Autopsie d’un échec. Retour sur le rejet du projet de Constitution pour le Chili

Thèmes : Pouvoir constituant - Référendum - Peuple - Constitution chilienne

Le 4 septembre 2022, le peuple chilien a été appelé aux urnes pour voter une nouvelle Constitution. Ce texte, qui avait été rédigé à la demande du peuple à la suite d’un mouvement social d’une ampleur historique pour le pays et selon un processus en apparence parfaitement démocratique, a été rejeté par plus de 62% des votants. Si l’avant-gardisme du projet de Constitution a rapidement été mis en avant comme une des causes de ce rejet, l’étude plus approfondie du processus invite à nuancer cette thèse. Les causes sont en réalité plus profondes et tiennent en grande partie à la captation de la souveraineté populaire par l’assemblée constituante et aux incohérences du processus constituant en lui-même.

Anatomy of Failure. Chile’s rejected draft Constitution

On 4 September 2022, Chilean people had to vote for a new Constitution. Even though this text had been drafted at the request of the people, following a social movement of historic proportions for the country, and in conformity with a seemingly perfect democratic process, more than 62% of voters rejected it. The avant-garde nature of the draft constitution is often considered as one of the causes of this rejection. However, a closer look at the process suggests that this thesis should be tempered. In reality, the causes are deeper and are largely due to the capture of popular sovereignty by the constituent assembly and the inconsistencies of the constituent process itself.

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es histoires constitutionnelles finissent bien en général – tout du moins les processus constituants. Une étude récente a montré que 94 % des constitutions élaborées dans le monde entre 1789 et 2016 ont été ratifiées avec succès[1]. Seuls onze référendums constituants ont vu le « non » l’emporter[2]. Les échecs des ratifications populaires sont donc des évènements constitutionnels particulièrement rares. Or, depuis le 4 septembre 2022, un nouveau cas d’espèce s’est ajouté à cette courte liste : celui du rejet de la proposition de Nouvelle Constitution pour le Chili. Pourtant, tous les feux semblaient au vert. L’adoption d’une Nouvelle Constitution y était non seulement nécessaire, mais souhaitée par le peuple. Le processus constituant se présentait de l’extérieur comme l’un des plus démocratiques jamais mis en place, et il bénéficiait d’un contexte social et politique, certes tendu, mais malgré tout favorable à la rédaction d’un nouveau texte. Le rejet massif du texte (62 %de votes « non ») apparaît dès lors d’autant plus surprenant.

Pour prendre la pleine mesure du paradoxe, il importe de revenir sur les origines de ce processus et même sur sa raison d’être. La nécessité d’un changement de constitution est une rengaine lancinante au Chili depuis 1990. Ce pays est un des rares pays au monde à avoir fait le choix de ne pas changer de constitution au sortir d’une dictature (celle d’Augusto Pinochet qui a duré dix‑sept ans entre 1973 et 1990). Cette transition « pactée » avait, certes permis d’éviter une effusion de sang, mais elle avait aussi conduit à maintenir une constitution d’essence dictatoriale, née sans légitimité démocratique, puisqu’adoptée en 1980[3] à travers un référendum frauduleux[4]. Avec le temps, d’importantes révisions avaient été opérées. La plus symbolique fut celle opérée en 2005, sous l’autorité du Président de la République, le socialiste Ricardo Lagos. Elle avait non seulement permis de retirer les principales enclaves autoritaires (notamment la présence des sénateurs à vie), mais elle avait aussi eu pour ambition de donner une nouvelle légitimité au texte. Pour ce faire, Ricardo Lagos a modifié le court préambule et a retiré la signature d’Augusto Pinochet au bas du texte pour y apposer la sienne, de façon à ce que le « Chili compte désormais avec une Constitution qui ne […] divise plus[5] ».

Malgré ces efforts esthétiques, la légitimité de la Constitution continuait à être contestée, d’autant plus que le texte restait encore imprégné du modèle économique imposé sous la dictature. Sous cette période, la junte militaire, fortement influencée par les idées économiques néo‑libérales de l’École de Chicago, avait procédé à une privatisation quasi‑totale des systèmes éducatifs, de santé et de protection sociale, des retraites, des entreprises énergétiques et des ressources minières. Cette primauté accordée aux droits économiques et privés est restée dans le texte malgré les révisions. Certes, la Constitution n’impose pas expressis verbis une politique économique néo‑libérale, mais la manière dont sont consacrés certains droits, en particulier de nature sociale et environnementale, et l’organisation institutionnelle du pouvoir volontairement conservatrice[6], empêchent la mise en place d’une politique économique d’inspiration plus sociale. Un exemple parmi tant d’autres : la Constitution reconnaît un droit de propriété privée sur les eaux (art. 19, no 24) conduisant à privilégier l’accès à l’eau des grandes entreprises minières ou des exploitations agricoles au détriment des habitants de ces zones. Au fil des ans, cette Constitution est apparue comme un frein de plus en plus puissant à toute politique de changement économique, social ou environnemental. Toutefois, l’inertie sociale, accouplée à un certain fétichisme constitutionnel présent au sein de la frange la plus conservatrice de la population, a conduit à maintenir en vie plus que de raison cette Constitution. Une première tentative sérieuse de changement de Constitution avait été initiée sous la présidence de Michelle Bachelet en 2014, mais, face à l’opposition du Congrès, elle s’est soldée par un échec.

Finalement, il a fallu une gronde massive du peuple et des échanges violents entre les manifestants et la police[7] (ce qui a été appelé au Chili « el estallido social[8] »), pour que le pouvoir en place prenne la mesure du blocage constitutionnel. Le 25 octobre 2019, la « marche de toutes les marches », qui a réuni à Santiago plus de 1,2 million de personnes, a placé au cœur des revendications le changement de Constitution. Très rapidement, la demande est relayée par les principaux partis politiques, lesquels parviennent, le 15 novembre 2019, à s’accorder sur un pacte : l’Accord pour la Paix Sociale et la Nouvelle Constitution. Bien que ce texte n’ait en soi aucune valeur juridique, il constitue l’acte premier du déclenchement du processus constituant. Surtout, il pose les jalons de la procédure à suivre ; des jalons qui, comme nous le verrons, auront un impact crucial dans la suite du processus et se concrétiseront dans diverses lois constitutionnelles.

Sans entrer dans les détails, ce qu’il importe de retenir à ce stade est que l’Accord met au cœur du processus le peuple, qui se voit consulté à trois reprises : une première fois, à travers un référendum dit « d’entrée », pour qu’il exprime sa volonté de changement de Constitution et détermine la forme de l’organe qui sera chargé de rédiger le nouveau texte ; une deuxième fois, pour élire les membres de cet organe ; une troisième fois, dans le cadre d’un référendum de « sortie », afin de ratifier ou de rejeter le texte élaboré par l’organe constituant.

Lors du référendum « d’entrée », qui s’est tenu le 25 octobre 2020, plus de 78 % des votants ont confirmé leur souhait de changement de Constitution et 79 % d’entre eux ont fait le choix de confier l’écriture du projet à une assemblée constituante, directement et entièrement élue par le peuple. Les 15 et 16 mai 2021, le peuple chilien fut appelé aux urnes pour procéder à l’élection de cette assemblée, appelée « Convención Constitucional ».

Le scrutin à la proportionnelle, sa composition paritaire, ainsi que des sièges réservés aux peuples originaires ont fait de cette Convention une institution unique dans l’histoire du pays, mais aussi dans le monde. Vu de l’extérieur, peu de critiques pouvaient être formulées à son encontre tant elle paraissait sortie d’un livre de droit constitutionnel. Tel que le préconisait Jon Elster[9], cette assemblée monocamérale avait été élue selon un scrutin assurant la représentativité politique et sociale du peuple. En outre, elle était soumise à un délai imparti d’un an pour aboutir à un texte, évitant ainsi les tactiques dilatoires. Ces traits idéaux auraient pu n’être que de pure forme, mais dès le début de ses travaux, le 4 juillet 2021, les observateurs ont pu constater que ce caractère innovant allait également produire des effets concrets. Pour la première fois dans l’histoire du pays, une institution publique élit à sa tête une femme issue des communautés Mapuches, Elisa Loncón. Trois mois plus tard, la chambre adopte un règlement général[10] plaçant en son cœur autant de principes directeurs que de lettres dans l’alphabet (espagnol) dont la prééminence des droits de l’homme, l’interdiction des discriminations, la perspective féministe, la pluri-nationalité[11], l’interculturalité[12], le plurilinguisme, ou la participation populaire.

Il convient, en outre, de souligner que durant ses travaux, la Convention a connu un changement politique a priori encourageant. Alors que le processus constituant avait débuté sous la présidence de Sebastián Piñera, un Président de la République initialement très opposé à ce processus et qui a consenti à son déclenchement par résignation, il s’est finalisé sous la présidence de Gabriel Boric, un Président qui avait durant sa campagne exprimé son soutien aux travaux de la Convention. Sur le papier, ce changement était un signe de bon augure et, surtout, confirmait la volonté de changement constitutionnel et social du peuple chilien.

Il n’était donc pas étonnant qu’à l’issue de ses travaux, le 5 juillet 2022, la Convention présente un texte particulièrement novateur, impliquant une rupture nette avec la Constitution en vigueur. Les 388 articles de ce texte prévoyaient de donner naissance à un nouveau Chili : un Chili qui, conformément à son article premier  serait un État de droit social, démocratique, plurinational, interculturel, régional, écologique, solidaire, inclusif et paritaire. Un programme qui n’a de toute évidence pas convaincu les Chiliens, ou, en tous les cas, 62 % des votants.

Alors que le processus constituant paraissait immaculé et surtout alors que le peuple semblait avoir donné à plusieurs reprises des indications confirmant cette volonté de changement, comment expliquer ce refus ? Comment ce processus, en apparence si « parfait », a‑t‑il pu échouer ?

Dès le soir des résultats du référendum, les premiers coupables ont été pointés du doigt. Le premier d’entre eux fut le texte, ou plus exactement certains articles du texte. À cet égard, les dispositions relatives à la plurinationalité et au droit de propriété ont été particulièrement critiquées. La responsabilité fut également portée sur certains membres de la Convention constituante, dont l’attitude avait pu être considérée par l’opinion publique comme problématique. Les défenseurs du texte ont, quant à eux, préféré blâmer les médias et le déluge de fausses informations, qui n’auraient pas permis aux citoyens de se faire une opinion éclairée. Ainsi, la faute ici serait triple : le texte, l’auteur du texte, et le contexte du vote.

Si la vérité réside nécessairement dans tous ces éléments, il apparaît très frustrant pour un juriste de s’en tenir à ces quelques éléments éparses. La frustration est d’autant plus grande que le mécanisme du référendum, avec sa réponse binaire « oui/non » ne facilite pas l’analyse des votes. Pour les comprendre pleinement, des compétences en sociologie, science politique et même anthropologie sont indispensables. Le juriste n’est donc pas la personne la mieux à même de comprendre et de rendre compte de cet échec.

Toutefois, malgré ces limites scientifiques, une analyse juridique de cet échec est possible, à la condition que l’on cherche à analyser le processus pour ce qu’il est et dans son ensemble. La question ici ne doit pas être de rechercher pourquoi les électrices et les électeurs chiliens ont rejeté cette proposition de Constitution, mais davantage de savoir ce qui, dans l’exemple chilien, peut renseigner sur la réussite ou non d’un processus constituant. Ceci exige, tout d’abord, de considérer ces processus comme des objets juridiques. Il s’agit, on le sait, d’un débat classique et qui a, notamment en France, eut ses grandes figures. Aujourd’hui, le débat s’est apaisé. Leur étude juridique n’est plus considérée comme une aberration et, dans le cas chilien, une telle étude se justifie d’autant plus que ce processus s’est caractérisé, comme nous le verrons, par un étroit encadrement juridique. Ensuite, cette démarche implique d’identifier ce qui relève du contextuel et de le distinguer de ce qui relève du général. Pour ce faire, nous avons fait le choix de procéder à une analyse par cercles concentriques, en partant du plus précis pour aller au plus large, et surtout de rechercher dans chacune des causes ce qui questionne la science constitutionnelle.

La première question à laquelle nous allons chercher à répondre est la suivante : jusqu’à quel niveau d’avant‑gardisme les constitutions peuvent-elles aller pour être acceptées par le peuple ? En effet, une nouvelle constitution, qui plus est rédigée par une assemblée constituante née d’une contestation populaire, sera nécessairement conçue dans une logique de rupture. Les constitutions nées de tumultes ou de révolutions se veulent révolutionnaires. Mais jusqu’où peut aller cette rupture ? Une constitution émanant d’un peuple en lutte peut-elle être trop avant-gardiste ? L’étude du texte chilien nous conduira à opérer deux constats : d’une part, qu’il convient de relativiser la portée révolutionnaire des textes présentés comme tels et, d’autre part, que cette image est en grande partie générée et véhiculée par leur auteur.

Partant, il conviendra, dans un deuxième temps, de prendre de la hauteur et de porter notre regard sur la Convention constituante chilienne. A priori, celle-ci n’aurait pas dû jouer un rôle si déterminant, puisque le Chili avait fait le choix d’instaurer un organe au mandat limité. Pourtant, la Convención Constitucional est semble‑t‑il parvenue à briser les chaînes qui la retenaient. Son étude se focalisera sur les conditions lui ayant permis d’opérer une captation de la souveraineté populaire, permettant ainsi de s’interroger sur les capacités réelles des pouvoirs constitués à canaliser l’hubris des assemblées constituantes.

Enfin, dans un troisième temps, ce cercle s’élargira pour embrasser l’ensemble du processus constituant. Si, à première vue, celui-ci apparaissait comme parfaitement cohérent, puisque reposant sur une ligne claire (son caractère démocratique), l’échec du référendum de « sortie » impose de le regarder sous un nouvel angle. La question sera alors de savoir quels doivent être les principes directeurs de ces processus, entre efficience et cohérence.

 

I. L’avant‑gardisme du projet de Constitution

 

Lors du référendum du 4 septembre 2022, la question posée au peuple chilien était claire : « Approuvez-vous le texte de Nouvelle Constitution proposé par la Convention constitutionnelle ? ». Le taux du rejet l’a été tout autant. Toutefois, il est difficile de déterminer avec précision ce qui, dans les 388 articles du projet de la Constitution, a fait pencher la balance en faveur du « non ». Certes, le peuple chilien voulait un changement, mais il ne voulait visiblement pas d’un tel changement ou tout du moins d’une telle ampleur. Qu’en est-il réellement ? Pour le savoir, nous tâcherons tout d’abord de revenir sur les innovations contenues dans le texte (A). Mais, nous verrons qu’une fois remises en contexte, seules certaines étaient véritablement avant‑gardistes (B). Cette analyse permettra alors de mesurer le décalage pouvant exister entre les attentes projetées d’un peuple pour un changement de Constitution et ses attentes réelles.

 

A. Des innovations indéniables

Le peuple chilien voulait un changement de Constitution. Ceci est incontestable. Ce souhait, il l’a exprimé dans la rue à partir d’octobre 2019, mais surtout (et cela est plus précieux pour un juriste) il l’a confirmé le 25 octobre 2020 à travers un référendum où 78 % des votants ont indiqué vouloir remplacer l’actuelle Constitution par un nouveau texte. Mais que souhaitaient-ils dans ce changement ? Au regard des revendications exprimées lors de l’estallido social, il s’agissait de modifier les piliers qui fondent la Constitution de 1980 et en premier lieu son soubassement néo‑libéral empêchant une redistribution plus sociale des richesses et la prise en charge par l’État de services publics importants (comme la santé ou l’éducation). Puis, au fur et à mesure des manifestations, d’autres revendications se sont ajoutées : lutter contre la centralisation excessive du pouvoir, accorder une plus grande protection aux droits des femmes, permettre enfin la reconnaissance des droits aux peuples originaires. Tout semblait alors plaider pour un changement constitutionnel radical. Cette orientation fut confirmée par l’élection des membres de la Convención Constitucional, en mai 2021. Sur les 155 membres élus, 90 membres l’avaient été sur des listes formées par des partis politiques, 48 étaient issus de diverses listes indépendantes des partis politiques[13], et 17 étaient des représentants des peuples originaires. Au sein des 90 membres de partis politiques, 37 étaient issus d’une coalition de partis de droite (Vamos por Chile) et 53 étaient issus de deux listes de gauche (Lista del Apruebo et Apruebo Dignidad). Si les 48 « indépendants » ne se rattachaient à aucun parti préexistant, ils n’étaient pas « neutres » politiquement. Ils avaient lors de leurs campagnes électorales clairement affiché leurs idées politiques et tous se rangeaient à gauche du spectre politique[14]. Par ailleurs, ils avaient souvent été élus pour défendre un changement en particulier : la santé publique, la refonte du système éducatif, la protection de droit à l’accès à l’eau, les droits des femmes, etc. Il était donc clair que, si on met de côté les élus des peuples originaires, 73 % des membres de l’assemblée avaient pour mandat de rédiger un texte apportant un changement politique net.

Au terme d’un an de travail, le texte rédigé par ces constituants propose incontestablement un tel changement. L’État chilien repose sur quatre grands nouveaux piliers : une nouvelle organisation territoriale et nationale, un interventionnisme économique plus marqué, la mise en place d’un État structurellement paritaire et enfin le passage à un État écologique.

Commençons par le premier, à savoir le passage d’un État unitaire à un État régional et plurinational. L’article 187 du projet indique que l’État s’organise sur la base d’entités territoriales autonomes et de territoires spéciaux. Font partie de ces entités territoriales autonomes : les communes autonomes, les régions autonomes et les territoires autonomes autochtones. Chacune d’entre elles dispose explicitement d’une autonomie politique, administrative et financière (art. 187.2). Dans le nouveau système proposé, l’échelon le plus important est celui de la région autonome. Celle-ci devait être organisée autour d’un gouverneur régional et d’une assemblée régionale élus pour un mandat de quatre ans. Le projet de Constitution comprend à l’article 220 une liste de compétences dévolues à cet échelon. En particulier, il est possible de mentionner : la politique régionale en matière de logement, urbanisme, santé, transport, éducation et protection de la nature. En plus de cet accroissement des compétences, le projet prévoit la possibilité pour le législateur national d’autoriser les régions à établir leurs propres impôts et contributions fiscales (articles 244 à 250). Surtout, ces régions se voient reconnaître non seulement le droit à une initiative législative auprès d’une des chambres parlementaires pour des questions relevant de l’intérêt régional (art. 226.c), mais aussi celui de demander au Congrès des Députées et Députés le transfert du pouvoir législatif dans des matières relevant de leur compétence. Au regard du texte actuel, établissant une organisation unitaire partiellement décentralisée, le changement est de taille.

Mais, en réalité le changement le plus visible a surtout été celui lié à la forme plurinationale de l’État. En effet, le Chili a toujours été fondé autour de l’idée d’une seule nation (la nation chilienne) et il s’était toujours refusé à reconnaître une quelconque spécificité aux peuples originaires. À l’image de la France, ce pays avait toujours refusé tout pluralisme juridique ou différentialisme au sein de sa population conçue, ou en tous les cas perçue par l’État, comme un tout unique et homogène. De fait, les peuples autochtones ne sont jamais mentionnés dans l’actuelle Constitution, alors même qu’ils représentent 11 % de la population. Or, le projet rédigé par l’assemblée constituante rejette l’unicité de la nation chilienne. Dès l’article 2, le projet indique qu’il existe certes un peuple chilien, mais que celui-ci est composé par diverses nations. Ces diverses nations ne sont pas listées de manière exhaustive dans le texte, mais l’article 5 en mentionne quelques-unes[15]. L’article 12 en tire les conséquences sur le plan linguistique, puisque le Chili est alors défini comme un État plurilingue. Plus précisément, il indique que « Sa langue officielle est le castillan », mais que les « langues autochtones sont officielles sur leurs territoires et dans les zones à forte densité de population de chaque peuple et nation autochtone ». Ceci constitue une évolution majeure pour le Chili, qui jusqu’alors n’avait jamais reconnu une telle diversité linguistique. Autre élément symbolique : les emblèmes nationaux. Dans la Constitution de 1980, ces emblèmes sont le drapeau, le blason et l’hymne national. Le projet de 2022 reprend cette liste mais ajoute que l’État « reconnaît les symboles et emblèmes des peuples et nations autochtones ». Plus largement le projet leur reconnaît plusieurs droits collectifs et individuels, notamment le droit à leur patrimoine, à la protection de leurs territoires, à leur identité et à leur cosmovision (art. 34) ou l’accès à l’eau et à leurs ressources (art. 58 et 79). L’article 79 mentionne notamment l’importance de la restitution des terres, vue comme un mécanisme préférentiel de réparation. Leur représentation politique est également prévue au sein de diverses institutions politiques nationales et locales (art. 162). Enfin, l’un des points les plus sensibles a été l’étendue de l’autonomie qui devait leur être reconnue. Cette autonomie est clairement affirmée à plusieurs articles[16]. Ceci implique notamment le droit à être consultés avant l’adoption de mesures administratives et législatives les concernant (art. 66 et 191) et de disposer d’un patrimoine propre (art. 234). Si le projet ne précise pas dans les détails les compétences incluses dans cette autonomie (renvoyant cette tâche au législateur), il mentionne néanmoins une compétence cruciale : l’autonomie de leur système de justice (art. 307 et 309). Ces divers exemples attestent de l’étendue de la transformation opérée par le projet de Constitution.

Le deuxième bouleversement porte sur le positionnement de l’État à l’égard du secteur économique. Alors que la Constitution de 1980 consacre un État dit « subsidiaire », c'est‑à‑dire un État qui n’intervient économiquement que par défaut, lorsque les acteurs privés ne peuvent ou ne veulent assurer certaines activités, le projet de 2022 consacre lui un État clairement interventionniste. Cela est visible par la reconnaissance d’une longue liste de droits sociaux (qui sont les grands absents du texte actuel). Le projet est particulièrement détaillé dans le domaine de l’éducation (aussi bien sur son organisation que sur son financement) et consacre la gratuité des études, jusqu’au niveau licence[17]. En matière de santé, le texte de 2022 insiste sur le rôle de l’État dans l’offre de soins et sur la nécessité de soins accessibles (laissant ainsi clairement comprendre que les entreprises privées ne pourront dicter la politique de soin[18]). On peut également mentionner la large reconnaissance du droit à la sécurité sociale (art. 45) ou le rôle de l’État dans la politique de logement (art. 51) et dans la gestion des infrastructures énergétiques (art. 59). L’un des points où cette bascule est la plus visible est la manière dont a été consacré le droit de propriété. Si ce droit est bien évidemment reconnu, le projet précise à plusieurs reprises non seulement qu’il existe des biens ne pouvant faire l’objet d’un droit de propriété (les biens que la nature a rendu communs à toutes les personnes notamment), mais aussi et surtout que ce droit de propriété doit être utilisé dans le cadre d’une « fonction sociale et écologique » (art. 78.2[19]). Bien que le texte n’indique pas en quoi consiste cette fonction, une lecture systémique du texte laisse clairement entendre que cette fonction vise à limiter l’exercice du droit de propriété afin de permettre la mise en place des politiques sociales[20]. Alors que le texte de 1980 accorde une priorité des droits économiques privés sur les droits sociaux et se fonde sur la capacité autorégulatrice du marché[21], le projet de 2022 propose et postule l’exact inverse.

Le troisième grand changement est la place toute particulière qu’il reconnaît aux femmes dans l’État. Bien que le texte ne le dise pas expressément, il s’apprêtait à donner naissance au premier État féministe au monde. En effet, les femmes et leurs droits sont constamment présents dans le texte. Ceci est clairement visible sur le plan formel puisque le texte veille à procéder systématiquement à la féminisation des noms et des titres (par exemple : Congrès des Députées et Députés ; Présidente ou Président de la République ; Gouverneure ou Gouverneur, etc.[22]). Ce constat n’est pas démenti sur le plan matériel. L’article 1.2 indique que la démocratie est « inclusive et paritaire ». À cet égard, l’exigence de parité stricte est imposée à tous les niveaux de l’État et dans toutes ses institutions (art. 6.2). Plus concrètement, ceci implique que non seulement les chambres parlementaires doivent être paritaires (art. 252.1 et art. 254.1), mais aussi les assemblées régionales (art. 254, al. 3), les organes du système de justice (art. 312.1), et tous les organes constitutionnels autonomes (donc y compris la Banque centrale, l’Agence Nationale de Protection des données ou la Cour constitutionnelle). Le projet précise également que cette parité devra être promue dans les espaces de prise de décision des corps de police et de l’armée (art. 297.2 et 299.2). Cette obligation est étendue aux organes de direction des partis politiques (art. 163.1) et aux conseils d’administration des sociétés publiques et semi‑publiques (art. 6.2). Par ailleurs, le texte insiste à de multiples reprises sur la nécessité de lutter contre les discriminations et les violences fondées sur le genre. Cette perspective non sexiste doit guider la mise en œuvre des services publics d’éducation, de santé, de police, d’armée et de justice. Enfin, le projet consacre des droits spécifiques aux femmes, et en particulier des droits en matière de reproduction sexuelle. L’article 61.2 oblige l’État à assurer à toutes les femmes « les conditions d’une grossesse, d’une interruption volontaire de grossesse, d’un accouchement et d’une maternité voulus et protégés ». L’étendue de cette reconnaissance des droits aux femmes est d’autant plus impressionnante lorsqu’on compare le projet au texte actuel. La Constitution de 1980 ne dit pratiquement rien des femmes et apparaît même en retrait au regard d’autres constitutions contemporaines, dont la Constitution française. Le mot « femme » n’apparaît qu’une seule fois dans l’actuelle Constitution chilienne, à l’article 19.2 pour affirmer l’égalité entre les hommes et les femmes. Le mot parité n’est jamais mentionné et encore moins celui de « genre » ou de « sexe ». Aucun des droits reconnus ne prévoit une adaptation spécifique pour les femmes, pas même en matière de santé ou d’éducation. Il est indéniable que le projet tel que rédigé constitue une révolution du droit constitutionnel chilien sur ce point. Toutefois, cette évolution peut sembler logique compte tenu de la composition paritaire de l’assemblée constituante.

Enfin, la dernière innovation à mentionner est celle relative au rôle joué par l’État dans la protection de l’environnement. Bien que ce sujet soit vaste, il est possible de résumer la philosophie du projet de Constitution en citant son article 1.1 : « Le Chili est un État de droit […] écologique ». Le texte donne à l’éducation comme mission de développer chez chacun des élèves une « conscience écologique » (art. 35.3 et 39) ; on précise que la propriété (publique ou privée) doit avoir une fonction écologique (art. 52.1 et 78.2). Tout un chapitre (le chapitre iii) est dédié à la nature et à l’environnement. La nature se voit reconnaître des droits (art. 103.1) : « […] droit au respect et à la protection de son existence, de sa régénération, de la préservation et de la restauration de ses fonctions et équilibres dynamiques, y compris les cycles naturels, les écosystèmes et la biodiversité ». Le texte consacre la solidarité intergénérationnelle (art. 101 et 128.1) et reconnaît la sensibilité animale (art. 131.1). On indique que l’État a le droit d’adopter des mesures de prévention, d’adaptation et d’atténuation des risques, des vulnérabilités et des effets causés par la crise climatique et écologique. On précise qu’il doit adopter « une administration écologiquement responsable » (art. 127.2) et fonder sa politique énergétique sur des énergies renouvelables à faible impact environnemental (art. 59.3). On parle d’autoconsommation énergétique (art. 59.5), d’éducation à la consommation responsable (art. 81.1). On crée un Défenseur de la nature ; on renforce l’organisation de la justice environnementale, pour s’assurer que ces droits soient protégés par la justice. Finalement, ce ne sont pas moins de 70 articles qui abordent d’une façon ou d’une autre la question de l’écologie, de la nature et de l’environnement. Certes, l’actuelle Constitution de 1980 n’est pas totalement muette sur cette question, mais il est indéniable que le projet de 2022 impliquait un important saut en avant dans ce domaine.

Le caractère innovant du projet de Constitution est donc incontestable. Mais dans le cas du Chili, cette innovation paraissait non seulement prévisible (au regard de la composition de convention constitutionnelle) mais surtout souhaitée par la population. Comment alors comprendre que ces changements aient été rejetés lors du référendum de 2022 ? Pour répondre de la manière la plus précise possible, il importe de ne pas s’arrêter aux apparences et de revenir plus en détails sur la portée véritablement innovante du texte. Ceci nous permettra alors de mesurer jusqu’à quel degré d’avant‑gardisme peut aller un projet de Constitution.

 

B. Un avant‑gardisme à nuancer

Les nouveautés introduites par le projet de Constitution ne sont pas passées inaperçues ni au Chili ni dans le reste du monde. Dans un éditorial publié dans la revue The Economist le 6 juillet 2022, un journaliste britannique invitait le peuple chilien à ne pas voter cette Constitution, la qualifiant de magma constitutionnel et de constitution « wokiste[23] ». Vu sous cet angle, il serait possible de penser que la nouvelle Constitution n’était qu’un assemblage hétéroclite et incohérent des formulations les plus extrêmes en matière de droits fondamentaux. Si cette critique est excessive, elle contient en germe une idée qui revient régulièrement au moment de comprendre les raisons du rejet du texte : le fait que les constituants seraient allés « trop loin ». Cependant, ce type de critique est difficile à analyser sous l’angle juridique. Comment mesurer juridiquement l’excès d’un changement du droit ? Surtout comment le mesurer à l’égard d’un texte qui a pour vocation même d’introduire un changement ?

Toute nouvelle constitution, surtout si elle vient en remplacement d’une autre, implique nécessairement une rupture de l’ordre juridique[24], dans la mesure où l’ancienne constitution disparaît pour faire place à une nouvelle constitution, et donc à un nouvel ordre juridique. Pour que cette rupture ait lieu, et pour que ce changement de constitution ne soit pas considéré comme une simple réforme de la constitution existante, la nouvelle constitution doit être différente de la précédente. La différence n’a pas à être totale. Il n’est pas attendu que chaque nouvelle constitution soit diamétralement opposée à la précédente. Toutefois, le changement doit porter sur « les décisions politiques fondamentales de la constitution » pour reprendre une expression schmittienne[25].

Dans le cas du Chili, il était donc attendu et même souhaité que le projet apporte un changement à la structure fondamentale de l’État. Mais ce changement était-il excessif ? Pour y répondre, il est tout d’abord nécessaire de déterminer à l’aune de quel critère il faut évaluer cet excès ou cette novation. Quand on parle d’innovation, s’agit-il d’une innovation juridique dans l’absolu (au niveau international ou régional) ou s’agit‑il d’une innovation pour le Chili ? Et s’il y a innovation, cette innovation est-elle excessive ?

Il est indéniable que certains des changements évoqués précédemment sont de véritables innovations mondiales. Ceci est incontestable concernant le droit des femmes et la place accordée à la parité dans la composition des institutions politiques. Aucun texte dans le monde ne propose une telle organisation ni un tel niveau de reconnaissance. Sur ce point, le caractère avant‑gardiste du projet ne pouvait être réfuté. Pourtant, il est intéressant de noter qu’à la lecture des sondages opérés à ce sujet, la question des droits des femmes et de la parité n’apparaît pas comme la première raison ayant justifié le vote « non ». Cette question arrive même très loin dans les priorités[26]. Ainsi, l’avant‑gardisme de certaines dispositions ne semble pas être la seule cause du rejet d’un texte.

Il serait possible d’arguer que l’innovation reprochée est ailleurs et qu’elle porte sur les autres sujets préalablement mentionnés. Pourtant, sur chacun de ces points le caractère particulièrement innovant des changements peut être relativisé à un niveau ou à un autre. Prenons la question de l’écologie par exemple. Bien que la Constitution de 1980 ait été très favorable au développement économique et qu’il soit très difficile de pouvoir la qualifier de « Constitution environnementale », elle comprenait déjà de nombreuses références à la nature, à la géographie, aux ressources naturelles ou au territoire. Elle reconnaissait déjà le droit à vivre dans un environnement sain et libre de pollution (art. 19.8 de la Constitution de 1980). Surtout, une disposition se retrouve dans les deux textes de manière quasi identique : celle sur les ressources minières. À l’article 19.24 de l’actuelle Constitution et à l’article 145.1 de la proposition de nouvelle Constitution on peut lire que l’État a « le domaine absolu, exclusif, inaliénable et imprescriptible de toutes les mines […] à l’exception des argiles superficielles, sans préjudice de la propriété sur les terrains où ils sont situés ». On a pu voir à quel point les débats sur cette question furent et sont importants, mais il est nécessaire de rappeler que le principe même de la régulation des ressources minières ainsi que les principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité étaient déjà présents dans l’actuelle Constitution. Certes, la nouvelle Constitution va plus loin, puisqu’elle indique que certains espaces sont exclus de toute activité minière (art. 146) et elle fixe le sens que doit suivre la politique minière de l’État (art. 147), mais elle n’opère pas une révolution majeure sur ces questions. Ce même constat se retrouve concernant la reconnaissance d’une justice environnementale. Des personnes non spécialistes du droit de l’environnement chilien pourraient trouver dans les articles 108 et 333 du projet de Nouvelle Constitution une très grande innovation, puisqu’ils consacrent l’existence de tribunaux environnementaux. Or, ces tribunaux existent déjà depuis 2012[27]. Il ne s’agit absolument pas d’une nouveauté. La proposition de Nouvelle Constitution permet leur constitutionnalisation et surtout impose leur création dans chaque région du pays (art. 333.2), ce qui n’est pas encore le cas, mais le principe même d’une justice spécialisée sur les préjudices environnementaux n’est pas une innovation. Ce qui semble être innovant sur le plan international ou même régional ne l’est finalement pas tant que cela au niveau national.

De même, le « modernisme » du projet de Constitution au regard de l’interventionnisme économique de l’État peut être nuancé. Comme cela a été indiqué auparavant, la Constitution de 1980 est très peu diserte sur les droits sociaux et il est incontestable qu’elle a été appliquée jusqu’à présent de façon à favoriser la protection des droits économiques privés au détriment des droits sociaux, et a de ce fait été vue comme un outil protégeant avant tout une politique économique néo‑libérale. Toutefois, le texte proposé par la Convention ne bascule pas du tout au tout. Le texte n’impose pas une nationalisation générale des services publics, ni n’impose une collectivisation des forces de production. L’action de l’État dans le domaine économique est toujours mentionnée dans son aspect de régulation. Le texte rompt avec la politique néo‑libérale en ce qu’il ne laisse plus la place au marché pour s’autoréguler, mais il n’impose pas que l’économie soit placée sous le contrôle total de l’État. Les acteurs privés dans des services publics clés, tels que l’éducation, la santé ou les retraites, sont mentionnés et gardent leur capacité d’action[28].

En réalité, lorsque l’on examine les sondages et les analyses faites au lendemain du référendum du 4 septembre 2022, le véritable point de clivage ne semble pas avoir été l’économie, l’écologie ou l’interventionnisme de l’État, mais bien la question de la plurinationalité et des autonomies autochtones. Et sur ce point, il est difficile de ne pas admettre que le projet a innové au regard du droit chilien préexistant. Mais peut‑on alors parler d’excessivité ? Une comparaison au niveau régional nous invite à relativiser l’ampleur de l’excès. Il est important, d’une part, de rappeler que l’introduction de tels droits est devenue une constante lors des changements constitutionnels dans la région[29]. Toutes les nouvelles constitutions latino‑américaines ont procédé à des changements significatifs de leur concept d’unité nationale. Comme le souligne Rodrigo Uprimny, toute reconnaissance de droits collectifs aux peuples originaires implique une plus grande valorisation des différences et une consécration du pluralisme sous toutes ses formes[30]. Si la reconnaissance des langues autochtones est clairement une innovation pour le Chili, elle ne l’est pas si on examine la situation au niveau régional. D’autre part, certaines des évolutions proposées par le texte visent principalement à mettre en accord le droit chilien avec un certain nombre d’exigences internationales dans ce domaine. La consultation préalable des peuples originaires, qui est un point qui a suscité d’importants débats lors de la campagne référendaire, n’est en réalité qu’une modification proposée afin de respecter les stipulations de la Convention no 169 relative aux peuples indigènes et tribaux de l’OIT[31], que le Chili a ratifié en 2008. Ainsi, s’il ne peut être nié que le projet apportait des modifications majeures au droit chilien, il apparaît difficile de toutes les qualifier d’excessives.

On pourrait alors arguer que ces changements n’ont pas été rejetés car excessifs dans l’absolu, mais, tout simplement, car ils étaient en rupture avec l’identité constitutionnelle du Chili. En effet, tout changement constitutionnel n’impose pas que les peuples procèdent à une refonte totale de leur droit uniquement pour respecter les standards régionaux ou internationaux. Mais dans ce cas, la critique change de nature. Il ne s’agit plus de parler d’excessivité ou d’avant‑gardisme, mais de chercher à savoir si les changements sont en cohérence avec l’histoire et les grands principes structurels de l’État chilien. Cette forme de continuité constitutionnelle au‑delà des changements de constitution est une préoccupation importante et mise en avant par de nombreux juristes. Non seulement elle facilite l’acceptabilité du texte auprès du peuple, mais aussi, d’un point de vue plus technique, elle constitue la garantie d’une mise en œuvre fidèle et durable du texte. Au Chili, ce point avait déjà été mis en avant par José Luis Cea Egaña, lors de l’élaboration de la Constitution de 1980. Il avait ainsi exhorté les rédacteurs à mener à bien la réforme de façon à ce qu’elle soit « en sincère cohérence avec les principes, techniques et finalités du constitutionnalisme enraciné dans notre pays[32] ». Ceci implique non seulement de prendre en compte la structure politique du pays, mais aussi les systèmes sociaux et économiques qui lui sont étroitement liés[33]. En d’autres termes, une rupture est une condition nécessaire pour concevoir le « changement de constitution » mais elle ne doit pas altérer les invariants qui structurent le droit chilien.

Dans ce cas, il serait alors reproché au texte de ne pas avoir assez pris en compte l’identité constitutionnelle chilienne et en particulier le caractère unitaire de l’État et de la Nation. Toutefois, des nuances sont encore à apporter. Le texte consacre une plurinationalité et prévoit une nouvelle organisation de l’État sous la forme d’un État régional, mais une lecture détaillée atteste du souci des rédacteurs de préserver la structure séculaire de l’État. En effet, même lorsque le texte reconnaît l’existence de plusieurs nations, il veille à rappeler le caractère unitaire de l’État (art. 5.1). De même, au moment où est développée l’organisation de l’État régional, l’article 187.4 précise bien qu’« en aucun cas l’exercice de l’autonomie ne pourra porter atteinte au caractère unique et indivisible de l’État chilien ni ne permettra la sécession territoriale ».

De même, si le texte fait évoluer le droit constitutionnel chilien sur bien des aspects, il reste relativement conservateur sur d’autres[34]. Roberto Gargarella souligne en particulier le grand conservatisme du texte au regard de l’organisation des pouvoirs et les mécanismes de participation démocratique. À ses yeux, la « salle des machines » du système constitutionnel chilien (c'est‑à‑dire les principales institutions politiques qui produisent les normes et détiennent le pouvoir politique) était restée quasiment intacte[35]. Le texte ne propose pas d’innovation majeure en matière de mécanismes participatifs. Par exemple, il n’introduit pas de révocation populaire des élus ni d’initiative populaire des lois, contrairement à ce que l’on peut constater dans les constitutions contemporaines de la région. De ce fait, à l’inverse de nombreux commentateurs, Roberto Gargarella voit dans ce conservatisme non pas un bienfait mais une erreur des rédacteurs ; une erreur, qui plus est, constante du constitutionnalisme latino‑américain, qui consiste à agrandir la liste des droits fondamentaux sans toucher à l’organisation du pouvoir. Pour lui, le projet n’est pas allé « trop loin ». Au contraire, il est resté « trop près[36] ». Si ce point de vue peut être à son tour nuancé, il a le mérite de forcer à examiner le texte sous un autre angle, en recherchant non pas ce qui innove mais ce qui demeure ou ce qui a été modifié en prenant compte des spécificités nationales.

Cet élément de lecture est nécessaire pour avoir un regard plus objectif et distancié du texte. De nombreuses critiques peuvent lui être formulées. L’analyse ici développée ne vise absolument pas à les nier ni à contester toute portée innovante du texte. Elle vise simplement à souligner que qualifier le texte dans son ensemble d’excessif ou de trop « avant‑gardiste » est partiellement une erreur. Les modifications apportées par le projet de Constitution ne sont pas en soi bonnes ou mauvaises. Elles le deviennent lorsqu’elles ne sont pas en adéquation avec ce que le peuple voulait garder du texte précédent et ce qu’il voulait changer. Ainsi, le problème ne tiendrait pas uniquement au texte en tant que tel, mais au décalage né entre les volontés de l’assemblée constituante et celles du reste du pays. Or, pour comprendre l’ampleur, la nature et surtout les causes de ce décalage, il importe de délaisser le texte pour porter son regard sur l’auteur du texte : la Convención Constitucional.

 

II. L’hubris de l’assemblée constituante

 

Alors qu’elle devait incarner la quintessence de la volonté populaire, l’assemblée constituante a perdu sa légitimité au fil du processus. Vu de l’extérieur, une telle perte peut paraître hautement incompréhensible. En effet, comment en un an une assemblée parfaitement paritaire, élue directement par le peuple, composée essentiellement d’indépendants, représentant une grande diversité sociale et ethnique peut‑elle être tenue responsable de la rédaction d’un texte ne répondant pas aux volontés du peuple ? Les raisons sont en réalité multiples, et selon les sciences sociales utilisées pour les analyser, les conclusions pourraient être très différentes. Du point de vue du droit constitutionnel, une des raisons se trouve dans la nature même de ces assemblées constituantes, ou plus précisément dans le rôle qui leur est dévolu dans les processus constituants. Alors qu’au Chili, le processus constituant avait jeté les bases d’une assemblée post‑souveraine, telle que définie par Andrew Arato[37], c'est‑à‑dire limitée dans ses pouvoirs et dans son mandat, celle-ci a passé son temps et son énergie à se libérer de son carcan juridique (A). Persuadée de représenter seule la volonté du peuple et enivrée de ce pouvoir, l’assemblée est finalement apparue en décalage avec les attentes initiales de ses créateurs, à savoir le peuple (B). Si pour beaucoup de Chiliens, la faute en revient aux membres de l’assemblée, une analyse fondée sur la science constitutionnelle nous amène plutôt à pointer du doigt les écueils de toute tentative visant à canaliser le pouvoir des assemblées constituantes.

 

A. Les rapports conflictuels avec les pouvoirs constitués

La volonté de changer de constitution au Chili n’est pas née des institutions politiques. Elle est née du peuple. Toutefois, pour qu’elle devienne réalité cette volonté devait emprunter les voies d’une institutionnalisation. Or, les institutions politiques en place au moment de l’estallido social n’étaient pas favorables à un tel changement. Progressivement, au regard de l’ampleur du soutien populaire, elles ont changé de position et accepté la mise en œuvre d’un processus constituant. Si cette donnée politique pourrait sembler accessoire, elle constitue en réalité le vice originel du processus constituant, puisqu’elle fonde celui-ci sur la méfiance. Les institutions politiques et la coalition de partis au pouvoir se méfient du peuple et des partis politiques de l’opposition, et réciproquement. En raison de cette méfiance, le processus constituant se voit très rapidement entouré de règles dont l’objectif est clairement de maîtriser le processus et d’éviter qu’il ne devienne ce moment « hors du droit » tant redouté, avec une assemblée « hors de contrôle ».

Cette crainte de la souveraineté d’une assemblée constituante était d’autant plus marquée au Chili qu’elle reposait sur deux autres fondements très solides. D’une part, elle tient à des raisons internes, propres au Chili. Ce pays, rappelons-le, n’avait jamais expérimenté un processus constituant via une assemblée constituante. Ce saut dans l’inconnu génère nécessairement quelques craintes. En outre, ce processus a d’abord été pensé par les partis politiques qui entretenaient – et entretiennent toujours – une méfiance réciproque (un des stigmates de la dictature militaire). Pour éviter la prise de pouvoir par l’un ou l’autre des partis, la voie d’un encadrement du pouvoir de l’assemblée constituante est apparue comme la plus évidente. D’autre part, cette crainte a été alimentée par des exemples régionaux. Ce scénario de l’assemblée constituante « hors de contrôle » avait déjà été constaté au Venezuela et en Équateur. Or, l’aversion pour ces modèles est particulièrement ancrée au sein des partis conservateurs chiliens[38] et explique l’insistance de ces partis pour la mise en place de limitation au pouvoir constituant de la Convention. Ainsi, la structuration du processus constituant au Chili fait écho à ce que Kim Lane Scheppele a appelé l’« aversive constitutionalism[39] » ou le « constitutionnalisme d’aversion », dans la mesure où toute la procédure a été pensée et établie de façon à éviter la réalisation de modèles rejetés.

Cette crainte est particulièrement visible dans l’Accord pour la Paix Sociale et la Nouvelle Constitution du 15 novembre 2019. Ce texte signé par les principaux partis politiques donne déjà clairement le ton de la suite du processus. Il est divisé en douze paragraphes qui sont tout autant de règles ou de principes devant guider le processus et que les partis signataires s’engagent à respecter. Dans ce texte est déjà précisé qu’il y aura deux référendums (un « d’entrée » et un de « sortie ») et que l’organe chargé de la rédaction du texte sera très encadré dans l’exercice de ses pouvoirs. Le paragraphe 6 indique que « L’organe constituant devra approuver les normes et le règlement de vote de ces normes par une majorité des deux tiers de ses membres en exercice[40] ». Cette règle a été exigée par les partis de droite, car ces derniers disposant à l’époque de la majorité des sièges au Congrès espéraient alors pouvoir disposer de suffisamment de sièges à la Convention pour pouvoir bloquer les propositions les plus sociales. De leur côté, les partis de gauche ont accepté cette règle au nom du « consensus ». Ils estimaient qu’en imposant une telle majorité qualifiée, cela contraindrait la Convention à rechercher de larges majorités et favoriserait ainsi la rédaction de normes plus consensuelles[41]. Sans entrer immédiatement dans l’analyse de ces règles, la simple lecture de ce texte apparaît comme extrêmement révélatrice. Aux yeux des partis politiques, l’organe chargé de la rédaction n’était qu’un exécutant ne disposant pas de la souveraineté du pouvoir constituant. Il était un commis et devait le rester.

Cet accord a ensuite été traduit en normes juridiques. Le choix a été celui d’adopter des lois constitutionnelles et d’inclure dans la Constitution de 1980 de nouveaux articles encadrant le processus constituant. La première et la plus importante d’entre elles a été celle du 23 décembre 2019[42]. Elle insère dans la Constitution quatorze nouveaux articles, dont la plupart reprennent les limites indiquées dans l’Accord du 15 novembre 2019 tout en les précisant. Par exemple, le nouvel article 133 de la Constitution reprend la limitation en matière de majorité de vote au sein de l’organe constituant (la majorité des deux tiers des membres) et confirme l’interdiction faite à cet organe de pouvoir modifier cette majorité qualifiée. Le nouvel article 137 indique que l’organe constituant n’aura qu’un délai de neuf mois pour rédiger le texte, avec une seule prolongation possible de trois mois. Afin de s’assurer que ce délai sera respecté, l’article précise qu’« une fois le projet de Nouvelle Constitution par la Convention rédigé et approuvé, ou une fois le délai ou sa prolongation écoulé, la Convention sera dissoute de plein droit[43] ». Cette limite temporelle, qui peut paraître anodine, jouera, comme nous le verrons par la suite, un rôle important dans l’organisation des débats au sein de la Convention. Elle atteste surtout de la volonté de placer la Convention sous l’œil vigilant des pouvoirs constitués. Mais l’article le plus explicite est sans nul doute l’article 135 de la Constitution qui exige une citation quasiment in extenso :

De longues analyses pourraient être faites sur cet article, car il contient en lui une triple limitation. Tout d’abord, il consacre une limitation par la Constitution des compétences de l’organe constituant. Quel que soit le pouvoir de la Convention, cette dernière ne peut ni altérer ni entrer en concurrence avec les pouvoirs constitués. Ensuite, il nie toute souveraineté à la Convention. Les pouvoirs constitués refusent que, pendant ce processus constituant, la Convention s’empare de la souveraineté nationale et s’en attribue l’exercice. Enfin, l’article impose une limitation matérielle à la Convention. Par cette incise, l’objectif est évidemment de s’assurer que le processus constituant ne soit pas une occasion pour les plus conservateurs des membres de l’assemblée de réinstaurer une constitution dictatoriale. Mais dans les faits, elle a surtout renforcé l’image d’une Convention soumise à ses concepteurs.

Ces limitations sont d’autant plus fortes qu’un contrôle de leur respect a été aménagé. La révision constitutionnelle de 2019 prévoit un recours ad hoc[45], qui permet à un quart des membres de la Convention de saisir cinq membres de la Cour suprême tirés au sort afin qu’ils contrôlent le respect par la Convention des règles procédurales. Le 22 mars 2021, la Cour suprême du Chili a adopté un acte interne pour encadrer ces éventuelles saisines[46]. Ce texte précise qu’en cas de constat d’une violation, la décision de la Cour suprême aura pour effet d’abroger l’acte contesté et sa décision sera sans recours. La Convention semble ainsi soumise au contrôle de la Cour suprême. Néanmoins, ce même texte indique que cette voie de recours ne pourra jamais porter sur le respect des limites matérielles. La Cour suprême n’aura donc jamais à connaître du contenu des textes élaborés, mais uniquement de la procédure suivie pour les adopter.

Malgré cette atténuation de la portée du contrôle, l’intention des pouvoirs constitués est claire : faire de la Convention une assemblée post‑souveraine. De ce fait, comme le soulignent Sergio Verdugo et Marcela Prieto, le choix du nom « Convención Constitucional » en lieu et place de « asamblea constitucional[47] », s’explique pour la même raison : placer l’organe chargé de rédiger la Constitution dans une position de soumission au regard des pouvoirs constitués.

Ce rapport de force a généré de nombreuses tensions, et en premier lieu avec le Président de la République de l’époque, Sebastián Piñera. Bien que la révision de 2019 ait aussi inscrit l’obligation pour le Président de la République d’apporter tout l’appui technique, administratif et financier nécessaire pour l’installation et le fonctionnement de la Convention[48], ce dernier est apparu faiblement coopératif, ce qui a constitué un frein important aux travaux de l’assemblée dans ses premiers mois d’installation. Le Gouvernement a également cherché, par des voies détournées, à placer l’assemblée sous le contrôle d’experts externes. Par exemple, le 3 décembre 2020, un accord relatif à un soutien technique au processus constituant a été signé entre le Gouvernement chilien et l’OCDE. Si cela n’a pas eu d’impact négatif pour les travaux de la Convention, il est tout de même révélateur que ce type d’accord n’ait pas été signé directement par la Convention, mais bien en amont par le Président de la République[49]. Cela le devient d’autant plus lorsqu’à la lecture de l’accord on voit à quel point le Gouvernement chilien avait déjà en tête les thèmes sur lesquels la Convention allait travailler. L’accord mentionne « l’infrastructure fiscale, le design institutionnel, l’autonomie des institutions fondamentales, la forme de gouvernement, la décentralisation, les droits sociaux et les minimums sociaux ». Alors certes ces thèmes sont communs à toutes les constitutions du monde, mais leur détermination ne relevait en rien de la compétence du Président de la République, mais bien de la seule Convention constitutionnelle[50].

Le Parlement chilien (bicaméral) a constitué un second épicentre de tensions. Ce dernier, et en particulier le Sénat, voyait la Convention avec une très grande méfiance. L’existence même d’une telle assemblée était vue comme un moyen de discréditer le rôle du Parlement[51]. Cette méfiance était d’autant plus renforcée que lors du référendum d’entrée du 25 octobre 2020, le peuple s’était prononcé en faveur d’une assemblée ad hoc intégralement élue, rejetant largement l’autre option qui était celle d’une chambre mixte composée à moitié de membres du Congrès chilien. Pour asseoir son autorité, le Congrès a surtout usé de son pouvoir de révision constitutionnelle. Celui‑ci lui a permis d’adopter plusieurs lois constitutionnelles venant façonner mais également limiter le pouvoir de l’assemblée constituante[52]. Une fois la Convention élue, les velléités de contrôle n’ont pas disparu. Plusieurs parlementaires ont essayé de saisir la Cour suprême, ainsi que d’autres organes de contrôle juridictionnel ou quasi‑juridictionnel pour censurer certaines décisions de la Convention[53]. En outre, ils ont également cherché à trouver de l’appui à l’extérieur. Le 5 janvier 2022, la Présidente du Sénat chilien, Ximena Rincón González, et 23 autres sénateurs ont saisi la Commission de Venise afin qu’elle donne son avis concernant les travaux de l’assemblée constituante. Particulièrement inquiets par certaines propositions, notamment la suppression du Sénat, les parlementaires espéraient que le rapport de la Commission fasse pression sur la Convention[54]. Si finalement ce rapport n’a pas atteint les objectifs poursuivis par les sénateurs, dans la mesure où la Commission n’a pu rappeler que quelques grandes lignes de sa doctrine relativement classique en matière de processus constituant démocratique[55], il constitue néanmoins une énième preuve de la concurrence ayant pu exister entre la Convention et le Congrès.

L’histoire constitutionnelle mondiale atteste de nombreux exemples de constitutions rédigées par des organes aux pouvoirs limités et placés sous le contrôle des pouvoirs constitués. Il n’en demeure pas moins que le processus constituant chilien a présenté des singularités. Attendre un résultat précis d’un organe dont la composition et le mandat ont été précisés en détails en amont est une chose, mais attendre que ce mandat et ses limites soient entièrement respectés par un organe qui a été intégralement élu par le peuple en est une autre. La légitimité démocratique de l’assemblée et le fait que ce processus soit né de la volonté du peuple rendaient à la fois peu justifiable la mise en place de contrôles par les pouvoirs constitués, mais aussi rendaient inévitable la prise de pouvoir par l’assemblée.

De ce fait, les membres de la Convención Constitucional ont très rapidement cherché à asseoir leur autorité vis‑à‑vis des pouvoirs constitués. Ceci a été rendu particulièrement visible au moment d’aborder certains sujets sensibles comme le statut des Carabineros, qui sont le corps de police au Chili et dont l’organisation et les pouvoirs étaient fortement contestés depuis le mouvement social d’octobre 2019. En s’appuyant sur les limitations constitutionnelles du pouvoir constituant, plusieurs membres de la coalition présidentielle ont soutenu que la Convention n’était pas habilitée à revoir l’organisation des corps constitués, et notamment les corps de police. Le chef des Carabineros a, à plusieurs reprises, demandé une audition devant la Convention afin de s’assurer que les prérogatives jusque‑là toujours reconnues à son corps soient préservées. Mais, cela fut en vain. Non seulement la Convention a refusé d’y procéder, considérant qu’elle seule pouvait décider des personnes auditionnées, mais elle a également tenu à rappeler sa liberté dans l’exercice de son pouvoir constituant.

La réaffirmation de son pouvoir fut confortée par les échecs des différents recours intentés à son encontre. Les parlementaires de la coalition de droite, majoritaires au Congrès, ont bien évidemment saisi la Cour suprême pour qu’elle contrôle le respect par la Convention constitutionnelle des procédures qui l’encadrent. Toutefois, ils sont allés trop loin dans leur démarche en demandant que la Cour suprême examine également le contenu des articles votés, ce qu’elle a refusé de faire, en se considérant incompétente. Ils ont alors cherché d’autres voies. Ils ont, par exemple, fait usage du « recours de protection ». Ce mécanisme, prévu dans la Constitution de 1980, et qui est l’équivalent chilien du « recours d’amparo », permet de saisir directement une cour d’appel afin qu’elle protège les droits fondamentaux. Les parlementaires espéraient, par cette voie, que les juges puissent contrôler les limites matérielles au pouvoir constituant. Toutefois, le 27 septembre 2021, la cour d’appel de Santiago a rendu une décision d’irrecevabilité, dans laquelle elle a clairement affirmé son incompétence pour effectuer un tel contrôle[56]. D’autres recours ont été effectués auprès d’autres instances, mais tous ont échoué. Aucun des organes juridictionnels ne s’est considéré compétent pour contrôler ce que faisait la Convention[57]. En l’absence d’organe de contrôle, il n’était donc guère étonnant que la Convention échappe aux attentes de ses concepteurs.

Toutefois, une limite est restée insurmontable pour la Convention : celle des modalités de vote à la majorité des deux tiers. Les discussions sur ce sujet ont été très tendues et toute velléité de contourner cette règle était perçue comme un casus belli. Pour autant, au moment de l’élaboration du Règlement de la Convention, certains constituants ont imaginé des mécanismes de contournement. C’est ainsi que fut proposé et même adopté le principe d’un « plebiscito dirimente », que nous pourrions traduire par « référendum intermédiaire dirimant » (article 97 du Règlement de la Convention). Le principe est le suivant : une fois que la Convention vote le texte de la Constitution, si une ou plusieurs dispositions ne parviennent pas à recueillir la majorité des deux tiers exigée, il est alors possible d’organiser un second vote sur ces dispositions. Si, lors de ce second vote, on parvient à recueillir les trois cinquièmes des votes, un référendum est organisé afin que le peuple se prononce directement sur ces dispositions. L’idée était alors que ce référendum ne soit réalisé qu’une seule fois, après le travail de la Convention terminé. L’intention derrière cette procédure était simple. Il s’agissait de contourner les règles de majorité imposées par la Constitution. Surtout, sur un plan plus théorique, cette procédure constituait un moyen pour la Convention de revendiquer clairement sa légitimité en la fondant non plus sur le pouvoir constituant dérivé et donc sur la Constitution de 1980, mais bien directement sur le peuple[58]. À cet égard, il est possible de voir en cette procédure un exemple de « constitutional bootstrapping ». Cette expression créée par Jon Elster[59], afin de faire référence à ces moments dans lesquels les assemblées constituantes s’arrogent une partie ou une totalité des pouvoirs constituants qui lui étaient refusés, paraît ici parfaitement adaptée à la situation chilienne.

Cependant, cette tentative s’est soldée par un échec. Ce mécanisme n’a jamais été appliqué car, conscients que cette procédure crispait les pouvoirs constitués, les membres de la Convention ont préféré demander au Congrès d’adopter une révision constitutionnelle de façon à autoriser ces « référendums intermédiaires ». Face à cette demande, le Congrès a répondu par la négative, lui permettant, ainsi, de rappeler à la Convention les limites de son pouvoir.

La concurrence entre pouvoirs constitués et pouvoir constituant n’est pas, on le sait, une nouveauté. Dans son article de 1993, Jon Elster[60] en avait déjà souligné la fréquence et en avait souligné les raisons. Toutefois, il avait indiqué que ces tensions étaient encore trop peu étudiées. Le processus chilien semble en donner ici un exemple particulièrement intéressant. Certes, il serait possible de s’appuyer sur l’échec du « plebiscito dirimente » pour en déduire que la Convention n’est pas parvenue à se défaire de ses chaînes constitutionnelles et qu’elle est restée une entité non souveraine tout au long du processus. Benjamin Alemparte et Joshua Braver ont par exemple développé cette théorie en considérant que les « constitutional bootstrappings » de la Convention ne constituaient pas des expressions de souveraineté, mais qu’ils n’étaient que la volonté par la Convention d’affirmer son champ d’autonomie vis‑à‑vis des pouvoirs constitués[61]. Cette théorie paraît parfaitement juste jusqu’au moment de l’adoption du Règlement général. Mais, une fois ce règlement adopté, et surtout une fois la rédaction du texte constitutionnel lancée, la Convention n’a plus cherché à revendiquer une autonomie. Elle a pu, à certains égards, se considérer comme la seule incarnation de la volonté populaire, concurrençant ici non plus seulement les pouvoirs constitués mais aussi le peuple.

 

B. La captation de la souveraineté populaire par l’assemblée constituante

Le processus constituant chilien a généré, comme on le sait, un grand intérêt au sein de la communauté internationale. Une des raisons avancées tient à la composition de son assemblée constituante, voulue comme une des expressions les plus fidèles du peuple. Il apparaît, dès lors, d’autant plus étonnant que le peuple ait fini par rejeter le texte produit par cette instance, comme si l’assemblée populaire était devenue impopulaire. Pour comprendre cet oxymore, il est nécessaire de revenir sur la composition de cette assemblée afin de se demander si elle a bel et bien représenté le peuple, et le cas échéant, de savoir de quel peuple s’agissait‑il.

Le caractère représentatif et démocratique de l’assemblée a été, dès le début du processus, une volonté nette du peuple et qui fut ensuite concrétisée en normes. Plusieurs lois constitutionnelles ont été adoptées afin d’affiner cette représentativité. La première loi constitutionnelle, celle du 23 décembre 2019[62], vise principalement à marquer la distance entre les membres de l’organe constituant et la classe politique déjà en place, reflétant ainsi la méfiance du peuple à l’égard des partis politiques. Cette loi insère dans la Constitution un article 132 qui impose que tout membre du Gouvernement, tout élu ou tout haut fonctionnaire cesse immédiatement ses fonctions dès le moment où la personne dépose son acte de candidature à la Convención Constitucional. Cette mesure visait très clairement à dissuader les personnes déjà en poste à candidater à cette élection, assurant, ainsi, une forme de renouvellement politique. Dans la prolongation de cette idée, la loi introduit un article 141 qui précise que tout membre de la Convention ne pourra se présenter aux élections populaires qu’un an après avoir fini ses fonctions au sein de l’assemblée. Toutefois, au‑delà de ces quelques éléments, ce texte n’apporte pas de grande innovation. Il indique que la Convention sera composée de 155 membres (chiffre égal à celui de l’actuelle Chambre des Députées et Députés) élus conformément au mode de scrutin utilisé pour les élections des députés et sénateurs, c'est‑à‑dire un scrutin proportionnel, dont la répartition des sièges suit la méthode d’Hondt. Un tel choix permet à la fois de s’assurer d’une représentation large des différents courants politiques tout en favorisant les listes ayant reçu le plus grand nombre de votes, mais ne constitue aucunement une nouveauté pour le droit constitutionnel chilien.

Les innovations sont venues quelques mois après. La loi constitutionnelle du 20 mars 2020 a permis de faciliter le dépôt de candidatures indépendantes, confirmant ainsi cette méfiance à l’égard de la classe politique[63]. Plus précisément, le texte permettait le dépôt de listes composées uniquement d’indépendants, mais également la possibilité pour les partis politiques d’intégrer dans leurs propres listes des candidats labellisés comme « indépendants ». Surtout, ce texte est connu en ce qu’il a imposé la parité entre les sexes au sein de l’assemblée, aussi bien au stade des candidatures qu’au stade de la répartition des sièges. Puis, une troisième innovation majeure est intervenue le 21 décembre 2020, par une nouvelle loi constitutionnelle concernant, cette fois‑ci, la représentation des peuples originaires[64]. Au terme de cette révision dix‑sept sièges au sein de l’assemblée constituante sont réservés aux représentants des peuples originaires : sept sièges pour les représentants des communautés Mapuches, deux sièges pour le peuple Aymara, et un siège pour chacun des huit peuples originaires restants (Rapa Nui, Quechua, Lican Antay ou Atacameño, Diaguita, Colla, Kawashkar, Chango, Yagán ou Yámana). Enfin, cette loi impose que toutes les listes de candidatures comprennent au minimum 5 % de candidats ayant un handicap.

Si la raison d’être de ces règles réside en grande partie dans la volonté de faire de l’organe chargé de la rédaction de la Constitution l’entité disposant de la légitimité démocratique la plus forte qu’il soit, il importe également de souligner qu’elle révèle le haut degré de méfiance au sein de la population à l’égard des représentants classiques du peuple, mais aussi entre les partis politiques eux‑mêmes. S’il était apparu nécessaire de créer de nouvelles règles de composition de l’assemblée, c’est aussi et avant tout parce que les règles habituelles conduisaient à l’élection d’hommes et de femmes politiques provenant des partis politiques traditionnels, qui à la suite de « l’explosion sociale » avaient perdu toute crédibilité, et parce que chaque parti politique craignait la domination d’un parti ou d’une coalition de partis sur les autres.

Ces règles se sont révélées a priori d’une efficacité redoutable puisqu’au lendemain des élections des constituants (les 15 et 16 mai 2021), la Convención Constitucional ne ressemblait à aucune autre chambre délibérative chilienne. Les indépendants sont parvenus à obtenir une très large représentation. Comme il a été souligné précédemment sur les 155 membres, 48 avaient été élus sur des listes d’indépendants. Ceci pourrait laisser à penser que les 107 restants étaient tous des professionnels de la politique. Or, cela n’est pas le cas. D’une part, il convient de rappeler que dix‑sept sièges étaient réservés aux représentants des peuples originaires, qui à certains égards peuvent aussi être qualifiés d’indépendants. D’autre part, la loi constitutionnelle du 20 mars 2020 avait également permis aux listes affiliées à des partis politiques traditionnels d’intégrer en leur sein des « indépendants », c'est‑à‑dire des personnes n’étant pas des militants de leurs propres partis. Au final, celles et ceux qui ont été considérés comme « indépendants », dans le sens de non‑professionnels de la politique, étaient aux alentours de 103 sur 155[65]. Cet aspect très hétéroclite de l’assemblée était accentué par le fait qu’aucune des listes n’avait obtenu à elle‑seule la majorité des voix. La liste de droite (qui était alors au pouvoir à cette époque) a connu un important revers puisqu’elle n’a remporté que 37 sièges. Les autres listes, rattachées à gauche ou au centre‑gauche, n’ont pas obtenu à elles‑seules plus de 28 représentants.

Ainsi, à première vue, la Convention semblait être la directe émanation du peuple‑électeur, entendu dans sa diversité, lequel était considéré par la Convention elle‑même comme le seul détenteur de la souveraineté, à en croire l’article 1 de son Règlement général qui affirmait que « La Convention reconnaît que la souveraineté réside dans les peuples, et qu’elle est mandatée pour rédiger une proposition de Constitution, qui sera soumis à référendum[66] ».

Dès lors, comment comprendre que cette assemblée ait pu, aux termes d’un an de travaux, produire un texte aussi massivement rejeté ? Ce décalage entre les attentes du peuple et la volonté des constituants ne s’est pas opéré du jour au lendemain. En revanche, il est possible de voir dans les règles juridiques encadrant le processus constituant une des causes de ce décalage, dans la mesure où elles ont conduit à une captation du pouvoir constituant par l’assemblée qui, oubliant qu’elle était l’expression du peuple, est devenue maître de sa propre volonté.

Le premier exemple à l’appui de cette thèse est celui de la règle imposant les votes à la majorité des deux tiers. On l’a vu, cette exigence a été une des conditions d’acceptation du processus constituant pour les partis politiques, en particulier les opposants à la Nouvelle Constitution, dans la mesure où elle était perçue comme le meilleur moyen d’empêcher qu’une courte majorité de gauche n’impose son diktat à l’assemblée. Or, les résultats des élections des constituants ont contribué à donner une toute autre incidence à cette règle de vote. En l’absence de liste disposant à elle seule d’une large majorité, il n’existait pas à proprement parler de bloc uni et solidaire votant d’une seule voix et de manière mécanique et coordonnée dans la Convention[67]. Dès lors, parvenir à la majorité des deux tiers est devenu extrêmement compliqué, d’autant plus que la très grande majorité des constituants n’avait aucune expérience politique. Chaque vote a donné lieu à d’incessantes négociations particulièrement chronophages pour essayer de convaincre chaque indépendant au cas par cas. De nombreux articles ont été rejetés à quelques voix près, faute d’indépendants convaincus. Par exemple, le 18 mars 2022, la commission chargée de rédiger les articles relatifs au système politique institutionnel[68] a soumis son premier rapport à l’assemblée plénière qui contenait 95 propositions d’articles. Or, seules trois de ces propositions ont obtenu la majorité exigée : 97 % du rapport fut rejeté, impliquant une refonte totale de la proposition avant un second vote[69].

Ceci pourrait paraître comme parfaitement naturel dans une assemblée délibérative. Toutefois, cette donnée a conduit à des dérives préjudiciables à la réussite du processus. En premier lieu, cela a ralenti le processus, surtout lorsque les votes échouaient à peu de voix. Or, le temps de la Convention étant compté, cette lourdeur a été particulièrement néfaste lors des dernières semaines de rédaction. En deuxième lieu, cette règle a conduit à placer les élus de la liste de droite dans une position d’opposition systématique, sans avoir à rechercher une conciliation, puisqu’ils ne constituaient pas numériquement une force de blocage. Cette position minoritaire a dès lors alimenté l’idée que la future Constitution était politiquement biaisée et ne représentait pas l’ensemble du peuple chilien. En dernier lieu, l’absence de constance dans les majorités a conduit à un texte parfois amputé de dispositions importantes, affaiblissant ainsi la cohérence globale du texte. L’exemple du préambule est à cet égard emblématique. Après de longues discussions, la commission sur le préambule était parvenue à la rédaction d’un texte composé de quatre paragraphes. Or, au moment du vote en séance plénière, il a été fait le choix de se prononcer sur les quatre paragraphes séparément. Seul le premier paragraphe a atteint le seuil requis des deux tiers. Ainsi, le texte final est composé d’un « préambule‑moignon » qui ne donne que peu d’informations sur la philosophie du texte et son contexte d’adoption[70]. Comme on peut le constater, cette majorité qualifiée des deux tiers a conduit, malgré toutes les intentions initiales, à faire tomber l’assemblée dans un écueil qui fallait à tout prix éviter : celui du « piège du consensus[71] », qui permet à quelques individus de disposer d’un droit de veto sur les décisions sans garantir pour autant une cohérence globale du texte.

Ces difficultés auraient pu être résolues si la Convention était parvenue à tisser un lien étroit avec le peuple et se faire le relais de ses demandes. Ce point était d’autant plus important que dès les premières semaines de l’estallido social, le peuple chilien avait manifesté son intérêt pour la question constitutionnelle en se réunissant de manière spontanée en cabildos afin de discuter des causes de ce mouvement social. Les cabildos sont une forme d’organisation sociale profondément ancrée dans la culture politique chilienne. En effet, ces cabildos sont des structures espagnoles qui ont été importées au Chili au moment de la colonisation. Celles‑ci ont perduré sur ce territoire et c’est même à travers un cabildo qu’a été nommée la première junte de gouvernement, qui a par la suite permis le processus d’indépendance en 1810[72]. Durant le mouvement social d’octobre 2019, les manifestants ont spontanément constitué des cabildos tout au long du pays. Une fois la Convention élue, celle‑ci essayera dans un premier temps de prendre appui sur ces instances populaires. Certains membres de la Convention ont même continué à animer et à participer à certains cabildos durant les travaux de la Convention.

Plus largement, l’assemblée constituante a cherché à institutionnaliser cette participation citoyenne, puisque le Règlement général de la Convention, adopté le 29 septembre 2021, a fait de cette participation un principe cardinal du mode de fonctionnement de la chambre[73] et a instauré divers dispositifs en ce sens. Le plus emblématique d’entre eux a été l’initiative populaire de norme[74]. Toute personne âgée de plus de 16 ans était autorisée à déposer une proposition d’article constitutionnel[75]. Si la proposition recevait 15 000 signatures citoyennes, elle pouvait ensuite être discutée au sein de la Convention. Le Règlement avait également instauré un mécanisme comparable à destination uniquement des peuples originaires. L’assemblée constituante a, en outre, organisé des sessions délocalisées[76] au nord et au sud du Chili afin de procéder à des auditions et donner l’image d’une assemblée plus proche des territoires.

En dépit de ces nombreux dispositifs participatifs, le lien avec la population n’a pu être tissé dans la mesure où nombre de ces outils ont été sous‑utilisés ou utilisés de manière trop superficielle. Pour ne prendre que l’exemple de l’initiative populaire de normes, à première vue, ce mécanisme a été un succès, puisque près de 80 000 initiatives ont été présentées et un million de personnes ont participé[77]. Mais, au final, seules 77 d’entre elles ont réussi à atteindre les 15 000 soutiens. Comment expliquer un tel décalage ? D’une part, cela s’explique par le filtre opéré en amont par la Convention afin de s’assurer de la qualité des textes proposés. Un secrétariat technique de participation populaire a été créé afin de vérifier la conformité de ces propositions aux traités internationaux des droits de l’Homme avant même la collecte des soutiens. De fait, ce filtre fut particulièrement redoutable puisque sur les 80 000 initiatives seules 2 496 ont pu être ouvertes aux signatures citoyennes [78]. D’autre part, il s’explique par la concentration de ces propositions sur des thèmes très proches, ce qui a éparpillé les soutiens. Ceci demeure visible sur les 77 initiatives ayant finalement obtenu les soutiens nécessaires, puisque 46 concernaient les droits fondamentaux. Les autres thèmes (comme le système politique ou la forme de l’État) n’ont finalement fait l’objet que de rares propositions.

Bien que les raisons de l’échec des dispositifs participatifs soient plus complexes qu’il n’y paraît, tous ces éléments mis les uns à la suite des autres ont conduit, au bout d’un an, à donner une image assez déplorable de la Convention, à savoir celle d’une assemblée s’étant coupée de sa base populaire et ne défendant que ses intérêts propres. Si à cela s’ajoute le comportement parfois outrancier[79] ou condamnable de certains membres de la Convention[80], il est alors possible de mieux comprendre la méfiance du peuple à l’égard de cette chambre.

Certes, il ne revient pas aux juristes de formuler des analyses sur la représentativité d’une institution en se fondant exclusivement sur des comportements individuels relativement isolés de ses membres. Néanmoins, le discrédit connu par la Convention ne peut qu’interpeler les constitutionnalistes. Surtout, il invite à questionner la représentativité réelle de cette chambre. Or, si à première vue, elle se présente comme l’émanation la plus fidèle du peuple, certaines données ont, avec le recul, permis de comprendre qu’elle ne représentait qu’une partie du peuple[81] : celui ayant soutenu le mouvement social d’octobre 2019. Or, ce peuple n’est pas l’intégralité du peuple chilien, comme le confirment les taux de participation aux différentes consultations électorales. Lors du premier référendum d’entrée d’octobre 2020, la volonté de changement de Constitution et le choix pour une assemblée constituante intégralement élue ont certes été soutenus par près de 80 % des votants, mais seuls 51 % du corps électoral a participé à cette consultation. Lors de l’élection des membres de la Convention, les 15 et 16 mai 2021, les différentes listes de gauche l’ont largement emporté, mais la participation y était encore plus faible (à hauteur de 41,51 %). Une attention plus forte à l’égard des taux de participation aurait dû conduire les membres de la Convention à prendre davantage en compte la diversité des positionnements politiques au sein de la société chilienne. Au contraire, enivrés par les résultats des consultations populaires, les membres de la Convention n’ont pas pu ou n’ont pas su analyser les fondements réels de l’aversion à l’égard de la Constitution de Pinochet et la nature réelle des changements à opérer.

À nos yeux, cette erreur n’est pas uniquement imputable aux membres de la Convention, mais elle résulte d’un ensemble de données, dont certaines ont été générées par les règles encadrant le processus constituant, qu’il s’agisse de la composition ou des règles de vote de la Convention, mais aussi plus largement sur les différentes étapes du processus constituant. En effet, il est possible de considérer que l’erreur dans l’interprétation du référendum de 2020 a été d’autant plus fatale que le référendum de 2022, lui, était soumis au vote obligatoire. Ce changement de modalités de vote entre le référendum « d’entrée » et celui de « sortie » a ainsi été perçu par beaucoup de commentateurs comme l’un des grands fossoyeurs du projet de Constitution chilien, invitant ainsi dans un dernier temps à s’interroger sur la cohérence globale du processus constituant chilien.

 

III. Les incohérences structurelles du processus constituant

 

Considérer que le référendum du 4 septembre 2022 fut une erreur peut paraître excessif, voire malhonnête. Si l’on part du principe que le pouvoir constituant tire sa légitimité du peuple, on ne peut, en toute intégrité scientifique, affirmer que la consultation du peuple fait sens en 2020 et non en 2022. Critiquer massivement et uniquement les modalités du référendum de 2022 sans prendre en compte la totalité du processus est un écueil à éviter. La seconde erreur serait d’analyser ce processus à l’aune de biais personnels, c'est‑à‑dire en fonction du résultat escompté. Pour contourner ce piège, il est préférable d’adopter une approche véritablement holistique du processus, fondée sur des critères politiquement neutres. Dit autrement, il ne faut pas chercher à analyser chacune des étapes du processus en fonction de leur résultat à court terme mais chercher à savoir si ensemble, au regard de leur agencement, elles permettaient d’aboutir de manière efficiente à atteindre les objectifs fixés au processus. Or, dans le cas chilien, cette vision holistique conduit à constater que, bien que paré de ses attributs démocratiques, le processus, tel qu’il a été construit et mis en œuvre, a présenté deux défauts majeurs : son absence parfois de sincérité (A) et son manque d’efficience (B).

 

A. Préserver la sincérité du processus constituant

Dans la mesure où, au Chili, la demande de changement de Constitution est venue du peuple, il était alors parfaitement cohérent que le processus ait été fondé sur une consultation fréquente du peuple. A priori, cela a été le cas, puisque le peuple a été consulté à trois reprises dans ce processus : en 2020 sur le principe même d’un changement de constitution et sur ses modalités, en 2021 pour l’élection des membres de la Convention, puis en 2022 sur le texte rédigé par la Convention. Dès lors, le débat devrait être clos avant même d’avoir commencé. Pourtant, il serait utile d’aller au‑delà de ces grandes étapes et de se demander si chacune d’entre elles, y compris celles intermédiaires, ont été pensées de façon à parvenir non pas à l’adoption d’une constitution, mais à la rédaction d’un texte qui exprime fidèlement la volonté du peuple, ce qui n’est pas tout à fait identique. Une chose est de chercher à aboutir à un texte quel qu’il soit, une autre est de parvenir à un texte qui soit véritablement le reflet du peuple. Or, dans le cas chilien, il semblerait que la quête du texte soit passée avant la quête d’une fidélité du texte.

Une des premières erreurs du processus, dans le sens où il s’agit d’un choix qui n’a pas permis dans les faits d’aboutir à l’élaboration d’un texte permettant d’exprimer les volontés du peuple, a été le temps laissé à la rédaction. Le délai d’un an (ou plus précisément de neuf mois, avec possibilité d’une seule prorogation de trois mois) est une exigence qui est apparue dès le début du processus, puisqu’elle se retrouve au paragraphe 11 de l’Accord pour la Paix Sociale et une Nouvelle Constitution du 15 novembre 2019. Elle fut ensuite insérée à l’article 137 de la Constitution, à travers la loi constitutionnelle du 23 décembre 2019[82]. Les raisons d’être d’une telle limitation sont claires. Il s’agissait d’une part de donner confiance au peuple en lui promettant une issue positive à ses revendications dans un avenir proche. D’autre part, il s’agissait, comme on l’a vu, de s’assurer d’une subordination de l’organe constituant aux volontés des pouvoirs constitués. Dès lors, pourquoi y voir une erreur, ou tout du moins un choix incohérent ? Il est vrai qu’il n’existe pas pour l’instant de recherche, à notre connaissance, ayant permis de déterminer le temps idéal pour procéder à la rédaction d’une constitution[83]. Des constitutions très connues ont été rédigées dans des temps très courts. La Constitution des États‑Unis a été rédigée en moins de quatre mois. L’actuelle Constitution française l’a été en trois mois. En revanche, d’autres ont connu des processus extrêmement longs. On peut penser aux dix‑sept ans pris au Myanmar pour rédiger leur Constitution de 2008.

En réalité, le temps n’est pas dans l’absolu une donnée très pertinente en soi. Tout dépend des modalités choisies pour la rédaction. Une rédaction par un groupe de personnes non élues peut être extrêmement rapide. Au Japon, il n’a fallu qu’une seule semaine aux bureaucrates américains pour rédiger la base du texte qui est ensuite devenu la Constitution du Japon. En revanche, le choix de confier la rédaction à une assemblée délibérante élue par le peuple implique souvent des délais de rédaction plus longs. En Tunisie, par exemple, l’Assemblée constituante élue en 2011 avait, à l’origine, un délai d’u an pour aboutir à un texte. Toutefois, ce délai fut repoussé et ce ne fut qu’en janvier 2014 que l’assemblée est parvenue à un texte définitif. Cet exemple pourrait conduire à considérer le délai chilien d’un an comme trop court, mais la comparaison n’est pas totalement convaincante ici puisque l’Assemblée constituante tunisienne était également une chambre parlementaire classique chargée de voter les lois, ce qui n’était pas le cas au Chili.

Ainsi, comme on le voit, analyser le temps accordé à la rédaction de manière absolue ou en comparaison avec les autres pays n’est pas nécessairement pertinent. En revanche, il est plus pertinent de déterminer si ce délai faisait sens dans le contexte chilien et s’il était cohérent au regard des différentes étapes du processus. Or, sur ce point des critiques peuvent être formulées. Lorsque le délai de neuf mois, prorogeable une seule fois pour trois mois, est établi, il est fixé dès les premières semaines du processus, sans même savoir quelle sera la forme exacte de l’organe chargé de la rédaction. En effet, la forme exacte de l’organe constituant ne s’est dessinée qu’au fur et à mesure du processus. D’abord, le peuple a déterminé le 25 octobre 2020 qu’il s’agirait d’une assemblée ad hoc intégralement élue (et non d’une assemblée mixte composée pour partie de parlementaires déjà élus). Ensuite, la forme réelle de cette assemblée fut déterminée par les différentes lois constitutionnelles adoptées tout au long de l’année 2020 qui ont façonné sa composition (élection au suffrage universel direct à la proportionnelle, parité, sièges réservés aux représentants des peuples originaires, etc.). Et ce n’est qu’au lendemain des élections des constituants, les 15 et 16 mai 2021, que les contours de cette assemblée ont pris une forme plus nette. Or, comme on l’a vu, les résultats ont conduit à une présence massive d’indépendants, dont beaucoup n’avait jamais eu d’expérience en tant que parlementaires, ni même en matière de militance politique. Dès lors, s’arc‑bouter sur le délai d’un an pour une assemblée qui a, encore plus que d’autres, pris du temps pour s’acclimater et prendre ses marques était sans nul doute une erreur. En outre, il faut tenir compte que cette assemblée a dû siéger dans une période exceptionnelle de pandémie. Dans les premiers mois, elle a suspendu à de multiples reprises ses travaux pour mettre en place le protocole Covid et procéder aux dépistages. D’autres difficultés temporelles se sont ensuite ajoutées : les retards dans l’installation dus au manque de coopération du Gouvernement, les déplacements dans les régions, les consultations et auditions. La question du temps pour procéder à la rédaction n’a pas été une question de détail. Elle a été une contrainte constante qui a influencé la qualité du débat et donc celle du texte. Surtout, elle a entaché la sincérité du processus en ne permettant pas de disposer des bonnes conditions pour produire un texte reflétant fidèlement les volontés du peuple.

Le deuxième point critique est celui du positionnement du Gouvernement. Ce dernier doit-il rester neutre face à un changement de constitution ? Comme on l’a vu, le processus a débuté malgré les réticences du Président de la République de l’époque, Sebastián Piñera. Ce dernier, en poste jusqu’au 11 mars 2022, n’a pas été particulièrement impliqué dans ce processus, et a même au contraire œuvré pour son ralentissement. La fin du processus fut quant à elle différente. Le Président nouvellement élu, Gabriel Boric, avait exprimé son soutien au processus constituant lors de sa campagne. À première vue, ce changement aurait dû être bénéfique pour la Convention constitutionnelle. Toutefois, cela ne fut pas totalement le cas, en partie à cause des difficultés qu’il a eu à se positionner face à ce processus. Pour des raisons politiques, les membres du Gouvernement Boric étaient enclins à soutenir ouvertement le processus et l’adoption du texte final, mais cet élan a été bridé par des arguments juridiques. En effet, la Contraloría General de la República (une instance chargée de contrôler la légalité des actes du Gouvernement et de l’Administration d’État) avait produit différents avis et directives relatifs à la neutralité de l’administration dans le cadre de ce processus. Dès le 26 février 2020[84], la Contraloría souligne les originalités de ce processus et en déduit une nécessaire adaptation des règles applicables pour les référendums mentionnés dans la Constitution. Alors que dans ces derniers, le Président de la République et les maires jouent un rôle direct qui leur permet de promouvoir une des options soumises au vote de la population, dans les référendums constituants, la Contraloría considère que le Président ne peut jouer le même rôle. Il ne peut être que :

Ces directives émises en 2020 sous la présidence de Sebastián Piñera, furent répétées à l’identique en 2022 sous celle de Gabriel Boric[86].

La constance de la règle présente en soi une vertu, puisqu’elle permet d’éviter des traitements différenciés tout au long du processus. Toutefois, elle reste discutable et difficilement justifiable. La particularité du processus est indéniable, mais en quoi elle implique une neutralité du Président de la République et de son Gouvernement ? Une chose est la neutralité de l’administration, une autre est celle de l’Exécutif. Or, sur une question aussi cruciale qu’un changement de constitution, pourquoi imposer une neutralité politique à un Gouvernement qui ne peut, ni ne veut, atteindre une telle neutralité ? Ce débat sur la neutralité a été particulièrement pesant lors du référendum de 2022 et a en réalité conduit à certaines dérives. Si la neutralité aurait pu être atteinte par une absence d’immixtion dans le débat, le Gouvernement de Gabriel Boric a préféré avancer sur une ligne de crête particulièrement étroite. D’un côté, ses membres insistaient sur l’autonomie de la Convention mais de l’autre, ils distillaient leurs avis sur son travail. Afin que cet avis soit « neutre », ils ont fait en sorte qu’il soit « nuancé ». S’ils soutenaient le texte de la Convention, ils formulaient régulièrement des critiques à son égard, en pointant du doigt son manque de recherche de transversalité politique. Finalement, quelques jours avant le référendum du 4 septembre, le Gouvernement a annoncé soutenir le « oui » tout en demandant à ce que dès le lendemain du vote, des propositions de réformes soient faites pour amender le texte et prendre en compte les critiques faites par le camp du « non ». Comme on le voit, difficile ici de qualifier une telle position de « neutre ». Penser que l’exécutif pourrait rester à l’écart du processus fut ici une des erreurs de la procédure chilienne, puisqu’entachant la sincérité de la procédure.

La troisième faille de la procédure porte sur les règles relatives à la campagne référendaire, et notamment le problème de la désinformation. Aux yeux de certains, il s’agit même de la principale cause du rejet[87]. D’autres auteurs, en revanche, rejettent le rôle joué par les fake news dans la mesure où cette analyse repose sur un postulat contestable, à savoir que le citoyen lambda est nécessairement un être naïf, influençable et manipulable[88]. Or, il est possible de trouver une position médiane entre ces deux positions. Les règles en matière de campagne électorale ou référendaire sont essentielles pour s’assurer de la sincérité d’un scrutin ou d’une consultation. Ces règles ne partent pas toutes du principe que le citoyen est nécessairement naïf et manipulable et qu’il faut le protéger. Elles visent, bien souvent, à prévenir les inégalités flagrantes entre les deux camps, une concurrence totalement déloyale afin que le citoyen bénéficie de l’accès à l’intégralité des opinions et points de vue et puisse voter de manière éclairée.

Or, ces garanties ont fait défaut dans le processus chilien. En matière de désinformation, le Chili ne dispose pour le moment d’aucun outil de contrôle, ni d’aucun dispositif législatif qui permettrait de sanctionner la diffusion de fausses informations. Dans le cadre du référendum de 2022, le camp du « non », qui disposait en outre d’un budget presque 200 fois supérieur à celui du « oui »[89], a ainsi pu faire imprimer de faux projets de constitution, distribuer des tracts comprenant de fausses affirmations sur le projet final[90] ou diffuser sur les réseaux sociaux des contre‑vérités. S’il apparaît encore difficile de déterminer l’impact réel de ces fausses informations au moment du vote, il demeure indéniable que l’absence de régulation en la matière a été préjudiciable à la campagne en tant que telle. Elle a été davantage une campagne visant à revenir sur des fausses informations qu’une campagne sur le fond du projet de Constitution.

Enfin, la dernière faille du processus réside dans l’absence de constance dans les modalités des consultations électorales entre 2020 et 2022. Alors que le référendum « d’entrée » (de 2020) et l’élection des constituants (en 2021) ont été soumis aux règles électorales habituelles, à savoir un vote facultatif, le référendum de « sortie » a lui été soumis à un vote obligatoire. Cette différence de traitement n’est pas apparue en cours de processus. Elle est mentionnée dès le début, au paragraphe 8 de l’Accord pour la Paix Sociale et la Nouvelle Constitution du 15 novembre 2019, puis à l’article 142 de la Constitution. Bien qu’originel ce choix n’en demeure pas moins contestable. Bien évidemment, il n’est pas question ici de contester le fondement même du recours au vote obligatoire. Ce choix peut tout à fait être défendu, d’autant plus dans le cadre d’un référendum constituant, surtout si l’on considère que la Constitution est un « pacte » ou un « contrat » social. Ce qui est, en revanche, plus contestable est le choix de ne pas maintenir la même règle tout au long du processus. S’il apparaît indispensable que l’ensemble du corps électoral se prononce pour l’adoption d’une nouvelle Constitution, n’aurait-il pas dû également être contraint de voter en amont pour le lancement même du processus constituant ? Cela ne crée‑t‑il pas un déséquilibre entre les deux référendums, conduisant à accorder un poids plus important au second qu’au premier ? Pourquoi un électeur qui n’a pas souhaité voter ni au premier référendum, ni à l’élection des constituants, devrait-il être contraint à se prononcer sur un changement qu’il ne souhaitait probablement pas ?

Loin d’être anodin, ce changement de règle a eu des effets majeurs car il a rendu plus difficile la lecture du processus. Il n’a pas permis de déterminer avec précision ce que souhaitait exactement le peuple et a donné une image déformée de ses divisions. En effet, lors du référendum de 2020, en l’absence de vote obligatoire, 7,5 millions d’électeurs sont allés aux urnes (51 % de participation) et 78 % de ces votants ont souhaité un changement de Constitution. Lors du référendum de 2022, du fait du vote obligatoire, 15 millions d’électeurs sont allés voter. Cela a représenté 85,7 % de participation. 62 % d’entre eux se sont exprimés en faveur du rejet du texte. Si l’on s’en tient uniquement aux pourcentages, la différence est abyssale : en 2020, 78 % des votants étaient pour un changement de Constitution ; et ils ne sont plus que 38 % en 2022. En deux ans, une perte de 40 points s’est opérée. Cependant, si l’on examine les données brutes, la différence est moins flagrante. En 2020, ces 78 % représentaient 5,8 millions d’électeurs. En 2022, les 38 % ont représenté 4,8 millions d’électeurs. La perte a été en réalité d’un million d’électeurs. La défaite n’a donc pas tant résidé dans l’abandon des électeurs du « oui » en 2020, mais dans l’incapacité à convaincre les 7,5 millions d’électeurs qui ne sont pas allés aux urnes en 2020 et dont on ne connaissait pas la position. Cette différence a impliqué d’avancer à l’aveugle, sans savoir avec exactitude la réalité du rejet à la Constitution de 1980.

Ainsi, comme on le voit, le diable se cache dans les détails. D’un point de vue très général, le processus constituant chilien apparaissait comme exemplaire. Pourtant, plusieurs éléments, notamment juridiques, sont venus compliquer son déroulé et lui faire perdre de sa lisibilité et donc de son sens. Un dernier point reste à analyser : celui du principe même des référendums comme outils efficients dans le cadre des processus constituants.

 

B. S’assurer de l’efficience des processus constituants

A priori, les référendums sont présentés comme les outils les plus idoines pour s’assurer de la légitimité démocratique du processus et du texte qui en est issu. Au Chili, le choix d’une ratification du texte par référendum relevait de l’évidence. Non seulement, il s’agissait déjà d’une modalité envisagée en 2014 lors de la précédente tentative de changement de Constitution[91], mais elle se justifiait également sur le plan historique. La mise en place d’un référendum de « sortie » permettait ainsi de répondre au « plébiscite » de 1980 organisé en pleine dictature et en violation des principes basiques de toute consultation électorale sincère et transparente[92]. Si à cela s’ajoute le fort taux de réussite des référendums constituants[93], difficile alors de remettre en cause le choix du référendum comme méthode de ratification du projet de Constitution. Pourtant, ce débat est né au Chili au lendemain de l’échec du référendum et il soulève des questions intéressantes quant à l’efficience même du processus constituant, c'est‑à‑dire sur sa capacité non pas à produire un résultat, mais à optimiser les ressources mobilisées pour parvenir à un résultat.

La polémique est apparue à la suite d’une analyse formulée par un constitutionnaliste argentin, Roberto Gargarella. Ce dernier a défendu l’idée que l’échec du projet reposait principalement dans le choix du référendum comme moyen de ratification de la Constitution[94]. Son principal reproche tient à l’inadéquation de cet outil pour consulter la population sur des textes longs et complexes et pour lequel la population ne dispose que d’un choix binaire entre « oui » et « non ». La complexité du texte place les électeurs face à ce qu’il considère être une « extorsion électorale[95] », puisque pour s’assurer que les articles auxquels ils tiennent seront adoptés, les électeurs doivent approuver des articles qu’ils rejettent. Rosalind Dixon avait également étudié certains de ces cas où finalement les droits fondamentaux apparaissent même comme des « monnaies d’échange », voire des « pots‑de-vin » donnés aux citoyens pour qu’ils acceptent d’autres dispositions centrales plus contestables[96]. Afin de ne pas être confronté à ces choix complexes et afin de maximiser les chances d’être entendus[97], les citoyens préfèrent alors souvent ne pas répondre à la question et voter, non pas en fonction du texte, mais en fonction de leur soutien ou non au gouvernement en place[98]. Ainsi, pour Roberto Gargarella, ces « référendums complexes » sont superflus, inefficients, problématiques et dangereux[99]. Ces critiques ne sont pas nouvelles. En France, on peut les retrouver notamment sous la plume de Dominique Rousseau[100]. Toutefois, dans le cas chilien, elles ont suscité de nombreuses réactions de constitutionnalistes cherchant à justifier, non pas le référendum dans l’absolu, mais à lui donner sens dans le processus tel qu’il s’est déroulé à partir de 2019.

Ce fut, par exemple, la position défendue par Luis Eugenio García‑Huidobro[101]. Selon lui, le processus chilien est en soi parfaitement cohérent et le choix d’une ratification par référendum est incontestable. Dans la mesure où le processus chilien est un processus « post‑souverain », on ne peut considérer que l’assemblée constituante est l’incarnation du peuple. Dès lors, il est nécessaire que le peuple s’exprime pour lui donner une légitimité[102]. Ce référendum visait alors uniquement à assurer la légitimité du texte. Toutefois, cette analyse n’apparaît que faiblement convaincante. Le peuple avait déjà été consulté en 2020. En 2021, il a élu directement les membres de l’assemblée. La légitimité démocratique était déjà présente. Confier à un référendum la tâche de s’assurer de la légitimité démocratique du texte fait sens lorsque le peuple n’est pas à l’origine du processus ou lorsqu’il n’a jamais été consulté directement à ce sujet (comme dans le cas de la Constitution de 1958 en France). Mais, s’il a déjà été consulté à plusieurs reprises, la raison d’être d’un référendum final ne peut être uniquement celui d’assurer la légitimité démocratique du texte.

Sergio Verdugo, un autre constitutionnaliste chilien, a de son côté défendu une autre position. S’il concorde avec Luis Eugenio García‑Huidobro sur la nécessité d’un référendum de « sortie », il estime que sa raison d’être n’est pas d’assurer la légitimité du processus, ni de faire du peuple le rédacteur de la Constitution, mais uniquement celle de contrôler les décisions prises par la Convention constitutionnelle[103]. Agissant comme un censeur, le peuple n’avait que pour seule utilité d’opposer son éventuel veto au texte. Sergio Verdugo poursuit son analyse en considérant que la Convention aurait dû elle‑même prendre en compte cette fonction du référendum de « sortie », qui aurait dû servir d’épouvantail pour conditionner les débats au sein de la Convention[104]. Bien que séduisante, cette lecture du processus chilien apparaît contredite par les faits. La Convention constitutionnelle n’a jamais considéré que le référendum de « sortie » était un référendum « veto ». La composition de l’assemblée, les règles de vote et de discussion, le temps restreint laissé à l’élaboration du texte ont eu au final plus d’incidences sur le texte que la peur de son rejet populaire. Ceci ne signifie pas qu’aucun référendum visant à ratifier une constitution ne peut jouer un tel rôle. Le processus chilien n’a juste pas été construit et pensé en vue de donner ce rôle au référendum constituant de 2022.

Si le référendum ne sert pas à légitimer le texte, ni à influencer le contenu du texte, quel était alors son rôle ? En réalité, le problème est là. Il n’en avait pas. Hormis les raisons historiques avancées au préalable et une quête d’exemplarité, le référendum de sortie n’avait pas réellement de sens, car tout le processus n’a pas été pensé de façon à lui en donner. Pour ce faire, il aurait fallu revoir toute l’organisation du processus. Cette conclusion est également celle à laquelle arrive Roberto Gargarella. Malgré toutes les critiques qu’il a pu faire au processus chilien, il ne va pas jusqu’à affirmer que le référendum de « sortie » aurait dû être supprimé. Ce référendum pouvait être maintenu à la condition que le processus ait permis d’associer plus largement le peuple en amont[105]. Pour s’en expliquer, il compare le processus chilien au modèle idéal envisagé par Jon Elster[106]. Le processus de 2019‑2022 prend en effet la forme d’un sablier (« hourglass »), dans la mesure où le début et la fin du processus reposent sur une large participation populaire (et sont donc amples), mais où le milieu du processus est plus étroit puisqu’il était confié à un petit groupe de 155 personnes. Roberto Gargarella en revanche plaide pour des processus constituants en entonnoir (avec un goulot assez large). Le rôle du peuple doit être constant tout au long du processus et s’affiner progressivement[107]. Surtout, les appels au peuple ne doivent pas être factices, mais permettre une participation réelle et efficace[108]. Ainsi, il loue le rôle des assemblées citoyennes, fondées sur une délibération inclusive[109], et ce n’est qu’une fois cette discussion faite que le référendum aurait pu permettre d’être l’outil auquel il était initialement destiné, à savoir, non pas un instrument de veto, mais un moyen de renforcer la légitimité du texte[110].

Cette analyse, aussi intéressante qu’elle soit, reste encore en deçà du problème, car avant même d’imaginer une autre procédure plus outillée, plus participative, encore faut‑il déterminer ce qui peut être réellement attendu d’un processus constituant démocratique. Qu’est‑il nécessaire pour que le peuple puisse participer de manière sincère et active au processus constituant ? Avant même de se focaliser sur les techniques procédurales, il semble nécessaire de s’assurer que le peuple ait en lui conscience de l’importance du débat constituant, qu’il sache l’importance de sa participation et qu’il mesure la portée de son investissement. Dit autrement : il faut une conscience constitutionnelle[111], c'est‑à‑dire une croyance dans l’utilité et l’importance du débat constitutionnel.

Or, cette question est encore plus complexe, spécialement en Amérique latine. Depuis les mouvements d’indépendance, l’authenticité des processus constitutionnels y est constamment questionnée[112]. Rodrigo Uprimny s’interroge notamment sur l’adaptation des procédures d’élaboration des constitutions aux challenges politiques et sociaux de ces nations, en se demandant si finalement, la reproduction de procédures issues d’autres systèmes juridiques ne génère par des effets contraires[113]. Au Chili, la question se pose avec acuité. N’oublions pas qu’il s’agissait de la première expérience démocratique de rédaction d’une constitution dans l’histoire de ce pays. Toutes les autres constitutions durables dans le temps avaient été approuvées ou imposées par une minorité (comme la Constitution de 1925 et celle de 1980)[114]. En 2014, lors de la précédente tentative de changement de constitution, certains membres de la doctrine affirmaient même que le Chili n’était pas encore prêt pour avoir une assemblée constituante[115]. En effet, les Chiliens n’ont jamais eu foi dans leur constitution[116]. S’il y existe un grand respect de la loi, il n’y a pas d’attachement au texte constitutionnel[117]. Certes, le constitutionnalisme y atteint un haut degré de consolidation[118], mais il n’a pas impliqué le développement au sein de la population d’une culture constitutionnelle[119]. Or, si l’on veut qu’un peuple participe à la rédaction d’une constitution et qu’il y participe sincèrement, de manière éclairée, il est nécessaire que naisse en lui une prise de conscience de l’utilité d’une constitution. Le climat de méfiance qui régnait depuis 2019, et qui règne toujours au Chili, n’a pas constitué un climat propice à l’émergence d’une telle conscience.

Pour l’aider à émerger, il est possible de réfléchir à des méthodes de dialogue plus adaptées et plus natives. Une des pistes pourrait être de s’écarter des procédures les plus innovantes de participation citoyenne, mais de chercher à s’appuyer davantage sur les cabildos, ces institutions ancrées dans l’histoire du Chili. Certes, ces cabildos ne sont pas élus démocratiquement et ils ne proposent pas de mécaniques révolutionnaires de participation du peuple, mais ils peuvent être un des lieux où peut naître cette conscience constitutionnelle. C’est autour de ces cabildos que pourrait alors être repensée l’intégralité du processus constituant, de façon à ce que l’appel au peuple ne soit pas artificiel mais soit utile et cohérent à chacune des étapes du processus.

Au moment de tirer les leçons du processus constituant chilien, la déception pourrait l’emporter. Toutefois, cette expérience (encore en cours) illustre comme tant d’autres les écueils inhérents à tout processus constituant. Il est connu que ces processus sont complexes, fragiles et incertains. Leur étude empirique en droit reste encore parcellaire. Des travaux déjà importants et utiles ont été menés[120], mais ils doivent être complétés par d’autres, afin surtout d’éviter les généralisations et les théories « prêt‑à‑porter ». Au lendemain des résultats du 4 septembre 2022 de nombreuses affirmations très péremptoires avaient été formulées. Le référendum a échoué car la Constitution était trop longue. Il a échoué car les personnes n’ont pas lu le texte. Il a échoué car la Constitution était trop marquée politiquement. Le processus serait allé trop vite et trop loin. En réalité, les raisons de l’échec sont bien plus complexes qu’on ne pourrait le croire, et leur étude démontre à quel point certaines problématiques ne sont pas propres au Chili. Les illusions nées du grand mythe constitutionnel, qui tend à faire croire à l’attachement des peuples à leurs constitutions, obligent à renouveler plus profondément encore la réflexion autour des processus constituants. Il n’est pas certain que le Chili soit en mesure de trouver immédiatement la solution qui lui soit la plus adéquate. Mais il est important qu’il s’y attache pour que la prochaine tentative ne soit pas une nouvelle Chronique d’une mort annoncée.

 

Carolina Cerda-Guzman

Carolina Cerda‑Guzman est docteur en droit public de l’Université de Bordeaux et spécialisée en droit public comparé latino-américain. Elle est actuellement maître de conférences à l’Université de Bordeaux et membre du CERCCLE.

 

Pour citer cet article :
Carolina Cerda-Guzman «Autopsie d’un échec. Retour sur le rejet du projet de Constitution pour le Chili », Jus Politicum, n° 29 [https://www.juspoliticum.com/article/Autopsie-d-un-echec-Retour-sur-le-rejet-du-projet-de-Constitution-pour-le-Chili-1512.html]