Les forces armées, un "pouvoir modérateur" dans un régime démocratique ? La controverse autour de l'interprétation de l'article 142 de la Constitution brésilienne de 1988

Thèmes : Séparation des pouvoirs - Pouvoir modérateur - Brésil - Constitution brésilienne - Forces armées

L’article 142 de la Constitution de la République Fédérale du Brésil du 5 octobre 1988 confie aux Forces Armées trois missions principales : la défense de la Patrie, la garantie des pouvoirs constitutionnels et la garantie de la loi et de l’ordre. Malgré son apparence anodine, un certain nombre de juristes et d’acteurs politiques soutiennent que l’énoncé de cette disposition assurerait aux Forces Armées la possibilité d’intervenir en cas de conflit entre les pouvoirs constitués et ferait ainsi de l’institution militaire un « Pouvoir Modérateur » au sein du régime démocratique brésilien. La présente étude a pour objectif de présenter, dans ses grandes lignes, la version la plus connue de cette thèse du « Pouvoir Modérateur des Forces Armées » et les débats qu’elle a suscités, et de démontrer que cette controverse autour de l’interprétation de l’article 142 de la Constitution de 1988 remet en question non seulement l’équilibre entre les pouvoirs civil et militaire, mais également l’équilibre entre les différents pouvoirs constitués.

The Armed Forces, a “Moderating Power” in a democratic regime? The debate over the interpretation of article 142 of the Brazilian Constitution of 1988

The article 142 of the Brazilian Constitution of 1988 entrusts to the Armed Forces three main missions: to protect the Nation, to guarantee the constitutional branches of government and to guarantee law and order. Despite this neutral formulation, some jurists and political actors have been arguing that this article has given the Military the authority to intervene in the political conflicts that may arise between the branches of government and, therefore, has made the Armed Forces a “Moderating Power” in this democratic regime. With the aim of introducing this discussion, this paper briefly presents the best-known version of the thesis of the “Moderating Power of the Armed Forces” ant the discussions that it has provoked and argues that the debate over the interpretation of the article 142 concerns not only the balance between civil and military powers but also the balance between the constitutional branches of government.

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es Forces Armées, constituées de la Marine, de l’Armée de Terre et de l’Armée de l’Air sont des institutions nationales permanentes et régulières, organisées sur la base de la hiérarchie et de la discipline, sous l’autorité suprême du Président de la République, et sont destinées à la défense de la Patrie, à la garantie des pouvoirs constitutionnels et, à l’initiative de l’un d’entre eux, de la loi et de l’ordre[1] ». Malgré son apparence anodine, le contenu de cette disposition, inscrite à la tête de l’article 142 de la Constitution de la République Fédérale du Brésil du 5 octobre 1988, suscite un intense débat juridique et politique, qui se concentre notamment autour de la partie finale du dispositif. Selon un certain nombre de juristes brésiliens, en leur confiant la mission de garantir « la loi et l’ordre », le constituant de 1988 aurait fait un important choix : celui d’ériger les Forces Armées en un « Pouvoir Modérateur » dans ce régime démocratique.

Telle qu’employée en droit brésilien, la notion de « Pouvoir Modérateur » est fortement inspirée des travaux des publicistes français – notamment, de la notion de « pouvoir neutre » de Benjamin Constant[2] – et a trouvé une traduction en droit positif dans la Constitution brésilienne du 25 mars 1824. Cette Constitution, promulguée moins de deux ans après la proclamation de l’indépendance du pays, établissait à son article 10 que « Les Pouvoirs politiques reconnus par la Constitution de l’Empire du Brésil [étaient] au nombre de quatre : le Pouvoir Législatif, le Pouvoir Modérateur, le Pouvoir Exécutif et le Pouvoir Judiciaire ». Le Pouvoir « Modérateur » était, toujours selon le texte de cette Constitution, « la clé de toute l’organisation politique » et devait permettre à son détenteur de veiller « au maintien de l’indépendance, de l’équilibre, et de l’harmonie entre les autres Pouvoirs Politiques » (article 98). Pour qu’il puisse parvenir à cette fin, la Constitution conférait à l’Empereur, titulaire du « Pouvoir Modérateur », des compétences telles que celle de nomination des membres du Sénat, de sanction des lois, de nomination et de démission des Ministres d’État et, dans certaines circonstances, de dissolution de la Chambre des députés (article 101, I, III, VI, V).

Dans son ouvrage Direito publico brazileiro e analyse da Constituição do Império, publié en 1857, José Antonio Pimenta Bueno[3] décrivait le « Pouvoir Modérateur » comme l’« inspection suprême de la nation, le haut droit dont elle dispose, et qu’elle ne peut pas exercer d’elle-même, d’examiner comment les différents pouvoirs politiques, qu’elle a créés et confiés à ses mandataires, sont exercés ». Le Pouvoir Modérateur était alors présenté comme une « faculté » que possède la Nation de contraindre chaque pouvoir à « rester dans son orbite » et à « concourir de façon harmonieuse avec les autres pour réaliser le but de la société, le bien-être national » et comme « celui qui maintient [l’équilibre des pouvoirs], qui empêche leurs abus et les conserve dans la direction de leur haute mission[4] ». Pimenta Bueno a été rejoint en 1864 par le professeur de droit Braz Florentino Henriques de Souza, auteur de la « première étude sérieuse sur le pouvoir modérateur du Brésil[5] », qui présentait le Pouvoir Modérateur comme une réponse aux risques auxquels serait exposé un régime fondé sur la séparation tripartite du pouvoir[6] et au besoin qui en découlerait de « combiner des pouvoirs différents confiés à des personnes diverses[7] ». Selon Henriques de Souza, dans un tel contexte, « l’existence d’un centre d’action régulatrice, d’un grand médiateur qui prévienne les chocs violents, qui neutralise les tendances funestes, qui évite l’anarchie ou la paix silencieuse de l’oppression » deviendrait une « nécessité imprescriptible de la pratique[8] ». Cette nécessité conduirait alors à faire appel au Pouvoir Modérateur, qu’il définissait comme « la plus élevée expression de la souveraineté nationale qui se prémunit sagement contre ses propres déviations[9] ».

Conçu comme un mécanisme d’équilibrage entre les pouvoirs politiques[10], le « Pouvoir Modérateur » institué par la Constitution de 1824 est aujourd’hui lourdement critiqué : confié à un Empereur qui cumulait ce pouvoir avec les nombreuses compétences qui découlaient de son rôle de Chef du Pouvoir Exécutif, ce « Pouvoir Modérateur » favorisait la concentration des pouvoirs entre les mains du Chef de l’État et s’écartait ainsi du modèle proposé par Constant. Bien que formellement abandonnée par les Constitutions qui suivirent celle de 1824, la notion de « Pouvoir Modérateur » a marqué les esprits. Au fil du temps, cette notion mobilisatrice a été employée, en marge de toute mention explicite dans le texte constitutionnel, pour désigner le rôle exercé par les Forces Armées au cours de l’histoire du pays[11].

Les Forces Armées – en tant que corporation ou par l’action d’une importante fraction de leurs membres – ont exercé une influence non-négligeable sur le fonctionnement des institutions politiques depuis la fin de l’Empire. En 1889, c’est un maréchal, Deodoro da Fonseca, qui a proclamé la République et qui en est devenu le premier président. La période qui s’étend du début du gouvernement provisoire du maréchal Deodoro da Fonseca jusqu’à la fin du mandat de son vice-Président et successeur, le maréchal Floriano Peixoto, en 1894, a d’ailleurs été surnommée par certains historiens la « République de l’Épée ». Dans les années 1920, le mouvement de contestation « tenentista » organisé au sein de l’Armée (notamment par des lieutenants, appelés de « tenentes » en portugais brésilien) a joué un rôle majeur dans la déstabilisation de la « Vieille République » et c’est une junte militaire qui a, après la Révolution de 1930, assuré la transition du pouvoir entre l’ancien Président Washington Luis et le leader des révolutionnaires, Getúlio Vargas. En 1945, après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les militaires sont, encore une fois, entrés en scène pour contraindre le Président Vargas à la démission et ont ainsi mis fin à l’« État Nouveau » et créé les conditions pour l’émergence de la « République Populiste ». Cette « République Populiste », qui est restée en place entre 1946 et 1964, a été menacée à plusieurs reprises par des mouvements politiques associant civils et militaires – dont un qui a entrainé l’adoption, entre 1961 et 1963, d’un régime parlementaire transitoire – avant d’être finalement renversée en 1964, par le coup d’état[12] qui a abouti à l’instauration de la « Dictature militaire[13] ».

C’est à la lumière de cette expérience historique que les sociologues et les politologues ont emprunté l’expression « Pouvoir Modérateur » pour décrire le rôle de cette Armée qui, entre 1889 et 1964, est intervenue à plusieurs reprises dans le domaine du politique – ainsi que le principal courant idéologique l’ayant inspirée[14]. Dans une des formulations les plus connues de cette thèse[15], le politologue américain Alfred Stepan a écrit, dans un ouvrage paru dans les années 1970, que « Dans [le] schéma modérateur des relations civil-militaires qui a existé jusqu’en 1964, l’armée renversait fréquemment l’Exécutif sans, toutefois, prendre effectivement le pouvoir politique[16] ». Les militaires seraient ainsi, selon ce modèle, souvent appelés pour « modérer l’activité politique », sans toutefois avoir la possibilité de « diriger les changements à l’intérieur du système politique » – puisque, après avoir forcé la déposition du chef de l’Exécutif, ils seraient contraints de transférer le pouvoir à un « groupe de civils alternatif[17] ». Le modèle « modérateur[18] » proposé ne permettrait toutefois pas, selon Stepan, de décrire la période postérieure à 1964 : à partir de cette date, les Forces Armées auraient assumé le rôle nouveau de « directeur » de la politique[19] – un rôle qui a été plus tard remis en cause par la transition démocratique initiée en 1985 et par le processus constituant engagé entre 1987 et 1988.

Resté latent depuis la fin des années 1980, le débat relatif à la participation des Forces Armées dans l’exercice du pouvoir politique a été réactivé à la fin des année 2010 par l’arrivée à la présidence d’un ancien militaire, dont le discours d’exaltation des Forces Armées renoue avec ce lourd passé. Ancien capitaine de l’Armée de terre, M. Jair Messias Bolsonaro était connu avant les élections de 2018 pour la défense de l’action des membres des Forces Armées durant la période autoritaire et pour avoir consacré les successifs mandats qu’il a exercés à la Chambre des députés entre les années 1991 et 2019 à la défense des intérêts des membres de la corporation. Après son investiture comme Président de la République, il a œuvré pour approfondir cette association en s’entourant de personnalités issues des rangs de l’Armée au sein de son ministère et de l’administration fédérale et a déclenché un phénomène que l’historienne Maud Chirio, dans une analyse en langue française, a désigné de « militarisation » de la démocratie brésilienne[20].

Dans les circonstances politiques actuelles, marquées par la forte présence militaire dans l’Exécutif, juristes et acteurs politiques revisitent l’idée de la « fonction modératrice » des Forces Armées. Ce débat replace à l’ordre du jour la question relative à l’étendue des missions de l’Armée qui, dans la Constitution du 5 octobre 1988, son définies par l’article 142 traduit ci-dessus. Si la controverse relative à l’interprétation de cette disposition – dont la partie finale confie à l’Armée la mission de « garantir la loi et l’ordre » – a été traditionnellement pensée à partir de l’opposition entre le « pouvoir civil » et le « pouvoir militaire » (I), l’évocation de ce dispositif dans le contexte actuel appelle une reformulation du problème en une opposition entre le Président de la République et le Tribunal Fédéral Suprême (II).

 

I. Une disposition au cœur d’un débat ancien sur la place politique des Forces Armées

 

La discussion relative à l’interprétation de l’article 142 de la Constitution traduit en droit le débat relatif à la place politique des Forces Armées. La question, qui a été débattue dans le cadre du processus constituant de 1987-1988 (A), organisé à la sortie du régime autoritaire de 1964, a récemment été ravivée et actualisée par la doctrine (B).

 

A. Les origines de la controverse interprétative

 

La mission confiée aux Forces Armées de « garantir la loi et l’ordre », au cœur de la polémique actuelle, n’est pas une innovation introduite par la Constitution de 1988. En effet, il est possible d’identifier des formules similaires dans les textes de plusieurs des anciennes Constitutions du pays. La Constitution de 1891, établissait déjà, à son article 14, qu’au-delà de la mission de « soutenir les institutions constitutionnelles », les « Forces de terre et de mer » étaient « destinées à la défense de la Patrie à l’étranger et au maintien des lois à l’intérieur » ; la Constitution de 1934, à son article 162, déterminait que les « forces armées » étaient destinées à « défendre la Patrie et à garantir les Pouvoirs constitutionnels, et, l’ordre et la loi » ; la Constitution de 1946, à son article 177, énonçait que les « forces armées » étaient destinées à « défendre la Patrie et à garantir les pouvoirs constitutionnels, la loi et l’ordre » ; la Constitution de 1967, au paragraphe 1er de son article 92, établissait que les « forces armées » étaient destinées à « défendre la Patrie et à garantir les Pouvoirs constitués, la loi et l’ordre » et l’amendement constitutionnel no 1 du 17 octobre 1969 déterminait, à son article 91, que les « Forces Armées, essentielles à la mise en place de la politique de sécurité nationale », étaient destinées « à la défense de la Patrie et à la garantie des pouvoirs constitués, de la loi et de l’ordre ». Si l’article 142 de la Constitution de 1988 reprend ainsi une formule consacrée par l’histoire constitutionnelle brésilienne, cet emprunt a fait l’objet de vifs débats pendant le processus constituant qui s’est déroulé entre 1987 et 1988.

En 1987, le Brésil sortait à peine d’une période de vingt-et-une années passées sous la « Dictature militaire », un régime autoritaire sous lequel les partis politiques ont été dissous et le bipartisme imposé, le Parlement a été suspendu à trois reprises et les pouvoirs politiques ont été concentrés entre les mains d’autorités issues des Forces Armées – notamment, du Président de la République. Pendant cette période, les droits et libertés ont d’ailleurs fait l’objet de mesures normatives restrictives (dont notamment l’Acte Institutionnel no 5 du 13 décembre 1968) et ont été la cible de graves violations perpétrées par des agents de l’État (le bilan de la dictature est estimé à plus de 400 morts et disparus et à et à environ 20 mille victimes d’actes de torture, selon les données officielles[21]). Si la « Dictature militaire » a officiellement pris fin en 1985, avec l’investiture d’une personnalité civile comme Président de la République, il n’en demeure pas moins qu’en 1987 le paysage politique brésilien était encore fortement marqué par la présence des militaires et des politiciens qui avaient exercé des fonctions importantes sous le régime autoritaire[22]. Et c’est dans ce contexte tendu qui se sont tenus les échanges au sein de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC)[23].

Une partie des membres de l’ANC, craignant qu’un nouveau coup d’État ne soit intenté, préconisait un changement explicite des dispositions du texte constitutionnel définissant les missions des Forces Armées (que ce soit pour restreindre leur action à l’intérieur du pays[24], pour supprimer l’ancienne expression « loi et ordre » de la disposition ou pour la rendre plus précise[25]), mais c’est une solution de compromis qui a été retenue. La formule classique a été reprise, mais assortie d’une nouvelle condition : sous l’actuelle Constitution de 1988, l’action des Forces Armées dans la « garantie de la loi et de l’ordre » reste possible, mais elle est conditionnée « à l’initiative » de l’un des trois Pouvoirs constitués. Respectueuse de la tradition[26], la nouvelle rédaction du dispositif permettrait toutefois, dans l’esprit des membres de l’ANC, d’affirmer la soumission des Forces Armées au pouvoir civil. Elle présentait d’ailleurs, selon les membres de l’ANC, des avantages pragmatiques, puisqu’elle permettrait aux Pouvoirs constitués de faire appel aux Forces Armées pour agir dans des circonstances exceptionnelles, comme pour garantir la bonne tenue des élections.

L’importance de cette novation a été mise en avant lors de la 32e réunion extraordinaire de la Commission de systématisation de l’ANC, tenue en date du 6 novembre 1987, par le sénateur et futur président de la République Fernando Henrique Cardoso. Après avoir fait référence à une conception ancienne selon laquelle on aurait, depuis 1891, octroyé aux Forces Armées un « pouvoir de tutelle » sur les institutions politiques et essayé de « transformer les Forces Armées en Pouvoir Modérateur », M. Cardoso a affirmé que la version du texte alors en discussion – dont il a été le rapporteur-adjoint et qui correspond essentiellement au contenu de l’article 142 de la Constitution actuelle – « a cherché et cherche à rompre avec cette tradition[27] ». Si la formule ancienne a été maintenue, les éléments introduits dans le dispositif permettraient selon lui de rendre explicite la soumission de l’action des Forces Armées à une décision des pouvoirs constitutionnels. Cela représentait une rupture par rapport aux constitutions anciennes, dont la rédaction lacunaire confortait la lecture selon laquelle l’initiative de l’action était implicitement laissée aux Forces Armées. Cette mesure devait, toujours selon M. Cardoso, permettre d’assurer la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire – une suprématie dont l’importance était soulignée au Brésil par Rui Barbosa[28] depuis 1893[29].

Lors de la 327e séance de la formation plénière de l’ANC, tenue le 26 août 1988, le député Bernardo Cabral, qui a été le rapporteur-général du projet, a toutefois tenu des propos discutables, parfois évoqués pour fonder l’idée du rôle « modérateur » des Forces Armées. M. Cabral, qui avait refusé toute forme de « tutelle » militaire sur les autorités civiles, s’est ainsi exprimée sur un éventuel appel de l’un des trois Pouvoirs constitutionnels aux militaires : « Je vous donne un exemple : le Pouvoir Législatif est réuni conformément à la loi, le Pouvoir Exécutif décide de s’y opposer ; il suffit de convoquer les Forces Armées et, selon le texte constitutionnel, [cette institution] va devoir protéger celui qui est du côté de la loi et de l’ordre[30] ». Cette courte phrase – d’une importance contestable, puisqu’elle n’a pas donné lieu à un débat approfondi entre les membres de l’ANC – synthétisait déjà les deux grandes idées qui composent la thèse du « Pouvoir Modérateur » des Forces Armées sous la Constitution de 1988 : (a) l’idée selon laquelle, dans le cadre de leur mission de « garantie de la loi et de l’ordre », les Forces Armées peuvent être appelées pour résoudre un conflit entre deux Pouvoirs constitués ; et (b) l’idée selon laquelle, étant appelées pour résoudre un tel conflit, les Forces Armées disposeraient d’une marge d’appréciation leur permettant – voire, leur obligeant – à examiner et décider lequel des pouvoirs en conflit fait une bonne application de la « loi » avant d’exécuter le commandement reçu[31].

Après la promulgation de la Constitution, c’est par la référence à l’article 142 de la Constitution que certains mouvements marginaux qui faisaient l’éloge de la Dictature militaire ont voulu fonder l’importante place politique qui, selon eux, serait accordée aux Forces Armées sous le régime de 1988. Bien qu’elle ait pendant longtemps attiré l’intérêt des mouvements conservateurs, la question était considérée comme dérisoire par la plupart de la doctrine et ce n’est qu’en avril 2020 qu’elle a été placée au centre du débat public, en raison d’une mention faite à l’article 142 par l’actuel président de la République, M. Jair Messias Bolsonaro, lors d’une réunion interministérielle.

 

B. L’actualisation doctrinale de la querelle

 

Face aux critiques qui lui ont été adressées – y compris de la part de membres des pouvoirs Législatif et Judiciaire – en raison de sa participation à une manifestation politique considérée « anti-démocratique », organisée devant le quartier général de l’Armée de terre quelques jours auparavant, M. Bolsonaro a, lors d’une réunion interministérielle tenue le 22 avril 2020, évoqué la possibilité de faire usage de cet instrument normatif, en affirmant que, « en cas de besoin, n’importe lequel des Pouvoirs peut [faire appel à l’article 142][32] ». Après que l’enregistrement de cette malheureuse réunion a été rendu public, M. Bolsonaro n’a pas retiré ses propos et a partagé sur Twitter, le 28 mai 2020, la vidéo d’un entretien dans lequel un professeur de droit très connu, M. Ives Gandra da Silva Martins, présente une version plus sophistiquée de la thèse du « pouvoir Modérateur » des Forces Armées. L’interprétation de l’article 142 exposée par le professeur Ives Gandra Martins a d’ailleurs été promue par l’entourage du Président – notamment, par son fils, M. Eduardo Bolsonaro, député fédéral et figure majeure du courant politique « bolsonariste », qui a emprunté le nom du juriste pour affirmer dans le cadre d’un entretien que « le Pouvoir Modérateur qui a vocation à rétablir l’harmonie entre les Pouvoirs n’est pas le STF [Tribunal Fédéral Suprême], mais les Forces Armées[33] ».

De nos jours, la lecture proposée par le professeur Ives Gandra da Silva Martins est la version la plus aboutie – ou, au moins, la plus connue – de la thèse selon laquelle l’article 142 de la Constitution conférerait aux Forces Armées une fonction « modératrice » dans le système politique. Le juriste a notamment publié le 28 avril 2020[34] un article d’opinion dont le titre peut être traduit ainsi : « Il revient aux Forces Armées de modérer les conflits entre les Pouvoirs[35] ». Dans cet article, le professeur Ives Gandra Martins commente la mission de « garantir la loi et l’ordre » confiée par la Constitution aux Forces Armées dans les termes suivants : « si un Pouvoir estime qu’un autre a empiété sur son domaine, il pourra solliciter les Forces Armées pour que celles-ci agissent comme un Pouvoir Modérateur, afin de rétablir, sur ce point précis, la loi et l’ordre, si celui-ci a, effectivement, été atteint par le Pouvoir en conflit avec le demandeur ».

Les Forces Armées exerceraient ainsi, selon le professeur Ives Gandra Martins, une action « ponctuelle », « Jamais pour rompre, mais pour rétablir la loi et l’ordre atteint… ». Le contenu de l’article 142 n’entrainerait donc pas la « possibilité d’intervention politique, de coup d’état, de prise du pouvoir par les Forces Armées », puisque, « en dehors de l’intervention modératrice ponctuelle », les Forces Armées n’auraient la possibilité d’exercer une quelconque « fonction technique ou politique ». « Cette intervention, poursuit-il, consisterait seulement à dire quelle est l’interprétation correcte de la loi appliquée au conflit entre les Pouvoirs, en cas d’empiètement sur le domaine de compétence législatif ou d’attributions ». La thèse du professeur Ives Gandra Martins renvoie ainsi aux propos tenus par M. Bernardo Cabral – avec qui le juriste affirme d’ailleurs avoir échangé durant le processus constituant de 1987-1988 – et aux deux principales idées qui en découlent : l’idée selon laquelle les Forces Armées peuvent être appelées à résoudre un conflit entre deux Pouvoirs constitués et l’idée selon laquelle elles disposeraient d’une marge pour décider d’acquiescer – ou non – au commandement reçu.

Bien qu’aucune mention explicite au « modèle modérateur » conçu par Stepan pour décrire les relations civil-militaires antérieures à 1964 ne soit faite par le professeur Ives Gandra Martins, il est intéressant d’observer l’existence de points de rapprochement entre les études menées par le juriste et le politologue. La lecture du professeur Ives Gandra parait reproduire l’idée caractéristique du « moderating pattern » selon laquelle l’Armée serait autorisée à agir de façon « ponctuelle » aux moments de crise et produit, par conséquent, un effet similaire : celui de normaliser la participation des Forces Armées dans la vie politique[36]. Replacées dans une position centrale de l’échiquier politique, les Forces Armées se verraient restituer, par l’interprétation que propose le professeur Ives Gandra Martins, une partie du pouvoir de décision auquel elles ont dû abdiquer à la fin du régime autoritaire. Car, bien que M. Cabral ait renié toute forme de « tutelle » militaire sur le pouvoir civil et que le professeur Ives Gandra Martins insiste sur le caractère extraordinaire et « ponctuel » d’une telle intervention, le fait d’accorder aux Forces Armées la compétence d’arbitrer les conflits entre les Pouvoirs aux moments critiques de la vie politique entrainerait une forme d’influence permanente de l’Armée sur le fonctionnement des institutions. Et ce « regain » de pouvoir de l’institution militaire se ferait sans rupture avec l’ordre démocratique – puisque le rôle « modérateur » des Forces Armées serait fondé, selon l’interprétation proposée par le professeur Ives Gandra Martins, sur le texte même de la Constitution de 1988.

Si l’interprétation de la disposition que théorise le juriste s’inscrit ainsi dans la continuité d’un débat sur les rapports entre le « pouvoir civil » et le « pouvoir militaire » qui a été initié dans le cadre du processus constituant de 1987-1988, une analyse plus attentive des conditions d’application de cette disposition appelle pourtant une reformulation du problème.

 

II. Un dispositif au centre d’un conflit d’interprétation entre pouvoirs constitués

 

Malgré ce que soutient le professeur Ives Gandra Martins, une analyse du texte de la Constitution et du contexte juridique et politique actuel amènent à croire qu’une éventuelle application de cette thèse conduirait en réalité à un renforcement du pouvoir présidentiel (A) – un danger que le Tribunal Fédéral Suprême paraît reconnaître et repousser, lorsqu’il réaffirme son rôle de « gardien » de la Constitution et écarte l’application de la thèse du « Pouvoir Modérateur » des Forces Armées (B).

 

A. Une thèse sensible à la dénaturation « présidentialiste »

 

Si la thèse du professeur Ives Gandra reprend la notion impériale de « Pouvoir Modérateur », dont la fonction consisterait à garantir l’harmonie et l’équilibre entre les Pouvoirs constitués, la distribution des pouvoirs qui se dégage de la lecture qu’il propose de la Constitution de 1988 se distingue du modèle établi par la Constitution de 1824. Selon la lecture proposée par le professeur Ives Gandra de l’article 142, la Constitution de 1988 confierait la fonction « modératrice » non pas au chef de l’un des trois pouvoirs constitués (comme l’a fait la Constitution de 1824), mais aux Forces Armées, une autorité qui pourrait agir comme un juge impartial dans le cadre d’un conflit entre les Pouvoirs. Dans son article, le professeur Ives Gandra Martins insiste sur ce point lorsqu’il explique que, en cas de conflit entre le Pouvoir Exécutif Fédéral et l’un des deux autres pouvoirs, l’exercice du « Pouvoir Modérateur » reviendrait « non pas au Président, partie au conflit, mais aux Commandants des Forces Armées[37] ». Telle que formulée, la thèse de l’attribution aux Forces Armées d’une fonction modératrice aurait le mérite de reproduire la logique bien connue de l’activité juridictionnelle : face à un conflit entre deux parties, elle permettrait de faire appel à un tiers qui n’est pas une « partie au conflit » pour dire « quelle est l’interprétation correcte de la loi » qu’il faut appliquer dans le cas concret.

Outre les critiques qui peuvent être adressées à cette lecture en raison du défaut de spécialisation des Forces Armées pour la réflexion juridique, de leur manque de légitimité (élective, argumentative ou provenant d’une habilitation constitutionnelle explicite) pour la prise de décisions de cette nature et de l’absence d’indication précise, dans le texte constitutionnel, des moyens dont elles disposeraient pour accomplir une telle mission[38], c’est l’idée même selon laquelle les Forces Armées seraient en mesure d’exercer une telle fonction de façon impartiale et indépendante qui paraît incompatible avec le système politique mis en place en 1988. En effet, le texte de l’article 142 de la Constitution de 1988 place les Forces Armées « sous l’autorité suprême du Président de la République » et les soumet donc à une relation de dépendance incompatible avec la mission juridictionnelle que l’auteur souhaite leur confier. Cette mention à l’« autorité suprême du Président », sous laquelle sont placées les Forces Armées, trouve d’ailleurs un écho dans le contenu de l’alinéa xiii de l’article 84, qui établit que le Président détient la compétence privative d’« exercer le commandement suprême des Forces Armées, de nommer les Commandants de la Marine, de l’Armée de terre et de l’Armée de l’air, de promouvoir leurs officiers généraux et de les nommer aux postes qui leur sont privatifs ». Cette autorité est également exprimée par le contenu de l’article 4° de la Loi complémentaire no 97 du 9 juin 1999, qui réaffirme cette compétence de nomination du Président, sous proposition du ministre de la Défense. Il paraît donc difficile de croire qu’une institution organisée « sur la base de la hiérarchie et de la discipline », dont les Commandants sont nommés et peuvent être destitués par le Président, puisse exercer une telle fonction d’arbitrage sans prendre en compte la volonté du chef de l’Exécutif[39].

Sur ce point crucial, le discours politique de l’actuel Président illustre bien les difficultés auxquelles se heurterait une éventuelle application de la thèse du professeur Ives Gandra Martins, si celle-ci venait à être acceptée. L’actuel Président se montre conscient de l’ascendant qui lui est conféré sur les Forces Armées par le texte constitutionnel et se présente souvent sous le titre de « chef suprême des Forces Armées » (une dérivation des formules inscrites aux susmentionnés articles 84, xiii, et 142 de la Constitution de 1988). Lors d’un entretien télévisé qu’il a accordé le 23 avril 2021 par exemple, dans le contexte d’un conflit institutionnel, après avoir souligné que c’est lui le « chef suprême des Forces Armées », M. Bolsonaro a évoqué la possibilité de faire application de l’article 142 de la Constitution pour s’opposer à des actes normatifs pris au niveau des entités fédérées et a insisté : « Si je décrète cela [le déploiement des Forces Armées], le décret sera appliqué[40] ». L’ambigüité existante entre la représentation des Forces Armées comme un « Pouvoir Modérateur » impartial et leur soumission à l’autorité du Président était également présente dans les propos que M. Bolsonaro a tenus le 12 août 2021, lorsqu’il a affirmé : « Entre les mains des Forces Armées, le pouvoir modérateur. Entre les mains des Forces Armées, la certitude de la garantie de notre liberté, de notre démocratie, et le soutien total aux décisions du Président pour le bien de la Nation » (c’est nous qui soulignons)[41]. Si ce type de discours reprend la première idée forte de la thèse du « Pouvoir Modérateur » des Forces Armées, en refusant à l’Armée la possibilité d’exercer ladite fonction « modératrice » de façon indépendante, il en dénature la seconde – d’où paraît émerger une seconde lecture, présidentialiste, de la thèse.

Il est intéressant d’observer que la position du Président est confortée, dans le moment actuel, par un important facteur politique : le lien qu’il a su établir entre l’Armée et sa propre figure politique[42]. Comme indiqué auparavant, M. Bolsonaro est lui-même un ancien capitaine, connu pour avoir pendant de nombreuses années soutenu l’action des membres de l’Armée durant la période autoritaire, et il s’est entouré depuis le début de son mandat de militaires et anciens militaire, qui occupent aujourd’hui des postes-clé au sein de son ministère et de l’administration fédérale[43].

Ainsi, considérant leur position de dépendance à l’égard du Président – déterminée par les dispositions du texte constitutionnel et approfondie par les circonstances politiques actuelles – il paraît improbable que les Forces Armées puissent examiner lequel des Pouvoirs en conflit fait une « interprétation correcte de la loi » avec la marge d’indépendance dont rêve le professeur Ives Gandra Martins. Cette relation de dépendance – négligée par le juriste et soulignée par M. Bolsonaro – amène à croire qu’une telle compétence d’arbitrage, si elle venait à être reconnue aux Forces Armées, serait vraisemblablement « captée » par le chef de l’Exécutif (pour utiliser une notion empruntée au professeur Le Divellec)[44]. On peut alors douter que l’application de la thèse du « Pouvoir Modérateur » permette d’instituer un « quatrième » pouvoir capable de régler le problème des conflits éventuels entre les pouvoirs constitués, typiquement séparés dans les régimes démocratiques contemporains. Loin de cela, la lecture de l’article 142 que propose le professeur Ives Gandra Martins, appliquée dans le contexte des institutions de 1988, pourrait favoriser un processus de « concentration » des pouvoirs entre les mains du chef de l’Exécutif.

 

B. Une thèse réfutée par le « gardien » juridictionnel de la Constitution

 

Très discutée au cours de l’année 2020, la controverse constitutionnelle relative à l’interprétation de l’article 142 de la Constitution a donné lieu à une action de contrôle de constitutionnalité (action directe en inconstitutionnalité – ADI no 6.457/DF) proposée par le Partido Democrático Trabalhista (PDT) devant le Tribunal Fédéral Suprême (STF). En soumettant au contrôle de constitutionnalité certaines des dispositions inscrites dans la loi complémentaire no 97/1999 (qui réglemente l’organisation, la préparation et l’emploi des Forces Armées), le PDT a donné au STF la possibilité de fixer l’interprétation « authentique » du texte de l’article 142 de la Constitution[45]. Si une décision définitive n’a pas encore été rendue par le Tribunal, le rapporteur de l’action – qui, en droit brésilien, est l’un des juges qui composent l’organe –, le juge Luiz Fux, a rendu en date du 12 juin 2020 une décision à titre de « medida cautelar » (une sorte de mesure conservatoire de caractère provisoire) qui réfute de façon explicite la thèse du « Pouvoir Modérateur » des Forces Armées.

Dans l’exposé des motifs, se concentrant d’abord sur la mission des Forces Armées de « garantir les pouvoirs constitutionnels », le juge explique que l’article 142 « ne couvre aucune interprétation admettant l’emploi des Forces Armées dans la défense d’un Pouvoir contre un autre ». Il affirme que, dans la démocratie brésilienne, « l’indépendance et l’harmonie entre les pouvoirs doivent être préservées par les mécanismes pacifiques et institutionnels des freins et contrepoids créés par la Constitution elle-même[46] ». Cela découle, selon le juge, du contenu de l’article 2 de la Constitution – une disposition qui établit que le Législatif, l’Exécutif et le Judiciaire sont des « Pouvoirs de l’Union, indépendants et harmoniques entre eux » et qui est protégée par la clause d’éternité inscrite à l’article 60, §. 4, iii, de la Constitution. « Ainsi, poursuit-il, il n’existe pas dans le système constitutionnel brésilien la fonction de garant ou de pouvoir modérateur[47] ».

Le juge Fux critique alors « l’interprétation détournée selon laquelle la deuxième attribution conférée aux Forces Armées par l’article 142 de la Constitution permet aux militaires de promouvoir le “fonctionnement des Pouvoirs constitués [48]”, pouvant intervenir dans les autres Pouvoirs ou dans la relation entre eux[49] ». Il insiste sur le caractère « instrumental » des Forces Armées et explique que celles-ci ne constituent pas un « Pouvoir de la République, mais une institution à la disposition des Pouvoirs constitués[50] ». Ce faisant, le juge Fux écarte la thèse du « Pouvoir Modérateur » des Forces Armées, telle que la conçoit le professeur Ives Gandra Martins.

Au vu du contenu des articles 142 et 84, xiii de la Constitution, le juge constate par ailleurs que les Forces Armées ne disposent ni de la neutralité ni de l’autonomie administrative. Par conséquent, affirme-t-il, « considérer les Forces Armées comme un “pouvoir modérateur” revient à considérer que le Pouvoir Exécutif est un superpouvoir, placé au-dessus des autres ». Une telle interprétation, selon lui, « viderait de sens l’article 85 de la Constitution et rendrait le Président de la République immune aux crimes de responsabilité » – parmi lesquels figurent les actes attentatoires contre la Constitution, contre le libre exercice du Pouvoir Judiciaire et l’exécution des lois et décisions judiciaires[51]. Le juge Fux se montre ainsi conscient des conséquences que l’application de cette thèse, dans le contexte des institutions de 1988, pourrait avoir sur le renforcement des pouvoirs du Président et réfute également la lecture présidentialiste de la thèse du « Pouvoir Modérateur » des Forces Armées.

La mission constitutionnelle des Forces Armées de « garantir les pouvoirs constitutionnels » est traduite par le juge comme une mission de garantir la protection de ces organes « contre les menaces de coup », les menaces de « soulèvement armé » ou d’autres « mouvements de cette nature[52] » ; et la mission constitutionnelle de « garantir la loi et l’ordre » est, à son tour, présentée comme une simple habilitation pour agir dans le domaine de la « sécurité publique », dans des circonstances exceptionnelles[53]. Enfin, le juge met en avant le fait que l’article 102 de la Constitution de 1988 attribue au Tribunal Fédéral Suprême le rôle de « gardien » de la Constitution. Il affirme que, en tant qu’organe supérieur du pouvoir Judiciaire, il revient au Tribunal Fédéral Suprême la fonction d’interpréter, en dernière instance, les normes constitutionnelles. Ainsi, en refusant à l’Armée la possibilité d’exercer une quelconque fonction « modératrice », en dénonçant le risque de captation d’une telle compétence par le Président de la République et en rappelant que c’est le Tribunal Fédéral Suprême le principal « gardien » de la Constitution, la décision du juge Fux écarte toute interprétation tendant à faire découler du texte de la Constitution de 1988 une quelconque « fonction modératrice » des Forces Armées. Cette lecture coïncide avec l’interprétation de la disposition soutenue par de nombreux juristes brésiliens[54] et dans les avis publiés sur le sujet par les services du Sénat[55], de la Chambre des Députés[56] et de l’Ordre des Avocats du Brésil[57].

Bien que la décision du juge Fux ait promu une relative stabilisation du débat, il est encore trop tôt pour affirmer que cette controverse a été dépassée. Au vu de son caractère monocratique et provisoire, la portée de cette décision reste limitée et, comme illustré ci-dessus, nombreux sont les acteurs politiques qui ont, même après le 12 juin 2020, fait référence à la notion de « Pouvoir Modérateur » des Forces Armées dans leurs discours. Les faiblesses de la décision du juge Fux sont atténuées par l’existence d’une autre décision dans la jurisprudence du STF qui écarte l’application de cette thèse[58], par le fait que de nombreux juges appartenant à la Cour Suprême – s’exprimant sur ce sujet ou à propos d’un sujet connexe – ont déjà laissé entrevoir qu’ils partagent l’opinion du rapporteur[59] et aussi par le fait qu’aucun acte normatif contraire à cette décision n’a jusqu’alors été pris sur le plan du droit strict. Il n’empêche que les discours tenus par les acteurs politiques sont lourds de conséquences sur le plan symbolique et nourrissent des mouvements de contestation du régime institué en 1988.

Si, comme attendu, la décision du juge Fux est confirmée dans ses grandes lignes par l’organe plénier de la Cour suprême, cette décision définitive doit contribuer à éclairer les limites de l’action des Forces Armées sous le régime de 1988 et à consolider une interprétation de la Constitution plus compatible avec les valeurs démocratiques contemporaines. Une telle décision contribuera ainsi à clôturer cet étrange débat alimenté par l’ambition de certains d’accorder un rôle de « Pouvoir Modérateur » – une notion si évocatrice de la doctrine de Benjamin Constant – à une force nécessaire mais qui, aux yeux de Constant, loin d’être un « pouvoir constitutionnel », « en est un terrible par le fait[60] ».

 

Luiza Sampaio Cunha

 

Doctorante en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chargée d’enseignement à l’Université Paris‑Est Créteil.

Pour citer cet article :
Luiza Sampaio Cunha «Les forces armées, un "pouvoir modérateur" dans un régime démocratique ? La controverse autour de l'interprétation de l'article 142 de la Constitution brésilienne de 1988 », Jus Politicum, n° 28 [https://www.juspoliticum.com/article/Les-forces-armees-un-pouvoir-moderateur-dans-un-regime-democratique-La-controverse-autour-de-l-interpretation-de-l-article-142-de-la-Constitution-bresilienne-de-1988-1479.html]