref, il ne la conçoit que comme étant définitivement et intrinsèquement populaire. La souveraineté n’appartient qu’à  la nation – ou au peuple – et c’est un droit inaliénable de la collectivité. « Nous avons fait voir, déclare-t-il au Livre I de son Droit des gens[8], que l’État ne peut être un patrimoine. Mais il peut arriver qu’une Nation, soit par l’effet d’une entière confiance en son Prince, soit par quelque autre raison lui ait confié le soin de désigner son successeur [...]. Ce n’est point et ce ne peut être une aliénation proprement dite. Toute vraie souveraineté est inaliénable de sa nature ».

Sa critique de la patrimonialité de l’État est d’autant plus pertinente qu’elle ne se réduit pas à  défendre le principe de l’inaliénabilité de la souveraineté de la Nation. Elle repose, de façon étroitement corrélée, sur le principe de personnalité de l’État. Cette notion de personnalité de l’État n’est, à  vrai dire, pas nouvelle non plus, bien qu’elle ait été élaborée assez curieusement par d’autres auteurs que Locke ou Montesquieu. Il est vrai que jusqu’à  Vattel, on a plutôt affaire à  deux lignes de pensée qui se développent parallèlement sans jamais vraiment se croiser, avec, d’un côté, les penseurs de la souveraineté populaire et de l’autre côté, en général plus juristes que politiques, les théoriciens de la notion de personnalité de l’État. Conçue plus anciennement par Althusius, cette idée de personne étatique a été largement diffusée sous une forme plus rigoureuse par Thomas Hobbes, puis progressivement enrichie par tout un ensemble de juristes de l’École du droit naturel, dont notamment Samuel Pufendorf et Christian Wolff[9]. Ces contributions respectives se présentent sous des formes différenciées, mais elles ont permis de livrer, au début du XVIIIe siècle, un cadre général qui fixe les grandes lignes du concept de personne étatique, dont Vattel, en ultime épigone du mouvement jusnaturaliste, héritera justement. Toutefois, comme nous le disions, il va reprendre ce concept pour l’intégrer dans une association inédite au principe de souveraineté populaire. L’État est avant tout, pour Vattel, une collectivité d’êtres humains, une nation, qui, en vertu de sa souveraineté, est capable de se diriger par elle-même dès lors que la souveraineté qu’elle possède est justement l’indice et le critère de sa capacité à  agir de façon indépendante. Et c’est à  ce titre, c’est-à -dire en tant que l’État est un ensemble autonome d’êtres humains doté de la capacité d’agir, que Vattel en fait un sujet de droit et non pas un objet de droit. Reprenant ici une vieille idée en l’ajustant insensiblement, Vattel montre que la société civile et donc, pour lui, l’État, naît du seul fait du pacte associatif originaire. C’est en passant un contrat d’union entre eux et en adoptant la règle de la majorité – laquelle permet de dégager une volonté unique – que les individus fondent l’existence d’un État, personne morale et souveraine. Il écrit ainsi au début des préliminaires du Droit des gens[10] :

    Les Nations ou États sont des Corps politiques, des Sociétés d’hommes unis ensemble [...]. Une pareille Société a ses affaires et ses intérêts, elle délibère et prend des résolutions en commun ; et par là , elle devient une personne morale, qui a son entendement et sa volonté propre, et qui est capable d’obligations et de droits.

« Par cela même, continue-t-il un peu plus loin au chapitre I du Livre I[11], que cette multitude forme une Société qui a ses intérêts communs et qui doit agir de concert, il est nécessaire qu’elle établisse une autorité publique pour ordonner et diriger ce que chacun doit faire [...]. Cette Autorité politique est la souveraineté ».

Il précise juste après que cette autorité souveraine appartient au corps entier des individus qui forme l’État[12]. Dès lors, puisque l’État est l’union souveraine d’une multitude assemblée, il ne peut être traité en objet. Il va de soi pour Vattel que l’État n’étant pas objet mais sujet, il ne peut en aucun cas, et de quelque façon qu’on le présente, être un patrimoine entre les mains du prince qui le dirige. On assisterait autrement à  une aberrante réification de l’État ; ce qui serait non seulement un non-sens, aux yeux du juriste neuchâtelois, mais, en outre, une profonde erreur puisque cela conduit inévitablement le Prince qui détient l’État comme un patrimoine à  le traiter uniquement suivant son seul intérêt personnel.

L’État est donc définitivement institutionnalisé avec Vattel[13]. Or il est particulièrement intéressant de voir que cette théorisation interne de l’État souverain s’est implicitement élaborée contre la notion ancienne d’empire. Elle s’est construite de trois façons opposées qui se retrouveront progressivement instituées dans la réalité : 1) L’empire était caractérisé par la personnalisation du pouvoir autour de la personne de l’Empereur, alors que l’État moderne se caractérise par un mouvement de dépersonnalisation du pouvoir (quelles que soient ses dérives de facto) qui correspond à  son institutionnalisation. 2) L’empire était une construction basée sur un fondement divin et religieux ; l’État moderne va se construire dans un mouvement de sécularisation du pouvoir politique. 3) L’empire était par principe illimité ou toujours virtuellement extensible territorialement ; l’État moderne se construit sur un mouvement très net de territorialisation et de définition stricte de ses frontières.

B. La sujétion externe de l’État au droit des gens et l’émergence du droit international moderne comme droit inter-étatique

Sur chacun de ces points, Vattel marque donc une avancée significative[14]. Mais le propos de Vattel n’a jamais été de livrer une théorie de l’État. Pour reprendre l’un de ses mots souvent cités, il n’a « crayonné » cette théorie générale de l’État que dans la perspective de son utilité au regard du droit des gens. L’objectif avoué de Vattel est en effet de livrer un ouvrage complet et systématique de droit des gens afin qu’il serve de guide aux souverains européens de son époque[15]. L’idée même de personnalité de l’État contient en elle cet aspect subjectif de sujétion au droit. Puisque l’État est une personne, il peut être titulaire de droits et d’obligations qui lui sont assignés par un ordre juridique lui étant par définition supérieur. « Une société civile, indique Vattel au cours des préliminaires du Droit des gens[16], un État, est un sujet bien différent d’un individu humain : d’où résultent, en vertu des lois naturelles mêmes, des obligations et des droits bien différents en beaucoup de cas ».

Ce court passage présente très clairement la double spécificité de l’apport de Vattel. Non seulement est acquise l’idée que l’État est un sujet de droit, mais en plus, un sujet différencié des individus. Et, ce faisant, les États vont être soumis à  un droit, le droit des gens, qui est différent du droit naturel des individus. Dès lors en effet que les États présentent, en tant que sujets de droit, des spécificités propres, il est normal qu’ils soient soumis à  un régime juridique également propre et distinct. Or c’est très exactement dans ce double mouvement de spécification de l’État comme sujet de droit et d’autonomisation corrélative du droit des gens destiné à  le régir que se situe la rupture de Vattel avec ses devanciers et donc la nouveauté indiscutable de son célèbre traité. « Toute Nation, peut ainsi écrire Vattel[17], qui se gouverne elle-même, sous quelque forme que ce soit, sans dépendance d’aucun étranger, est un État souverain. Ses droits sont naturellement ceux de tout autre État. Telles sont les personnes morales qui vivent ensemble dans une société naturelle, soumise au droit des gens ».

Gengis Khan se proclamait « empereur universel ». L’Égypte considérait qu’en dehors d’elle, c’était le désordre total, l’Empire romain se voulait le seul et l’unique empire et l’empereur de Chine demandait que tous reconnaissent la « souveraineté du fils du ciel ». Dans toutes ces hypothèses, l’ordre juridique international n’existait pas, il n’était « que le prolongement de l’ordre intérieur de l’empire » fondé sur l’idée d’une domination universelle, à  la fois juridique, morale et politique[18]. En ce sens l’empire n’était pas compatible avec le droit international. Même si les Romains et les Chinois ont bien été obligés de finir par reconnaître les autres nations et par se poser la question des frontières, le Mur d’Hadrien et la muraille de Chine consistent à  mettre des bornes à  l’emprise impériale en considérant que les autres sont des sauvages et des barbares s’ils ne peuvent s’intégrer dans ce système exclusif[12]. Chaque empire s’est affirmé plus ou moins comme un monde à  lui seul, comme un cosmos harmonieux et autonome face au chaos. Comme le dit plaisamment Serge Sur, c’est « un autisme glouton[20] ».

En revanche, au XVIIIe siècle, on est réellement entré dans l’ère des États territorialisés et du droit international des États. Des États qui, selon Vattel, sont pensés sous les deux concepts de souveraineté et de personnalité dans une direction opposée à  celui d’empire. À aucun moment Vattel ne s’intéresse à  l’empire comme configuration juridico-politique et, en tant que fils de réfugié protestant, encore moins à  l’ancienne théorie des deux pouvoirs spirituel et temporel. On est aussi entré dans l’ère du droit des gens au sens du droit international moderne. Cette mise au jour corrélative par Vattel d’un système juridique, fondé sur la souveraineté et la personnalité enfin acquises de l’État moderne, directement applicable et imposé à  une communauté d’États libres et égaux, aura une fortune considérable, car elle livre un modèle – appelé classique aujourd’hui – qui va perdurer jusqu’au milieu du XXe siècle. Et on passe également, tout naturellement, à  la défense de la politique de l’équilibre entre ces États souverains et égaux qui remplace la vieille idée de la paix par l’empire[21].

C. Le principe de l’équilibre comme garant de la paix à  la place de l’empire

Vattel s’est appuyé avec un grand réalisme sur l’observation concrète de l’Europe du XVIIIe siècle. Très attentif à  la réalité internationale, il retrouve à  cet égard le sens de l’observation et le goût de l’étude empirique des faits auxquels était très attaché Leibniz, mais que le systématisme wolffien avait contribué à  occulter. Les États européens sont à  l’époque suffisamment liés par de multiples liens économiques, culturels et politiques pour que Vattel les envisage comme formant une Grande République. Toutefois, celle-ci n’a rien à  voir avec la Civitas Maxima de Wolff qu’il a préalablement rejetée. Selon Vattel, l’Europe de son époque forme « une espèce de République dont les membres indépendants, mais liés par l’intérêt commun, se réunissent pour y maintenir l’ordre et la liberté[22] ». Et ce que dit ici Vattel ne fait que traduire ce qui deviendra un lieu commun des discours mais aussi de la pratique de cette époque, du moins jusqu’à  la Révolution de 1789… Les soubresauts de l’histoire ne sont jamais loin, mais l’idée va demeurer profondément ancrée dans les esprits européens. On en retrouve, par exemple, la parfaite traduction en 1793 dans les propos d’un anonyme après le partage de la Pologne par la Russie, la Prusse et l’Autriche :

    Certaines maximes et lois de convention, fondées sur le droit naturel et l’utilité générale, que depuis deux cents ans on trouve religieusement observées par les Puissances de l’Europe dans leur conduite réciproque, ont donné lieu de regarder cette partie du monde comme une espèce de République, dont les nations qui la composent, sont les membres[23].

En fait, il s’agit avant tout pour Vattel de conduire, par cette image, à  l’idée du principe de l’équilibre comme principe stratégique et politique permettant la stabilité des États européens dans le respect de leur indépendance et sans recours à  l’empire. Cet équilibre européen est à  la fois un équilibre de l’Europe occidentale mais aussi de l’Europe orientale à  travers les politiques russe, polonaise, hongroise et ottomane que l’on mentionne parfois moins souvent. Les États devenus pleinement souverains n’entendent plus céder à  la politique impériale d’un des leurs ou à  celle du Pape ou de l’Empereur. Vattel ne fait que théoriser cette réalité en la rattachant au droit. Puisqu’en vertu de la loi naturelle elle-même, chaque État doit être respectueux de la liberté et l’indépendance des autres, on ne peut dès lors en effet que recommander la mise en place d’un équilibre des pouvoirs entre tous ces États de telle sorte qu’aucun d’entre eux ne puisse durablement imposer sa domination aux autres. L’Équilibre ou Balance des pouvoirs n’est plus seulement un moyen, il devient une fin en soi pour garantir la paix et la stabilité[24]. De ce fait, l’empire n’est plus du tout envisagé, quant à  lui, comme un moyen de garantir la paix ou comme étant réducteur de violence.

Les évènements et les idées antérieurs continuent bien évidemment d’imprimer leur marque sur le présent de cette époque, mais ils ont donné lieu à  des notions que l’on ne veut plus tenir pour acquises et qui vont disparaître progressivement, tout comme disparaîtra le principe de la lutte des deux glaives spirituel et temporel et donc la lutte et le rôle que peuvent jouer les deux empires papal et Saint romain germanique. L’ambition du Pape et de l’Empereur d’établir un empire va se heurter aux divisions internes de l’Europe et à  la constitution des États-Nations. Il y aura pourtant eu une époque en Europe où l’unité du monde chrétien semble presque réalisée par cette ambition impériale du Pape. En 1245, par exemple, le Pape Innocent IV dépose l’Empereur lui-même, Frédéric II, au Concile de Lyon, marquant l’apogée des ambitions impériales papales. L’Empire (1519-1555) de Charles Quint est, de son côté, à  la « charnière des deux mondes[25] » : il réunit 35 millions d’hommes sous l’union dynastique de 17 Couronnes. Mais en réalité, on s’aperçoit avec étonnement que Charles Quint partageait le point de vue de B. de Las Casas. P. Chaunu le cite en ce sens « Avons-nous le droit de rester dans ces pays où nous sommes des usurpateurs ? Je ne suis pas le souverain légitime des Indes », et montre qu’il aurait échangé mille fois les Indes contre la Bourgogne de France[26]. Même s’il est sans doute le dernier empereur germanique à  nourrir encore le rêve d’une monarchie universelle, il finira par renoncer à  ses différentes couronnes. Il est vrai aussi que pour la France d’Henri IV et de Richelieu, par exemple, l’équilibre européen passe encore par l’Empire (le Saint-Empire). Et en Allemagne, on voit l’espoir que soulève l’élection de l’empereur Maximilien car il représente l’unité des deux grandes religions chrétiennes : il tolère le catholicisme et le protestantisme sous l’influence du jurisconsulte Ulrich Zazius. À ce moment-là , l’Empire apparaît encore comme important et bienfaisant, car il permet lui-même de maintenir un certain équilibre et la coexistence des confessions religieuses distinctes. Les fonctions de pape et d’empereur sont déjà  de simples « dignités électives », mais elles exercent encore un véritable attrait, et cela jusqu’aux environs du XVIIe siècle. C’est en 1606 que Tommaso Campanella rédige en prison un ouvrage qui défend encore l’idée d’un empire universel du pape : la Monarchie du Messie[27]. Mais c’est une ultime défense dans un monde en train de changer. L’empire est instable et crée des équilibres instables. On ne voit plus en lui le garant de la sécurité par la suppression des guerres internes, des clans, des conflits entre cités et d’une meilleure résistance aux ennemis extérieurs, on n’imagine plus de « pax romana » et après les guerres de religion, on ne croit plus en la « pax christiania ». Les empires chutent et se décomposent, si bien qu’arrivés au XVIIIe siècle, l’idée moderne de Balance des pouvoirs est à  l’opposé de ce culte du héros, de l’Empereur, comme le montrera très bien David Hume[28]. Elle semble plus raisonnable, plus neutre, plus efficace et elle s’inscrit parfaitement dans un monde d’États. On refait une morale en tenant compte des nouvelles données de la raison humaine et de la bienveillance qu’elle conseille aux princes souverains. On ne loue plus les héros téméraires et conquérants, la politique elle-même, on loue le contrat social, le règne du droit et celui des princes pacifiques qui essayent de résister à  l’agresseur et de maintenir la paix à  l’intérieur de leur État. L’équilibre est donc aussi moral. La vertu n’est plus la bravoure, l’héroïsme ou la recherche d’une paix hégémonique, mais la quête du bien-être, de la sécurité et du bonheur pour les peuples. L’équilibre interne des pouvoirs prôné par Montesquieu se traduit en équilibre externe des rapports entre États et en équilibre moral des princes.

On assiste donc bien au « début de la fin », progressive et quasi-inéluctable, de l’empire comme entité politique significative que ce soit dans la réalité ou dans la théorie politique et juridique ; et Vattel ne fera que théoriser cette évolution en parachevant au XVIIIe siècle les concepts modernes d’État, de droit des gens et de principe de l’équilibre. Du reste, la réalité concrète continuera de traduire, au cours des deux siècles suivants, cette substitution conceptuelle, politique et juridique théorisée dès le XVIIIe siècle. La théorie politique se fait en effet l’écho de celle des jurisconsultes et un auteur comme Benjamin Constant ne dira pas autre chose en soulignant que l’idée d’empire va désormais à  l’encontre de la nature des nations européennes. Elle devient contre-nature[29].

Il est assez fascinant de voir comment un concept si important quelques siècles auparavant a pu ainsi commencer à  disparaître de la littérature juridique et politique, de la conduite des souverains et de ceux qui édictent les règles, jusqu’à  ce qu’elle ressurgisse ensuite, mais au sein ce qui sera devenu un contexte institutionnel d’États.

III. Conclusion : Le concept, l’idée et le fantasme d’empire aujourd’hui

La pensée contemporaine sur la notion d’empire prend l’allure d’un ensemble discontinu de propos. Ceux-ci ne parviennent pas à  donner sens aux différentes expériences juridiques passées et présentes que l’on cherche à  y englober[30]. Tout le monde en convient semble-t-il. Nous projetons aussi beaucoup de fantasmes, de craintes, d’anxiétés, voire même de nostalgie aujourd’hui, sur l’idée d’empire avec en arrière fond cette vieille ligne de partage que traçaient entre eux les empires d’Orient et d’Occident. Il semble clair toutefois que, de manière générale, l’empire comme tel est très fortement rejeté et la qualification d’une réalité comme étant un empire est dans le même temps la marque d’une suspicion, alors même que la notion d’empire connaît un regain de faveur inégalé. Par exemple, on ne cesse de reparler aujourd’hui d’empire en évoquant tout à  la fois la mondialisation, une sorte de gouvernance globale[31] ou l’empire américain et même l’empire européen[32]. On en parle comme on parlait hier des empires coloniaux français, britanniques ou allemands et comme auparavant encore on évoquait l’empire de Napoléon, le Saint-Empire romain germanique, celui de Chine, du Japon, celui des Turcs, des Perses et bien entendu l’Empire romain. Mais on cite aussi des notions apparemment contradictoires comme celle d’« empire libéral », « empire démocratique », « empire par invitation » ou encore d’« empire anti-impérial[33] ». Or cette dénomination commune d’empire pour désigner des expériences totalement différentes n’a fait que réveiller des interrogations récurrentes face à  cette notion d’empire et l’impossibilité, semble-t-il, d’en comprendre les fonctions et le processus appliqué aux phénomènes politiques actuels.

« Le talent d’un historien, écrit Paul Veyne[34], est pour moitié d’inventer des concepts car ces nouveaux concepts enlèvent l’impression d’inconfort ou d’étrangeté que présentent certaines situations en les éclairant et en donnant même l’impression qu’on l’“avait toujours su”[12] ». Le concept trouvé par l’historien, ou simplement mis en relief par lui, permet donc de décrire au mieux des expériences sensibles vécues concrètement dont le concept sera la généralisation. Mais il est également du travail de l’historien de la pensée de faire disparaître des équivoques provoquées par de vieux concepts afin de ne pas prolonger inutilement ce qui peut apparaître comme des archaïsmes ou des anachronismes de la pensée. Il arrive ainsi des moments, des situations, des cas où un concept juridico-politique relativement efficace à  un moment donné se met à  bloquer la pensée par la suite, suscite beaucoup plus de difficultés qu’il n’aide à  résoudre ce pour quoi il est né et révèle alors des failles qui lui sont internes autant qu’externes. Il devient problématique. Or c’est ainsi qu’apparaît, selon nous, la notion d’empire : comme étant un concept problématique et donc comme devant être dûment problématisé par le regard de l’historien[36]. Depuis le XVIIIe siècle, on assiste à  la disparition progressive du concept d’empire en Europe au sens philosophique du terme de « concept », c’est-à -dire qui synthétise encore une expérience réelle concrète et nous permette de penser une réalité. L’empire s’éteint peu à  peu dans la réalité face à  l’organisation de l’Europe, puis de la planète, en États, et il est devenu aujourd’hui une simple « idée ». Il reste postulé par notre pensée mais uniquement sur la base d’une pratique passée. Comme simple idée, il n’est cependant pas vide. Il a une utilité théorique en tant que tel, car il représente un savoir : il n’est pas faux, ce n’est pas une fiction et il joue un rôle important dans l’apprentissage et la réflexion sur les configurations politiques, leurs normes et valeurs. Il peut avoir aussi des effets pragmatiques si un jour il revêt à  nouveau une efficacité dans le monde réel, ce qui n’est pas sans pertinence au regard de certains phénomènes régionalisés et globalisés[37] qui affaiblissent l’État et il est même revendiqué par certains comme tel[38]. Mais, pour l’heure, il semble qu’il demeure encore une simple représentation d’un monde achevé et disparu.

Le concept d’empire a existé et il a précédé celui d’État à  une époque où l’on ne maîtrisait pas réellement les notions d’institutionnalisation objective et subjective de l’entité politique, de l’association politique comme personne morale souveraine qui est la marque spécifique de l’État moderne[39]. Mais avec l’avènement de l’État moderne, il est devenu progressivement ineffectif pour désigner les expériences impériales qui se sont succédées depuis. Bien évidemment il n’a pas disparu du jour au lendemain avec le seul avènement de l’État ou la conceptualisation effectuée par Vattel ou par les théoriciens de l’État. Il serait absurde de soutenir une telle hypothèse et donc l’idée d’une rupture décisive et totale au XVIIIe siècle. Mais, comme je l’écrivais, l’avènement du concept d’État comme signifiant concrètement une réalité politico-juridique nouvelle a été le début de sa fin, une fin progressive lors de laquelle les anciennes structures impériales ont été intégrées aux nouvelles structures étatiques, où les pratiques, les noms, les titres sont restés très longtemps étroitement imbriqués à  ceux de l’État, mais une fin tout de même, car le concept d’État est venu s’imbriquer directement dans l’ancienne configuration politico-juridique de l’empire (tout comme dans celle des liens féodaux du Moyen ge). En parlant d’empires du XIXe et du XXe siècles, on omet ce phénomène devenu concret et tangible de la souveraineté de l’État, que ce soit celle de la Grande-Bretagne, de la France, de la Belgique, de l’Autriche-Hongrie, etc. : un « Empire colonial ou multinational », qui se réalise autour et par le biais d’un État souverain, ne peut relever que d’un tout autre concept d’empire. Les différents types de configurations politiques qui accompagneront ce que l’on a appelé par commodité, par tradition ou par conviction, les « Empires coloniaux » et les « Empires multinationaux », à  travers la politique des Mandats, colonies, protectorats, États mi-souverains, etc., sont une réalité différente du simple « État national », mais qui se réalise désormais sous la domination de cet État national. De ce point de vue, on a donc bien affaire, me semble-t-il, à  des États nationaux menant des politiques impérialistes où les différentes composantes de l’« Empire » sont les composantes dominées de l’État-nation, subissant une politique de domination coloniale et impériale et ne constituent pas un vaste assemblage de territoires disparates unifiés autour de la personne de l’Empereur comme dans l’ancien temps. Certes, on peut persister à  vouloir parler d’Empire envers et contre tout pour désigner les nouveaux ensembles composites politico-juridiques du XIXe et du XXe siècles qui vont au-delà  de l’État-nation et prennent des formes différentes suivant les politiques des États, mais ce serait gommer, sans la prendre sérieusement en compte, cette nouvelle réalité qu’est l’État, alors qu’elle s’est justement installée au cœur du système européen, puis mondial.

C’est la raison pour laquelle je partage en grande partie les analyses de Hannah Arendt qui, avec une remarquable intuition, avait justement tenté de différencier l’« empire » et l’« impérialisme », ou si l’on veut, une configuration juridico-politique spécifique dont l’Empire romain était un des meilleurs exemples, et de simples politiques d’expansion et de conquête accaparant et exploitant les hommes et les biens[40]. C’est opposer, comme le fait très bien Blaise Benoit, l’empire comme « réalité institutionnelle » et l’impérialisme comme « mouvement »[41][42].

Mais, ce faisant, l’empire nourrit aujourd’hui d’autant plus de multiples fantasmes. Il garde profondément ancré en lui la trace d’un vaste inconscient collectif refoulé qui agit implicitement comme un phénomène d’attraction et de répulsion sur nos représentations juridico-politiques de la réalité[43]. Robert Folz disait que l’histoire de l’idée impériale est « celle du divorce entre la théorie et les réalités, du compromis sans cesse remis en question entre l’illimité et le possible[44] ». Jack Snyder évoquait avec raison les « mythes d’empire » sous-jacents à  nos représentations[45], mais il faut aller plus loin encore et parler aujourd’hui de refoulement et de fantasme à  ce propos, des phénomènes psychiques – pris dans leur sens générique bien entendu – qui peuvent toucher l’ensemble des acteurs et l’ensemble de la pensée contemporaine politique, historique et juridique. À plusieurs reprises, cette notion d’empire a été maintenue à  distance et quasiment refoulée de la pensée, pour ressurgir et pour redisparaître suivant les moments de refoulements presque inconscients d’un concept considéré comme honteux et les périodes de contre-investissement de ce refoulement afin d’en faire valoir les aspects positifs et fantasmés[46].

Fasciné devant la cour de l’empereur éthiopien Ménélik II (1865-1913), l’écrivain Henri de Monfreid le décrit de la façon suivante :

    Le prestige du souverain est porté au niveau d’une entité ; ce n’est plus un homme mais un principe immortel du pouvoir, une sorte de verbe qui est à  l’origine de tout et maintient par son rayonnement la vie de son peuple[47].

Napoléon Ier lui-même, après avoir considéré qu’il était arrivé trop tard, se consolera à  Sainte Hélène en faisant valoir son rôle messianique :

    Rien ne saurait désormais détruire ou effacer les grands principes de notre Révolution. Ces grandes et belles vérités doivent demeurer à  jamais […] Elles régiront ; elles seront la foi, la religion, la morale de tous les peuples, et cette ère mémorable se rattachera, quoiqu’on ait voulu dire, à  ma personne, parce qu’après tout j’ai fait briller le flambeau, consacré les principes et qu’aujourd’hui la persécution achève de m’en rendre le messie[48] !

À travers l’empire, il y a comme une grandeur, un dépassement et une magnification de soi que l’État ne signifie en rien. C’est là  où se situe le fantasme d’empire, quand il n’y a pas de fantasme d’État. On a déjà  entendu évoquer le « rêve d’empire ». Qui a jamais entendu parler de « rêve d’État »[49] ? L’Empire nourrit énormément de fantasmes et donc de représentations fantasmées qui tirent leur substance du désir, de la pulsion impériale, et en même temps des relations avec le monde extérieur, avec la perception de ce qu’a été sa réalité historique passée. La représentation fantasmée de l’empire correspond à  la projection d’un scénario presque parfait où l’on retrouve très souvent la magnification de l’empire, son épopée héroïque, sa taille, sa puissance, sa force, sa grandeur, son espace, sa dimension impressionnante, etc., tel qu’il provoquerait sans doute de brutales désillusions dans la réalité vécue. Nietzsche reprend tous les éléments de ce fantasme d’« empire » pour l’opposer au règne du droit, à  la petitesse des esprits boutiquiers, embourgeoisés, au contrat social, à  la paix sans esprit de conquête. Et il le radicalise de façon significative en opposant la pulsion vitale de l’empire avec le repli sur soi et la négation de la vie qu’est le règne du droit et de la morale dans l’État[50]. Il y aussi l’idée que cette entreprise impériale est étayée par une sorte de messianisme, d’une mission à  remplir. Les grandes puissances se constituent autour d’un message à  apporter, d’une civilisation, d’une religion, etc. Il y a toujours avec le « rêve d’empire » quelque chose qui déborde la réalité d’un espace donné, qui va au-delà  des frontières.

Mais il y a aussi, avec certains empires, le souvenir d’une domination, d’une personnalisation du pouvoir, voire d’une exploitation qui font peur et qui amènent à  son refoulement. Et l’on qualifie d’empire ce qui est considéré comme mauvais, maléfique, comme on le fit en Europe au sujet de l’Empire Turc, lorsque les Turcs envahissent l’Europe orientale, balkanique puis occidentale. Le mot « empire » n’existe pas en turc et n’est apparu dans les traductions qu’au XIXe siècle, car venant de la tradition occidentale. Bref, la notion d’empire allie la crainte des uns et la nostalgie des autres ou fait jouer les deux au sein d’une même personne, permettant de disqualifier, par exemple, de façon plus frappante une pratique contemporaine de domination et suscitant en même temps le regret pour ce qui est devenu une simple utopie. Il peut permettre de condamner l’actuel (répulsion), tout en regrettant sa forme primitive originaire (fascination, attraction) que l’on peut chercher à  faire revivre. Ou inversement. Et tout cela, le passage du concept à  l’idée, le fantasme, le refoulement, me semblent essentiel à  intégrer si l’on veut saisir ce que représente l’empire dans la pensée juridico-politique ainsi que la continuité existant dans la succession des empires réels et fictifs. Tous les empires se sont bâtis par la suite en Occident et une partie de l’Orient en se référant à  un modèle historique antérieur, en partie imaginé et fantasmé, et en cherchant à  s’inscrire délibérément dans cette continuité, avec la volonté proprement occidentale de continuer le modèle social et institutionnel du monde romain. Ce besoin de continuité que l’on retrouve jusque dans les délires sanguinaires, parodiques, effrayants d’un Bokassa Ier[51] est une autre expérience presque constitutive de la notion d’empire envisagée sous l’angle des effets psychiques qu’elle induit au niveau de la pratique comme de la théorie. Bien évidemment l’ancrage dans une tradition, dans une symbolique historique, est un moyen bien connu pour consolider ou affirmer un pouvoir, et notamment un pouvoir impérial, mais on perçoit aisément qu’il y a eu bien plus que cela dans les déclarations de continuité réaffirmées à  travers les siècles entre anciens et nouveaux empires. Cela prend l’allure d’une « chaîne signifiante »[52] combinant et associant dans le temps et l’espace des signifiants inconscients et conscients qui tressent l’histoire des empires et restaurent la vérité du désir jusque-là  inconscient d’un homme, d’une élite gouvernementale, voire d’un peuple dans l’affirmation de cette continuité. Comme l’indiquait Alain Besançon, « Les empires se forment éternellement sur le modèle plus ou moins déformé, plus ou moins fantasmé, d’un empire passé[53] », et il est encore plus remarquable de voir comment cette idée était déjà  perçue par un auteur comme Volney de la fin du XVIIIe siècle. Ses mots sont tout à  fait frappants, car ils disent la même chose avec un autre vocabulaire et une grande violence polémique pour l’époque. À propos de l’idée impériale, Volney déclare ainsi que ce qui confère

    … une autorité au besoin de croire, qui semble être un des attributs de la nature humaine, est le mécanisme de cette nature, que lorsqu’en notre enfance, nos nerfs ont été frappés de certaines impressions, ont été pliés à  certaines habitudes, toute la vie, les sons et les mêmes mots qui s’y sont liés, ont le pouvoir magique d’exciter et ressusciter en nous les mêmes mouvements et les mêmes dispositions[54].

Et dans L’Europe et la Révolution française, Albert Sorel résume admirablement la chaîne de signifiants à  propos de l’empire napoléonien :

    Après brumaire, Napoléon disait : je suis César. Lors du sacre : je suis Charlemagne. Après 1810 : je suis un empereur romain[55].

L’empire napoléonien est ainsi un faux empire carolingien, qui était lui-même une imitation de l’empire romain. À Saint-Pétersbourg, Catherine la Grande essayera de faire revivre l’esprit de l’Empire grec. Elle donne le nom de Constantin à  son second petit fils, lui octroie une nourrice, une éducation grecque et fait circuler des médailles où l’on la voit d’un côté comme étant « Protectrice des chrétiens » et, de l’autre, une mosquée en flammes voulant signifier la destruction de l’Empire ottoman[56]. Roi d’Italie et d’Albanie, Empereur d’Éthiopie, Victor Emmanuel III s’inspire jusqu’à  la caricature de la Reine d’Angleterre, Impératrice des Indes, tandis que Mussolini déclare que l’« Empire fasciste » est l’héritage de Rome :

    L’Italie a finalement son Empire. Empire fasciste parce qu’il porte les signes indestructibles de la puissance du Licteur romain[57].

Cette thèse n’est qu’une hypothèse, puisqu’elle présuppose nécessairement une certaine définition de l’empire qui pourra être elle-même contestée. Il n’y a pas une notion d’empire, on l’a dit, mais plusieurs notions qui se laissent difficilement rassembler sous un même genre. La notion d’empire dont je suis partie de façon stipulative (pour la recherche) concentre en elle ce qui faisait le cœur des expériences historiques des anciens empires : la tension vers l’universalité et celui de la domination personnalisée d’un seul au profit d’un centre hiérarchisé et d’une périphérie dominée, avec le plus souvent un fondement divin et un accroissement considérable de territoire. L’empire ainsi compris va à  l’encontre de la forme territorialisée de façon stricte, institutionnalisée, le plus souvent laïcisée et dépersonnalisée du concept d’État moderne qui naît aux alentours du XVIIe siècle en Europe avant d’être étendu à  la planète. D’autres démarches sont toutefois possibles, même si elles me paraissent critiquables par certains aspects. On peut ainsi continuer à  qualifier d’empires les gros États puissants ayant des politiques impérialistes et on peut multiplier les catégories avec les anciens « empires territoriaux », les « empires coloniaux », les « empires multinationaux », les « empires idéologiques » ou encore les « empires post-modernes ». Mais je n’y vois personnellement qu’une source de confusion au plan des sciences humaines et sociales, historiques et juridico-politiques. La dissiper peut ouvrir des possibilités en donnant une intelligibilité pratique à  un processus historique, politique et juridique qui nous échappe. D’autres pourront postuler une interprétation beaucoup plus simple encore, en repérant une dissémination générale du sens de la notion d’empire et en mettant l’accent sur l’irréductibilité des différences et du particulier des expériences historiques. Mais les discours critiques s’enferment parfois dans leur propre radicalité au risque de mutiler la perception que l’on peut avoir de la réalité du politique et du droit, et leur profonde remise en cause de significations conceptuelles englobantes peut conduire à  la destruction de toute idée ou signification d’empire par la dispersion complète de son sens dans la singularité des expériences historiques concrètes. Cela revient à  délayer l’empire dans un réseau de nuances qui le prive de ses caractéristiques propres. D’un autre côté encore, en insistant comme je l’ai fait sur les notions de fantasme et de refoulement, on pourrait aussi parler d’un concept ambivalent d’empire pour couvrir tous ses aspects structurels passés et présents. Toutefois comme K. Popper l’a très bien montré[58], si la notion d’ambivalence, en un sens freudien, est pertinente pour décrire certains phénomènes de cet ordre, elle peut avoir aussi pour effet de gommer toute observation qui contredirait des principes et des concepts plus simples ou plus radicalement clivés[59]. Elle neutralise d’emblée une autre intelligence de la notion, car elle postule des forces ou des tendances simultanément opposées qui correspondent à  son socle théorique. Ce faisant, elle est une conception de l’histoire des concepts ou des expériences qui ne serait jamais susceptible d’être mise en difficulté ou remise en cause par des incohérences ou des contradictions à  son hypothèse car, de la même façon que pour la dialectique ou la ruse de la raison, elle se les approprie. Enfin, on pourrait adopter une approche hyperréaliste de la question comme certains le font aujourd’hui, mais cela poserait un problème plus fondamental encore en ce qui concerne la notion d’empire, car cela revient à  ramener presque toute expérience politico-juridique et internationaliste au jeu des forces hégémoniques. On opère alors une réduction dangereuse de l’empire à  un pur instrument de la puissance étatique selon une stratégie d’utilisation et de manipulation délibérée de l’histoire pour servir cette fin.

Je garderai donc pour ma part la définition ici présentée, qui essaye de synthétiser les expériences passées. Si je parle de « disparition du concept d’empire », cela signifie donc seulement que le concept est opératoire s’il synthétise les expériences passées, mais inopératoire pour signifier des expériences présentes. Survit bien évidemment le vocable, mais ce vocable ne synthétise plus la même réalité. Cela signifie aussi que je ne pense pas que pour l’instant on ait assisté à  la résurgence de véritables empires à  partir du moment où la conception occidentale de l’État européen s’est imposée au monde aux alentours du début du XXe siècle. Cela veut dire enfin que, tout en s’étant accomplie de façon progressive, la disparition du concept d’empire en Europe est antérieure aux empires coloniaux et multinationaux du XIXe siècle et commence avec l’émergence même de l’État et d’un droit international interétatique, que cette disparition est moins le résultat des contradictions internes de l’État-nation bourgeois libéral, qui est au centre de la thèse de Hannah Arendt[60], moins celui de substitution de la guerre par le commerce comme le soutenait Benjamin Constant[61], que le résultat de la naissance d’une autre forme politico-juridique de l’association politique qu’est l’État.

Il y a aussi à  travers la politique impériale sans empire, telle d’ailleurs qu’on la voit renaître par exemple chez certains européens et américains, une fausse idée d’empire. Elle continue de hanter ceux qui la poursuivent, non pas au profit de l’exploitation des autres, mais au profit d’une propagation universelle de leurs propres valeurs. M. Barroso, président de la Commission européenne, a évoqué il y a trois ans l’idée que l’Union européenne puisse former un « empire anti-impérial » et, contrairement à  ce que l’on peut penser, il n’y a pas nécessairement contradiction dans les termes :

    Dans le passé nous avions des empires. Cette fois, nous avons, si j’ose dire, un empire anti-impérial qui va nous permettre de gérer la mondialisation dans le respect de nos valeurs[62].

Il espère que l’Union européenne prendra la configuration politique des anciens empires comme vaste ensemble pacifié (tel que la pax romana) dépassant le cadre des États-nations, s’opposant aux phénomènes de nationalisme qui font à  nouveau peur en Europe, mais sans avoir pour autant une politique impérialiste agressive. On retrouve la même idée chez des auteurs contemporains qui saluent dans le déplacement de l’Union européenne vers la Méditerranée et dans l’intégration de la Turquie « la reconstitution de l’Empire romain au moment de son expansion maximale[63] ». Mais est-il certain que l’Union européenne vise réellement la réalisation d’un « empire anti-impérial » ? Rien n’est moins certain au regard de sa politique actuelle qui est de conditionner de plus en plus ses relations extérieures à  l’imposition de ses propres valeurs et qui est loin de former une configuration juridico-politique d’empire. La situation de l’Union européenne me semble, pour l’instant du moins, être exactement l’inverse de ce que recherche M. Barroso. Elle s’inscrit dans la logique de l’évolution des pratiques juridico-politiques depuis le XVIIIe siècle : l’Union européenne n’est pas un empire mais un agrégat d’États qui continue à  considérer de façon civilisatrice (et quasi impérialiste) que ce qui est bon pour elle est nécessairement bon pour la planète[64]. Nos hommes politiques ne sont pas plus assurés que nous de leurs fantasmes ni de la signification des notions qu’ils emploient et sont encore et toujours en prise avec ce que des auteurs ont si justement appelé « la tentation impériale[65] ».

Emmanuelle Tourme Jouannet est professeur à  l'École de droit de Sciences Po Paris. Son dernier livre paru est Le droit international, Paris, PUF, Coll. « QSJ », 2014 (version anglaise : A Short Introduction to International Law, Cambridge, Cambridge UP, 2015).


Pour citer cet article :
Emmanuelle Tourme Jouannet «La disparition du concept d’Empire », Jus Politicum, n° 14 [https://www.juspoliticum.com/article/La-disparition-du-concept-d-Empire-986.html]