L’établissement de connaissances sociopolitiques ne peut se passer d’une critique de l’outil intellectuel utilisé pour les acquérir. Cette exigence est encore plus forte pour la théorie politique qui a à  faire avec le fait du pouvoir, dont la pluralité des dimensions (psychologique, historique...) multiplient des axes d'étude Mais certaines réalités mettent en évidence l’impuissance des modèles analytiques classiques usités pour décrypter les événements. C’est l’apprentissage déterminant que nous transmet Carl J. Friedrich, en recherchant l’instrument conceptuel qui lui permettra de saisir les dynamiques sociopolitiques, et non leur état présenté de façon objective et statique. En suivant le développement historique des institutions politiques sur le long terme, dans toute leur multiplicité, et avec l’aide du concept de processus de fédéralisation, il nous fournit une intelligence en profondeur de l’évolution institutionnelle de nos sociétés.

Le présent article revient sur trois grands axes de cette approche singulière des réalités sociopolitiques, la prédominance de la Constitution, le pouvoir compris comme relation, et le processus de fédéralisation.

The dynamic conceptualisation of political institutions in the thought of Carl Joachim Friedrich

Knowledge cannot be understood without a critical approach of the tools used in acquiring it. Some realities may go unnoticed due to the failure of intellectual models to decipher crucial events. The significance of the contribution of Carl J. Friedrich lies in his attempt to develop a conceptual tool which will allow us to understand the nature of a dynamic, rather than of a state. This methodological approach invites us to a new understanding of the institutional evolution of our societies, tacking into account the long-term complexity of political institutions and having recourse to the concept of a process of federation. The main objective of the author in this article is to shine a light on several of these fundamental aspects of Carl J. Friedrich’s methodological approach.

Der Prozessgedanke Carl Joachim Friedrich: eine dynamische Konzeptualisierung der politischen Institution.

Die Kenntnisgründung und die Kritik des Instruments, das zur Gewinnung dieser Kenntnis beigetragen hat sind nicht voneinander zu trennen. Und bestimmte Realitäten können manchmal unbemerkt bleiben, weil die intellektuellen Modelle, die Ereignisse zu entschlüsseln machtlos sind. Die entscheidende Lehre Carl J. Friedrich besteht darin, das Begriffsinstrument zu suchen, das keinen Zustand, sondern eine Dynamik zu ergreifen erlaubt. Indem er die politischen Institutionen langfristig in ihrer Vielheit dank des Konzepts vom Föderationsprozess erneut liest, liefert er ein tiefes Verständnis der institutionellen Entwicklung unserer Gesellschaften.

Riche d’une double culture germanique et anglo-saxonne, refusant de se spécialiser dans une des branches classiques des sciences politiques, Carl Joachim Friedrich (1901-1984) est le type même de l’esprit savant, érudit, synthétique et passionné. Pendant toute sa longue vie de chercheur, sur presque quarante ans et dans une conjoncture historique déterminante, il explore les différentes expériences politiques réalisées par la société humaine. Variant à  la fois les sujets, les types d’approche et les périodes qu’il étudie, il dirige constamment son attention vers un même point focal : l’explicitation de la démocratie constitutionnelle moderne, pour laquelle il n’utilise pas la notion de nouvelle forme de société, mais dont il sent, de façon prégnante, la rupture qu’elle introduit dans l’histoire de l’institution politique. Il renouvelle son champ d’expertise en revenant sur le moment charnière du basculement, dans l’Europe occidentale des XVIe-XVIIe siècles, où les cadres politiques médiévaux se défont pour engendrer la forme moderne de la République.

La pensée de Carl Friedrich n’est cependant pas seulement digne d’intérêt du fait de l’ampleur de son champ d’expertise. Sa méthode démarquera aussi ses recherches des études classiques sur ces mêmes thèmes : il s’attache aux processus qui travaillent en profondeur les sociétés politiques, et non aux distinctions fixes et rigides qui peuvent être données de leurs institutions. Il veut saisir une dynamique en train de se faire, comme un principe dont on ne verrait que les manifestations. Son approche visera invariablement à  souligner les champs relationnels des différents acteurs sociopolitiques, les tensions qui peuvent les animer, les faciliter ou les rompre. Mais l’institution politique avait besoin d’un autre outil pour être cernée dans son devenir. Au fil de son travail comparatif, Friedrich élaborera le concept permettant de dépasser l’obstacle opposé à  l’analyse par la forme politique de l’État souverain : pour rendre compte de l’évolution des institutions, il forgera la notion de processus de fédération. Le problème politique central de la modernité étant de savoir comment concilier l’ordre constitutionnel et l’autonomie individuelle, la place s’ouvrait naturellement pour une exploration des possibles du champ relationnel tel qu’initié par la forme de l’État fédéral, qu’il explore dans ses premiers travaux, et que l’on verra se réinscrire progressivement dans la dynamique plus vaste du processus de fédéralisation, comme un moment entre les deux extrêmes de l’État unitaire et de la ligue. La notion de tendance, de processus de fédéralisation, et les moyens intellectuels pour les saisir étaient construits, dont nous allons ici reprendre les éléments essentiels.

Une approche phénoménologique et comparatiste du pouvoir

Ressortant plus de l’histoire des idées, le premier texte de1932 de Carl Friedrich, introductif à  la Politica Methodice Digesta du penseur allemand Johannes Althusius[1], permet de comprendre son intérêt pour les œuvres classiques. Il ne s’agit pas, pour lui, de présenter une pensée pour elle-même, mais de l’appréhender en ce qu’elle peut nous aider à  comprendre du présent. C’est l’inflexion de la théorie et de la pratique politiques occasionnée par les œuvres qui l’intéresse. On y retrouve aussi l’attitude intellectuelle qu’il privilégiera et dont il usera tout au long de sa vie de chercheur. On le voit souligner les intersections entre les traditions politiques, restaurer la continuité entre les différentes positions de l’époque, comparer les mouvements intellectuels ; une trame implicite de la réflexion politique se dégage alors, sur laquelle il prend appui pour construire sa pensée. Il met en effet en lumière la relativité de la thèse sur l’unicité du pouvoir souverain.

En réinscrivant la Politica d’Althusius dans l’horizon de culture à  laquelle elle appartient, Friedrich dégage la spécificité de ce travail engagé dans un contexte polémique qui mettait aux prises les tenants d’une possession monarchique absolue du droit politique et ceux qui avançaient vers la reconnaissance de la souveraineté populaire. C’est par la comparaison avec la pensée de l’inventeur du concept de souveraineté, Jean Bodin, qu’il développe la radicale nouveauté de la compréhension de cette même notion par Althusius. Montrant comment les thèses des monarchomaques avaient déjà  engagé une remise en cause de l’attribution absolue des pouvoirs au seul monarque, il met en lumière le retournement du concept bodinien opéré par Althusius lorsqu’il reconnaît le peuple organisé comme détenteur des droits de souveraineté. Son analyse l’amène aussi à  souligner la proximité insoupçonnée entre ces deux représentations inversées de l’origine de la souveraineté, et à  considérer Althusius comme le plus conséquent disciple de Bodin[2]. Cependant, en la répartissant dans l’ensemble des corps associés développés par les hommes pour organiser leur vie commune, Althusius propose un modèle institutionnel et politique très différent de la république centralisée inaugurée par la pensée bodinienne.

De ce premier texte émerge une constante de son travail de chercheur : la volonté de considérer les faits, les marques du pouvoir, de décrire et d’être au plus près des phénomènes, plutôt que de partir des concepts pour retrouver la réalité. Son intérêt pour Althusius découle justement du fait que ce dernier, dans ses longues descriptions de chacun des moteurs de la vie politico-sociale, entend ressaisir la dynamique même de l’organisation collective en décrivant minutieusement tous les actes communicationnels dont sont capables les individus ou les corps sociopolitiques. On retrouve cette attitude phénoménologique dans son étude sur l’état du fédéralisme aux États-Unis dans les années 30[3], où Friedrich reprend les actes décisifs de la politique américaine, pour montrer comment ils ont déplacé ou changé la dynamique fédérale et induit une transformation progressive de la société. Dégagés grâce à  cette ligne d’analyse, les faits sociopolitiques prennent une consistance inédite en se replaçant dans un mouvement plus général.

On voit aussi poindre dans ce premier texte la question de fond animant toute sa réflexion : comment préserver la liberté individuelle sans tomber dans l’anarchie chaotique ? Autrement dit, comment concilier l’impératif de l’ordre public et l’autonomie des citoyens ? Cette interrogation ne l’amène pas à  se consacrer à  la pensée moderne, mais plutôt à  reconstruire la filiation entre les notions classiques et leurs équivalents modernes. C’est ainsi qu’il verra se dessiner la société libérale moderne à  partir de la relecture calviniste de l’existence humaine privilégiant l’activité pratique à  la quête spirituelle, par exemple. Ou qu’il insistera sur les garde-fous procurés par la foi religieuse, dans la société médiévale, pour contrer les élans passionnels de la nature humaine.

On en dégage aussi deux notions, qu’il approfondira au fil de ses écrits : le fédéralisme et la constitutionalité des régimes politiques. Reprenant l’institution étatique à  ses origines, il présente une pensée conséquente refusant le schème unitaire sur lequel repose la centralisation des compétences dans l’État monolithique tel que l’institue la France, par exemple. L’assimilation faite entre l’unité d’une république et l’unicité du pouvoir souverain est aussi vieille que l’émergence du pouvoir d’État, puisqu’elle est le ressort principal de la souveraineté telle que conçue par Bodin, au XVIe siècle. Elle a cependant le tort de falsifier la réalité, qui a vu se développer, avec la constitution de l’État fédéral américain, un possible partage des compétences politiques, sans implosion de la structure républicaine. Pour rendre compte de ce phénomène, Friedrich va progressivement abandonner le vocabulaire classique, clairement fixé, de la science politique et juridique, pour se centrer sur les tendances des modèles politiques qu’il observe. Son attention étant cristallisée autour des moyens permettant de concilier l’ordre public et la liberté individuelle, il perçoit rapidement les avantages d’une intelligence fédérale du pouvoir.

L’un de ses premiers soucis sera de lever l’objection classique faite à  la pensée fédéraliste d’être en contradiction avec l’essence même du pouvoir politique : on ne peut « diviser » la souveraineté puisque, comme disait Bodin, « si pas un ne décide, aucun ne décidera réellement ». Pour ouvrir la voie à  l’approche fédérale de la société humaine, Friedrich constitue le premier corpus d’analyses des modèles gouvernementaux fédéralistes tels qu’ils sont développés par les nations contemporaines[4]. Il y compare successivement les formes du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire de cinq États fédéraux, les États-Unis, l’Allemagne, l’Australie, le Canada et la Suisse. Il met en regard leurs différentes façons d’organiser la défense nationale et le commerce, de traiter les affaires étrangères et les finances publiques. Cette étude magistrale, entreprise avec Robert R. Bowie dans le cadre des travaux effectués pour déterminer l’identité politique de l’Europe, permet d’ouvrir la voie à  une autre intelligence de l’État-nation, montrant que la détention exclusive des compétences souveraines par un seul organe n’est pas un axiome, mais un postulat.

Son attention soutenue à  l’institutionnalisation du pouvoir le conduit à  mettre en valeur la radicale nouveauté de la république moderne : choisissant un gouvernement représentatif, elle organise ses organes politiques et construit leur mode de fonctionnement en les découlant de sa Constitution. La reconnaissance de l’autonomie individuelle inviolable et sa protection juridique sont alors assurées. C’est la puissance de la Constitution qui assure, pour Friedrich, la stabilité des institutions politiques modernes et l’accomplissement de leurs fonctions – la préservation d’un état de paix entre les citoyens et la protection des divers intérêts présents dans la société. Mais cette transformation de la nature institutionnelle du pouvoir s’inscrit dans un temps plus long que sa simple émergence dans le monde contemporain.

Il montre ainsi comment la notion de raison d’État, dont on sent l’antagonisme avec l’idée de gouvernement constitutionnel, a pourtant pu être réappropriée par la tradition constitutionaliste. Il reprend les théoriciens politiques classiques en élaborant une généalogie de « la raison d’État dans son application à  l’État de droit, en bref la « raison d’État constitutionnelle », ou plus précisément la « raison de l’État constitutionnel » »[5]. Cette notion de raison d’État est délicate, en ce qu’elle se situe à  l’une des croisées entre la morale et la politique. Il est difficile de l’abstraire complètement du domaine des conséquences morales avec lequel elle interférera invariablement. Elle sollicite en outre une autre dialectique, celle de la sécurité et de la survie. Quand devra-t-on considérer qu’un homme, un mouvement ou un gouvernement deviennent des dangers pour l’ordre public ? Jusqu’où doivent être tolérées leurs interférences avec la politique nationale ? Qui pourra appeler ennemi un opposant et décréter l’État d’urgence ? L’ordre constitutionnel peut-il n’avoir de sens que dans les situations quotidiennes de régulation du pouvoir, et n’être plus d’aucune utilité lors des crises suspendant l’État de droit ?

Et cependant, reprenant Machiavel, Friedrich montre comment ce dernier, privilégiant une définition de la politique à  partir de la référence à  la raison d’État, n’ouvre pas l’ère de l’arbitraire gouvernemental, mais révèle à  l’inverse « un moyen rationnel pour maintenir un ordre constitutionnel, [ce qui ouvre la voie] à  une raison d’État constitutionnelle spécifiquement républicaine »[6]. En travaillant les théories politiques classiques à  partir de cet angle d’attaque, Friedrich en fait émerger la notion militaire contemporaine de « risque calculé » : personne ne peut assurer la sécurité absolue d’une collectivité. Mais le travail sur ce moment incandescent où l’ordre constitutionnel peut être bafoué a donné lieu à  quatre versions possibles de la « défense constitutionnelle, c’est-à -dire d’une raison d’État constitutionalisée »[7]. La première, mise en œuvre par les États-Unis et la Suisse, consiste à  déclarer hors-la-loi, par la législation, un parti ou une organisation qui violerait ou tenterait de détruire la Constitution. La seconde solution, choisie par la République Fédérale d’Allemagne, s’attaque aux mêmes tendances, mais par la voie judiciaire initiée sur la requête de l’exécutif. La troisième approche retire les éléments supposés subversifs des services administratifs privés et publics, par la régulation administrative ou par la législation. C’est le cas en France, en Italie, et dans une grande mesure aussi aux États-Unis. Et la quatrième façon de résoudre le problème est de développer une législation détaillée visant à  supprimer les pratiques caractéristiques de ces groupes et organisations subversifs, plutôt qu’à  s’attaquer aux groupes en tant que tels. C’est la voie choisie en Angleterre. Ces quatre attitudes ont permis à  la république constitutionnelle d’intégrer dans son fonctionnement la préservation de ses conditions de possibilité ; la raison d’État est alors comme réinscrite dans le cours régulier du pouvoir.

Aux yeux de C. Friedrich, la puissance de l’ordre constitutionnel réside dans le fait qu’il est, pour les régimes modernes, la pierre de touche de leur organisation. Préservant la finalité de l’organisation politique et sa forme, il est ce sans quoi aucun gouvernement ne pourrait se maintenir légitimement. Il requiert en conséquence une attention centrale, que Friedrich renouvellera à  travers les différents angles d’approche choisis pour aborder la démocratie moderne. Son analyse de la constitutionalité des régimes politiques modernes est inaugurée dans son livre le plus connu de politique comparée, publié une première fois en 1937 sous le titre Constitutional Government and Politics, et réédité en 1950 dans une version révisée qui fera autorité, Constitutional Government and Democracy[8]. La conjoncture historique dans laquelle ce travail s’inscrit est un Après-guerre tumultueux, où l’on envisage la possible stabilisation du gouvernement ouest-allemand. On voit surgir des débats passionnés autour de l’alternative d’un gouvernement soit présidentiel, soit parlementaire, le premier étant illustré par les États-Unis, et le second par la Grande Bretagne.

Ces polémiques ont cependant le tord d’éluder la grande expérience de l’Europe continentale, à  qui l’on cherche à  rendre justice en usant vaguement de la notion de « gouvernement mixte ». Cette référence fut certes opérante chez les penseurs antiques, avant de devenir un concept phare de la pensée de Machiavel, mais elle ne rend pas compte des transformations de toute l’institution gouvernementale moderne des pays européens. Friedrich engage alors une étude approfondie des différentes formes de vie politique développées par les États européens dans leur jonction avec la constitutionalité du pouvoir en exercice. Par une comparaison systématique des différentes procédures adoptées pour instituer le pouvoir législatif, le gouvernement, pour rendre efficiente la séparation des pouvoirs, pour composer le corps électoral etc., Friedrich présente la première cartographie de l’institution démocratique constitutionnelle. Ses analyses pointent systématiquement les différents obstacles auxquels la souveraineté populaire se heurte pour concilier l’ordre politique et la représentation des intérêts d’une plus large part possible de la population. Des différentes traditions politiques ainsi exposées ressortent à  la fois leur intelligence particulière d’une situation donnée et la part d’universalité des solutions adoptées[9].

Cette attention à  l’institution démocratique moderne est une constante des recherches de C. Friedrich. Il parvient rapidement à  l’une des lois pragmatiques dégagées par son travail : « on ne trouve pas de régime constitutionnel moderne avant l’établissement d’un gouvernement central effectif »[10]. Mais si cette étape est nécessaire, le principal danger du pouvoir politique moderne est, pour lui, de se réincorporer à  un niveau ou à  un autre, falsifiant le libre jeu des intérêts et l’équilibre dynamique de l’ensemble. Il cherchera alors tous les moyens dont dispose l’institution politique moderne pour contrôler l’usage du pouvoir. Et l’outil central que celle-ci mobilise est le concept de constitutionalité du pouvoir : « Le constitutionalisme, par la division du pouvoir, assure un système de freins efficaces à  l’action gouvernementale. Pour l’étudier, il faut examiner les méthodes et les techniques qui permettent d’établir et de maintenir ces freins »[11]. Une bonne intelligence de ce souci primordial permet de faire ressortir, entre autres, l’importance d’un équilibre des classes dans la société[12], l’incidence de l’introduction d’une politique de « socialisation » de la propriété privée sur la nature des échanges commerciaux[13], ou la possibilité, pour les citoyens, de ressaisir le pouvoir constituant par l’ouverture des referendums constituants dans l’Europe d’après-guerre. Mais on retiendra surtout l’extrême précision avec laquelle tous les contrepoids au pouvoir sont dégagés des diverses expériences politiques, avec leurs implications et contreparties. L’idée d’un ordre constitutionnel prend alors une signification et importance nouvelles, en départ de l’inflexion de ce thème donnée par le débat entre Schmitt et Kelsen[14].

On voit ici ressortir une autre des lignes directrices de la pensée de Friedrich : la critique – dans son sens classique – de la démocratie. Comme il le remarque en introduction à  son ouvrage consacré plus spécifiquement à  l’homme tel qu’il est – ou tel qu’on doit s’attendre à  le trouver – dans la société démocratique moderne, « la foi en l’homme du commun est le cœur du credo démocratique. On ne peut concevoir sans elle l’idée de la liberté populaire. Comment un peuple peut-il être libre si ses membres ne peuvent pas penser et agir pour eux-mêmes ? Et pourquoi devraient-ils être libres, si leurs pensées et leurs émotions n’étaient pas dignes de respect ? »[15] Mais, du fait des conjonctures historiques qui balisent son travail de chercheur[16], Friedrich redoute la puissance de la masse populaire. Son expérience politique le met plutôt en présence d’un abus du pouvoir exercé par l’appui de « l’homme ordinaire », comme il appelle l’homme démocratique, que de l’hypothétique homme d’Arcadie vivant idéalement sous la concorde générale. Il ne partage pas l’optimisme américain sur l’humanité. Son analyse de la démocratie s’en ressent, puisqu’il cherchera invariablement les moyens de contrebalancer la puissance démocratique, autant que de contrôler la puissance des différentes instances gouvernementales. Malgré son admiration pour le gouvernement suisse, il ne fait pas confiance à  la démocratie directe. C’est encore une fois vers la recherche des biais constitutionnels permettant de sauvegarder l’ordre politique que sa pensée comparatiste se dirige.

Les leçons du totalitarisme

La compréhension ouverte par Friedrich de la démocratie constitutionnelle moderne ne se dégage pas exclusivement d’une étude comparative de ses variantes institutionnelles. Il va aussi la travailler en la confrontant à  son opposé, à  savoir le régime politique niant systématiquement l’idée même d’État de droit. Il fera ressortir la spécificité des gouvernements libres reposant sur l’autonomie des individus de l’étude des totalitarismes modernes. En observateur de son temps, joignant les observations empiriques à  l’analyse théorique, Friedrich applique sa méthode comparatiste aux expériences totalitaires du XXe siècle. Les formes totalitaires sont pour lui une spécificité du XXe siècle, en ce qu’elles requièrent « un contexte de démocratie de masse et de technologie moderne »[17]. L’intuition première dont il s’attachera à  tester la validité est que les régimes totalitaires, quelles que soient les différences substantielles qui les distinguent, « utilisent les mêmes instruments », ce qui permet de parler du régime totalitaire comme d’un type distinct de gouvernement.

Pour l’étayer, il compare le fascisme italien, le nazisme, les expériences communistes de Russie et de Chine, pour en extraire six traits particuliers communs : « (…) une idéologie, un parti unique typiquement conduit par un homme, une police qui terrorise la population, un monopole des communications, un monopole des armes, et une économie dirigiste centralisée. »[18] Chacun de ces quatre modes gouvernementaux combinent tous ces caractères, qui ne doivent pas être considérés analytiquement comme des éléments essentiels du phénomène totalitaire, mais comme formant un « cercle de règles »[19] qui, une fois implanté, engendre la forme du totalitarisme. Les six caractères présents simultanément dessinent une constellation politique et sociale à  l’intérieur de laquelle se développe la dictature totalitaire. Lorsque cette configuration est parvenue à  se matérialiser, elle se maintient en gagnant un état d’équilibre par le contrôle effectif de la population, réprimant systématiquement tout comportement contraire à  l’idéologie en cours d’implémentation.

C’est ici le rôle fonctionnel des outils totalitaires qui est souligné par Friedrich : l’idéologie du Parti s’allie à  la figure du dictateur qui, par la propagande et la terreur, entend promouvoir « l’homme nouveau », cette référence mythique qui justifie l’éradication des anciennes tendances humaines pour créer la « parfaite démocratie ». Tous les aspects de l’existence humaine sont revisités à  la lumière de cette déclaration que la conquête d’un monde, pour la société nouvelle, va de pair avec la destruction de la société existante. Friedrich observe le développement d’une bureaucratie gouvernementale, hautement hiérarchisée et centralisée, en interaction totale avec les membres du Parti, organisé comme une oligarchie et de proportion assez restreinte. Son pouvoir découle de son mode opératoire, qui consiste essentiellement en une planification de tous les secteurs de la vie sociale – l’agriculture, l’éducation, les syndicats –, ce qui en assure la transformation radicale, sous-tendue par des « efforts drastiques pour pousser l’expansion industrielle ». La direction et le contrôle centralisés de toute l’économie, orchestrés par une coordination bureaucratique d’entités soi-disant indépendantes, induisent un englobement complet de toutes les sphères d’activité humaines. Friedrich repère l’institution d’un système de contrôle total de la population, agissant par la terreur physique ou psychique. Il s’exerce soit par la police secrète chargée de dépister les « ennemis du régime », ou des acteurs de la société sélectionnés plus ou moins arbitrairement, soit par des pressions sociales, impulsées par le Parti, avec l’aide des technologies modernes de manipulation – en particulier celles de la psychologie scientifique.

Centralisation et contrôle de l’institution politique, de l’économie, des moyens de communication et du recours à  la violence : autant de marques qui positionnent le totalitarisme à  l’extrême opposé du mouvement constitutionnel dont Friedrich fait la marque des régimes démocratiques modernes. Et pourtant, ce régime est un enfant de la modernité ; il constitue en cela le modèle dont la pratique politique doit le plus s’éloigner pour conserver la légitimité et la finalité propres aux gouvernements constitutionnels modernes. Pour Friedrich, l’instrument crucial par lequel le mode gouvernemental parviendra à  rester au service des hommes, et qui permettra de poser le totalitarisme en antithèse de la société démocratique, sera la dimension inaliénable de la Constitution, pierre de touche des gouvernements libres.

Le processus de fédération : un ordre politique alternatif à  l’empire et à  l’État supranational

La troisième dimension des recherches de Friedrich concerne l’institutionnalisation du pouvoir. Creusant l’intuition d’une adaptation plus juste de sa forme fédérale qu’unitaire à  l’autonomie humaine, il manque cependant un concept capable de l’exprimer, et qui n’émergera qu’avec l’étude précise de gouvernements fédéraux, et en particulier celui des États-Unis. Il perçoit deux façons antithétiques de comprendre le pouvoir. La première, correspondant à  sa conception naturaliste, se le représente comme une force que l’on peut matériellement posséder. Friedrich la voit clairement à  l’œuvre chez Hobbes, reprise à  sa suite par Locke, pour être amoindrie lorsque Montesquieu, sans la contester, mettra l’accent sur la séparation nécessaire des compétences législative, exécutive et judiciaire. La définition classique du souverain, insistant sur le fait qu’il détient une compétence universelle, qu’il a le dernier mot sur toutes les affaires qu’il souhaite, s’inscrit dans cette représentation du pouvoir comme force. Se dessine ainsi une filiation entre Bodin, Hobbes, et Austin.

La seconde façon d’aborder le pouvoir correspond à  sa conception relationnelle. Elle est plus sensible à  son aspect phénoménal, et se fonde sur trois observations. Le pouvoir (au sens du concept antique de dynamis, ou puissance) n’est d’abord pas une chose, mais continuellement engendré et en perpétuel devenir. L’action d’un groupe cristallisant la coopération entre ses différents membres, par exemple, sera toujours évolutive ; la saisir à  un instant t ne rendra compte que d’un de ses états, jamais de son principe. Le pouvoir repose ensuite sur le consentement, sur la reconnaissance et l’acceptation, de la part de celui qui obéit, des décisions prises pour la communauté. Sans prise en compte des soubassements psychologiques de l’obéissance au commandement, on ne peut que recourir à  la force policière pour assurer l’ordre public. Et pour finir, en corrélat de ces deux premières données, il faut remarquer que le pouvoir n’est pas inhérent à  certains individus, per se, mais aux relations qu’entretiennent les membres d’un groupe pour se constituer et se maintenir en communauté. Lorsque l’ordre de la communauté politique, à  un moment donné, se détermine, il engendre l’espace politico-social dans lequel s’inscriront tous ses schémas relationnels. Friedrich pense bien sûr au saut qualitatif existant entre le pouvoir constituant et le pouvoir constitué. Une population, ressaisissant le pouvoir constituant, doit d’abord mettre en ordre et assurer le jeu des organes politiques par une sage Constitution ; ensuite, une fois le cours régulier du pouvoir fixé, elle peut développer ses initiatives et son autonomie, en bref laisser jouer sa nature relationnelle.

C’est ici que l’on comprend l’avantage d’un ordre politique fédéral : le fédéralisme est un autre moyen de séparer les pouvoirs, et donc de diminuer le danger d’une réincorporation du pouvoir en tant que « force matérialisée ». Comme il le dit au début de sa cartographie des gouvernements fédéraux modernes, « La question de savoir comment, par qui et dans quelle mesure sont garanties les libertés individuelles est à  la fois plus délicat et plus important que l’établissement de ces libertés elles-mêmes »[20]. Il ne suffit pas tant de mettre au fondement de la vie sociopolitique des droits de l’homme inviolables que de les assurer dans le cours régulier du pouvoir. La prise au sérieux de cette difficulté requiert que l’on suive au plus près le jeu des instances gouvernementales, pour cerner les mécanismes par lesquels l’autonomie va être protégée. Et l’un des obstacles majeurs au développement de la diversité sociale, source de richesses et d’entreprises diverses, est la permanence du schème unitaire de la souveraineté comme force.

Friedrich reprend souvent la destinée de l’idée fédérale, pour montrer qu’elle ne connaît pas d’avancée réellement significative entre son émergence, dans la pensée politique, chez Althusius, et sa reprise par les Pères fondateurs de la Constitution américaine[21]. Il faudra attendre la révolution américaine pour que la forme fédérale du pouvoir d’État gagne ses lettres de noblesse. Encore faut-il, pour pouvoir en rendre compte, être conscient du changement d’attitude intellectuelle que ce phénomène inaugure, dans les sciences institutionnelles, sociales et politiques. Car l’analyse use de catégories précises et définies pour assurer ses connaissances ; et le premier obstacle que lui oppose le fédéralisme est qu’il est un processus, et non un état de fait[22] : « le fédéralisme implique un processus de fédération, aussi bien qu’une forme, ou une structure. Le cœur d’une telle théorie est que la fédération est une union de groupes, concernant un ou plusieurs objectifs communs, et se fondant sur des valeurs, croyances ou intérêts communs, mais qui gardent leur caractère de groupe distinct sur les autres sujets. Elle unit sans les détruire ces unités qui se joignent pour se renforcer, et constitue la coopération organisée de groupes en tant que tels »[23]. Du fait de la malléabilité, ou de l’indétermination essentielle de cette union, on ne peut fixer le concept de fédéralisme, comme on le fait en décrivant le pouvoir d’État à  partir de la description de ses compétences et des institutions utilisées pour l’exercer. Le fédéralisme résiste à  l’analyse catégorielle ; il n’adopte pas de forme stable. Chaque unité, association, ou plus généralement chaque groupe, a une finalité qui lui est propre lorsqu’il s’engage dans un processus fédérateur ; il devra alors composer avec celle des autres groupes auxquels il se lie. Il n’est pas non plus possible de déterminer les termes d’une fédération, dans la mesure où les entités qui s’unissent partagent des objets qui varieront selon l’intérêt de leur union.

L’analyste se voit ainsi contraint d’admettre l’existence d’une forme institutionnelle reposant sur au moins deux variables : la finalité de cet ordre politique, et son objet. On doit donc, comme le fait Friedrich, observer que le fédéralisme décrit une tendance touchant pratiquement tous les États, lorsqu’ils s’unissent pour préserver leur autonomie, ou lorsqu’ils cherchent les moyens de conjurer une implosion en permettant à  certains membres une marge d’action indépendante. La fédération s’opère suivant deux directions distinctes : celle de l’intégration, et celle de la différentiation (le « Federalism in reverse », ou processus de fédération inversé). On obtient ainsi un dégradé qui va de la ligue, engagée par le rapprochement entre plusieurs entités autonomes souhaitant unir leurs forces pour des raisons spécifiques, à  l’État unitaire, voyant émerger et se concrétiser en son sein des projets de fédéralisation. Entre ces deux extrêmes émergent des combinaisons fédératives diverses, qui peuvent aussi apparaître par transformation interne d’une forme politique, comme ce fut le cas lorsque l’Empire britannique devint un Commonwealth[24].

Mais la fédéralisation ne concerne pas uniquement la forme de l’institution étatique. Elle peut aussi décrire la façon dont la société s’organise. Friedrich remarque en effet qu’« un ordre politique concret peut se développer à  différents niveaux de communauté : local, régional, national, ou supranational. »[25] Autrement dit, dans l’organisation d’une collectivité, on peut observer plusieurs espaces de champ relationnel de nature et d’importance variables. Lorsque l’on appréhende le fédéralisme comme une intégration de différents pans d’activité humaine, la dynamique sociopolitique se trouve analysable à  partir de chacune des formes d’association développées par les hommes, qu’elles touchent les Eglises, les associations pour la sauvegarde de l’environnement, les unions commerciales, ou les partis politiques. Et si l’on accepte la définition principielle du processus fédératif donnée par Friedrich, on peut comprendre dans une même dynamique évolutive le devenir particulier des nations, qu’elles soient enclines à  distinguer des niveaux d’autonomie en leur sein ou à  tisser des liens avec d’autres entités. Le fédéralisme est l’outil dont on use pour engendrer, dans une entité donnée, une plus grande unité ou une plus grande diversité.

Par sa polyvalence, il est plus à  même de rendre compte des différents niveaux d’organisation d’une existence humaine. Il est plus adapté à  la préservation de l’autonomie individuelle que la tradition de la souveraineté étatique parce qu’il permet la grande diversité qu’elle engendre, et qu’il appréhende les diverses strates ainsi créées comme constitutives de la richesse sociopolitique, en les intégrant dans la logique politique générale. Il permet ainsi une meilleure expression, et donc représentation, des dynamiques sociales. De même, le jeu institutionnel d’un État fédéral préserve plus du danger propre au pouvoir de cristalliser en un point ou de s’émanciper de tout contrôle, car il procède en en distinguant les opérateurs principaux : il opère une division constitutionnelle entre un pôle fédéral et celui des entités fédérées d’une part, mais permet le pouvoir de contrôle des différentes instances les unes sur les autres, par un partage des compétences qui pose la supériorité de certaines, comme le pouvoir judiciaire, pour en prévenir les excès et maintenir l’ensemble dans des bornes définies constitutionnellement. Le pouvoir résiduel laissé à  la société par la Constitution pourra ainsi s’organiser, sans que l’on ait à  redouter son interférence avec la politique générale d’un gouvernement unitairement conçu. Le double avantage de l’institution fédérale, pour une communauté donnée, se situe au niveau de la qualité sociale qu’elle autorise, et des bornes ainsi mises à  l’usage du pouvoir[26].

Mais cette grande plasticité de la fédéralisation permet aussi à  Friedrich de rendre intelligible la plupart des progressions institutionnelles inaugurées par la modernité sur le plan international. Il oppose l’empire à  la fédération en ce que la première ne repose sur aucun ordre constitutionnel ; certains membres de l’empire peuvent certes avoir eu une grande liberté, mais elle pouvait leur être retirée à  tout moment. A l’inverse, l’ordre fédéral peut être plus strict sur les marges de manœuvre de ses membres, mais elle est constitutionnellement assurée. Friedrich suit la progression des institutions politiques, en montrant comment des empires sont finalement parvenus à  se démocratiser en usant du schème fédérateur, comme l’illustre la Grande Bretagne. Il reprend aussi le développement de fédérations engendrées par certaines entités libérées de la tutelle coloniale, comme les îles des Caraïbes. Pour Carl Friedrich, la modernité ouvre aux nations un nouvel ordre politique qui ne repose pas sur la charpente institutionnelle de l’État souverain, ni ne relève du domaine problématique des relations internationales, parce qu’il est à  la fois plus souple que le cadre étatique, et moins versatile que le cadre international. Il remarque que la fédéralisation est aussi la voie choisie par les nations émergentes, comme le signale le projet d’union panafricaine de son temps, quelles que soient par ailleurs les difficultés auxquelles il se heurte. Suivant cette même logique, il prophétise à  juste titre la réunification allemande à  partir de la reconstitution des Länder de l’Allemagne de l’Est. Il échoue cependant à  prédire l’évolution des Nations Unies, même s’il perçoit les obstacles que cette organisation devra dépasser pour voir évoluer son projet fédérateur. Son optimisme envers l’évolution institutionnelle du fédéralisme l’amenait à  voir dans le projet des Nations Unies les prémisses d’une organisation fédérale des nations ; c’était sous-estimer la prévalence apparemment indépassable des cinq Grands au Conseil de sécurité.

On sent bien que Friedrich voit, dans cette nouvelle modalité relationnelle qu’offre l’ordre politique de la fédération, une forme d’avenir prometteuse et féconde, comme une Idée régulatrice vers laquelle les nations devraient tendre[27]. Cet angle d’approche de la réalité sociopolitique le prédestinait à  prendre part au grand projet qui allait animer la seconde partie du XXe siècle : la construction d’une Communauté européenne éradiquant la guerre entre les nations du vieux continent. Ce projet, sans équivalent dans l’Histoire, oppose à  la pensée classique un obstacle de taille : habituée à  distinguer les formes politiques de la Cité, de l’Empire et de la Nation, elle ne peut comprendre[28] le projet européen ; l’Europe contient chacune de ces trois formes, mais ne relève d’aucune exclusivement (même si la forme impériale fait figure de repoussoir)[29]. Le cadre de l’État souverain engendre le même type de difficulté, puisqu’il n’est pas envisageable de construire un « État » supranational qui risquerait par trop de se rapprocher de la forme impériale pour avoir une chance de s’implanter dans les républiques modernes continentales. Friedrich dépiste rapidement le réel obstacle au développement d’institutions européennes : pour déterminer la forme politique de la Communauté européenne, le schème majoritairement utilisé est celui de l’État-nation unitaire, de la souveraineté indivisible du pouvoir politique. Partant, tout abandon d’attributions politiques au profit d’un organe distinct de la structure gouvernementale nationale équivaut à  un démantèlement de la structure étatique ; et ce pôle gouvernemental est interprété comme un duplicata de la souveraineté étatique placé à  un niveau plus élevé.

La difficulté conceptuelle majeure de l’idée d’État supranational est qu’elle conserve, pour penser l’organisation institutionnelle des pouvoirs, la trame archétypale du pouvoir souverain comme pouvoir de décider en dernier recours, plutôt que celle du pouvoir comme espace relationnel. Pour montrer la partialité de cette référence, récurrente dans l’horizon d’analyse politique, Friedrich prend souvent l’exemple des relations entre les États, qui semble relever de la politique extérieure des États, pour montrer comment leur fédéralisation change la nature interne de ces communautés. Il se réfère à  Porto Rico pour indiquer qu’il est possible d’établir une fédération d’États sans passer par l’instauration d’un État supranational (pour autant qu’un tel concept soit réalisable) : en coopérant avec les États-Unis sur des sujets précis et déterminés, Porto Rico est devenu un membre associé de l’union, ce qui lui procure, en regard des devoirs subséquents, une stabilité constitutionnelle plus grande et un ensemble de droits permettant une meilleure exploitation de sa puissance intrinsèque.

Friedrich s’attache aussi à  désolidariser les arguments classiquement avancés pour contester à  l’idée fédéraliste sa valeur. Une première étude est faite de l’argument réitéré d’une inadaptation de la forme fédérale au ferment nationaliste dont la plupart des théoriciens politiques font la force implicite des États modernes[30]. Il reprendra la généalogie du sentiment national, pour montrer qu’il n’est pas par nature antinomique à  l’ordre politique fédéral, qui peut user de sa force s’il est judicieusement institutionnalisé. Grâce à  sa distinction des différents niveaux d’appartenance possibles pour un même individu, il reprend l’exemple de l’Amérique pour montrer comment, à  un moment de son histoire, sa diversité a cristallisé en un point focal pour donner naissance à  une conscience nationale. Quant à  l’objection classique d’une porte ouverte à  tout courant visant à  déstabiliser les États, en fomentant librement n’importe quelle tendance anarchique, il perd de sa pertinence lorsque l’on constate qu’à  l’inverse, le fédéralisme stabilise l’état politique en institutionnalisant l’opposition, qui aurait sans cela continué à  prendre de l’ampleur dans la société civile sans moyen de véhiculer le sentiment de mal-être[31]. La manifestation des différences s’inscrit ainsi dans la dynamique politique, plutôt que de rester à  l’état larvé dans une société insatisfaite.

Conclusion

La constitutionnalisation du pouvoir, son versant essentiellement relationnel, et son déploiement selon un schème fédéral, sont le cœur de la réflexion de Carl J. Friedrich. Pour mener à  bien ses recherches, il inaugure une nouvelle attitude intellectuelle propre à  saisir un processus, une dynamique en devenir, sans recourir à  des distinctions figées. Pour ce faire, il ouvre le champ d’expertise de la théorie politique, en faisant émerger des lignes de continuité entre des traditions politiques différentes. Il relit l’histoire institutionnelle des communautés en les abordant sous l’angle des moyens utilisés pour conjuguer le pouvoir d’action effectif du pouvoir et la protection de l’autonomie individuelle. Partant, il dégage la proximité de communautés politiques apparemment hétérogènes, et élabore une typologie des instruments gouvernementaux adaptés à  l’idée moderne d’autonomie individuelle. Et la ligne centrale de démarcation entre les régimes démocratiques et les formes totalitaires de gouvernement réside justement dans ce déni de l’ordre constitutionnel occasionné par ces dernières.

On sent que Friedrich s’engage dans la même voie suivie plus tard par Koselleck travaillant le concept de « fédération de fédérations »[32] : il tente de dépasser le cadre institutionnel de la souveraineté d’État en privilégiant la forme de la fédération, qui se refuse par définition à  englober les éléments fédérés et à  stratifier, de façon rigide, les niveaux de compétence. C’est une rupture dans l’intelligence de la constitution institutionnelle du pouvoir politique qui se dessine alors, où l’on doit décloisonner les distinctions politico-juridiques classiques, pour les appréhender, de façon plus souple, sous l’angle de l’espace en devenir qu’elles permettent. Sans nier le fait du pouvoir comme force, on est alors conduit à  penser un ordre institutionnel du pouvoir politique sans incarnation définie, au sens strict, des organes du pouvoir[33]. Ce que Friedrich dessine, au fil de ses analyses, est l’évolution de la démocratie moderne comme forme de société qui, pour fortifier la richesse de sa diversité, pour permettre l’autonomie de la liberté individuelle, requiert une charpente constitutionnelle extrêmement forte. L’horizon des démocraties modernes est sans conteste pour lui inscrit dans la recherche de formes d’association les unes avec les autres, comme nouveau champ d’analyse politique en départ des domaines classiques de la politique intérieure et du droit international classique.

Bibliographie indicative de Carl J. Friedrich :

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-* A. Söllner, « Das Totalitarismuskonzept in der Ideengeschichte des 20. Jahrhunderts », in Totalitarismus. Eine Ideengeschichte des 20. Jahrhunderts, A. Söllner, R. Walkenhaus, K. Wieland (éd.), Berlin, 1997, pp. 10-14.

Gaëlle Demelemestre, professeur agrégé et docteur en philosophie, est chercheur associé au Centre de Recherche Sens, Éthique et Société (CERSES) (UMR 8137 CNRS/Université Paris Descartes). Elle a publié Les deux souverainetés et leur destin. le tournant Bodin – Althusius (Cerf, août 2011), et fera prochainement paraître Introduction à  la politica methodice digesta de Johannes Althusius, Extraits traduits et commentés (Cerf, mars 2012), et Pouvoir et fédéralisme, Présentation, traduction et notes d’articles de Carl Joachim Friedrich (Classiques Garnier, oct. 2012).

Pour citer cet article :
Gaëlle Demelemestre «La pensée processuelle de Carl Joachim Friedrich », Jus Politicum, n° 7 [https://www.juspoliticum.com/article/La-pensee-processuelle-de-Carl-Joachim-Friedrich-466.html]