M. D. Walters, A. V. Dicey and the common law constitutional tradition. A legal turn of mind Cambridge studies in Constitutional Law (Cambridge University Press, 2020)

Recension de M. D. Walters, A. V. Dicey and the Common law Constitutional Tradition. A legal Turn of Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.

Review of M. D. Walters, A. V. Dicey and the Common law Constitutional Tradition. A legal Turn of Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.

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icey doit-il être « rayé de la carte » (cancelled) ? C’est la question que semblent se poser un certain nombre d’universitaires outre-manche, tant politistes que juristes. Tantôt érigé en défenseur du droit de vote des femmes, tantôt en son adversaire, tantôt farouche opposant au racisme, tantôt infidèle à cette position antiraciste, l’héritage de Dicey est en effet aujourd’hui très controversé au sein des universitaires anglophones. Iain McLean a par exemple démontré dans son ouvrage What’s wrong with the British Constitution ?[1] qu’il convenait de se passer de l’héritage constitutionnel de Dicey dès lors que celui-ci était prêt à abandonner les principes constitutionnels pour soutenir un coup d’État unioniste dans les années 1910[2]. L’œuvre immense du juriste britannique A. V. Dicey – et même plutôt anglais en dépit de ses origines écossaises – est donc marquée par un certain nombre de contradictions. L’ouvrage de Mark D. Walters, professeur à Queen’s Law (Kingston, Ontario, Canada) et doyen du département de droit, ne cherche précisément pas à expliquer ces contradictions, ni même d’ailleurs à les excuser mais il soutient qu’on ne peut pas se passer, aujourd’hui, de Dicey. Walters affirme par exemple : « Il est temps d’arrêter de considérer Dicey comme un fantôme ou une menace mortelle qu’il faudrait craindre, et de concevoir cet esprit de légalité (legality) diceyen comme quelque chose qu’il faut entretenir et conserver précieusement (treasure)[3] ». Ainsi, lorsqu’on achève cet ouvrage, on se dit qu’il serait quand même dommage de passer à côté de l’œuvre de ce juriste régulièrement cité par les décisions de justice et qui, pourtant, n’a cessé de se présenter tout au long de sa vie comme un « mid-victorian jurist ». Il y a incontestablement quelque chose de durable et de profondément vrai dans les écrits de A. V. Dicey et en particulier dans les différentes éditions de An Introduction to the study of the law of the Constitution et c’est tout l’intérêt de cette étude de M. D. Walters que de le montrer. Plus précisément, et cela constitue l’apport majeur de cette monographie, Mark D. Walters parvient à montrer que A. V. Dicey n’était pas, de son propre aveu, un philosophe du droit[4], qu’il ne bâtit pas son enseignement du droit constitutionnel sur les théories austinienne et benthamienne – ni sur aucune autre théorie d’ailleurs – mais qu’il avait un « legal turn of mind » et que son œuvre, principalement constitutionnelle, ne peut se comprendre que dans la perspective de la tradition constitutionnelle de la common law. L’ambition du professeur à Queen’s university est donc de jeter la lumière sur « a more human Dicey » et de mettre de côté le Dicey « high priest[5] » (p. 359), c’est-à-dire le « prêtre » de l’orthodoxie du positivisme. C’est ainsi que A. V. Dicey and the common Law constitutional Tradition est un projet très riche et ambitieux dont l’objectif est de démontrer que Dicey « a toujours voulu saisir la Constitution du point de vue de celui qui a “a legal turn of mind”, une perspective qui impose ultimement d’avoir un style de discours identifiable qui se libère des limites de la soi-disant théorie constitutionnelle orthodoxe[6] ». Dans la mesure où il s’agit d’une biographie intellectuelle (i), A. V. Dicey and The Common Law constitutional Tradition présente une originalité d’une part, par rapport aux travaux de J. W. Allison qui portent, eux, davantage sur les concepts constitutionnels[7] et d’autre part, par rapport aux travaux de Trevor Allan[8] (même si les thèses des deux auteurs se recoupent parfois) qui, quant à eux, portent davantage et directement sur le common law constitutionalism. Ces travaux constituent plus souvent un dialogue avec la pensée constitutionnelle de Dicey que l’ouvrage de Walters. Outre le fait que cette biographie intellectuelle vienne faire un point tout à fait utile sur la littérature extrêmement abondante existant sur Dicey, la seconde originalité de cet ouvrage est qu’il correspond à une tentative de reconstruction des inspirations historiques, théoriques et philosophiques de Dicey c’est-à-dire, en un mot, à une tentative d’archéologie de sa culture juridique (ii). Au fond, grâce à cet ouvrage de Walters, on en apprend autant sur Dicey que sur la culture juridique anglaise de common law au tournant du xixe siècle et sur l’interprétation des concepts centraux du droit constitutionnel diceyen.

 

I. Une biographie intellectuelle

 

Mark D. Walters vient nous rappeler un certain nombre de données biographiques cruciales pour comprendre l’œuvre constitutionnelle d’A. V. Dicey, au premier rang desquelles se trouve le milieu social auquel il appartenait. Dans les premières pages de l’ouvrage, Walters vient en effet nous rappeler que Dicey appartenait à « l’aristocratie intellectuelle victorienne » (p. 14) et que la réflexion intellectuelle était, en quelque sorte, une affaire de famille : V. Woolf était l’une de ses cousines ; James Fitzjames Stephen, le pénaliste anglais ayant défendu la codification du droit pénal anglais était son cousin ; Elinor Bonham Carter, son épouse, fut celle qui traduisit les écrits de droit comparé d’E. Boutmy (Études de droit constitutionnel) en anglais avec l’aide, d’ailleurs, de son époux. Dicey était ainsi considéré comme un membre de cette aristocratie puisqu’il était apparenté à la famille des Stephen par sa mère (Ann Mary) et en tant que tel, reçut une éducation plutôt libérale, dans les principes whig c’est-à-dire opposés au radicalisme benthamien et en faveur des réformes dès lors qu’elles étaient « mesurées et progressives et [qu’elles] venaient renforcer les traditions constitutionnelles associées à la monarchie limitée par le droit et par les institutions parlementaires qui protégeaient les intérêts des propriétaires[9] ». Dicey était donc issu d’une lignée ayant beaucoup œuvré pour abolir l’esclavage – avec quelques zones d’ombre toutefois – plutôt libérale et favorable à la démocratisation de la vie politique mais conservatrice constitutionnellement parlant. Mark Walters explique en revanche que Dicey était marqué par une forme de morale, « laïcisée », dans la mesure où, contrairement à ses ancêtres, il ne voyait pas la politique comme un combat entre les ténèbres et la lumière. Ce milieu social et familial explique, selon Walters, la place que la morale pouvait occuper dans l’œuvre de Dicey ainsi que son statut de « public moralist ».

Un autre élément que l’on oublie souvent à propos de Dicey et qui a son importance est que Dicey, même si son premier ouvrage portait sur le Privy Council, s’est d’abord fait connaître pour ses travaux en droit international privé (Law of Domicil[10]), matière qu’il a profondément marquée, jusqu’à aujourd’hui. Cela nous rappelle utilement, que le droit constitutionnel anglais entretient un lien étroit avec le droit privé et qu’il y plonge aussi ses racines. Plus largement, c’est principalement en mettant en lumière les différents dialogues que Dicey a pu mener avec ses contemporains britanniques ou étrangers, que Mark Walters parvient à démontrer que Dicey n’était pas un positiviste au sens austinien[11]. De nombreux spécialistes de Dicey, et au premier rang desquels se trouvent J. W. Allison ont en effet critiqué Dicey pour « l’ossificiation » de la Constitution qu’il aurait produite dans son Introduction to the study of the law of the Constitution, ossification ou rationalisation qui pourrait trouver sa source dans une théorie « ultra » positiviste du droit. En restaurant la richesse des dialogues que Dicey a pu avoir avec ses contemporains, on comprend bien que les idées constitutionnelles de Dicey n’ont pas une source unique d’inspiration, ce qui explique sans doute des incohérences apparentes voire des contradictions. On comprend que Dicey a eu des interactions avec Maitland, qui, en plus d’être un membre éloigné de la famille de Dicey, en était un grand admirateur. Dicey a également beaucoup dialogué avec F. Pollock, J. Bryce, son ami proche avec qui il est parti aux États-Unis ; la famille Stephen bien sûr (surtout Leslie Stephen) ; T. H. Green (College’s friend, p. 181), H. Sidgwick, H. Maine, …En outre, Dicey était aussi un comparatiste et en tant que tel, il entretenait des relations avec des juristes étrangers. On apprend par exemple que Dicey a été très influencé par Rudolf von Gneist, le juriste prussien[12], notamment sur la question du droit administratif en Angleterre et pour son Law of the Constitution : le juriste victorien estimait en effet que Gneist avait « vu » la constitution anglaise sous son angle juridique en comprenant l’importance « du respect du droit en Angleterre et la détestation de l’autorité arbitraire[13] ». Dicey a également eu beaucoup d’admiration pour E. Boutmy et réciproquement[14]. M. Hauriou était lui aussi un lecteur de Dicey de même aux États-Unis qu’Oliver W. Holmes et R. Pound.

Appuyé sur un travail d’archives et sur la lecture des différentes correspondances qu’a pu avoir Dicey avec des juristes de son temps (constitutionnalistes, historiens du droit …), Mark D. Walters fait connaître « un autre » Dicey : pas le Dicey qui aurait plaqué la théorie d’Austin sur la Constitution anglaise mais un Dicey beaucoup plus subtil, dont la pensée est faite d’influences, d’échanges qu’il a pu avoir au cours de sa vie et traversée par de multiples inspirations, une pensée très peu dogmatique, une pensée de common lawyer, en somme.

 

II. Une archéologie des concepts dycéens

 

Parmi les autres intérêts à lire cet ouvrage de Mark Walters se trouve le fait que cet auteur procède à une véritable archéologie des concepts constitutionnels de Dicey, archéologie que nous n’avons jusqu’à présent trouvée nulle part ailleurs. Walters explique par exemple que les conventions de la constitution chez Dicey sont à comprendre en lien avec le concept de conventional constitution développée par le constitutionnaliste whig E. Freeman dans son ouvrage The Growth of the English Constitution [15]. Cela permet à Dicey de distinguer la partie juridique de la partie conventionnelle de la Constitution, qui correspond à la partie constitutionnelle de la Constitution. Pour Walters, c’est précisément cette opposition qui a permis à Dicey d’identifier « un droit de la constitution dans la tradition de common law même si de grandes et importantes parties de la constitution ne sont pas du droit[16] ».

De même, de longues discussions sont consacrées aux deux autres piliers – la souveraineté du parlement et le rule of law. S’agissant de la souveraineté du Parlement, Walters la rattache très largement à la tradition classique de la common law (Coke, J. Dodderidge,…) et notamment cette idée que cette souveraineté connaît des limitations internes et des limitations externes. Pour Walters, Dicey rejette à la fois Blackstone et Austin dans sa conception de la souveraineté du Parlement pour emprunter une sorte de troisième voie qui, une fois encore, s’explique par la vie de Dicey et par son amitié avec James Bryce plus que par une philosophie qu’il aurait défendue. Pour Walters, il faut en effet comprendre la « valeur normative » de la souveraineté du parlement d’abord et avant tout comme la partie d’une constitution souple[17]qui permet le changement et l’évolution sans révolution, c’est-à-dire, selon lui, une souveraineté en relation étroite avec « la valeur normative » du rule of law. Sur ce point encore, Walters cherche à avoir une lecture archéologique de cette souveraineté du parlement chez Dicey, faisant ressortir précisément sa force normative alors même que pour Austin, le droit constitutionnel n’était qu’une « moralité positive[18] ».

C’est sans doute sur le point du rule of law que le rattachement de Dicey à la tradition de common law est la plus évidente. Au-delà des trois composantes de ce rule of law que Walters rappelle, l’auteur de cette synthèse sur Dicey explique que cette formule est à entendre comme suprématie du droit ordinaire, ce droit ordinaire assurant en quelque sorte la cohérence entre le droit et la liberté. Walters explique en effet : « Pour la mentalité common law de Dicey, moins les droits de liberté sont considérés comme spéciaux, extraordinaires ou sacrés, mieux ils sont respectés[19]. » Walters rattache en réalité ce rule of law à un « esprit » du droit (« spirit of legality ») et ultimement, à une moralité politique qui œuvre principalement dans le travail d’interprétation des juges. C’est sur ce point que Walters fait le lien avec des thèses qu’il a pu développer dans des travaux précédents. Pour l’auteur, en effet, la tradition classique de common law « constitutionnelle » à laquelle Dicey se rattache et qui est celle des juristes des xvie et xviie siècles est fondée sur la rhétorique humaniste et sur un rapport du droit et de la morale datant de la Renaissance. Dans ses développements sur le « common law constitutionnalism » et allant d’une certaine manière plus loin que Trevor Allan, Walters cherche à montrer que la réflexion sur le droit constitutionnel britannique et la morale politique au xixe siècle, chez Sidgwick ou encore Green, se rattache au cadre de la common law classique du xviie siècle et à une conception philosophique de la Constitution. Cette lecture, à nos yeux tout à fait fructueuse, s’explique sans doute en partie par la formation de Mark Walters[20]. Walters estime en effet que cette constitution dycéenne est circulaire car elle consiste en un ensemble de pratiques interprétatives et narratives très fortement inspirées d’une philosophie humaniste de la recherche de la vérité et de la connaissance (rhétorique et logique classique etc[21]). Pour Walters, et c’est une thèse qu’il avait déjà développée dans son article « Unwritten Constitution as a legal concept[22] », la souveraineté (Sovereignty of Parliament) et ce qu’il appelle la légalité (legality, portée par le rule of law), s’articulent, « se réconcilient » dans la circularité de cette constitution non-écrite qui n’a ni fondement, ni sommet, et qui ne connait pas de hiérarchie. C’est très précisément sur ce point que Walters apporte, sur Dicey, quelque chose d’original : on comprend bien, lorsqu’on le lit, que le cœur du constitutionnalisme anglais (si ce n’est britannique) pour Dicey se trouve à l’intérieur même de l’idée du droit, qui porte en elle-même « les principes d’une justice égale et d’une liberté ordonnée[23] ». Droit ordinaire et constitutionnalisme non-écrit sont bien évidemment intimement liés, le droit est une pratique de recherche de la vérité obéissant à des canons très particuliers qui s’inspirent en grande partie de la tradition humaniste. Par ailleurs, certaines remarques de Walters remettent en cause cette idée reçue selon laquelle les juristes de la common law ont mené tout droit au libéralisme politique. C’est le cas par exemple de cette idée que le droit ordinaire couvre toutes les activités humaines, y compris la souveraineté, qui ne peut être, dans ces conditions, que la souveraineté de faire la loi[24] et de cette idée, reprise par les philosophes du droit postérieurs, que tout problème peut trouver un remède juridique.

Alors certes, Mark Walters diabolise sans doute un peu ses ennemis i.e., ceux qui font du Dicey auteur de An Introduction to the Study of the law of the Constitution un disciple d’Austin et un positiviste « orthodoxe » défendant une souveraineté absolue du Parlement[25] ; certes, il s’étonne de certains propos qu’a tenus ou écrits Dicey plus qu’il ne les condamne ; mais cette synthèse a le très grand mérite de replacer les écrits du constitutionnaliste dans un contexte intellectuel spatio-temporel beaucoup plus large qu’à l’accoutumée, sans doute en partie parce que son auteur est à la fois loin et proche du droit britannique. Grâce à cette distance, Mark Walters vient rappeler au lecteur qu’il y a un « trésor philosophique » dans la tradition de common law qui assure, d’une part, la cohérence du droit avec le sentiment de justice et l’idéal de la liberté et, d’autre part, la continuité d’une « identité » constitutionnelle qui plonge ses racines dans la Renaissance humaniste. Plus prosaïquement, cette biographie intellectuelle rappelle aussi qu’une œuvre ne peut pas être comprise sans lien avec la vie et la culture de son auteur, y compris en droit. Et c’est peut-être au fond cette vérité là qu’il était le plus utile de rappeler à propos de Dicey.

 

Céline Roynier

Professeur de droit public (CPJP, CY Cergy Paris Université), IUF (Chaire junior)

 

Pour citer cet article :
Céline Roynier «M. D. Walters, A. V. Dicey and the common law constitutional tradition. A legal turn of mind Cambridge studies in Constitutional Law (Cambridge University Press, 2020) », Jus Politicum, n° 29 [https://www.juspoliticum.com/article/M-D-Walters-A-V-Dicey-and-the-common-law-constitutional-tradition-A-legal-turn-of-mind-Cambridge-studies-in-Constitutional-Law-Cambridge-University-Press-2020-1511.html]