L’exigence de la correspondance des décisions collectives avec une volonté exprimant une généralité bienfaisante doit faire face à  une crise de la généralité elle-même (en quoi une volonté peut-elle être qualifiée aujourd’hui de générale ?) et à  l’émergence de « tiers pouvoirs » au sein d’une société civile auto-organisée où les organismes habilités à  exprimer une volonté commune se sont multipliés. La volonté générale – définie par Rousseau, dans son article de l’Encyclopédie consacré à  l’Economie politique, comme le « premier principe » du droit public – n’appartient à  personne car ceux qui l’énoncent n’en sont que les dépositaires. Face à  l’érosion des modalités traditionnelles de construction de la volonté collective, il importe de s’interroger sur l’opportunité de les reconsidérer ou, au contraire, de les abandonner au profit de formes nouvelles. La question à  discuter est essentiellement celle de l’antériorité de la volonté commune à  ses modalités d’expression et d’invention.
To whom does the general will belong? A preface.The requirement of correspondence between collective decisions and a will expressing a beneficial generality has to face to a crisis of generality itself ( what a will may be qualified general today ?) and of the emergence of « third power » in a self-organized civil society where the organizations entitled to express a common will have been multiplied. The general will – definied by Rousseau, in his article of the Encyclopedia devoted to political economy, as the « first principle » of public law – does not belong to anyone because those who state it are only the custodians. Faced with the erosion of tradional ways of constructive the collective will, it’s primordial to think about the opportunity to reconsider them, or, otherwise, to abandon them in favor of new forms. A question to be discussed is essentially that of the anteriority of the common will to its modes of expression and invention.
Wem gehört der Gemeinwille ? Zur Einführung.Das Erfordernis einer Kongruenz zwischen den Kollektiventscheidungen und einem der wohltuenden Allgemeinheit ausdrückenden Willen steckt heute in einer Krise. Diese Krise betrifft diese Allgemeinheit selbst (inwieweit kann heute ein Wille als Gemeinwille qualifiziert werden?). Sie gründet aber auch im Auftauchen von ,,dritten Gewalten" innerhalb der heute selbstorganisierten Gesellschaft, in der verschiedene Stellen und Institutionen in wachsendem Masse einen gemeinsamen Willen ausdrücken. Der von Rousseau in der berühmten Enzyklopädie (in der Rubrik ,,Politische Ökonomie") als ,,erstes Prinzip" des Staatsrechts definierte Gemeinwille gehört niemandem, denn diejenigen die ihn ausdrücken oder formulieren sind blosse Treuhänder dieser. Angesichts dieses Schwindens der traditionellen Entstehungsarten des Kollektivwillens, sollte man diese neu durchdenken oder sie sogar durch neue Formen ganz ersetzen. Die Hauptstreitfrage lautet dann: gibt es überhaupt ein Kollektivwille vor seiner Erfindung und seiner Formulierung ?

    « En appeler au Soi naturel de la volonté de tous plutôt qu’au Soi véritable de la volonté générale : cette échappatoire apparemment commode et qui promet un succès à  court terme s’offre constamment et la démocratie ne connaît et n’admet aucun dispositif institutionnel qui l’empêcherait ».

    E.-W. Böckenförde, « Démocratie et représentation : pour une critique du débat contemporain », in E.-W. Böckenförde, Le droit, l’État et la constitution démocratique, trad. O. Jouanjan, Paris, L.G.D.J., Bruylant, 2000, p. 313-314.

L’impossible concordance entre le pluralisme (l’hétérogénéité) de la volonté populaire et l’unité nécessaire de la volonté moniste de l’État constitue l’obstacle majeur auquel se heurte tout effort de mise en forme de la volonté collective. Pour surmonter cette difficulté, la mise en œuvre du mécanisme majoritaire autorise l’usage d’une fiction démocratique qui assimile la majorité (entendue comme principe de décision) à  l’unanimité (entendue comme principe de justification)[1]. Toutefois, le principe majoritaire, même fortement arrimé à  une compréhension unanimiste de la volonté collective, n’échappe pas aux rigueurs de l’ère du soupçon. Désormais soumise à  de nombreuses modalités de ratification et de contrôle, l’expression majoritaire ne peut plus se donner à  voir comme la seule consécration de la force du nombre. L’exigence de la correspondance des décisions collectives avec une volonté exprimant une généralité bienfaisante doit faire face à  une crise de la généralité elle-même (en quoi une volonté peut-elle être qualifiée aujourd’hui de générale ?) et à  l’émergence de « tiers pouvoirs » au sein d’une société civile auto-organisée où les organismes habilités à  exprimer une volonté générale se sont multipliés (instituts de sondage, médias). Si la volonté exprimée par et dans la loi peut encore être dite générale, c’est en ce sens qu’elle résulte désormais d’un processus dialectique complexe mettant en œuvre de nombreux acteurs. Parmi ces derniers, le gouvernement, devenu, sous la Ve République, un organe d'action et non de représentation à  l’endroit des partis parlementaires, n’est plus ce « représentant » de la volonté générale (sise dans la seule assemblée populaire) dont parlait Rousseau. Loin d’être un simple organe d'exécution d'une volonté qui lui reste extérieure, il est même devenu, au bénéfice d’une reconsidération de l’État comme espace de l’intérêt général opérée par le processus constituant de 1958, un législateur. Cependant, même étroitement adossé à  sa majorité parlementaire, il ne saurait incarner la volonté générale. En effet, loin d’être cristallisée dans un « bloc majoritaire » dont l’autorité démocratique procède de l’élection, une telle volonté résulte désormais d’une délibération entre plusieurs volontés (celle du gouvernement, celle des assemblées parlementaires et celle des juges constitutionnels) qui doivent être assorties et réunies. Ainsi, la question sous l’égide de laquelle nous avons souhaité inscrire les réflexions ici réunies (« À qui appartient la volonté générale ? »)[2] porte en creux l’idée selon laquelle la volonté générale – définie par Rousseau, dans son article de l’Encyclopédie consacré à  l’Économie politique, comme le « premier principe » du droit public et la « règle fondamentale » du gouvernement – n’appartient à  personne, car ceux qui l’énoncent n’en sont que les dépositaires.

Prenant acte de cette démultiplication des modes d’expression de la volonté générale, la révision constitutionnelle de juillet 2008 a témoigné de l’impossible réduction de la pratique démocratique au seul pouvoir de la majorité. Par une plus grande reconnaissance de l’opposition (minorité politique dont les droits et compétences sont à  même de conjurer la menace d’une tyrannie de la majorité) et l’instauration d’une saisine citoyenne du Conseil constitutionnel, cette révision a reconnu implicitement que la volonté générale ne saurait être la propriété du pouvoir en place. De telles innovations ne sont pas sans faire violence à  certains traits de la culture politique et juridique française. En effet, d’une part, dans la pensée rousseauiste, la minorité se trompe sur le contenu véritable de la volonté générale et doit consentir à  la décision majoritaire en vertu de l’impératif unanimiste (à  cet égard, on sait que Hans Kelsen, soucieux, à  l’inverse, d’appréhender la démocratie comme une forme créatrice de compromis, dénonce une telle logique en ce qu’elle n’autorise aucune reconnaissance des droits de la minorité). D’autre part, dans la tradition libérale héritée de Sieyès, l’ « unanimité médiate » procédant du contrat social était appréhendée comme l’acceptation par anticipation de la loi de la majorité. Cette logique emportait une hostilité à  toute prise en compte de la minorité au sein de la nation. En effet, en aval du pacte, les dissensions quant aux valeurs fondatrices de la nation étaient interdites tandis que la logique de la volonté générale proscrivait l’existence de divergences internes. Ce n’est qu’au moment de la rédaction de la Constitution de l’an III que le souci d’une limitation de la volonté comme expression de la souveraineté conduit Sieyès, progressivement gagné par une inquiétude quant à  la possible contradiction entre les décisions majoritaires et les principes fondamentaux de la volonté collective, à  modifier sensiblement sa doctrine en confiant à  la minorité des représentants un droit de regard sur la constitutionnalité des actes des assemblées. Selon Sieyès, le pouvoir social, dût-il procéder de la volonté de tous, ne peut s’étendre à  tout : la volonté représentative elle-même ne saurait être illimitée dans le corps des représentants. Ainsi, en conclusion de son célèbre discours du 2 thermidor an III, il prend soin d’identifier « quatre volontés du peuple » que sont la « volonté gouvernante » formulée par un gouvernement, la « volonté législative » exprimée par le Corps législatif, la « volonté pétitionnaire » représentée par un Tribunat et, enfin, la « volonté constituante » exprimée par une Jurie constitutionnaire.

Ce n’est que sous l’effet de tardives inflexions culturelles (la large diffusion de la conception normative de la constitution et l’autorité recouvrée des instances juridictionnelles), que cette idée d’un « tiers pouvoir », relayée par la pensée libérale du XIXe siècle et parée de significations nouvelles, parvient, plus tard, à  s’imposer. À cet égard, se présentant comme l’ultime étape de la conversion française au modèle dominant de l’État de droit, l’instauration d’une saisine citoyenne du Conseil constitutionnel emporte une normalisation des institutions républicaines. Celle-ci dessine une démocratie désormais soucieuse d’assurer la protection des minorités par la conformité de ses pratiques à  un ordre juridique dont les principes et les valeurs perdurent par-delà  la succession des majorités politiques. Appuyée sur le mécanisme d’un contrôle juridictionnel des lois, la démocratie constitutionnelle est « surmajoritaire » (O. Pfersmann) en ce qu’elle consent à  prendre des décisions associant la majorité stricte à  une minorité reconnue. Elle est disposée à  reconnaître le pluralisme et à  comprendre (ici au sens latin de prendre avec soi) le dissentiment par les formes du droit. Le « bloc majoritaire » au pouvoir ne saurait faire usage de la médiation représentative aux seules fins de rendre compte et de donner forme législative à  une opinion politique dominante. Du fait du caractère immanquablement partial et éphémère de cette dernière, il ne peut, au risque de l’incohérence, se contenter de transcrire les décisions majoritaires des citoyens. Définir une politique commande d’échapper à  l’immédiateté des opinions (y parviennent les seuls gouvernants soucieux de faire le départ entre les exigences de la raison et les injonctions de l’émotion ou de la compassion).

La possibilité d’une censure de la volonté du législateur par une instance juridictionnelle composée de membres nommés et non élus a sonné le glas de la traditionnelle identification de la volonté majoritaire à  la volonté commune. Après l’abandon de la définition métajuridique de la loi comme « expression de la volonté générale » (définition dans laquelle Carré de Malberg voyait le principal obstacle à  l’instauration d’un contrôle de la constitutionnalité des lois), l’efficience d’un tel contrôle juridictionnel ne cesse de rappeler que la loi peut fort bien s’avérer oppressive en ce qu’elle demeure l’expression d’une volonté imparfaite. À cet égard, les contradictions inhérentes aux formes et pratiques de la représentation ont commandé de transférer la volonté générale de la loi à  la constitution : ratifiée, depuis la Libération, par le peuple français par la voie d’un référendum constituant et considérée, de ce fait, comme une expression encore plus auguste de la volonté générale que ne peut l’être la loi ordinaire, la constitution est, à  présent, l’espace privilégié de sa réception et de son énonciation. Devenu le principe axial du discours constitutionnaliste contemporain, le célèbre obiter dictum selon lequel la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la hiérarchie des normes apparaît comme l’expression dernière d’une évolution par laquelle « la soumission à  la volonté du peuple » a été « matérialisée dans un texte [la Constitution] qui l’exprime dans sa dimension de durée »[3]. Rappelant une volonté première garante de l’unité actuelle de la société, le droit est devenu, en quelque sorte, la substance de la politique (politique dont les formes d’expression changeantes ne peuvent, quant à  elles, exprimer la permanence). De là , à  la faveur de la promotion de la justice constitutionnelle, l’apparition d’une modalité de formation et d’expression de la volonté générale plus complexe et raisonnée : parallèlement à  la modalité arithmétique traditionnelle qui est celle d’un processus d’élaboration de la loi marqué par les rapports de force politiques, s’est fait jour une procédure nouvelle où la volonté majoritaire exprimée par un présent politique est rapportée à  la permanence d’une volonté première sacralisée.

Représenter l’unité de la volonté populaire

La représentation politique constitue l’espace privilégié où peut être formée et exprimée une volonté marquée du sceau de la généralité : l’articulation entre la majorité et la minorité apparaît, à  cet égard, comme le cœur fragile et méconnu des démocraties représentatives (l’ambition totalitaire se veut, au contraire, destructrice de ce « fil de soie » qui sépare et fait coexister, tout à  la fois, les forces majoritaire et minoritaire). Infiniment fragile, ce fil a toujours été sur le point de rompre : la modernité politique n’a pas connu un âge d’innocence de la représentation. La concordance supposée des intérêts entre les représentants et le peuple, qui avait fait la fortune du système représentatif anglais au XVIIIe siècle, a été brisée et remplacée par une coupure radicale entre gouvernants et gouvernés. La méfiance pesant sur le principe représentatif a présidé à  l’élaboration de la République américaine : dans cette dernière, par le biais de ce que Gordon Wood[4] a dénommé une « désincorporation du gouvernement », le peuple, jamais représenté dans sa totalité au sein du gouvernement, mais toujours à  plusieurs niveaux et dans plusieurs organes qui se font équilibre, n’existe comme nation que « constitutionnalisé ». En France, la radicalisation du processus révolutionnaire commence par le sentiment que le veto royal, pourtant conféré à  Louis XVI pour conjurer le danger d’un dévoiement de la souveraineté nationale par l’Assemblée représentative, s’est transformé en instrument de détournement de la volonté générale. Ce soupçon originel n’a jamais été levé. Au contraire, il a été renforcé par l’intériorisation des exigences démocratiques et par un égalitarisme qui a définitivement ruiné l’idée selon laquelle l’élection peut opérer une sorte de transfiguration de l’élu. Toutefois, la nécessité du principe représentatif demeure incontestée, car il est admis que tout acte de la puissance publique relatif à  la liberté et à  la propriété individuelles doit trouver son fondement dans un acte de la volonté générale, c’est-à -dire un acte qui se distingue de la volonté particulière d’un Prince ou d’un gouvernement par la participation et le consentement d’assemblées représentatives (la définition libérale de l’État de droit a d’ailleurs toujours compté ce principe d’une réserve de la loi au nombre des signes distinctifs d’un État soumis au droit).

Pour Kant, la nécessité de la représentation politique procède du fait que l’unité de la volonté populaire doit être mise en scène : dans l’acte de la législation, le monarque ou l’assemblée représente (au sens de figurer) le peuple sous la forme d’une volonté une qui permet de distinguer ce peuple de la multitude. L’État rationnel se présente, en effet, comme l’espace autorisant l’expression d’une volonté publique : alors que le despotisme se caractérise par une confusion de la volonté générale et de la volonté privée, le gouvernement dit républicain est celui où règne le droit, où le gouvernement est exercé légalement et non arbitrairement. Il constitue un « mode de gouvernement »[5] par lequel « la loi commande par elle-même et ne dépend d'aucune personne particulière »[6]. Plus généralement, l’exigence du principe représentatif a été étroitement arrimée à  l’affirmation de la citoyenneté, c’est-à -dire à  ce que les individus mettent en commun pour jouir de leurs droits et atteindre leurs buts. Se présentant comme l’interface entre les différences individuelles, la figure du citoyen est celle que les députés représentent à  travers la formulation de la volonté générale. La procédure délibérative de transformation des volontés individuelles en volonté générale confirme que la souveraineté – en tant que pouvoir d’édicter des normes – ne trouve son unité que de manière médiée. Chez Sieyès, il n’existe nulle prépondérance ou transcendance de l’intérêt général par rapport aux intérêts particuliers : l’élaboration de la volonté collective procède d’une confrontation des volontés particulières exprimées au sein de la représentation. De ce fait, une volonté dite « générale », loin de trouver son unique source dans les débats de la société, ne peut être énoncée que par les organes de pouvoir (pour reprendre la célèbre image de Hobbes, l'assemblée porte la « personne artificielle » de la multitude qui, sans elle, ne peut jouir de l'unité et de la capacité de volonté). Ne préexistant pas à  la représentation, la volonté générale n’existe que grâce à  la formation d’un corps législatif qui constitue son unique lieu d’expression.

À l’inverse, comme on le sait, Rousseau, persuadé que le peuple peut être dépositaire de l’unité de son vouloir, réfute la nécessité même de la représentation politique (la volonté « ne se représente point ; elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu »[7]). Selon lui, la représentation ne peut, dans le monde des institutions historiques, qu’accompagner une souveraineté désacralisée du peuple. Dans la mesure où la volonté générale ne « doit être gouvernée » que sur l’intérêt commun, le penseur genevois redoute que les « associations partielles », telles que les partis politiques et les classes sociales, ne puissent user de la forme représentative pour s’approprier la légitimité au nom d’un intérêt particulier. Cette défiance s’explique par l’indépendance dans laquelle doit se trouver chaque membre d’une assemblée au moment de la délibération : celle-ci est faussée si certains membres se concertent pour arrêter une position commune. C’est cette conception idéalisée d’une volonté générale indivise comprise comme bien commun qui sous-tend l’ambition rousseauiste de transformer le peuple pour l’accorder aux exigences de la volonté générale (l’œuvre du Législateur ne se réduit pas à  la seule élaboration des lois, mais consiste également dans le fait « de changer, pour ainsi dire, la nature humaine »[8], c’est-à -dire de faire sortir les individus de leur isolement et de les contraindre à  se voir comme éléments d’une collectivité). À cet égard, selon une lecture dominante dans l’histoire des idées, le fait que la garantie accordée à  l’autonomie politique s’opère, chez l’auteur du Contrat social, au prix d’un consensus moral, aurait largement diffusé, en France, une conception unitaire et ordonnée de l’espace public.

Cette lecture suscite plusieurs observations : d’une part, elle résulte d’une interprétation de la volonté générale rousseauiste comme volonté unanime qui apparaît quelque peu réductrice en considération de l’effort déployé par le penseur genevois pour définir des modalités d’adoption de la décision politique propres à  créer du lien entre de multiples intérêts. D’autre part, la République célébrée par la tradition républicaine française ne saurait, à  vrai dire, être assimilée sans nuances à  l’idée d’une collectivité morale homogène et uniforme (Jean-Fabien Spitz[9] a fait justice d’une telle lecture en démontrant que la théorie républicaine est essentiellement celle de l’accès à  l’autonomie de l’individu par la soumission de tous à  la loi commune). Dans l'esprit des membres de la Constituante, la reconnaissance de l'individu comme personne libre et titulaire de droits, qu'emporte la relation contractuelle, ne peut être rendue effective que dans et par le cadre historique de la société civile moderne. L’arrière-fond rousseauiste du processus constituant se révèle dans le fait de fonder le corps social non point sur l’addition des volontés particulières, mais sur leur intégration dans une volonté collective (la notion de « volonté générale » permettant de masquer la contradiction de la fondation de l'ordre politique sur les droits de l'individu). Il est vrai, cependant, que cette logique d’intégration a été considérablement altérée et troublée par les ambiguïtés qui accompagnent l’affirmation rousseauiste d’une souveraineté indivisible pourtant fragmentée en de multiples parcelles de souverainetés individuelles. Comme l’observe Léon Duguit[10], ainsi entendue, la souveraineté n’est autre qu’ « une volonté générale dans laquelle viennent se fondre, se perdre en quelque sorte, les volontés individuelles ».

L’altération des formes classiques d’expression de la volonté générale

Par-delà  la question de l’irreprésentabilité d’une volonté qualifiée de générale[11], l’érosion des modalités classiques de formation de la volonté collective a connu trois manifestations essentielles :

En premier lieu, suite à  une technicisation croissante des objets du débat public, à  l'extension continue du champ de la législation et à  l’épuisement des conditions d’une délibération authentique, la transformation de l'État de droit parlementaire en un système pluraliste a mis à  mal la définition de la loi comme norme générale. À cet égard, en se hasardant à  faire usage d’une célèbre démonstration de Carl Schmitt, on peut décrire l’évolution historique des régimes parlementaires européens dans les termes suivants : après la Première Guerre mondiale, au sein d’assemblées qui, loin d’être « le transformateur d'intérêts partisans en volonté supra-partisane », sont devenues « le théâtre d'une partition pluraliste des forces sociales organisées »[12], une coalition d'intérêts particuliers s’est substituée à  la volonté générale rationnelle. Par-delà  ses sous-entendus politiques et ses outrances (on sait que le dessein implicite du juriste weimarien est de montrer que les fondements classiques du parlementarisme ont été progressivement abandonnés), l’interprétation schmittienne de la pratique politique weimarienne dresse le constat d’une défaillance de l’institution parlementaire : dans les sociétés de la « démocratie de masse » moderne, les décisions sont désormais prises dans des comités restreints qui agissent dans l'ombre, en transformant les parlements en chambres d'enregistrement de la volonté de « chefs invisibles ». À l’existence d’un peuple homogène dont la volonté générale est rendue manifeste par la logique du principe majoritaire, s'est substituée la réalité d’une pluralité de factions. La loi a depuis longtemps cessé d’être l’acte souverain par excellence dans la mesure où un « législateur apocryphe » s’est substitué de facto à  la volonté générale. Même si une telle interprétation peut, par le caractère excessif de ses conclusions, être discutée, force est de constater une impuissance des parlements dans l’Europe de l’Entre-deux-guerres. En France, après l'Union sacrée ayant marqué la Première Guerre mondiale, le « refroidissement de la mystique républicaine »[13] a eu pour effet de substituer aux débats abstraits et politiques d'avant-guerre des préoccupations plus pratiques. Devant cette nouvelle réalité exigeant la résolution de problèmes concrets et, par conséquent, une consolidation des pouvoirs de l'administration et du gouvernement décisionnel, l'enceinte parlementaire n'est plus le lieu d'élection de la définition d'une politique. La délibération ne peut plus « apparaître comme la voie royale d'une souveraineté de la raison »[14]. En Allemagne, la « démocratie sans parlement »[15], qui s'était imposée durant les années du conflit militaire, projette, une fois la paix rétablie, son ombre très loin sous la forme d'une démagogie de masses qui « met hors circuit toutes les soupapes et les contrôles qui ont été acquis, et donc aussi le contrôle parlementaire »[16].

En second lieu, certains acteurs traditionnels du processus de formation de la volonté collective ont fait l’objet d’un dévoiement de leur office. Certes, et à  rebours de la défiance rousseauiste à  leur égard, les partis politiques ont accompli un précieux travail de médiation entre la scène politique et la société civile en voie d’autonomisation. L’évolution historique du système démocratique s’est accompagnée de la conviction que les partis, par leur faculté de cristallisation de certains intérêts particuliers, constituent les instruments les mieux adaptés au combat politique (Kelsen a démontré, à  cet égard, que les compromis trouvés entre les partis de la majorité et ceux de la minorité constituent les garants de la stabilité politique en ce qu’ils autorisent l’expression de « sentiments politiques » au sein même de la sphère publique). Toutefois, dans cette fonction de médiation propre à  assurer un lien plus réel entre élus et citoyens, les partis politiques ont été de plus en plus enclins à  n’assurer la représentation et à  ne défendre les intérêts que de certains secteurs de l'électorat. En proie à  une privatisation de la volonté générale animée par des groupes de pression formulant des doléances sectorielles, ils ne parlent alors au nom de la volonté générale que le temps de remporter une campagne électorale. Comme l’écrit Rousseau[17], « quand le nœud social commence à  se relâcher […], quand les intérêts particuliers commencent à  se faire sentir et les petites sociétés à  influer sur la grande […], la volonté générale n’est plus la volonté de tous ».

Enfin, alors que la culture constitutionnelle française a toujours appréhendé la représentation comme le fait de « vouloir pour la nation », c’est-à -dire de former la volonté de l’État par la loi (comme l’écrit Carré de Malberg[18], « l'assemblée des députés a pour fonction d'exprimer, non pas les volontés des électeurs, mais uniquement la volonté étatique de la Nation »), l’action de représenter est, à  présent, « conceptuellement dissociée de celle de légiférer et autonomisée dans une mission qui s’en distingue et dont le contenu se rapporte implicitement à  l’élection »[19]. Être élu reviendrait désormais à  être « envoyé » par le souverain afin de s’exprimer en son nom en traduisant des volontés réputées être déjà  formulées dans l’élection. Il ne s’agit plus de représenter une volonté, c’est-à -dire de la créer, mais de rendre compte d’une « opinion politique »[20].

Ce qui se trouve alors perdu, du fait de ces inflexions de la représentation au bénéfice des avantages supposés de la représentativité, n’est autre qu’une certaine conception de la démocratie. En effet, l’histoire a enseigné que cette dernière « n’est pas simplement un régime de la décision ; elle est aussi un régime de la volonté »[21] : il faut entendre par là  que « la décision n’absorbe pas la volonté qui n’existe que comme une forme historique, comme effort, comme durée, comme investissement »[16]. Apprécié à  l’aune d’une telle définition de la démocratie comme un régime de la volonté inscrite dans la durée, l’office bien compris de nos gouvernants est alors d’appréhender le sens du bien commun dans un temps politique qui n’est pas le temps électoral, ce qui commande essentiellement de ne pas céder à  l’artifice consistant à  privilégier la « volonté de tous » à  la volonté générale et de se montrer, au contraire, à  la hauteur des véritables exigences de l’action représentative. Le consensus politique, souvent fruit d’accommodements et de rapprochements éphémères entre des intérêts particuliers multiples, ne saurait constituer une volonté commune, c’est-à -dire apte à  transcender ces derniers. À cet égard, Carl von Rotteck[23], un des premiers théoriciens de l’idée d’État de droit, affirme déjà , en 1836, qu’un gouvernement démocratique « doit, de manière générale, faire en sorte d'empêcher, par la fixation de sages procédures de délibération et de conditions de validité légale, qu'une majorité momentanée ne puisse blesser la loi ou le droit par une volonté volatile, souvent par une volonté rendue arbitraire par l'envoûtement, la passion ou la précipitation, et ne puisse causer des préjudices à  l'intérêt commun ou à  l'intérêt des générations à  venir ; ainsi, ce dont il faut se prémunir est que la volonté générale authentique, car rationnelle, soit opprimée par une volonté impure qui n'a de volonté générale que l'apparence ».

Face à  l’érosion des modalités traditionnelles de construction de la volonté générale, il importe de s’interroger sur l’opportunité de les reconsidérer ou, au contraire, de les abandonner au profit de formes nouvelles. La question à  discuter est alors celle de l’antériorité de la volonté commune à  ses modalités d’expression et d’invention.

La volonté existe-t-elle avant sa représentation ?

Si la démocratie, pour employer les mots de Tocqueville, n’est plus seulement un régime politique et devient toujours davantage un état social, les modalités de la « démocratie de défiance » sont, pour l’heure, encore trop incertaines et imparfaites pour constituer une alternative acceptable. Marqué au sceau de l’ambivalence et de l’opacité, le règne de l’opinion, et les illusions de la transparence qui l’accompagnent, ne semble pas être la voie la mieux assurée d’une formation renouvelée de la volonté collective. Les formes nouvelles qui se proposent de compléter ou de dépasser la traditionnelle architecture institutionnelle de la volonté apparaissent souvent, pour l’heure, comme de simples mises en scène d’une participation populaire qui, certes revendiquée et sollicitée, demeure pourtant en lisière de la décision. Outre les incertitudes inhérentes à  l’idée même d’opinion publique (à  savoir son morcellement ou ses modalités de construction qui n’échappent pas à  des phénomènes de mimétisme favorisés par les nouveaux moyens de communication), l’écueil principal semble ici résider dans la nature quelque peu chimérique d’une participation civique attendue de la part de citoyens attachés à  la liberté des Modernes et disposés essentiellement à  n’utiliser la politique – les modalités d’exercice du vouloir – qu’au soutien de leurs propres intérêts. On sait, à  cet égard, que les procédures d’initiatives citoyennes, destinées à  devenir un contrepoids nécessaire à  l’influence des élites bureaucratiques ou politiques, ont souvent témoigné du fait que l’initiative, minoritaire, est en réalité aristocratique (ce dont témoigne, par exemple, l’« industrie référendaire » se trouvant, dans certains États fédérés américains, entre les mains de puissants lobbys).

Ainsi, pour conjurer les périls qui accompagnent l’isolement croissant du pouvoir, l’effort pour reconsidérer et parfaire les formes institutionnelles classiques de la représentation (entendues comme un rapport légitime au peuple) semble être plus porteur d’espoir que la célébration quelque peu incantatoire de modalités alternatives par lesquelles l’illusion d’un recours au peuple est substituée à  la réalité de la consultation de ce dernier. Certes, un tel effort est un dessein difficile, mais en aucun cas impossible. Comme en témoigne l’usage de plus en plus répandu de l’expression de démocratie continue (D. Rousseau), préférée à  celle de démocratie participative qui semble, quant à  elle, impliquer un abandon des modalités représentatives traditionnelles, les formes institutionnelles établies peuvent être repensées et rendues plus efficaces. Les manifestations de cette reconsidération peuvent être de diverses natures :

D’une part, le Parlement, fort désormais de nouveaux outils mis à  la disposition des acteurs par un légitime souci de rééquilibrage des pouvoirs, doit redevenir l’espace où les raisonnements bureaucratiques se trouvent non seulement exposés à  un regard critique, mais subordonnés aux intérêts des citoyens et des élus. À cet égard, l’efficience de ces nouveaux instruments est indexée à  une révolution culturelle de la part du gouvernement et des parlementaires qui, pour être souhaitée, n’est pas certaine. En outre, par-delà  la question institutionnelle, on sait que tout effort de définition des modalités de légitimation de l'action publique demeure vain sans remise en cause profonde de la « clôture de la vie politique » (autonomisation des intérêts des partis, homogénéité sociale et culturelle de la classe gouvernante, vulnérabilité au clientélisme, etc.).

D’autre part, comme l’exprime l’idée même d’un gouvernement semi-direct, la diversité des formes d’expression de la volonté collective doit se traduire dans les termes de la complémentarité et non de la concurrence. Concernant la mise en forme de la volonté du peuple par sa sollicitation extérieure, le profit attendu ne peut procéder que d’un usage raisonné, c’est-à -dire évitant l’instrumentalisation démagogique ou la dérive plébiscitaire, des procédures référendaires (dont le danger se trouve dans la possible substitution de l’acclamation au suffrage, c’est-à -dire une perversion du suffrage par laquelle, pour reprendre les termes du Contrat social[24], « on ne délibère plus, on adore ou l’on maudit »). Parallèlement à  ces formes référendaires par lesquelles le gouvernement représentatif se trouve agrégé à  des formes de démocratie directe, la pratique contemporaine semble essentiellement soucieuse d’imposer de nouvelles inflexions de la démocratie représentative, c’est-à -dire plus favorables à  l’expression d’une raison pratique reposant sur les opinions et les capacités de jugement des citoyens. À cet égard, l’initiative populaire peut être considérée comme une institution de la démocratie représentative en ce qu’elle exprime un potentiel populaire : représentant une « volonté générale possible », la volonté populaire minoritaire est « l’expression d’une volonté à  vocation générale, qui nécessite toujours une sanction majoritaire pour acquérir le statut de décision » [25].

Si un sentiment de décalage entre « pays légal » et « pays réel » ne cesse de percer à  jour la fiction juridique sur laquelle repose la représentation politique, il ne doit cependant pas occulter le fait que, par les formes représentatives, « la volonté individuelle peut accéder à  sa propre représentation dans la distance qu’offre l’objectivation d’une mise en scène »[26]. Madison était, à  cet égard, déjà  soucieux de souligner que le filtre représentatif, par sa capacité de raffinement et de discernement, agit comme un facteur de clarification de l'opinion publique. De surcroît, il convient de se souvenir que la représentation est un gouvernement par des élites qui ne sont pas strictement tenues de réaliser les vœux de leurs mandants : comme l’a montré Bernard Manin[27], elle est une forme de gouvernement « mixte ». Ainsi, décrire les démocraties représentatives modernes uniquement comme des systèmes dans lesquels le peuple est « souverain » ou s’autogouverne de manière « indirecte », obscurcit la nature mixte de tels systèmes qui associent des traits démocratiques et aristocratiques. Concernant l’intégration de la volonté collective et des intérêts de l’individu que permet la médiation, E.-W. Böckenförde[28] observe qu’au sein d’une démocratie représentative, « la scission de l’homme et du citoyen dans l’individu, et la scission correspondante de la volonté de tous et de la volonté générale dans le peuple n’est pas niée, ni mise de côté au plan de l’organisation, mais au contraire admise. La démocratie identitaire suppose [au contraire], que la scission est d’emblée résolue par la décision du peuple immédiatement présent ».

Demeure l’interrogation suivante : la volonté collective consiste-t-elle en une addition de volontés déjà  formées ou ces dernières se déterminent-elles, au contraire, au cours du processus de formation de cette volonté collective ? Dans la fidélité à  la doctrine libérale de l’abbé Sieyès marquée par l’exigence pratique d’une transfiguration de la volonté majoritaire en une volonté unanime, il est traditionnellement affirmé que les élus de la nation s’efforcent de garantir la correspondance la plus exacte entre la volonté publique préexistante et celle qui se fait jour lors des débats de l’assemblée (à  cet égard, la consécration du suffrage universel a profondément infléchi le principe représentatif : à  la fin du XIXe siècle, la loi est bien plus l’expression de la volonté générale par son origine que par son objet). Toutefois, la volonté de la nation est-elle déjà  formée ou est-elle définie par les représentants qui la constituent dans l’acte même de la représentation ? Carré de Malberg[29] parlait d’une « volonté nationale » qui « prend naissance » dans le Parlement. Est-ce cette dernière qui donne toutefois son autorité aux représentants ? Dans un célèbre article publié en 1985, Bernard Manin[30] s’est proposé de renverser cette perspective : la source de la légitimité n’est pas la volonté déjà  déterminée des individus, mais son processus de formation. Autrement dit, « la loi est le résultat de la délibération générale, non pas l’expression de la volonté générale »[31]. Défendant ainsi la thèse selon laquelle le principe de la légitimité démocratique doit être recherché dans le processus de formation de la volonté collective, et non point dans cette volonté elle-même, Manin annonçait par là  les actuelles définitions procédurale et discursive de la légitimité. Ces dernières s'opposent, d’une part, aux conceptions républicaines traditionnelles qui postulent le monopole des élus sur un intérêt général transcendant les opinions des simples citoyens, et, d’autre part, aux conceptions libérales construisant de façon cumulative l'intérêt général comme simple addition ou négociation entre les intérêts particuliers.

Au lieu de faire de la délibération un processus uniquement cristallisé dans certains espaces institutionnalisés de la représentation, le modèle de la démocratie délibérative se propose de l’articuler étroitement aux manifestations ordinaires de l'opinion publique. Pour ses partisans, la formation de cette opinion (par des procédures qui permettent de la soustraire à  l’irrationalité) serait un des moments décisifs du débat démocratique[32]. À cet égard, la notion habermasienne d'espace public s’impose à  partir du moment où cet espace n'est plus conçu comme une dimension de la société « civile-bourgeoise », mais comme le lieu d’expression politique d'une société civile différenciée de l'État et du marché. En France, où une conception jacobine de l'intérêt général a toujours valorisé la figure de l'élu au détriment des corps intermédiaires, ce « tournant délibératif » s'est surtout révélé être un tournant participatif de l'action publique[33].

Les nouveaux usages d’une notion démythifiée

À l’heure de l’effacement des grands intérêts publics au bénéfice des affections privées, définir des formes inédites de construction de la généralité et résoudre les apories de la représentation commande essentiellement de rapprocher les figures du bourgeois et du citoyen. En effet, l’articulation entre les droits de l’individu et les devoirs du citoyen invite à  comprendre la volonté générale comme une construction à  la fois sociale et individuelle. Comme l’observe Michel Rosenfeld[34], « même en tant qu’expression du bien commun, la volonté générale n’est pas une volonté objective soutenue par des valeurs transcendantes, mais plutôt une volonté intersubjective animée par des valeurs immanentes issues du sein de la société politique » : ainsi, « à  travers son double rôle de bourgeois et de citoyen », l’individu lui-même « cimente le lien entre la volonté individuelle et la volonté générale ». Cette dernière n’est donc pas un mystère, car les individus, en se soumettant à  l’universel, ne se soumettent qu’à  eux-mêmes. Dans la pensée rousseauiste, la volonté dite générale est révélée, dans l’intériorité de chaque individu, par le principe majoritaire qui lui permet de faire la distinction entre ce qui relève du général et ce qui relève du particulier. Cette logique de révélation est étroitement adossée à  une éducation à  la généralité, c’est-à -dire le fait de reconnaître dans l’intérêt commun son propre intérêt (un tel apprentissage repose surtout sur l’intériorisation d’affects socialisants comme l’amour de la liberté ou de l’égalité)[35]. Sous la plume de Rousseau qui comprend l’union sociale comme un corps moral soudé par une « communion » (B. de Jouvenel) de nature affective, l’affirmation d’une telle correspondance étroite entre les volontés individuelle et collective ne fait qu’accompagner le principe démocratique selon lequel le peuple en corps souhaite naturellement le bien de la communauté et de chacun de ses membres. À cet égard, l’ambivalence de la notion rousseauiste de volonté générale procède de l’absence de toute instance juridique propre à  contraindre le peuple au respect des principes sur lesquels repose une société démocratique. Certes, le penseur genevois distingue entre, d’une part, la « volonté de tous », volonté d’une multitude qui ne saurait être une volonté droite et éclairée, et, d’autre part, la « volonté générale » énoncée par un « Législateur » jugé capable de déterminer et de garantir l’utilité générale conjuguée avec les principes fondamentaux de la justice. Toutefois, la médiation qu’autorise cet « homme extraordinaire » inscrit l’exigence d’une limitation de l’arbitraire dans un discours bien plus éthique et moral que juridique (alors que la volonté de tous est un phénomène politique et partisan, la volonté générale présente une nature morale). Ainsi, reposant sur une appréhension abstraite de la volonté générale souveraine, le rousseauisme se refuse à  penser la nécessité d’un système organique de médiation seul capable de surmonter la contradiction de l’intérêt particulier et de l’intérêt général.

En France, dans un pays où l’histoire politique et constitutionnelle a été fascinée par le mythe de la volonté générale (un mythe qui a longtemps retardé l’accomplissement du constitutionnalisme), l’usage de cette notion se fait désormais parcimonieux. Désormais instruits de ses équivoques et de ses évidences trompeuses (par exemple, l’assimilation de la majorité à  l’unanimité), nous sommes contraints, si ce n’est de l’abandonner, du moins de l’appréhender de manière nouvelle. Pour ce faire, il convient assurément de se tenir à  égale distance, d’une part, de l’ivresse rousseauiste d’une volonté générale entendue comme « somme numérique des volontés individuelles » auxquelles on aurait soustrait les intérêts particuliers et, d’autre part, de l’anti-volontarisme d’un Léon Duguit (pour qui l’idée de volonté générale n’a aucun sens et pour qui le Parlement ne peut rien « représenter », pas même une volonté majoritaire). Cela commande de se tenir au plus près de la notion ici étudiée. En ce qu’elle se tient éloignée à  la fois de la volonté de la majorité et de celle de tous, la volonté dite générale se présente comme une des expressions possibles de l’intérêt commun, c’est-à -dire la manifestation d’une volonté commune dans la conscience de la durée. Une telle volonté exige d’inscrire un choix occasionnel (concernant des personnes ou des programmes) et éphémère (la décision majoritaire ne vaut que le temps d’être contredite par celle qui lui succède) dans une perspective plus large qui est celle de la réalisation de valeurs et d’une forme de société désirée. Cette perception élargie inscrite dans la durée est celle qu’offre le droit : la volonté, toujours susceptible d’être l’instrument de l’irrationalité politique, trouve ses limites dans les règles constitutives de la collectivité qu’énonce le droit dans sa forme constitutionnelle.

Ainsi entendue comme volonté unifiée d’un peuple sans laquelle l’État ne saurait exister, la notion de volonté générale présente de très étroites affinités avec celle de constitution. La signification conférée à  cette dernière par Hegel est, à  cet égard, très significative : elle s’adosse sur l’idée que la formation d’une volonté collective permet la réalisation d’un accord fondamental du peuple sur ses institutions. En effet, comme en témoigne la récusation hégélienne de la fondation contractualiste de l'État, la volonté générale qu'appelle le contrat social (une simple addition de volontés particulières) ne saurait être la volonté universelle et rationnelle que requiert la vie étatique (en laquelle les volontés libres subjectives parviennent à  s'objectiver). Les auteurs contractualistes ne parviennent pas à  penser le « dépassement (Aufhebung) » de la pluralité vers la totalité. Pour Hegel, si la volonté générale existe certes en soi — la masse des individus a en soi la même volonté générale —, il faut également qu'elle puisse devenir effective. À cet égard, caractérisée comme le moment de l'État qui précède celui de la volonté générale consciente d'elle-même, la société civile est un espace qui s'interpose entre l'individu et l'État, une forme étatique encore inaboutie qui doit être dépassée pour aboutir à  l'État véritable. C'est la constitution qui est l'instrument de ce dépassement et de cette conversion. En l’absence de toute « constitution » effective de l’État (qui ne saurait être réduite à  un ensemble de dispositions légales formelles), la volonté est privée de contenu. C’est là  une leçon qui nous ramène à  l’objet même du droit politique : être attentif à  ce qui peut rattacher le pouvoir à  la raison d’être d’une communauté d’individus, c’est-à -dire une volonté générale entendue comme une forme historique dont personne ne saurait être le dépositaire.

Jacky Hummel est Professeur agrégé de droit public à  l’Université Rennes 1. Il est l’auteur notamment de : Le constitutionnalisme allemand (1815-1918) : Le modèle allemand de la monarchie limitée, Paris, P.U.F. (collection Léviathan), 2002 ; Carl Schmitt. L’irréductible réalité du politique, Paris, Michalon (collection Le bien commun), 2005 ; Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Paris, Michel Houdiard (collection Les sens du droit), 2010.

Pour citer cet article :
Jacky Hummel «A qui appartient la volonté générale ? Ouverture », Jus Politicum, n° 10 [https://www.juspoliticum.com/article/A-qui-appartient-la-volonte-generale-Ouverture-724.html]