N°20 Actualités

À propos de quelques problèmes juridiques entourant le régime indemnitaire des membres du Conseil constitutionnel

Thèmes : Cinquième République - Conseil constitutionnel - Régime indemnitaire - Droit fiscal

Elina Lemaire, « À propos de quelques problèmes juridiques entourant le régime indemnitaire des membres du Conseil constitutionnel » (article publié le 03 décembre 2018).

Pour citer cet article :
Elina Lemaire, « À propos de quelques problèmes juridiques entourant le régime indemnitaire des membres du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, « Actualités », mis en ligne le 03 décembre 2018 [http://juspoliticum.com/article/A-propos-de-quelques-problemes-juridiques-entourant-le-regime-indemnitaire-des-membres-du-Conseil-constitutionnel-1267.html].

L

e Conseil constitutionnel, comme les autres pouvoirs publics constitutionnels (présidence de la République, assemblées parlementaires et Cour de justice de la République), détermine lui-même les crédits nécessaires à son fonctionnement*. Il s’agit là, selon ses propres termes, d’une règle inhérente au principe de l’« autonomie financière [de ces pouvoirs publics constitutionnels] qui garantit la séparation des pouvoirs[1] ».

Depuis l’entrée en vigueur de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, le 1er mars 2010, c’est-à-dire dans un contexte de très forte progression des contentieux du contrôle de constitutionnalité des normes[2] – qui implique, mécaniquement, une augmentation des charges de personnel[3] –, le Conseil constitutionnel a su maîtriser son budget, grâce notamment aux efforts déployés par le prédécesseur de M. Laurent Fabius, M. Jean-Louis Debré[4]. Ces efforts ont conduit, de 2009 à 2016, à une baisse continue de la dotation allouée au Conseil constitutionnel. Alors que les finances publiques sont gravement détériorées, cette politique de rigueur budgétaire doit naturellement être saluée. Nul doute que le contrôle parlementaire annuel du budget de l’institution, auquel les services du Conseil se plient de bonne grâce (n’hésitant pas, dans un souci de transparence, à communiquer des éléments précis aux parlementaires – à commencer par la présentation du budget par nature des dépenses[5]), y a aussi grandement contribué. Est-ce à dire que le Conseil constitutionnel se montre attaché à une éthique de la transparence ?

Il est inutile de dresser ici la liste des très nombreuses réformes qui, depuis la fin des années 1980, ont été entreprises dans le but de renforcer la transparence et la déontologie de la vie publique[6] (mentionnons simplement l’encadrement du financement des partis politiques[7], la création, après l’onde de choc provoquée par l’affaire Cahuzac, d’une Haute autorité pour la transparence de la vie publique, ou encore, plus récemment, la réforme des conditions matérielles de l’exercice du mandat parlementaire[8]). De nombreuses zones d’ombre demeurent, assurément. Mais, progressivement, une « culture juridique de la transparence[9] » s’est formée, qui est aujourd’hui prégnante et qui irrigue en profondeur le discours des pouvoirs publics. Or, de ce point de vue-là, il faut bien admettre l’existence d’une marge de progression dans les pratiques du Conseil constitutionnel. Deux exemples suffiront pour l’illustrer.

Le premier concerne le régime des archives du Conseil – antérieur à la réforme de 2008[10]. En 2001, le Conseil constitutionnel avait choisi[11] – incompétemment[12] – de déroger au droit commun de la communication des archives publiques, en prévoyant la libre communication de ses archives à l’expiration d’un délai de soixante ans (au lieu du délai de droit commun de trente ans).

Le second exemple concerne les obligations déclaratives pesant (ou plus exactement ne pesant pas…) sur les membres du Conseil constitutionnel. Dans le but de renforcer la transparence de la vie publique et l’éthique professionnelle, le législateur et le législateur organique ont récemment soumis les magistrats administratifs et judiciaires et les membres du Conseil d’État à certaines obligations déclaratives[13]. Un amendement à la loi organique no 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature, adopté à l’initiative de certains députés, visait à soumettre les membres du Conseil constitutionnel à une double obligation déclarative (d’intérêts et de situation patrimoniale), assortie, en cas de manquement, à des sanctions pénales. Considérant que ces dispositions nouvelles ne présentaient « pas de lien, même indirect, avec les dispositions du projet de loi organique déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale » au motif curieux qu’elles avaient été prises sur le fondement d’une disposition constitutionnelle (l’article 63) différente de celles qui fondaient le projet de loi organique (articles 13, 64 et 65 de la Constitution), le Conseil constitutionnel les a censurées par sa décision no 2016-732 DC du 28 juillet 2016 (§ 101). Comme l’observe Julie Benetti dans son commentaire fort critique, « la rigueur du contrôle opéré est inédite », et elle invite à la suspicion, d’autant plus que le Conseil renoue dans cette décision avec une solution isolée de 2011[14].

Dans l’une comme dans l’autre de ces deux affaires, il serait difficile de considérer que le Conseil constitutionnel s’est illustré comme un héraut de la transparence.

Sur la question des indemnités perçues par ses membres, qui nous intéressera au premier chef ici, on ne peut pas dire que le Conseil fasse preuve d’une prolixité inconsidérée. Le site Internet de l’institution n’en fait aucune mention ; il faut donc se reporter aux textes relatifs à l’institution, et notamment à l’article 6 de l’ordonnance no 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, pour obtenir des informations. Le problème est que, depuis 2001, ce texte ne fonde plus de façon exclusive l’indemnité perçue par les membres, qui a alors été complétée par une décision (non publiée) d’un secrétaire d’État au budget. Indépendamment du problème juridique (de compétence) que cette situation soulève (voir infra), on admettra sans difficulté qu’en matière de transparence, il est aisé de faire mieux.

La même opacité a longtemps enveloppé le régime fiscal des indemnités des « Sages » de la rue de Montpensier. C’est justement ce régime, sur lequel notre attention a été attirée par un passage du manuel de contentieux constitutionnel du professeur Guillaume Drago (voir infra), qui est au cœur de cette étude.

 

 

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance no 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel précitée, le président et les membres du Conseil « reçoivent respectivement une indemnité égale aux traitements afférents aux deux catégories supérieures des emplois de l’État classés hors échelle ».

Cette indemnité, qui est servie en contrepartie de l’exercice des fonctions, est en principe imposable sur le fondement de l’article 79 du code général des impôts (ci-après CGI), aux termes duquel « les traitements, indemnités, émoluments, salaires, pensions et rentes viagères concourent à la formation du revenu global servant de base à l’impôt sur le revenu ». Cet article très général fonde – notamment – la taxation des rémunérations et indemnités servies sur fonds publics au titre de l’exercice de fonctions publiques, telles que les indemnités servies aux membres des organes constitués.

Quel est le régime fiscal des indemnités des membres du Conseil constitutionnel ? Pour répondre à cette question (que posait déjà il y a près de vingt-cinq ans un député socialiste au ministre du budget), la plus grande prudence est requise. L’affaire, en effet, est fort complexe. Avant de tenter de l’élucider et pour les non-spécialistes de droit fiscal, quelques précisions liminaires s’imposent pour exposer les conditions de détermination du revenu imposable et (le cas échéant) celles de l’exonération d’impôt.

Le revenu des contribuables imposable dans la catégorie des traitements et salaires est déterminé par application des articles 82 et suivants du CGI : il correspond au montant net des sommes perçues. Ce montant net est calculé en tenant compte (le cas échéant) des dépenses et charges déductibles du revenu brut, mentionnées aux articles 13 et 83 du CGI. En l’absence de dispositions contraires, l’indemnité servie aux membres du Conseil constitutionnel est imposable dans les conditions qui viennent d’être mentionnées, selon le régime de droit commun des traitements et salaires.

Certaines sommes peuvent toutefois être exonérées d’impôt : les articles 81 et suivants du CGI en fixent la liste (limitative), qui comprend notamment les « allocations spéciales destinées à couvrir les frais inhérents à la fonction ou à l’emploi et effectivement utilisées conformément à leur objet », mentionnées par les dispositions du 1o de l’article 81[15]. Ce sont ces allocations qui sont au cœur des questions juridiques complexes qui, jusque récemment, caractérisaient le régime fiscal des indemnités des membres du Conseil constitutionnel. Les manuels de droit et de contentieux constitutionnels ne sont pas diserts sur cette question – il est vraie fort pointue. Notons toutefois que, lorsqu’elle est évoquée, elle fait encore aujourd’hui l’objet d’approches différentes et plus ou moins précises. Michel Verpeaux note ainsi, dans le fascicule du Jurisclasseur Administratif consacré au Conseil constitutionnel (§ 230), que l’ensemble des « rémunérations » perçues par les membres du Conseil constitutionnel est « soumis à toutes les cotisations salariales et patronales et à l’impôt sur le revenu » – sans davantage de précisions. Dans la dernière édition (2016) de son manuel de Contentieux constitutionnel français, Guillaume Drago précise quant à lui que les indemnités des membres du Conseil constitutionnel, considérées à concurrence de 50 % de leur montant comme représentatives de frais d’emploi au sens des dispositions précitées du 1o de l’article 81, ne sont imposables que pour moitié[16]. C’est également ce qu’écrit Alexandre Maitrot de la Motte dans le fascicule 405-10[17] du Jurisclasseur Fiscal Impôts directs Traité, qui évoque l’« imposition partielle des indemnités perçues par les membres du Conseil constitutionnel » (§ 13). Jean et Jean-Éric Gicquel ne partagent pas cet avis : ils relèvent, dans leur manuel de Droit constitutionnel et institutions politiques, que les membres du Conseil « perçoivent une indemnité alignée sur celle du traitement du président de section au Conseil d’État (art. 6[18]), fiscalisée, selon le régime de droit commun, depuis le 1er janvier 2001[19] ». Cette affirmation est confirmée – au détour d’une phrase – par Dominique Schnapper dans l’ouvrage qu’elle a publié après la fin de son mandat rue de Montpensier[20], qui ne dit pourtant rien des conditions ou du sens de la réforme de 2001.

Ce sont justement ces incertitudes que cette étude espère lever. De fait, l’enquête révèle que si, pendant longtemps, l’indemnité perçue par les membres du Conseil constitutionnel a été soumise à un régime fiscal spécifique (I), ce régime a été réformé au début des années 2000 à l’issue d’une décennie de critiques récurrentes et assez largement justifiées. Le nouveau régime ne nous semble pas, toutefois, à l’abri de tout reproche sur le plan juridique (II).

 

I. Un régime fiscal spécifique

 

L’indemnité des membres du Conseil constitutionnel est, hier comme aujourd’hui, imposable dans les conditions prévues à l’article 79 précité du CGI. Mais comme tous les contribuables, les membres du Conseil constitutionnel peuvent naturellement bénéficier d’une exonération partielle d’impôt, à concurrence de la partie de leur indemnité qui correspond à une allocation spéciale pour frais d’emploi, au sens des dispositions du 1o de l’article 81 du CGI précité.

Avant la réforme de 2001, le régime fiscal de l’indemnité des membres du Conseil constitutionnel était toutefois particulier dans la mesure où les conseillers constitutionnels bénéficiaient d’une exonération forfaitaire d’impôt (A). Non prévu par la loi, ce régime spécifique avait pour fondement une « doctrine administrative fiscale » (B), et plus précisément encore, une décision ministérielle du 11 janvier 1960 (C).

 

A. Une exonération forfaitaire d’impôt

 

Quelles sont les conditions de l’exonération des « frais d’emploi » (encore – et plus communément – dénommés « frais professionnels ») mentionnés par les dispositions du 1o de l’article 81 du CGI ? Comme l’observe Alexandre Maitrot de la Motte, « à l’instar de toutes les exonérations fiscales, l’exemption prévue par l’article 81, 1o du CGI doit être interprétée restrictivement[21] ».

Les dispositions du CGI encadrent le bénéfice de cette exonération, qui est notamment subordonné à l’existence de frais strictement professionnels. Pour être considérés comme tels, ces frais doivent avoir été effectivement supportés par le contribuable et ne doivent pas correspondre à des frais professionnels courants incombant normalement à celui-ci[22] – ces derniers sont en effet couverts par la déduction forfaitaire de 10 % prévue par les dispositions du 3o de l’article 83 du CGI.

L’allocation n’est exonérée d’impôt sur le revenu qu’en tant qu’elle correspond à l’euro près à des frais professionnels, comme le Conseil d’État l’a jugé dans une décision Lantieri du 30 janvier 1991[23]. Dans cette mesure, en effet, elle ne saurait être regardée comme un revenu à proprement parler. Dans une décision certainement transposable à l’ensemble des contribuables percevant des sommes imposables dans la catégorie des traitements et salaires, le Conseil d’État a en outre considéré que « les contribuables salariés qui entendent bénéficier de ces dispositions [du 1o de l’article 81 du CGI] à raison de sommes que leur a versées leur employeur doivent être en mesure de justifier que ces sommes ont couvert des frais qu’ils ont réellement exposés, ainsi que l’exigeaient leurs fonctions au sein de l’entreprise, dans l’intérêt de cette dernière[24] ».

Il n’en va autrement que lorsque la loi fixe elle-même un montant exonéré d’impôt[25]. La loi n’ayant jamais fixé, à l’égard des membres du Conseil constitutionnel, de montant exonéré d’impôt, ces derniers ne pouvaient bénéficier d’une exonération que si les conditions prévues par les dispositions du 1o de l’article 81 du CGI étaient bien remplies. L’allocation exonérée correspondant à l’euro près aux frais effectivement supportés par le contribuable, la loi fiscale interdit toute exonération forfaitaire. C’est pourtant bien d’une exonération de ce type dont ont bénéficié les membres du Conseil constitutionnel de 1960 à 2001, leurs indemnités étant a priori, sans qu’ils aient à le prouver, considérées comme représentatives de frais d’emploi à concurrence de 50 % de leur montant. Autrement dit, la moitié de l’indemnité qu’ils percevaient n’était pas imposable parce qu’elle était forfaitairement considérée comme représentative de frais professionnels.

À l’été 1994, un député socialiste a interrogé le ministre du budget sur le fondement de ce régime fiscal particulier[26]. Aux termes de sa question écrite portant sur la « détermination du revenu imposable des membres du Conseil constitutionnel », M. Bruno Bourg-Broc, député de la Marne, tout en « rappel[ant] à M. le ministre du budget que la fraction de l’indemnité perçue par les membres du Conseil constitutionnel qui est considérée comme représentative de frais, est fixée à 50 p. 100 », l’interrogeait sur « la base législative de ce régime fiscal[27] ». Le ministre du budget (à l’époque, M. Nicolas Sarkozy) prit le temps de répondre à la question posée. Il indiqua dans sa réponse que « le régime fiscal de l’indemnité que perçoivent les membres du Conseil constitutionnel en application de l’article 6 de l’ordonnance no 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, résulte d’une décision ministérielle du 11 janvier 1960[28] » – autrement dit, d’une interprétation administrative de la loi fiscale, c’est-à-dire d’une doctrine administrative fiscale (voir infra).

Probablement peu satisfait de la réponse qui lui avait été apportée en octobre 1994, M. Bourg-Broc revint à la charge quelques jours après la publication de la réponse ministérielle pour obtenir davantage de précisions. Sa seconde question était formulée en ces termes :

La réponse ministérielle parut quatre mois plus tard :

Cette seconde réponse ministérielle est, sur le plan juridique, partiellement erronée. En effet, les dispositions du 1o de l’article 81 du CGI précisaient déjà à l’époque, comme cela a été mentionné plus haut, que « sont affranchies de l’impôt […] les allocations spéciales destinées à couvrir les frais inhérents à la fonction ou à l’emploi et effectivement utilisées conformément à leur objet ». Elles n’ouvraient déjà droit à exonération que si les conditions susmentionnées étaient remplies et, répétons-le, ne pouvaient en principe, pas plus hier qu’aujourd’hui, servir de base légale à une exonération forfaitaire et inconditionnelle.

Dans ces circonstances, il convient de s’interroger sur le fondement de l’exonération accordée aux conseillers constitutionnels entre 1960 et 2001.

 

B. Le fondement de l’exonération : la « doctrine fiscale »

 

C’est là sans doute l’un des charmes du droit fiscal, très largement méconnu des non-initiés : les contribuables peuvent sous certaines conditions faire échec à l’application à leur propre situation de la loi fiscale, codifiée au CGI. De quelle façon ? En opposant à l’administration fiscale sa propre interprétation, contra legem, de la loi. Cette règle de la « doctrine administrative » ou « doctrine fiscale », qui sert la sécurité juridique des contribuables, crée une « garantie » à leur profit contre les changements d’interprétation des textes fiscaux par l’administration.

La « doctrine administrative » désigne

Cette garantie a une valeur législative. Elle est énoncée à l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales[32], aux termes duquel :

L’article L. 80 B du livre des procédures fiscales étend le bénéfice de la garantie prévue au premier alinéa de l’article L. 80 A aux redevables ayant notamment bénéficié, de la part de l’administration, d’une prise de position formelle « sur l’appréciation d’une situation de fait au regard d’un texte fiscal ».

Ainsi, alors même que la loi s’applique en principe à leur situation et doit conduire à la taxation d’un revenu, l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales permet aux redevables intéressés de faire échec à cette taxation en se prévalant d’une prise de position par laquelle les services fiscaux estimeraient que ce revenu n’est pas taxable. Cette « garantie » n’est toutefois opposable à l’administration fiscale que dans certaines conditions, qui seront brièvement examinées plus loin.

L’interprétation de la loi fiscale opposable à l’administration par le redevable (que les spécialistes appellent donc « la doctrine ») est bien entendu radicalement illégale[36]. En effet, pour pouvoir être opposable, la doctrine doit d’abord ajouter à la loi fiscale[37] et ensuite émaner de l’administration fiscale elle-même[38], qui n’est évidemment pas compétente pour ajouter à la loi. Pour autant, le mécanisme de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales impose au service et au juge, s’il est saisi, d’écarter l’application stricte de la loi sur le terrain de l’interprétation administrative de la loi fiscale. Comme l’observe Martin Collet, ce mécanisme produit une forme de « malaise dans la hiérarchie des normes », puisqu’il a pour conséquence « de permettre le maintien de situations fiscales illégales… mais conformes à la doctrine[39] ».

 

C. La décision ministérielle du 11 janvier 1960

 

Ainsi que le révèle la réponse ministérielle d’octobre 1994 qui fonde le régime fiscal spécifique de leur indemnité sur une « décision ministérielle » du 11 janvier 1960, c’est bien d’une doctrine de ce type dont ont longtemps bénéficié les membres du Conseil constitutionnel.

La décision ministérielle du 11 janvier 1960, dont nous avons pu retrouver la trace, est en réalité une lettre non datée et non publiée, adressée par le secrétaire d’État aux finances, à l’époque M. Valéry Giscard d’Estaing, au président du Conseil constitutionnel alors en exercice, M. Léon Noël. Cette lettre est rédigée en ces termes :

C’est cette lettre, contrevenant aux dispositions du CGI, qui constitue la « doctrine administrative fiscale » fondant l’exonération dont ont longtemps bénéficié les membres du Conseil constitutionnel. Très concrètement, cette « décision ministérielle » du 11 janvier 1960 permettait aux membres du Conseil de déclarer au titre des allocations visées par les dispositions du 1o de l’article 81 du CGI, la moitié de l’indemnité qui leur était allouée en contrepartie de l’exercice de leurs fonctions. Et si l’administration fiscale, à l’occasion d’un contrôle, entendait rectifier sur ce point la déclaration de revenus et corriger le montant de l’impôt dû, le redevable conseiller constitutionnel pouvait s’y opposer en se prévalant de la décision ministérielle de 1960 sur le fondement de l’article 1649 quinquies E du code général des impôts, puis de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales – depuis la substitution de ce dernier à l’article 1649 quinquies E par le décret du 15 septembre 1981 précité[41]. Il pouvait dès lors faire échec à la taxation de la totalité de l’indemnité, et ce, alors même que les conditions requises pour pouvoir bénéficier de l’exonération prévue par le 1o de l’article 81 du CGI n’étaient pas remplies[42].

Ce régime spécifique n’est plus en vigueur : c’est ce que le ministre de l’économie a répondu, en janvier 2003, à la question écrite qui lui avait été adressée par M. René Dosière quelques mois plus tôt[43]. Cette information nous a été confirmée par le Secrétaire général du Conseil constitutionnel.

 

II. Une réforme bienvenue suscitant de nouvelles questions juridiques

 

Dans une étude fort critique publiée en 1999, le fiscaliste Maurice Cozian qualifiait la « décision ministérielle » du 11 janvier 1960 sur laquelle était fondé le régime fiscal spécifique de l’indemnité perçue par les membres du Conseil constitutionnel, de « mesure de faveur […] illégale[44] ». Et, de fait, il est à peu près certain que l’absence de taxation était, au moins depuis la fin des années 1960, parfaitement injustifiée en droit (A). Au terme d’une décennie de critiques et d’une tentative de réforme infructueuse, cette décision a été abrogée. Pour autant, il n’est pas certain que le nouveau régime indemnitaire soit parfaitement légal (B).

 

A. L’inopposabilité à l’administration fiscale de la « doctrine » du 11 janvier 1960

 

À la date de la réforme de 2001, la décision ministérielle de 1960 qui fondait le régime fiscal spécifique de l’indemnité des membres du Conseil constitutionnel n’était sans doute plus invocable depuis longtemps.

En effet, ne sont opposables et ne peuvent faire échec à l’application de la loi fiscale que les seules « doctrines » qui contiennent soit une « interprétation » d’un texte fiscal au sens de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales, soit l’« appréciation d’une situation de fait au regard d’un texte fiscal » au sens de l’article L. 80 B du même livre. La décision du 11 janvier 1960 correspondait-elle à l’une ou à l’autre de ces deux qualifications ? Très certainement. Était-elle toutefois opposable à l’administration fiscale ? Dans le meilleur des cas, sans doute plus par les conseillers nommés après janvier 1960.

En premier lieu, la décision ministérielle pouvait être regardée comme contenant une « interprétation » d’un texte fiscal (en l’occurrence, du 1o de l’article 81 du CGI), soit qu’elle ne concernait que les neuf membres du Conseil en fonction à la date de son édiction, soit qu’elle était destinée à concerner tous les membres de la catégorie « membre du Conseil », quelle que fût la date de leur nomination. Dans le premier cas, si l’auteur de cette décision n’avait pris une position formelle que sur la situation des seuls membres du Conseil en fonction en 1960, cette décision ne pouvait être opposée aux services fiscaux que par ces membres-là, c’est-à-dire ceux dont la situation personnelle avait donné lieu à cette prise de position formelle. Elle n’était dès lors pas opposable par les personnes qui n’étaient pas membres, à l’époque, du Conseil constitutionnel. C’est ce qui résulte d’une jurisprudence constante du Conseil d’État, qui considère qu’un redevable ne peut se prévaloir, sur le fondement de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales et pour son cas personnel, d’une décision d’exonération prise par l’administration à l’égard d’un redevable distinct[45]. Autrement dit, dans cette hypothèse (et si l’on excepte les membres de droit qui sont membres à vie), les deux derniers membres qui pouvaient se prévaloir de cette interprétation étaient Jean Gilbert-Jules et Jean Michard-Pellissier (tous deux en fonction du 5 mars 1959 au 4 mars 1968).

Dans le second cas, si la décision ministérielle du 11 janvier 1960 était regardée comme une interprétation de portée générale, rendue au bénéfice de l’ensemble des membres de la catégorie indépendamment de la date de leur nomination, elle n’aurait pu produire des effets sur le terrain des articles 1649 quinquies E du code général des impôts, puis L. 80 A du livre des procédures fiscales, qu’à la condition d’avoir été publiée[46]. Or, elle ne l’a pas été.

En second lieu, la décision ministérielle pouvait être regardée comme une « appréciation d’une situation de fait au regard d’un texte fiscal » au sens de l’article L. 80 B du livre des procédures fiscales. Mais dans cette hypothèse, elle n’aurait été opposable au service que par les membres du Conseil constitutionnel en fonction en 1960. En effet, le Conseil d’État considère que

Autrement dit, seuls peuvent se prévaloir d’une « doctrine » sur le fondement des dispositions du 1o de l’article L. 80 B du livre des procédures fiscales, le redevable qui est à l’origine de la prise de position formelle de l’administration et, par exception, les redevables qui ont participé à l’acte ou à l’opération ayant donné naissance à la situation de fait sur laquelle l’appréciation a été portée. En somme, l’appréciation d’une situation de fait ne pouvait pas être opposée par les redevables qui n’étaient pas membres du Conseil constitutionnel en 1960, date à laquelle la décision ministérielle avait été prise.

Quelle que fût la qualification juridique pertinente de la décision ministérielle de 1960, qui ne pouvait être déterminée que par le juge administratif de l’impôt, tout laisse donc à penser que les membres du Conseil constitutionnel nommés après le 11 janvier 1960 ne pouvaient opposer à l’administration fiscale cette décision pour bénéficier d’une exonération d’impôt au titre de la moitié de l’indemnité qui leur était versée en contrepartie de l’exercice de leurs fonctions. En l’absence de tout fondement juridique, la taxation partielle de l’indemnité était injustifiée – ce que les membres du Conseil constitutionnel eux-mêmes ne soupçonnaient sans doute pas…

Ce n’est en réalité qu’à partir du début des années 1990 qu’a été soulevée la question de l’opportunité et de la conformité au droit de ce régime fiscal spécifique. Les critiques adressées à son encontre par certains juristes et parlementaires ont conduit à son abandon en 2001.

 

B. La réforme de 2001 : sens et interrogations persistantes

 

Dans une tribune publiée par le journal Le Monde le 29 septembre 1990, le professeur Jean-Jacques Dupeyroux fustigeait la « République bananière » en évoquant la situation fiscale des membres du Conseil constitutionnel qui avaient « obtenu, sans loi, d’[…]être massivement dispensés [du paiement de l’impôt sur le revenu][48] », avant de conclure : « en dépit des gesticulations auxquelles a donné lieu le bicentenaire de la grande Déclaration, le cadavre du privilège fiscal paraît plus prospère que jamais, il frétille… »

Cet article n’avait pas échappé aux membres du Conseil constitutionnel de l’époque, qui en faisaient état dans leurs délibérations. Évoquant, lors de la séance du 2 octobre 1990, la tribune mettant en cause le régime fiscal de leur indemnité, ils tentèrent de justifier ses raisons d’être – du moins à leurs propres yeux, les délibérations étant couvertes par le secret. Selon le président Badinter, cet avantage devait s’analyser comme s’insérant dans un « statut », et s’expliquait (entre autres) par l’absence de droits à la retraite et de frais de représentation. Quant au Secrétaire général de l’institution, il évoquait plus simplement une absence de primes au profit des conseillers constitutionnels[49]. Naturellement, la circonstance que les membres du Conseil ne percevaient ni frais de représentation, ni primes et qu’ils ne bénéficiaient pas de droits à la retraite ne pouvait pas, par elle-même, justifier juridiquement qu’il fût fait obstacle à la taxation prévue par les dispositions du code général des impôts…

Cette (relative) médiatisation du régime fiscal de l’indemnité des membres du Conseil constitutionnel a-t-elle conduit, en 1994, M. Bourg-Broc à adresser au gouvernement les questions que nous avons précédemment mentionnées ? Probablement. Quoi qu’il en fût réellement, la publicité donnée à cette affaire par la tribune du professeur Dupeyroux (auteur d’un second article paru dans Le Monde en septembre 1998 et réitérant ses vives critiques[50]), par les questions parlementaires de l’été et de l’automne 1994, et enfin par l’étude publiée en 1999 par le professeur Maurice Cozian[51], incita probablement les pouvoirs publics à agir.

Au Parlement, d’abord, la question a été soulevée, en 2000 et 2001, de la réforme de ce régime fiscal spécifique. Dans le cadre de la discussion entourant le projet de loi organique modifiant la loi du 6 novembre 1962, relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct, une poignée de députés socialistes (parmi lesquels figurait M. René Dosière) avait déposé un amendement pour rendre les indemnités des membres du Conseil constitutionnel imposables à l’impôt sur le revenu pour la totalité de leur montant. Probablement considéré comme un cavalier organique, l’amendement fut rejeté, pratiquement sans discussion[52]. Au demeurant, l’adoption de cet amendement (qui aurait peut-être rendu caduque la doctrine du 11 janvier 1960[53]) n’aurait pas empêché l’administration fiscale ou son ministre de tutelle de confirmer, après la promulgation de la loi, l’exonération contra legem par la voie d’une nouvelle « doctrine », opposable toujours sur le même fondement de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales. Le Parlement ne pouvait s’y opposer – sauf à abroger l’article L. 80 A lui-même, c’est-à-dire le mécanisme instituant la garantie contre les changements d’interprétation des textes fiscaux par l’administration. Cet article et le mécanisme qu’il instaure permettaient en effet à l’administration fiscale de passer outre la volonté (réelle ou supposée) des parlementaires de l’époque de rendre totalement imposable l’indemnité servie aux membres du Conseil constitutionnel – étant précisé que la loi la rendait déjà, en principe, totalement imposable… Autrement dit, le Parlement ne pouvait, dans ce domaine, avoir le dernier mot[54].

Le président du Conseil constitutionnel, ensuite (à l’époque Yves Guéna), s’empara du sujet à peu près au même moment, pour demander lui aussi la réforme de ce régime fiscal spécifique. Fut-ce avant ou après la discussion et le rejet (le 18 janvier 2001) de l’amendement que nous venons de citer ? Nous ne le savons pas exactement. Quoi qu’il en soit, par une lettre en date du 16 mars 2001, la secrétaire d’État au budget décidait d’abroger la décision ministérielle du 11 janvier 1960[55], en précisant que « cette abrogation, et la suppression de l’abattement forfaitaire de 50 % pour les frais professionnels qui en résulte, s’appliqueront aux revenus à compter du 1er janvier 2000[56] ».

Cette abrogation de la décision ministérielle de janvier 1960, plus de quarante ans après son édiction, pourrait soulever quelques difficultés en droit, à moins de considérer – ce qui nous semble constituer la qualification juridique adéquate – qu’elle était une décision de portée générale. Dans cette hypothèse, il est de jurisprudence constante (et ancienne) que le principe de mutabilité autorise l’administration compétente à abroger les règlements dès lors qu’elle le juge opportun[57].

Cette abrogation, naturellement bienvenue, a eu le mérite de mettre fin à une exonération juridiquement injustifiée. Elle doit sans doute, de ce point de vue-là, être saluée.

Cela étant, la décision du 16 mars 2001 soulève des difficultés juridiques nouvelles.

En effet, souhaitant compenser les effets pécuniaires de l’abrogation de la décision du 11 janvier 1960 – peut-être à juste titre, mais la question de l’opportunité politique de la décision prise ne nous occupera pas ici –, la secrétaire d’État au budget a précisé, dans sa lettre du 16 mars 2001, que

Il faut ici rappeler que, en dehors de l’article 57 de la Constitution qui énonce, a minima, certaines incompatibilités applicables aux membres du Conseil constitutionnel, les autres éléments de leur statut sont, conformément à ce même article 57 et à l’article 63 de la Constitution[59], définis par le législateur organique. Les éléments de ce statut sont fixés par l’ordonnance du 7 novembre 1958, portant loi organique relative au Conseil constitutionnel et par un décret du 13 novembre 1959, relatif aux obligations des membres du Conseil constitutionnel[60].

Le montant de l’indemnité perçue par les membres du Conseil constitutionnel est défini à l’article 6 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, que nous avons déjà cité[61]. Or, cet article ne fait aucunement mention d’une quelconque indemnité « complémentaire ». Dans ces circonstances, la décision de la secrétaire d’État au budget du 16 mars 2001, en tant qu’elle « complète » la rémunération des membres du Conseil constitutionnel « à compter du 1er janvier 2001 », émane sans doute d’une autorité incompétente : en application des dispositions constitutionnelles précitées, seul le législateur organique est en effet compétent pour définir l’indemnité des membres du Conseil constitutionnel et son régime. En 1990, c’est exactement la réponse que faisait le Secrétaire général du Conseil constitutionnel (à l’époque, M. Bruno Genevois), au président Badinter lorsque ce dernier suggérait d’étudier « un changement de statut qui pourrait consister en une compensation de la perte de l’avantage fiscal par une augmentation de la rémunération. […] Notre proposition serait certainement bien accueillie par le ministre du budget » :

De ce constat découle (au moins) une conséquence évidente : cet acte réglementaire illégal devrait être abrogé, conformément à l’article L. 243-2 du code des relations entre le public et l’administration, qui dispose que

 

 

Par-delà les questions de pur droit fiscal soulevées dans cette enquête, on voudrait conclure par une remarque beaucoup plus générale. Il serait peut-être temps de revoir enfin en profondeur l’organisation et le fonctionnement du Conseil constitutionnel, ainsi que le statut de ses membres. L’enjeu est crucial : il y va en effet de la crédibilité de nos institutions et, parmi elles, de l’un des principaux gardiens de notre État de droit.

 

Elina Lemaire

Maître de conférences à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté, CREDESPO, Institut Michel Villey

 

 

Annexe 1

Extraits du procès-verbal de la délibération du Conseil constitutionnel en date du 2 octobre 1990[63]

 

 

[…]

Monsieur le Président : Je voulais vous dire que nous sommes poursuivis par l’acrimonie du professeur Jean-Jacques DUPEYROUX. Dans un article paru dans Le Monde daté du samedi 29 octobre [sic][64], il laisse suggérer que les membres du Conseil constitutionnel sont au premier rang sur le pont de la République bananière[65]. Depuis nos décisions sur la non réintégration des salariés protégés de Renault et l’oubli de ma femme de lui répondre à une invitation à un colloque sur les droits de la femme, il s’érige en croisé, adversaire du contrôle de constitutionnalité et des membres du Conseil constitutionnel.

Certes, cet article du Monde reprend une information déjà parue dans le Canard enchaîné sur les « privilèges » fiscaux du membre du Conseil. Mais le Canard, c’est le Canard. S’agissant d’un professeur d’université, c’est différent. Aussi, voulais-je vous demander si vous n’estimiez pas qu’une mise au point était souhaitable. L’article est délibérément ambigu car il laisse sous-entendre que les membres du Conseil viennent de se faire consentir cet avantage alors que celui-ci résulte d’une réponse du Secrétaire d’État aux Finances, Valéry GISCARD D’ESTAING à Monsieur Léon NOEL, ce dernier ayant saisi au préalable Monsieur Antoine PINAY du problème.

Je ne souhaiterais pas que l’on pense que l’on ait obtenu un avantage. Il n’en est rien et par ailleurs cet avantage s’insère dans un statut. Nous ne disposons pas de droits à la retraite ni de frais de représentation. Par conséquent les propos de Monsieur DUPEYROUX sont très équivoques. La première lettre de Monsieur Léon NOEL date de juin 1959, le Conseil ayant été installé, je vous le rappelle, en mars de la même année.

M’entretenant l’autre jour avec Serge JULY, Directeur du journal Libération, des réactions du monde politique aux propos des journalistes, je lui disais qu’il existait deux écoles en la matière : la ligne « Mitterrand-Blum », qui consiste à ne pas répondre quoique l’on dise et la ligne « Deferre » qui consiste à répondre chaque fois que l’on est mis en cause.

J’estime pour ma part que les journalistes étant paresseux, une mise au point peut les amener à faire attention et à cesser ces mises en cause.

Monsieur CABANNES : Qui a lu en fait cet article ? Il faut reconnaître que cette attaque vient comme des cheveux sur la soupe.

Monsieur le Président procède à la lecture du passage incriminé.

Monsieur le Président : On voudrait le traîner en correctionnelle, on pourrait le faire. Il s’agit d’un propos insultant. J’ajoute que si l’on faisait le total de ce que cela représente dans le budget de l’État, cela aurait peu de conséquences. Personnellement, je ne suis pas d’avis de laisser passer cet article.

Monsieur FAURE : À qui enverrions nous notre réponse ?

Monsieur le Président : À André FONTAINE[66].

Monsieur MAYER : Pour ma part, je ne suis pas partisan de ce que l’on écrive la moindre lettre. Nous ne sommes pas les seuls à être visés et si j’étais le rédacteur de l’article en cause, je ferais remarquer que le Conseil constitutionnel confirme l’existence de cet avantage. Le fait qu’il soit ancien lave peut-être les membres actuels du Conseil de tout soupçon mais pas le Conseil. Je suis donc d’avis de laisser tomber cette polémique.

Monsieur le Président : Ces attaques se renouvelleront.

Monsieur MOLLET-VIEVILLE : Monsieur le Président, j’étais hésitant au début de votre intervention, mais je suis maintenant d’accord à 99 % avec Monsieur MAYER. Comme avocats, nous avons du mal à faire comprendre aux clients qui viennent nous consulter sur ce genre de problème, que le droit de réponse se dilue et que l’on ne parle plus de l’attaque en cause très rapidement. Je suis partisan de votre lettre mais je crains que dans cette situation l’on ne dise que finalement le Conseil constitutionnel reconnaît l’existence de cet avantage et que le débat ne se ravive. Le fait est que cette défiscalisation existe et Jean-Jacques DUPEYROUX ne manquera pas de préciser que le taux est de 50 %. Je le répète, comme avocat, je déconseille le recours au droit de réponse. Une réaction de notre part rouvrirait la polémique alors que ce petit brûlot s’éteint.

Monsieur FABRE n’est pas favorable non plus à une mise au point de la part du Conseil constitutionnel. Il explicite ainsi sa position. Peu d’entre nous ont lu l’article de Monsieur DUPEYROUX. Dans le grand public, peu de gens y ont prêté attention. De toute façon, on ne peut pas répondre que tout ce qu’il dit est faux.

Monsieur LATSCHA : Jean-Jacques DUPEYROUX est de mauvaise foi. Il ne tient pas compte de la situation d’ensemble des membres du Conseil constitutionnel. Ils ne bénéficient pas pour leurs services au sein du Conseil de droits à pension, si minimes soient-ils. Je me range donc à l’avis du Président MAYER. Une réponse de notre part ferait beaucoup trop d’honneur à l’auteur de l’article.

Monsieur CABANNES : Lorsque j’ai interrogé les personnes de mon entourage sur cet article, j’ai constaté que si beaucoup avaient commencé à le lire, beaucoup n’avaient pas été jusqu’au bout n’en ayant pas perçu l’intérêt.

Par conséquent, je serais partisan de suivre l’adage « quieta non movere ». Si vous écrivez une lettre en réponse, vous vous ferez faire observer que vous ne contestez pas la réalité des faits.

Monsieur le Président : Cela attirerait certes l’attention mais les rédactions constitueraient un dossier complet sur ce sujet qui nous mettrait à l’abri de nouvelles attaques.

Monsieur ROBERT : Je suis partisan d’une mise au point. Mon expérience comme Président de Paris II montre que lorsque je répondais aux attaques destinées à présenter cette université comme « fasciste », ces accusations n’étaient pas reprises.

Personnellement, je ne considère pas que Jean-Jacques DUPEYROUX soit très courageux mais si nous répondons, nous risquons de nous exposer à une réplique de sa part. C’est pourquoi notre mise au point ne devrait pas revêtir la forme juridique du droit de réponse. […]

Monsieur FAURE : Je me range à l’avis de Daniel MAYER. En quarante ans de vie publique, je n’ai jamais eu recours au droit de réponse. La plupart du temps je ne lisais pas les remarques désagréables sur moi. […] L’article du Monde n’ayant pas franchi la barrière du grand public, une réponse risque de relancer une affaire pour laquelle on ne peut contester la matérialité des faits.

J’ai eu Jean-Jacques DUPEYROUX comme élève au Lycée de Toulouse. Il était très brillant. Son père était professeur de droit administratif à la faculté de Toulouse et sa mère, agrégée de philosophie.

Monsieur MAYER, avec ironie : Je ne vous félicite pas !

Monsieur FAURE poursuit : Il était déjà un peu caractériel. Si on le « titille », il peut être très méchant.

Monsieur le Président : C’est déjà le cas.

Monsieur FAURE : Il sera encore plus méchant si on lui répond. Il est capable de faire un article autre sur le Conseil constitutionnel. Il faut reconnaître que la justification du privilège fiscal dont nous jouissons est moins évidente que pour les parlementaires. Ceux-ci peuvent soutenir qu’ils ont deux domiciles : en province et à Paris. Même si c’est faux, ils le disent. Cette logique est plus défendable que la nôtre. Par ailleurs, ils peuvent mieux faire valoir que nous qu’ils doivent supporter des frais de représentation. Pour ces raisons, je ne ferai rien. […]

Monsieur MOLLET-VIEVILLE : La suggestion que je voulais faire a déjà été en partie évoquée. Pourquoi ne solliciterions-nous pas un professeur de droit pour écrire un article qui prendrait le contre-pied de celui de Monsieur DUPEYROUX ?

Monsieur le Président : Aucun professeur de droit ne se prêtera à cela.

J’ai été avocat et ministre mais, dans l’exercice de mes fonctions ici, je n’ai pas la même réaction. Je ne supporte pas que l’on puisse qualifier une institution comme celle-ci d’institution caractéristique d’une République bananière. Nous avons réussi en effet à la faire passer du rang de club inconnu à une grande institution.

Le vrai problème se situe ailleurs. S’il est vrai que notre statut fiscal est avantageux, nous ne sommes pas mieux traités que d’autres sur le plan des rémunérations. […] N’en restons pas à cet héritage du passé et étudions un changement de statut qui pourrait consister en une compensation de la perte de l’avantage fiscal par une augmentation de la rémunération. Cela en vaut la peine. Nous pourrons faire valoir que nous avons hérité d’une situation qu’il nous a paru nécessaire de normaliser. À l’heure actuelle, nous sommes « sous-payés, défiscalisés et ridiculisés ». Notre proposition serait certainement bien accueillie par le ministre du budget.

Monsieur le Secrétaire général : C’est l’article 6 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel qui fixe le niveau de la rémunération des membres et du Président du Conseil constitutionnel.

Monsieur le Président : Et si l’on change le montant de la rémunération ?

Monsieur le Secrétaire général : Cet article prévoit justement que le montant des indemnités correspond en réalité aux échelles – lettres F et G de la fonction publique. À la différence des membres du Conseil d’État et de la Cour des comptes, les membres du Conseil constitutionnel ne perçoivent pas de primes. À titre de compensation, ils bénéficient d’une majoration de leur indemnité. Le principe du versement de cette majoration a été décidé le 30 janvier 1960 et correspondait à une augmentation de traitement d’environ 20 %, le régime fiscal de l’indemnité ayant été fixé pour sa part par lettre du Secrétaire d’État aux finances du 4 février 1960[67].

Monsieur le Président : Je ne suis pas contre le rendement mais doit-il être assorti de primes dans cette enceinte ?

Monsieur CABANNES : Moins on parlera de ces rémunérations, mieux cela vaudra.

Monsieur le Président : Il faut replacer le problème dans l’ensemble des situations dérogatoires dont jouissent les conseillers généraux et les parlementaires. Je suis partisan de la transparence. Nous subissons les séquelles d’une époque révolue car il serait préférable que nous soyons mieux rémunérés et que nos traitements soient intégralement fiscalisés.

Monsieur MAYER : Mon observation va vous sembler très triste. Mais, si nous voulions réaliser votre souhait, la presse ne manquerait pas de mettre en exergue la revalorisation de notre rémunération et de passer sous silence son assujettissement à l’impôt. De plus, il y a le problème juridique posé par la détermination du niveau de rémunération par la loi organique.

Monsieur le Président : Vous êtes partisans du maintien du statu quo ?

Monsieur MAYER : Non, mais je m’interroge sur le point de savoir si nous devons prendre l’initiative d’une telle démarche.

Monsieur le Président : Avant que l’on ne nous réponde, du temps se sera écoulé mais mon vœu est que l’on s’engage sur la voie de la normalisation.

Monsieur FAURE : Aujourd’hui, je crains que notre thèse ne soit bien mauvaise. Le fait que nous ne soyons pas responsables de cette situation est exact mais cela ne la rend pas pour autant « vendable ». […]

Monsieur le Président : Constatant qu’il n’existe pas un consensus suffisant pour répondre à cet article, j’écarte l’idée d’une réponse. Je me débrouillerai pour qu’un grand hebdomadaire rappelle que cet avantage est très ancien et cela enrichira les archives des journalistes. Mais le problème est posé […]. Je souhaite y réfléchir et nous essaierons de trouver une solution pour sortir de cette situation inélégante. [...]

Monsieur LATSCHA : Vous venez d’employer un terme qui me paraît approprié, celui d’inélégant. Il est difficile pour ma part d’insister sur cette situation. Je partage à cet égard l’opinion de Monsieur FABRE. En revanche, on peut effectivement étudier les moyens qu’il conviendrait de mettre en œuvre pour sortir de cet état de choses. J’estime que la question des avantages fiscaux pourrait provoquer quelques remous lors de la prochaine session budgétaire.

Monsieur FABRE : Le cadre de l’étude susceptible d’être entreprise pourrait comprendre une comparaison avec l’étranger.

Monsieur le Président : Y a-t-il des exemples à l’étranger ?

Monsieur le Secrétaire général : Il existe un arrêt de la Cour de justice des Communautés sur l’exonération fiscale des indemnités de représentation des membres du Parlement européen et un arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale allemande sur l’indemnité parlementaire.[…]

 

 

Annexe 2[68]

Lettre du 16 mars 2001 adressée par la secrétaire d’État au budget, Mme Florence Parly, au président du Conseil constitutionnel, M. Yves Guéna

 

 

Monsieur le Président,

J’ai l’honneur de vous faire savoir que, conformément à votre demande, la décision ministérielle du 11 janvier 1960 relative aux indemnités des membres du Conseil constitutionnel est abrogée. Cette abrogation, et la suppression de l’abattement forfaitaire de 50 % pour les frais professionnels qui en résulte, s’appliqueront aux revenus perçus à compter du 1er janvier 2001.

Parallèlement, la rémunération du Président et des membres du Conseil constitutionnel, est, à compter de la même date, complétée d’une indemnité fixée par référence au régime indemnitaire des hauts fonctionnaires dont les emplois relèvent des catégories visées à l’article 6 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 relative au Conseil constitutionnel. Le montant brut annuel de cette rémunération s’élèvera par conséquent à 954 017 francs pour le Président et à 833 357 francs pour les membres. Il évoluera conformément à la valeur du point d’indice de la fonction publique.

Je vous prie de croire, Monsieur le Président, à l’assurance de ma haute considération.

 

Pour citer cet article :
Elina Lemaire «À propos de quelques problèmes juridiques entourant le régime indemnitaire des membres du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, n° 20 [https://www.juspoliticum.com/article/A-propos-de-quelques-problemes-juridiques-entourant-le-regime-indemnitaire-des-membres-du-Conseil-constitutionnel-1267.html]