Une nouvelle « tradition de la démocratie grecque » ?

Thèmes : Démocratie - Athènes - Participation - Démocratie directe

Cette contribution vise à mettre en avant l’évolution des courants d’études de la démocratie grecque ainsi que l’émergence d’une nouvelle tradition de la compréhension et de l’analyse de celle-ci. L’objectif de cet article est de proposer un état des lieux de nouvelles traditions de la démocratie athénienne articulé autour d’une redéfinition du phénomène politique ainsi que d’une spécialisation des analyses des marges de la démocratie.

This paper aims to highlight the evolution of the theories of studies of Greek democracy as well as the emergence of a new tradition of understanding and analysis. The objective of this article is to propose an inventory of new traditions of Athenian democracy articulated around a redefinition of the political phenomenon as well as a specialization of the analyses of the margins of democracy.

P

our Ernest Renan, le « miracle grec » n’est autre qu’« une chose qui n’a existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet durera éternellement[1] ». Ces mots soulignent la pérennité de la référence à l’expérience athénienne qui est aujourd’hui mobilisée notamment à l’aube de la démocratie participative comme figure de l’idéal démocratique. Afin de mieux cerner la richesse de la mobilisation athénienne, on proposera au cours de cet article de mettre en avant l’évolution des courants d’études de la démocratie grecque et l’émergence d’une « nouvelle tradition de la démocratie grecque »[2] pour reprendre les termes de Pierre Vidal‑Naquet. Afin de présenter cette nouvelle tradition, on s’attachera à travers un état des lieux de la littérature sur le miracle grec à noter l’évolution de la perception de ce moment fondateur de la pensée politique moderne. Par un panorama des divers courants d’études et leurs évolutions, on tentera de démontrer une constante, la référence athénienne est riche de potentialités ce qui explique sa mobilisation pour appuyer des courants de pensées divers. La référence athénienne se prête de plus à différentes lectures en fonction du contexte politique et institutionnel de celui qui la mobilise. Les recherches récentes sur la démocratie athénienne sont le fruit d’une riche évolution de la compréhension et de la façon de percevoir le germe[3] de la pensée politique moderne. Au cœur de ces différentes traditions et lectures de la démocratie athénienne, se pose la question de la définition de la polis – comme constitution d’un système de gouvernement – et du politique ainsi que de ses marges. Selon l’élégante expression de Patrice Brun,

On proposera dans cet article l’utilisation des sources mettant en lumière les travaux récents qui proposent une nouvelle tradition ou compréhension de la démocratie athénienne. L’objectif de notre propos étant de proposer un état des lieux de nouvelles traditions de la démocratie athénienne articulé autour d’une redéfinition du phénomène politique ainsi que d’une spécialisation des analyses des marges de la démocratie.

I. Un corpus sur la référence athénienne lié aux mérites du système démocratique

L’expérience athénienne fait aujourd’hui figure dans la plupart de la littérature consacrée au sujet de berceau de la démocratie et d’« épiphanie politique[5] ». Ce leitmotiv lorsqu’il est approfondi par une étude des sources primaires et de leur réception révèle qu’Athènes s’est progressivement affirmée comme une référence politique majeure indissociable de l’idée démocratique à tel point que l’on peut évoquer une forme de fusion entre la référence Athénienne et l’idée démocratique. Les discours sur Athènes sont liés à un parti pris sur l’idée démocratique, ce qui s’explique par l’originalité de la composition du corpus de sources antiques sur la démocratie athénienne d’une part, ainsi que par le phénomène de construction d’une certaine idée de la Grèce par un tissage entre le matériel intellectuel sur la démocratie et des connaissances historiques sur la Grèce. Se pose dès lors la question d’une réception partiale de la référence athénienne qui tend pourtant à être régulièrement mobilisée.

Les visions de la démocratie athénienne reposent sur une originalité fondamentale. Le corpus de sources primaires disponibles théorise peu ce système de gouvernement. Plus surprenant encore, les rares écrits antiques portant sur la démocratie naissent en réaction à ce phénomène[6]. Les plus grands adversaires de la démocratie grecque au titre desquels Platon[7] et Aristote[8] ou encore Socrate[9] sont les rares à nous livrer un précieux témoignage du « trésor perdu[10] » grec. Luciano Canfora affirme, de manière pour le moins polémique, que « toute la théorie politique de la Grèce antique naît en réponse au phénomène scandaleux que représente la démocratie[11] ». La littérature sur Athènes s’est donc majoritairement nourrie des écrits des premiers auteurs anti‑démocratiques, d’autant que la construction du corpus classique sur la démocratie athénienne s’est faite parallèlement à la redécouverte des textes antiques[12]. L’exemple de la réception de l’œuvre platonicienne est à ce titre éclairant. Richard Howard Crossman a ainsi pu souligner que « la philosophie de Platon est l’attaque la plus sauvage et la plus profonde contre les idées libérales que l’histoire peut montrer[13] ». Néanmoins la fin de l’idéalisation de la référence platonicienne n’a commencé à se développer qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale[14]. Des ouvrages récents à l’instar de Reflets Modernes de la démocratie athénienne proposent un enrichissement de la réflexion sur la figure platonicienne et son influence dans la formation de la modernité politique d’autant qu’elle est en partie liée aux discours de disqualification de la démocratie directe. La naissance de l’anti‑platonisme moderne a ainsi pu être retracée par le travail récent de Jean Marc Narbonne[15]. Au sein de l’ouvrage Reflets modernes de la démocratie athénienne, Geofroy Mannet propose une précision de la lecture anti‑platonicienne de la pratique démocratique[16]. La dynamique de décortication critique de l’œuvre platonicienne a notamment pu être construite grâce à un renforcement au cours des années 90 des analyses de « l’antidote[17] » du poison platonicien que serait Les Politiques d’Aristote, par les ouvrages de Judith B. Swanson, The Public and the Private in Aristotle’s Political Philosophy[18] et Mary P. Nicohls, Citizens and Statemen : A study of Aristotle’s Politics[19]. La richesse de l’œuvre de Mary P. Nichols consiste en une confrontation des interprétations aristocratiques et démocratiques d’Aristote, ce qui lui permet d’aboutir à la position selon laquelle l’œuvre d’Aristote souligne la nécessaire dépendance entre les dirigeants et le peuple. La participation politique permettrait un tempérament au risque de tyrannie et l’élite dirigeante parviendrait à faire perdurer la paix civile. Ainsi, la lecture critique des sources antiques opposées à la démocratie a pu connaitre un important enrichissement dans la littérature moderne. De plus, une autre approche récente, riche de clés de compréhension, a pu être défendue. Cynthia Farrar propose ainsi un enrichissement des sources classiques antiques et la défense d’un corpus centré davantage sur des auteurs moins méfiants envers les mérites du système démocratique[20] tels que Protagoras, Démocrite et Thucydide.

Un second point saillant ressortant des travaux sur l’expérience athénienne est que celle-ci serait profondément liée à l’expérience de la démocratie. Cornelius Castoriadis identifie même le moment de la création de la politique et la démocratie. Selon les termes de Sophie Klimis : « Il n’y a donc de politique que démocratique et directement participative pour Castoriadis[21] ». La politique serait la clé de voute d’un « recours » à la référence grecque[22] qu’il nomme « le germe grec ». Cette expression présente des avantages au regard du continuum de la référence athénienne. En effet, en ce qu’il libère de l’utilisation des termes comme modèles ou paradigmes et évite la sociologisation des termes[23], il met en exergue la notion de continuité de la démocratie athénienne. En effet, pour Castoriadis, le germe grec est « un legs créateur » qui « continue d’agir sur et dans notre monde[24] ». La démocratie n’est pas pour Castoriadis un modèle institutionnel, elle est une auto‑institution de la collectivité par la collectivité en perpétuel mouvement.

Démocratie antique, démocratie moderne[25] de Moses Finley s’inscrit dans une dynamique similaire au regard de la mobilisation de la référence athénienne et du postulat sur les mérites du système démocratique. Moses Finley dans cet ouvrage – composé à partir de trois conférences prononcées à l’université de New Brunswick en avril 1972 – défend l’idée que « les intérêts du monde antique ont surtout des enjeux le plus souvent contemporains[26] » selon les termes de Pierre VidalNaquet. L’auteur exclu de l’université Rutgers par la commission McCarthy propose de « confronter l’expérience antique – l’expérience grecque – avec l’un des sujets de discussions les plus importants de notre temps, la théorie de la démocratie »[27]. Dans cet ouvrage, « les références à la démocratie antique ne viennent qu’en appui et en miroir de la réflexion politologique[28] ». Moses Finley développe à travers l’étude d’Athènes une conception plaçant au cœur de la théorie démocratique la participation. Il s’oppose ainsi avec force aux conceptions élitistes de la démocratie et en particulier à W. H. Morris Jones. Ce dernier dans « In Defence of Apathy : Some doubts on the duty to vote »[29] publié en 1954, défend le postulat que le fonctionnement de la démocratie moderne n’est effectif que lorsque les citoyens adoptent un comportement passif. Face au constat que « l’apathie publique et l’ignorance sont un fait fondamental aujourd’hui », Moses Finley pose la question suivante :

Finley pour s’opposer aux théories élitistes notamment nourries par l’ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie[31] de Joseph Schumpeter, mobilise dans son ouvrage l’idée que ces visions de la démocratie n’impliquent pas dans leur définition des idéaux tels que le consensus ou l’intérêt national. Il s’appuie pour cela sur les remarques Geraint Party dans Political Elites[32] qui écrit que dans le système de pensée de Schumpeter :

Finley défend ainsi l’idée que l’expérience grecque est un exemple de coexistence réussie entre direction politique et participation populaire[34].

L’entreprise de décomposition et d’analyse du trajet de la référence à la démocratie athénienne a pu être entreprise par des auteurs comme John Dunn dans son ouvrage, Setting the People Free : The Story of democracy[35]. De plus, Claude Mossé dans son ouvrage Regards sur la démocratie athénienne ou encore P. J. Rhodes dans Ancient Democracy and Modern Ideology[36], livrent l’histoire des mobilisations d’Athènes, comme fardeau ou trésor de la pensée politique. Ainsi, au regard de la réception de la démocratie athénienne, il semblerait qu’« on rejette la chose ancienne, tout en conservant le mot qui redevient alors disponible[37] ». L’historiographie de ce phénomène de rejet a par ailleurs été dressée dans l’ouvrage majeur de Jennifer Roberts, Athens on Trial. The Antidemocratic Tradition in Western Thought[38]. Si la constance de la référence athénienne est à souligner, ses mobilisations « ont permis des appropriations divergentes, voire totalement opposées, en tout cas conflictuelles[39] » ce qui nous permet de souligner une forme de plasticité de la référence à la démocratie athénienne.

Nombres d’analyses de la démocratie athénienne sont ainsi mêlées à un postulat sur les mérites du système démocratique. On peut dès lors se demander s’il existe une version – non chargée de postulats normatifs sur les mérites de la démocratie – de la référence athénienne car à travers cette historiographie de la référence athénienne se pose en filigrane la question de la possibilité d’une vision partiale de l’histoire et de la théorie politique. P. J Rhodes livre au cœur de son ouvrage Ancient Democracy and Modern Ideology[40], des éléments éclairants sur ce point. Selon P. J. Rhodes, « les visions d’Athènes n’ont jamais été dissociables des attitudes politiques et morales de ceux qui les tiennent[41] ». Dès lors, si l’objectivité totale n’est pas possible, aspirer à celle-ci offre à tout le moins une perspective axiologique plus neutre[42] et permet une meilleure compréhension de la démocratie athénienne. Enfin, on notera par ailleurs, l’originalité du travail de Rapheal Sealey défendant l’existence d’une république athénienne fondée sur la rule of law[43] plutôt qu’un travail tourné vers l’idéal démocratique.

Il ressort de ces deux premiers traits saillants sur la littérature consacrée à Athènes que la référence athénienne apparait comme l’idée phare de la réflexion politique moderne. Comme le souligne Pierre VidalNaquet, « on cherchera en vain un philosophe qui n’ait pensé la démocratie athénienne[44] ». La démocratie athénienne s’affirme en effet comme « l’idée mère de la réflexion politique contemporaine[45] ». Pour comprendre cette pérennité, il faut à titre préliminaire souscrire au constat que : « si la chose (le régime athénien proprement dit) est bien finie depuis longtemps, le mot en revanche a ressurgi avant que ne s’impose, puis finalement ne triomphe, la démocratie moderne ou mieux, les démocraties modernes et contemporaines[46] » et de plus « proclamer sa fin nécessaire permettait de comprendre définitivement l’identification entre démocratie ancienne et démocratie tout court[47] ».

II. La lecture institutionnelle de la démocratie grecque, un renouveau de la dimension historique du phénomène étatique

Les sciences de l’Antiquité ont pour patrie de naissance l’Allemagne et pour « pères fondateurs » des auteurs tels que « Wilamovitz, Burckhardt ou Meyer »[48]. Ce courant d’étude de la démocratie athénienne aspirant à une forme de neutralité axiologique a pu se concrétiser à travers la tradition Griechische Staatskunde du xixe siècle qui tend à analyser le politique sous l’angle des institutions, en s’inspirant des concepts du droit public[49] et notamment de celui d’État. Se nourrissant de cette démarche, des travaux récents l’ont enrichi. De sorte que, l’État n’est désormais plus dans l’historiographie athénienne moderne « une sorte de non‑objet juridique [50] ».

Le premier moment de la lecture institutionnelle a notamment été marqué au cours de la première moitié du xixe siècle, par les ouvrages de G. F. Schoemann qui publia trois livres sur les assemblées athéniennes ainsi qu’avec la parution de The Public Economy of Athens[51] de Boechk[52]. L’approche institutionnelle de la démocratie athénienne sera de plus nourrie par un enrichissement de ses sources avec la parution de la Constitution des athéniens en 1891[53]. Par la suite, la fin du xixe et le début du xxe siècle connaissent un renouveau de l’étude de la Grèce ancienne sous le prisme des « Staatsaltertumer constitutional antiquities[54] ». L’auteur Mogens Hansen, à partir des années 1980, réactualisa cette tradition d’analyse en plaçant au centre de ses réflexions les espaces institutionnels au sein desquels se déroulent les débats politiques[55]. Pour cela, il procède à un « rassemblement systématique de toutes les sources, de tous les cas[56] » ainsi qu’à l’« établissement d’une taxinomie qui permet d’analyser telle procédure, telle institution et d’en saisir la portée ou le rôle[57] ». Hansen a ainsi débuté un ensemble de travaux sur les institutions – qui aboutira à l’ouvrage colossal An Inventory of the Archaic and Classical Poleis[58] – par deux ouvrages[59] portant sur le fonctionnement des assemblées, complétés par l’ouvrage publié en 1987, The Athenian Assembly in the Age of Demosthenes[60], qui constitue l’un des ouvrages majeurs de ce courant d’étude. Son « opus magnum[61] », The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes[62] propose un exposé des plus précis des institutions athéniennes au ive siècle. Dans un article intitulé « On the importance of Institutions in an Analysis of Athenian Democracy » – rédigé en réponse à la critique méthodologique de Josiah Ober[63] – Hansen offre une justification de son prisme d’étude de la Grèce sur les institutions. Il affirme ainsi :

En filigrane, se trouve une justification de l’approche institutionnelle et l’affirmation de l’utilisation du concept d’État. Plus encore, dans Polis et État : Un concept antique et son équivalent moderne[65], Hansen mobilise les catégories du droit public moderne pour caractériser les institutions telles que les Grecs les pensaient[66]. Son étude suppose par ailleurs « une dissociation entre l’État et la société civile[67] ». Dès lors, « un tel travail de distinction entre les différentes catégories politiques conduit en définitive à faire de la sphère publique une puissance souveraine dotée d’une quasi‑personnalité juridique qui transcende les individus[68] ». Au cœur de la réflexion de Hansen se trouve la pertinence du rapprochement entre la cité antique et l’État moderne. Il propose une méthode de rapprochement et de comparaison entre le monde antique et le monde moderne[69] :

Il souligne de plus l’absence de tentative de définition des historiens du concept d’État dans « sa réalité historique[71] » et entreprend d’en proposer une. Il débute son raisonnement en partant de la définition des trois éléments constitutifs de l’État forgée par le droit international. Il ajoute de plus que :

Enfin, Hansen partant d’une étude sur la polis, ajoute à son analyse une nouvelle lecture de l’État moderne :

Paulin Ismard a dans un ouvrage récent adopté une démarche similaire en se basant sur l’expérience grecque afin de mettre en lumière des traits du concept d’État moderne. Il aboutit cependant à un constat différent de ceux de Hansen[74]. Il réfute la mise à distance de l’idée de cité et de société[75]. Son ouvrage portant sur les esclaves publics athéniens débute par la question suivante : « L’expérience de la lointaine Athènes pourrait-elle nous aider à affronter ici et maintenant, notre malheur politique[76] ». Face à la crise de la représentation, l’idée démocratique fait figure de « seule promesse de paix civile entre tous et de la liberté pour chacun[77] ». Il développe à ce propos l’argument d’une tension au sein de la démocratie moderne qui porte un intérêt accru à l’opinion de la population sans pour autant prendre en compte « la parole des citoyens ordinaires ». Cette tension nait, d’après Paulin Ismard, du fait que « le gouvernement de la chose publique ne saurait reposer que sur un ensemble de savoirs, dont la nature exigerait qu’ils soient élaborés à l’écart des passions publiques[78] ». La compétence politique serait dès lors réservée aux experts. Paulin Ismard étudie de plus une des composantes de la notion d’État. Selon lui, « L’État sous les traits de son appareil bureaucratique, se présente avant tout comme un ensemble de dispositifs de savoirs destinés à constituer la société comme un objet, dont il se dissocie en même temps qu’il l’informe. » Il nourrit sa réflexion d’une définition de l’État en affirmant que « Tout État, pourrait- on dire, est en premier lieu une organisation savante, un État de savoir[79] ». À l’issue de ce panorama de l’approche institutionnelle, on peut noter que cette tradition d’étude a connu une réactualisation de la mobilisation des concepts qui l’ont fondé.

En outre, Vincent Azoulay et Paulin Ismard ont caractérisé cette approche mobilisant des concepts du droit public de « Cité des juristes » qui s’opposeraient à « la Cité des anthropologues » plus focalisée sur le phénomène politique[80]. La Cité des anthropologues, à la suite des travaux de Durkheim[81] et de Pierre Gernet[82], envisagent le phénomène politique comme un continuum avec les sphères religieuses ou économiques. La lecture anthropologique comporte en outre une focalisation sur l’époque archaïque « reposant d’abord sur la documentation archéologique et iconographique textuelle avec une prédilection pour les sources poétiques[83] ». Sous l’impulsion de Pierre Vidal‑Naquet ou encore Jean-Pierre Vernant, cette tradition d’étude du système politique grec avait mis en lumière le lien entre la politique et la religion au point de promouvoir « une conception eucharistique de la cité grecque[84] ». En effet, les citoyens grecs seraient parvenus à l’unité politique par le biais de rituels collectifs[85]. Enfin pour la Cité des anthropologues, il est notable d’après Pierre Vidal‑Naquet que « le politique ne se contente plus d’exister dans la pratique institutionnelle : il est devenu conscience de soi[86] ». Des études plus récentes ont par ailleurs mis en avant l’importance de certaines organisations sociales qui modifient la structure du politique et notamment le rôle du clientélisme[87], de la philia, ou des jeux[88].

III. Une nouvelle tradition de la démocratie athénienne reposant sur un enrichissement des conceptions du phénomène politique

A. Repenser le politique : un nécessaire décloisonnement

S’il existe une nouvelle vision ou lecture de la démocratie athénienne, celle-ci est indéniablement enrichie par la confrontation des lectures classiques de la démocratie soit celle de la Cité des juristes et des anthropologues. En effet, ceux-ci savent s’en tenir malgré les différences de leurs approches à un récit commun leur permettant une cohabitation polie pouvant être résumée par la formule suivante :

Ce récit commun semble être aujourd’hui en cours de déconstruction par le biais d’une confrontation de ces deux méthodologies. Nicole Loraux fut à cet égard l’une des pionnières du décloisonnement des perspectives d’étude du politique de la Grèce ancienne. Elle-même issue de la tradition d’étude anthropologique, elle a pu mettre en garde contre les potentielles dérives de celle-ci[90]. Elle dénonçait une vision idéalisée de la cité entretenue par l’« École de Paris » rendant la cité « figée dans un temps répétitif voire cyclique[91] ». L’approche anthropologique se baserait selon elle sur une approche du fonctionnement civique manquant de recul vis-à-vis de l’image réflexive de la société grecque. Cette dynamique de confrontation des perspectives d’analyse de l’histoire s’inscrit notamment dans le sillon tracé par l’appel de Marc Bloch et de Lucien Lefebvre invitant les historiens à « abattre les murs si hauts, que bien souvent, ils bouchent la vue » pour « s’efforcer de suivre l’œuvre du voisin[92] ». Vincent Azoulay propose par exemple au-delà de la critique des apories de chaque tradition d’études de les confronter afin de faire émerger leur complémentarité[93]. Complémentarité dont l’efficacité a su être prouvée par le travail de Pauline Schmitt Pantel[94]. De cette rencontre des courants d’études naît une restauration du sens du politique et l’émergence justifiée de la question « La démocratie grecque, le locus d’émergence de la politique ou du politique[95] ? »

Y répondre suppose de se plonger dans l’historiographie du phénomène politique grec. En effet, au début du xxe siècle, sous l’influence des travaux consacrés à la Rome Antique[96], les études sur Athènes sont marquées par un intérêt majeur pour le phénomène politique et les politiciens. Ce mouvement de recherche amorcée pour la démocratie athénienne par Robert Sealey dans les années 1950-1960 émergea notamment en réaction à l’ancrage de l’approche institutionnelle. Ce prisme d’étude fut notamment consolidé par W. R . Connor qui avec son ouvrage The New politicians of the Fifth Century Athens[97] retraça notamment l’origine de cette tradition à F. Bentley et son ouvrage The process of governement[98]. En France, l’ouvrage de Jacqueline Bordes fait figure de première pierre d’une construction de pensée liant la démocratie à la politeia[99]. Cette étude du phénomène politique nourrit par la confrontation des deux grandes écoles d’étude de la démocratie athénienne permet de mettre à jour une vision du politique fondée sur le conflit, la stasis. Le lien entre démocratie, politique et conflit a su prendre des teintes variées en fonction des auteurs. L’étude du politique grec permet ainsi de souligner les spécificités du concept politique.

Le recours à Carl Schmitt pour éclairer la compréhension du politique dans la démocratie athénienne a notamment été mis en lumière par Vincent Azoulay qui s’inscrit par la même dans une tradition d’étude reposant sur une conception large du politique. Il est par ailleurs notable que la définition de l’ennemi public ait notamment pour référence un passage de la République de Platon[100]. Afin d’éclairer l’influence de Schmitt sur les études du phénomène politique grec, il convient d’en souligner brièvement les traits majeurs. Dans son versant négatif, le politique chez Carl Schmitt est défini par le fait qu’il n’y a pas de « sphère politique dotée d’un contenu spécifique à côté d’autres sphères[101] ». Le politique se définit par ailleurs dans son versant positif par « un degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation[102] ». Vincent Azoulay a pu souligner que le recours à la conception schmittienne du politique permet de s’émanciper du cadre institutionnel car la politique se déploie partout où peut naitre la discorde[103]. La compréhension du phénomène politique gagnerait en ce sens à s’extraire du carcan de l’approche institutionnelle. De plus, il souligne que l’intensité comme critère de définition, légitime une étude des moments paroxysmiques du politique. Idée qu’il concrétise par une étude de l’« Évènement » Socrate[104] sur lequel nous reviendrons par la suite. De plus, selon ses termes « À lire attentivement C. Schmitt on évite aussi la tentation d’assimiler le politique au rituel car le rituel ne crée par mécaniquement l’union et le consensus[105] ». En affirmant cela, Vincent Azoulay nous semble également prendre du recul sur l’approche anthropologique ayant tendance à fondre le phénomène politique dans le religieux.

L’ouvrage d’Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne s’inscrit également dans cette compréhension du politique grec par le conflit. En effet, comme l’explique Cornelius Castoriadis, la politique selon Arendt est le domaine où les hommes luttent pour parvenir à la reconnaissance[106]. La grandeur des grecs serait pour Arendt une dissociation totale du social et du politique[107]. Cette lecture englobante du politique reposant sur des désunions extrêmes n’est pas sans filiation intellectuelle avec certaines lectures de la démocratie athénienne fondées sur l’idée que « la politique s’élabore donc dans bien d’autres lieux que le cadre institutionnel qui ne vient en définitive que donner une sanction et une forme légale aux rapports de force existant au sein de la société[108] ». C’est également le prisme adopté par Moses Finley dans son ouvrage Politics in the Ancient World[109], qui se base quant à lui sur un conflit de nature socio-économique. En partant d’un extrait du IIIe livre des Politiques affirmant que « la vraie différence qui sépare entre elles démocratie et oligarchie, c’est la pauvreté et la richesse[110] », Finley tente de démontrer que « l’État est le lieu où s’affrontent des intérêts en conflit, le lieu des conflits de classe[111] ». L’assistance matérielle des plus riches constitue selon Finley l’une des clés de compréhension de l’acceptation de la gouvernance des élites[112]. De plus, selon Finley, les dirigeants prenant la parole ne forment pas une élite politique institutionnalisée[113] dans la mesure où ils peuvent être touchés par l’ostracisme ou le graphe para nomon.

B. La dissension comme révélateur de l’idéologie civique

Les lectures de la démocratie athénienne percevant le conflit comme élément de définition déterminant du phénomène politique ont par ailleurs placé l’idéologie civique au cœur du politique. Ces études de l’idéologie civique comme élément fondateur du politique ont notamment été formées par une contestation des approches traditionnelles de la cité grecque.

Claude Mossé et Nicole Loraux, en s’opposant également l’une et l’autre aussi bien à l’approche institutionnelle qu’à la lecture anthropologique de la cité grecque, ont proposé un travail de recherche mettant en lumière que la dissension est au cœur du processus politique. Claude Mossé, en réfutant une lecture de la politique sous l’angle unique des institutions, a su au cours d’une étude sur les assisses socio-économiques des relations politiques au sein de la cité mettre en avant les rapports de domination[114] comme constitutifs du phénomène politique.

Nicole Loraux propose par ailleurs une forme de « repolitisation » du politique en critiquant les approches juridiques et anthropologiques de la démocratie athénienne. Elle réfute ainsi cette image homogène et égalitaire d’une société irénique[115] ainsi que l’approche institutionnelle fustigée d’être peu à même de cerner la spécificité du politique[116]. Cette critique a été nourrie par un premier temps de son travail de recherche axé sur une étude du mirage de l’unité grec par le biais d’une investigation sur les oraisons funèbres athéniennes[117] ainsi que sur le mythe de l’autochtone[118]. Son ouvrage L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la cité classique publié en 1981, propose ainsi une lecture de ce logos – célébrant les morts de la guerre de l’année[119] – concomitant de la naissance de la démocratie athénienne. Ces discours scellent selon elle « la manifestation d’une parole démocratique[120] » ainsi que sa justification. L’exaltation de la démocratie par ce type de logos cacherait selon Nicole Loraux, un refoulement du conflit, de la stasis, pourtant au cœur de la cité et du politique. Dans un second temps de ses recherches, l’historienne après avoir déconstruit le mythe de l’unité de la cité grecque défend l’idée que le conflit est au cœur de la définition du politique[121]. Elle s’inscrit par la même dans un champ d’étude visant la restauration du sens du politique. Elle se rapproche dans cette perspective des travaux de Christian Meier[122]. Dans La Naissance du politique, ce dernier mène une réflexion inspirée de Carl Schmitt sur la nature du phénomène politique[123]. Meier propose une dissociation conceptuelle de l’unité politique et du politique[124]. S’il s’inspire de Carl Schmitt du point de vue conceptuel, il en propose un dépassement[125] ou une lecture a contrario en affirmant que le politique grec se construit justement par-delà la distinction ami-ennemi[126]. L’historien Josiah Ober s’inscrit également dans cette démarche traitant de l’idéologie civique comme élément fondateur du politique. Dans son ouvrage Mass and Elite in Democratic Athens[127], Josiah Ober analyse l’importance de la rhétorique et des discours dans les divers lieux d’échanges comme révélatrice des conflits sociopolitiques mais également comme permettant la création d’une idéologie commune de la masse et de l’élite. À travers une étude des discours, il affirme que l’équilibre des forces sociales a pu se réaliser par l’utilisation d’un vocabulaire élitiste ainsi qu’égalitaire aboutissant à maintenir le demos comme souverain. Souveraineté se concrétisant dans le pouvoir de changer les institutions[128].

C. Le retour à une vision grecque du politique

Plus récemment, Paulin Ismard et Vincent Azoulay proposent de baser leur réflexion sur le système de gouvernement athénien sur une vision plus riche de la politique que ne lui attribue le sens moderne, une « vision grecque ». En effet, les Grecs ont inventé « la politique au sens moderne du terme : pour la première fois dans l’histoire des communautés ont déterminé elles-mêmes leur destin au terme d’un processus de décision collectif et public, fonctionnant sur la base d’une discussion réelle. Mais pour les grecs, la politique était loin de se réduire aux seuls mécanismes de prise de décision[129] ». Vincent Azoulay construit son raisonnement sur le politique grec en travaillant sur la définition du politique comme techné politké développé par Platon dans Le Politique[130]. Platon offre en effet un enrichissement de la conception du politique en utilisant la métaphore de la politique comme œuvre de tissage[131]. La politique aurait pour finalité d’assembler et de maintenir unies des pièces de la cité aux vertus contraires par le biais de la concorde. La métaphore du tissage correspond à tout un ensemble de rituels grecs tournés autour de l’unité de corps familiaux, sociaux ou politiques[132] et donne l’image d’« une politique au travail[133] » dont la première étape serait l’exclusion des matériaux les plus mauvais. Le tissage de la cité s’effectuant par la suite avec les produits restants. L’exclusion comme première étape de la conception de la politique est ici centrale, elle dénote que pour Platon, l’unité politique a toujours pour fond la désunion et la stasis. Comme le souligne Nicole Loraux, la paix civile est un tissage permanent « car la déchirure est toujours une menace[134] ». Reprenant l’analyse de J. Scheid et J. Svenbro[135], Vincent Azoulay souligne la permanence de la guerre civile dans la conception de la politique de Platon. Plus encore, Vincent Azoulay enrichit cette étude – initiée par Nicole Loraux qui avait su mettre en avant le rôle de la stasis dans le politique – en proposant une confrontation de la pensée de Platon avec Carl Schmitt illustrant une vision plus large du politique au sein de la démocratie athénienne. Vincent Azoulay propose une contextualisation critique de la référence schmittienne au regard de l’histoire. Cette « généalogie au long cours[136] » souligne ainsi la spécificité de l’expérience grecque. Vincent Azoulay pose de plus la question de savoir comment s’organisaient les processus d’exclusion : « Étaient-ils organisés et encadrés par une structure surplombante, la cité, qui en aurait garanti la validité ? » Il y répond par la négative. En reprenant l’analyse de Karl Joachim Holkeskamp[137], il souligne que le fonctionnement des processus d’exclusion ne reposait pas sur un système cohérent normatif mais plutôt sur des éléments disjoints. Il prend notamment appui sur les classes censitaire soloniennes pensées selon lui a posteriori comme un schéma global répondant notamment au mythe de la constitution des ancêtres[138]. Selon Vincent Azoulay, les processus d’exclusion et de non-inclusion étaient spontanés et nécessitaient par la même un encadrement juridique. Il prend l’exemple de l’abolition de l’esclavage pour dettes par Solon[139]. La mesure de protection du corps civique engendra une distinction entre ceux inclus dans le spectre de la mesure et les exclus. En conséquence, se développa l’importation d’esclaves de l’étranger[140]. En définitive et au regard de ces différentes analyses des variations politiques, l’on peut souscrire au postulat de Cornelius Castoriadis selon lequel, « l’étude de toute forme du politique n’est possible que par ce que nous nous situons dans cette tradition qui commence avec la Grèce[141] ».

Enfin, il convient de souligner l’apport de l’ouvrage de Cynthia Farrar, The Origins of democratic thinking, au sein duquel elle élargit le constat qu’Athènes serait le berceau de la politique en proposant l’idée que la théorie politique sous forme de la réflexivité serait née à Athènes. Elle critique les recherches niant l’existence d’une théorie politique démocratique à Athènes. Plus que la naissance du politique, Athènes serait le berceau de la théorie de la démocratie. Cynthia Farrar met l’accent sur la réflexivité des Athéniens à penser leur propre système politique, réfutant par la même les théories niant l’existence de la théorie politique antique[142]. Finley en ce sens invoquait deux arguments jugés fragiles par Cynthia Farrar, l’impossibilité d’une théorie démocratique du fait de la confusion de la pensée de la théorie démocratique avec la théorie institutionnelle ainsi que l’obscurcissement d’une éventuelle réflexion du fait du système esclavagiste et impérialiste[143]. Les Athéniens auraient selon lui pensé leur système politique dans l’unique but de consolider leurs avantages matériels.

IV. Une réflexion sur la démocratie athénienne par les marges

L’étude de la démocratie athénienne par le biais des marges du politique est constante depuis les premiers siècles de l’époque moderne. Des travaux récents ont cependant permis une spécialisation des critiques de l’exclusion, éclairants au regard de l’étude de la démocratie athénienne. Ce nouveau courant se concentre notamment sur deux points. D’une part, sur le thème de l’esclavage, d’autre part sur la question de la restriction de la liberté d’expression. Paulin Ismard a ainsi pu souligner que « la transparence du politique grec est en effet à la mesure du voile d’opacité dont la cité recouvre ce qui se tient à ses marges et qui, pourtant, est indispensable à son fonctionnement[144] ».

La relation entre les marges de la société politique et le système de gouvernement est au cœur du postulat de Finley pour qui, « la liberté et l’esclavage ont marché main dans la main[145] ». Inscrit dans un schéma de pensée notamment théorisé par Robert Bonnaud[146] aux yeux duquel « tout progrès en histoire se paie[147] », la démocratie athénienne est souvent décriée par ses critiques en raison de l’esclavage et de l’exclusion des femmes de son système politique. Athènes ne pourrait ainsi faire figure de germe de la pensée politique moderne en raison de ses péchés originels. En somme, les marges du politique athénien discréditeraient la référence ou le recours à la démocratie athénienne. Le progrès grec n’aurait été possible que par l’intermédiaire de l’impérialisme et de l’esclavagisme. Pierre Vidal-Naquet souligne à ce propos l’existence d’un lien fondamental entre impérialisme et démocratie[148]. Dès lors, la condamnation de ces phénomènes s’accompagne de la récusation du « trésor perdu » grec. Pour Cornelius Castoriadis, « cette attitude qui interdit d’emblée toute tentative de compréhension[149] », est de plus historiquement fausse. L’historiographie de la question de l’esclavage a connu un fort développement notamment au cours des années 90 avec la publication de l’ouvrage de Moses Finley, Ancient Democracy Modern Ideology[150]. Moses Finley dans l’ouvrage Mythe, Mémoire, histoire, reprenant divers de ses écrits, dresse une historiographie des ouvrages consacrés à la question depuis l’époque romaine en soulignant la constance de la référence à l’esclavage dans les travaux des historiens[151]. Il souligne que « c’est précisément [une] enquête sérieuse sur l’idéologie complexe de l’esclavage qui distingue l’historiographie moderne de l’ancienne[152] ».

On s’attachera à montrer que traditionnellement les études sur le fonctionnement de la Grèce Antique ont mis en avant la congruence de l’institution esclavagiste et de la démocratie. Cependant, des études plus récentes ont dépassé ce constat et ont davantage étudié ce qui a pu être nommé « l’une des antinomies les plus flagrantes et pourtant quasi-indivisibles du libéralisme[153] » soit le rapport conceptuel entre esclavage et liberté. Paulin Ismard propose notamment à partir de l’expérience grecque de souligner la permanence de ce silence dans la pensée moderne. Dans son ouvrage La Cité et ses esclaves[154], il retrace « le refoulement constant de la question esclavagiste[155] » en partant des Politiques d’Aristote. L’esclavage est pour lui « relégué dans un hors champ du politique[156] » et « se présente donc comme ce dont l’exclusion est nécessaire à la définition du politique[157] ». Ce constat est par ailleurs mis en parallèle avec diverses références historiques majeures de la pensée politique moderne illustrant à son parangon ce paradigme. Il cite par exemple Locke qui a su dénoncer l’esclavage comme une forme de dénonciation de l’absolutisme[158], mais qui a par exemple été le rédacteur d’un article du projet de constitution de la colonie de Caroline qui instaurait l’esclavage[159]. Locke ou les Lumières développent ainsi une critique de l’esclavage du point de vue conceptuel. Cependant, aucune dénonciation critique de l’ordre politique colonial n’est présente dans leurs ouvrages. Paulin Ismard mentionne de plus Arendt et le rôle marginal qu’a pu jouer l’esclavage dans son analyse de la démocratie athénienne[160]. Paulin Ismard souligne de plus dans son ouvrage, La démocratie contre les experts, le versant négatif de la définition du champ de la politique dans la cité grecque. En effet, en confiant aux esclaves publics « les techniques et les savoirs indispensables à l’administration de la chose publique », ce domaine d’action était par la même exclu du champ politique[161]. L’activité des esclaves publics crée ainsi « un politique neutralisé[162] ».

La plasticité de la référence socratique explique que la mise à mort de Socrate constitue pareillement aux yeux des critiques de la démocratie « la faute impardonnable de la démocratie athénienne par ses détracteurs qui y voient la preuve d’une cite intolérante persécutant ses propres élites intellectuelles pour des raisons religieuses[163] », ou encore « le péché originel de la démocratie[164] ». Ce qui a pu être nommé par Paulin Ismard « L’événement Socrate[165] » est transfiguré en moment de rupture justifiant ou non la validité de la démocratie athénienne. Il convient de souligner le travail accompli par Paulin Ismard qui propose à travers son ouvrage L’événement Socrate, une analyse fine du fonctionnement de la démocratie athénienne à travers les éléments du procès. La méthodologie employée par Paulin Ismard est à souligner en ce qu’elle étudie la démocratie athénienne sous le prisme de l’« exceptionnel normal[166] ». Si pour certains, le procès de Socrate fait figure de « paradigme du procès athénien[167] », il constitue pourtant l’unique cas d’action en justice de la cité athénienne contre un intellectuel pour ses opinions[168]. Paulin Ismard défend dès lors la thèse que « c’est bien le politique athénien dans toutes ses dimensions qui se dévoile », le procès de Socrate se présente ainsi « comme le meilleur d’entre eux pour penser le fonctionnement du droit athénien » en ce qu’il « mettait en crise le fonctionnement ordinaire de la justice athénienne, le comportement de Socrate en éclairait singulièrement les fondements[169] ». Paulin Ismard le rappelle un des éléments fondateurs de la démocratie athénienne directe est l’absence de concepts juridiques. Socrate fut ainsi condamné sur le fondement d’une accusation que la cité était elle-même incapable de définir[170]. Paulin Ismard se questionne ainsi sur l’existence d’un éventuel droit grec « sans concept[171] ». Le point fondamental que souligne à cet égard L’Evénement Socrate est bien le cœur de la démocratie directe. La condamnation de Socrate ne devait pas être conforme à des catégories juridiques prédéfinies dans la mesure où « ils revenaient aux citoyens juges de redéfinir lors de chaque décision les catégories du droit athénien[172] ». Dès lors, « l’imprécision dogmatique des lois athéniennes était consubstantielle au principe d’une justice démocratique[173] ». L’évènement Socrate est par ailleurs le point de départ d’une confrontation entre deux visions opposées de la légitimité de la souveraineté populaire et de la loi. Socrate en questionnant ses accusateurs privilégierait une légitimité non fondée sur le fondement de la loi. Il remettait par la même en cause l’un des piliers de la démocratie directe.

 

Marie Sissoko-Noblot

Marie Sissoko-Noblot est doctorante à l’université Panthéon-Assas et avocate au barreau de New York. Sa thèse porte sur les enjeux constitutionnels de la démocratie participative. Elle a été étudiante au sein du LL.M. Legal Theory de New York University.

Pour citer cet article :
Marie Sissoko «Une nouvelle « tradition de la démocratie grecque » ? », Jus Politicum, n° 29 [https://www.juspoliticum.com/article/Une-nouvelle-tradition-de-la-democratie-grecque-1494.html]