Carlos-Miguel Pimentel, La crise du 16 mai 1877. Édition critique des principaux débats constitutionnels, Paris, Dalloz, 2017

Thèmes : Conventions de la constitution - Troisième République - Dissolution - Coutume constitutionnelle - Régime parlementaire

Carlos-Miguel Pimentel, La crise du 16 mai 1877. Édition critique des principaux débats constitutionnels, Paris, Dalloz, 2017

Carlos-Miguel Pimentel, La crise du 16 mai 1877. Édition critique des principaux débats constitutionnels, Paris, Dalloz, 2017

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existait-il encore des aspects inexplorés de la crise du 16 mai  1877 ? La question n’est nullement rhétorique, tant l’importance de l’événement fait consensus parmi les constitutionnalistes et les historiens. Les monographies sur le sujet sont certes peu nombreuses et relativement anciennes, mais la crise est abondamment analysée et commentée dans les études des historiens de la Troisième République ou du régime parlementaire français et, bien entendu, dans la plupart des manuels de droit constitutionnel.

Le livre publié sous la direction de Carlos-Miguel Pimentel et paru en janvier 2017 chez Dalloz dans la toute récente collection « Droit politique » – qui a vocation à accueillir les textes fondamentaux du droit constitutionnel – est la preuve éclatante que le sujet n’avait nullement été épuisé.

L’ouvrage a pour ambition première de mettre en lumière les débats politiques et parlementaires qui agitèrent les contemporains de la crise et qui étaient, à ce jour, assez largement méconnus. Quelques mots, d’abord, sur son architecture générale. Le livre comporte six parties : il s’ouvre sur une préface – lumineuse, on y reviendra – de Jean-Marie Denquin, qui restitue le contexte historique et politique de cette crise institutionnelle majeure, avant de livrer une interprétation sur ses enjeux et sa portée (p. 9 à 49). Suivent de larges extraits des débats parlementaires, qui forment en réalité le cœur de l’ouvrage, l’ambition de Carlos-Miguel Pimentel[1] ayant principalement été de « rendre la parole » (p. 5) aux acteurs de la crise (p. 51 à 278) – qui, comme souvent en de pareilles circonstances (c’est-à-dire face à un événement majeur et largement étudié), sont trop souvent sollicités sans avoir été lus. La reproduction des débats est suivie de la retranscription d’un très stimulant « séminaire-workshop » de droit politique, ayant rassemblé, en juin 2011 à l’Institut Michel Villey de l’Université Paris II, des chercheurs d’horizons divers (juristes, historiens, politiste) autour du thème « Agir politique et pensée juridique : l’exemple de la crise du 16 mai 1877 » (p. 279 à 331). Pour compléter la lecture des débats, l’éditeur leur a joint les notices biographiques des acteurs les moins connus de la crise (p. 333 à 409), ainsi qu’une chronologie précise et détaillée des événements, accompagnée du relevé des principaux discours qui agitèrent alors la Chambre des députés et le Sénat (p. 415 à 445). L’ouvrage s’achève enfin par une séduisante postface de Carlos-Miguel Pimentel (p. 447 à 483), qui tente de mettre en lumière, à travers une remise en perspective historique de l’épisode du « 16 mai », les « invariants de l’exception constitutionnelle française » (p. 481).

La grande diversité des documents rassemblés (à la fois des sources primaires et des sources secondaires) et leur richesse ont pour objet de servir la vocation scientifique affichée des éditeurs : donner au lecteur accès aux « clés » d’analyse et de compréhension de l’événement, afin qu’il comprenne notamment pourquoi et comment cette « banale crise gouvernementale tranchée par la dissolution, cas de figure habituel dans les régimes parlementaires de l’époque, a pu se transformer en une crise majeure des institutions » (p. 5), dont les conséquences ont marqué l’histoire constitutionnelle française sur le long terme.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, deux remarques liminaires s’imposent, qui sont indispensables pour éclairer l’exposé qui va suivre. D’une part, il convient de rappeler que le « 16 mai » correspond à la date de la célèbre missive adressée, au printemps 1877, par le président de la République conservateur, le maréchal de Mac Mahon, au président du Conseil républicain, Jules Simon, pour : 1) lui signifier son mécontentement à propos (notamment, car les griefs étaient en réalité nombreux et la crise latente depuis de nombreux mois) de l’attitude passive qu’il avait adoptée à la Chambre lors des débats entourant l’abrogation partielle de la loi sur la presse du 29 décembre 1875 ; et 2) lui demander « une explication » sur sa conduite (p. 71)[2]. D’autre part, il faut rappeler que la dissolution ne fut prononcée qu’un mois plus tard, le 25 juin 1877. Bien que liées et parfois même confondues (notamment dans la tradition républicaine, le « 16 mai » rejoignant rapidement le « 2 décembre » dans le répertoire des dates à jamais exécrées), ces deux initiatives de Mac Mahon (demande d’explication au chef du gouvernement et dissolution de la chambre basse) sont dissociables et doivent être dissociées pour la bonne compréhension de la crise.

La lecture de l’ouvrage débute par une préface, très dense, de Jean-Marie Denquin. Ce texte fera date : il compte, sans aucun doute, parmi les analyses les plus fines de la crise. Après un rappel des principales étapes du 16 mai « le plus long […] de l’histoire » (p. 10), Jean-Marie Denquin livre, dans la partie la plus stimulante de son texte, une analyse des questions juridiques soulevées par la crise, déclinant successivement, pour ce faire, plusieurs approches (normative, institutionnelle, épistémologique et enfin pragmatique). Sont ainsi discutées, à partir des arguments avancés par les deux camps adverses de l’époque, la nature et la constitutionnalité de « l’acte du 16 mai », c’est-à-dire de « l’éviction » du président du Conseil par le président de la République, puis la licéité de la dissolution.

S’agissant d’abord de « l’acte du 16 mai », observons que la terminologie choisie est, au premier abord, plutôt déroutante ; on s’apercevra, à la lecture des débats, qu’elle n’est pas due au préfacier mais qu’elle fut unanimement adoptée par les acteurs de la crise, républicains ou conservateurs. Le juriste contemporain serait d’ailleurs bien en peine de procéder à l’opération de qualification juridique de cet « acte ». Quant à son objet, on peut légitimement considérer qu’il ne s’agissait pas d’une décision de révocation : malgré la formulation alambiquée du message présidentiel, Mac Mahon se contentait de signaler à Jules Simon un désaccord politique et de lui demander « une explication ». On peut d’ailleurs à cet égard penser que la lettre du 16 mai n’aurait sans doute jamais été interprétée comme une révocation si le président du Conseil n’avait pas, sur le champ, présenté sa démission[3]. Mais plus fondamentalement, c’est la normativité même de cet « acte » qui pose question. La lettre du 16 mai peut-elle être considérée comme un acte juridique, c’est-à-dire comme une manifestation de la volonté destinée à produire des effets de droit ? Le doute est permis. En effet, elle ne fut pas contresignée – alors que l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 imposait le contreseing ministériel pour « chacun des actes du président de la République ». Est-ce cette absence de contreseing qui explique (fait tout à fait remarquable) que la lettre ait été publiée dans la partie « Non officielle » du Journal Officiel ? Lisons, sur ce sujet, la déclaration de Laboulaye (qui fut le seul contemporain à évoquer publiquement le problème) : « Au début de toute cette affaire, je rencontre une lettre qui n’est pas contresignée. Eh bien, messieurs, […] M. le maréchal de Mac Mahon a le droit d’écrire toutes les lettres qu’il lui conviendra d’écrire, mais M. le président de la République ne peut pas écrire une lettre destinée à la publicité, si cette lettre n’est pas revêtue d’un contreseing […] et par conséquent, cette lettre, politiquement, n’existe pas » (p. 228).

À partir de ces éléments de fait et de droit, Jean-Marie Denquin soulève une série d’interrogations auxquelles il tente de répondre prudemment, afin d’éviter, comme il l’écrit, le piège des illusions rétrospectives (p. 34), « car ce qui a été ne doit pas masquer l’essentielle contingence de ce qui pouvait être » (p. 45). Pourquoi, par exemple, Jules Simon n’a-t-il pas invoqué l’argument de l’inexistence juridique de « l’acte » pour se maintenir (au moins de façon provisoire) au pouvoir ? Au terme de son analyse, le préfacier suggère : « Mac Mahon a placé Jules Simon dans une situation où celui-ci ne devait pas en droit donner sa démission mais où il pouvait le faire et, en fait, ne pouvait pas ne pas le faire pour des raisons qui relèvent moins du droit que de la psychologie, de la culture, et de la conjoncture politiques » (p. 36).

Comme celle de sa nature exacte, la question de la licéité de l’« acte du 16 mai » est fort délicate à trancher. Comme l’expliquait Denis Baranger dans le cadre du « séminaire-workshop » précité, les lois constitutionnelles de 1875 « étai[ent] porteuse[s] [de plusieurs] régime[s], au sens de modes d’action politique rendus possibles par une certaine constitution » ; et c’est bien pourquoi on peut considérer que « les deux camps [avaient] raison de dire, comme très souvent dans des crises de régime importantes, qu’ils [avaient] en poche une version tout à fait viable de la constitution » (p. 294-295). Autrement dit, il n’y avait guère, dans la façon d’agir du Maréchal-Président, de « flagrante inconstitutionnalité » (p. 295).

Dans ces circonstances, l’hypothèse avancée par Jean-Marie Denquin quant à la constitutionnalité de « l’acte » est tout en retenue : « Mac Mahon n’a certes pas révoqué le président du Conseil. Il ne pouvait le faire – aucune disposition constitutionnelle ne lui en donnait le pouvoir[4]. […] La réciproque, toutefois, n’est pas moins vraie : c’est parce qu’il ne l’a pas fait qu’il ne pouvait pas le faire. En effet, si Mac-Mahon avait gagné les élections, il aurait pu l’avoir fait parce qu’il l’avait fait. […] tous les présidents du Conseil se seraient donc trouvés, coutumièrement, dans la même obligation et tous les présidents de la République auraient joui en fait d’un pouvoir de révocation dont ils ne disposaient pas en droit, entendons selon la lettre[5] des textes » (p. 37), tant il est vrai que l’histoire, et singulièrement l’histoire constitutionnelle, « est écrite par les vainqueurs » (p. 40). Dit autrement (et forcément moins bien), l’interprétation républicaine de la Constitution devait faire droit, parce que les républicains sont sortis politiquement victorieux de ce conflit institutionnel. On ne peut rêver meilleur exemple pour illustrer la célèbre apostrophe essuyée par Jean Foyer à l’Assemblée nationale en octobre 1981[6] : à l’issue des élections de l’automne 1877, il sera rétrospectivement possible de prétendre que les conservateurs avaient juridiquement tort parce qu’ils étaient, dans la Chambre de l’après-dissolution, politiquement minoritaires.

Concernant la seconde initiative de Mac Mahon au cours de ce printemps troublé de 1877 (à savoir la dissolution), les choses sont en apparence plus simples. L’article 5 de la loi constitutionnelle du 25 février habilitait le président de la République à dissoudre la Chambre des députés, sur l’avis conforme du Sénat. Dans ces circonstances, remarque Jean-Marie Denquin, ce « qui doit être expliqué n’est pas que Mac Mahon se soit jugé en droit de dissoudre la Chambre mais qu’il ait été possible de soutenir le contraire » (p. 39). Pour le comprendre, il est nécessaire, avec les républicains de 1877, « d’admettre qu’une disposition constitutionnelle explicite puisse être écartée au nom d’une interprétation politique » (p. 40).

Qu’est-ce à dire, précisément ? Qu’il est indispensable, comme le clamait le député Bérenger, de « servir républicainement[7] une Constitution républicaine » (p. 211) ; qu’il existerait un « principe transcendant qui précède les textes » (p. 44), à savoir, selon l’expression unanimement adoptée par les hommes de gauche de l’époque, le principe du « gouvernement parlementaire » – qu’il faut ici naturellement comprendre comme celui de la « souveraineté parlementaire[8] », la chambre basse incarnant, se confondant même avec la nation dans le système de représentations républicain.

C’est ainsi à la lumière de ce « principe politique » qui, dirait Pierre Avril, « commande l’application du texte[9] » qu’il fallait, aux yeux des républicains, interpréter les dispositions des lois constitutionnelles de 1875 – quitte, parfois, à les annihiler. C’est d’ailleurs uniquement à la lumière de ce « droit naturel républicain » (selon l’expression percutante du préfacier, p. 44) qu’il est possible de comprendre nombre de prétentions des acteurs républicains de la crise – tels Gambetta, fustigeant les ministres « dévoués serviteurs de la politique du 16 mai [et] ennemis jurés de la Constitution » (p. 112), ou encore Eugène Spuller, déclarant que le président de la République avait certes « us[é] de son droit constitutionnel, mais agi en dehors des règles les plus certaines du gouvernement parlementaire » (p. 252). Autant dire, comme le fait malicieusement Jean-Marie Denquin, que pour les républicains, « le temps de la sacralisation de la Constitution n’[était] manifestement pas encore venu » (p. 40).

À ce principe non écrit et « indérogeable » qui, du point de vue de l’économie des institutions, signifiait « la délégation de la souveraineté nationale à une assemblée unique » et le confinement de l’exécutif dans le rôle de « l’exécuteur pur et simple des volontés du pouvoir délibérant » (Auguste Paris, p. 132), les conservateurs de 1877 opposaient des arguments de texte. Ainsi précisément de Paris, qui était membre du cabinet conservateur de Broglie constitué le lendemain du 16 mai et qui, exposant les nombreuses attributions du chef de l’État, déclarait que ce dernier avait « nécessairement une part dans la direction des affaires. Il n’est pas réduit, je suppose, au rôle d’un simple fonctionnaire chargé d’apposer des signatures sur les actes que lui présentent ses ministres » (p. 133). Ainsi de Broglie lui-même qui, détaillant les compétences présidentielles, cherchait à démontrer que le président n’est pas « un exécuteur passif et aveugle des volontés de [la] majorité » parlementaire (p. 193). Ces deux interventions de Paris et Broglie, respectivement à la Chambre des députés le 19 juin (p. 128 sqq.) et au Sénat le 21 juin (p. 192 sqq.), résument parfaitement les arguments des conservateurs. Nul besoin d’être un juriste « fétichiste » du texte (ni même d’invalider l’interprétation républicaine de la Constitution) pour y être sensible ; mais n’oublions pas que les hommes de l’époque faisaient de la politique, et non du droit.

Inévitablement, entre les partisans de ces deux interprétations inconciliables de la Constitution qui révèlent, bien plus qu’une simple crise constitutionnelle, « une crise de régime, une crise sur le régime » (Denis Baranger, p. 294), les débats tournent court, quand ils ne s’apparentent pas à un véritable dialogue de sourds : à l’adroite (mais vaine) argumentation exposée par Paris le 19 juin devant les députés, Jules Ferry répond que « le régime constitutionnel véritablement extraordinaire » décrit par le « parti » conservateur « n’a du constitutionnalisme que l’apparence, [et] du parlementarisme que le mensonge » (p. 137). Il aurait en effet pour conséquence inexorable de substituer le règne de la force à celui du droit (« sommes-nous sous l’épée d’un maréchal de France ou sous le régime des lois ? » (p. 138)) en instaurant la « Constitution de gouvernement personnel » en lieu et place de la « Constitution de gouvernement parlementaire » (p. 138).

Ce rejet du « pouvoir personnel » (c’est-à-dire individuel, et comme tel opposé au pouvoir « collectif » (p. 44) des assemblées parlementaires) devait durablement imprégner le discours républicain[10], la ligne de partage entre les partisans de ces deux « modes » d’exercice du pouvoir se déplaçant simplement, le temps passant, vers la gauche de l’échiquier politique. C’est ainsi que, quelques années à peine après la crise de 1877, le spectre du « gouvernement personnel » fut agité contre certains des protagonistes du 16 mai ralliés à l’opportunisme qui souhaitaient consolider l’autorité gouvernementale : à l’encontre par exemple de Gambetta qui, en 1882 et après soixante-quatorze jours (moins de trois mois) à la tête du gouvernement, dut renoncer à son ambition d’instaurer un parlementarisme à leadership ministériel ; à l’encontre également de Jules Ferry, s’attirant en 1884 les foudres de l’extrême gauche alors qu’il défendait, dans le cadre des débats entourant la révision des lois constitutionnelles, la préservation du droit de dissolution – dissolution dont il prétendait alors qu’elle pouvait, contrairement à celle de 1877, être « loyale[11] »...

La préface est si riche d’enseignements que l’on pourrait refermer le livre à l’issue de la lecture de ces quarante premières pages, en ayant déjà beaucoup appris. Mais il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin : d’ailleurs, les quelques extraits des débats ici reproduits ont sans doute mis notre lecteur en appétit.

Le recueil des débats constitutionnels rassemblés par Carlos-Miguel Pimentel s’ouvre par le procès-verbal de la séance du 4 mai 1877 à la Chambre des députés ; il s’achève par le texte du message de remerciements adressé aux sénateurs par Jules Grévy, tout juste élu à la magistrature suprême, le 6 février 1879 – dont un célèbre passage fut baptisé par la postérité « Constitution Grévy ». La lecture de ces débats est utilement éclairée par un solide appareil de notes, principalement rédigé par Samuel Sanchez[12], et par les regards croisés des participants au « séminaire-workshop » de droit politique, dont on trouvera la transcription des stimulants échanges à partir de la page 279 du livre.

Malgré la logique prédominance quantitative des débats parlementaires parmi les textes édités, ces derniers sont en vérité divers : on découvre (ou redécouvre) ainsi les (nombreux) messages, proclamations et autres déclarations-manifestes publiés pendant la crise par le maréchal de Mac Mahon, des discours prononcés en dehors des enceintes parlementaires par les principaux acteurs de la crise (ceux de Gambetta, notamment), mais aussi des manifestes ou déclarations de groupes parlementaires de la Chambre et du Sénat – preuve de leur importance institutionnelle à une époque où leur existence n’était pas encore reconnue par le droit écrit. Aux mauvais esprits qui objecteraient que tous les débats parlementaires de la Troisième République sont désormais disponibles sur la base Gallica de la Bibliothèque nationale de France[13], on rétorquera que l’un des mérites du livre est de faire le tri dans la masse immense des documents produits par les contemporains et les acteurs de la crise du 16 mai. Ce matériau, dense malgré la sélection opérée par les éditeurs[14], permet de mettre en lumière certains aspects de l’épisode habituellement négligés par l’historiographie constitutionnelle classique du 16 mai. Ainsi de la question, absolument centrale dans les débats, de la responsabilité du chef de l’État – à laquelle Carlos-Miguel Pimentel a d’ailleurs choisi de consacrer sa postface.

Chacun connaît la célèbre prétention énoncée par Mac Mahon dans sa lettre du 16 mai à Jules Simon : « si je ne suis pas responsable comme vous envers le Parlement, j’ai une responsabilité envers la France » (p. 71). En revanche, il est moins connu que la question de la responsabilité du président de la République a vivement agité les contemporains de la crise, et largement occupé leurs débats. La crise du 16 mai est en effet principalement convoquée (parmi d’autres éléments) pour expliquer la pratique spécifiquement française du régime parlementaire sous les IIIet IVRépubliques. Dans cette perspective, ce sont surtout les conséquences institutionnelles de l’épisode qui sont explorées, à savoir « la ruine d’une doctrine constitutionnelle[15] » – en l’occurrence le parlementarisme dualiste – et le discrédit du droit de dissolution. Dans ces deux aspects, la responsabilité politique du chef de l’État ne semble pas directement en cause.

Dans sa postface, Carlos-Miguel Pimentel choisit de s’atteler à l’étude de cet « angle-mort » des débats de 1877, en explorant le problème de la responsabilité du chef de l’État qui a été assez largement occulté par la postérité. Parcourant l’histoire constitutionnelle française depuis la Révolution jusqu’à l’avènement de la République gaullienne, il cherche à vérifier une hypothèse audacieuse : et si la question de la responsabilité politique du chef de l’État était « une clé des spécificités constitutionnelles françaises, voire de ce qu’on pourrait appeler l’exception constitutionnelle française[16] » (p. 460) ? L’auteur s’efforce de démontrer – et son propos est persuasif – que la plupart des crises de régime que la France a connues depuis l’effondrement de l’Ancien Régime se sont soldées par la mise en jeu de la responsabilité du chef de l’État devant le peuple. Bien loin de constituer un épisode exceptionnel dans l’histoire constitutionnelle française, l’affirmation par Mac Mahon de sa responsabilité devant la France et l’appel au peuple pour trancher le différend qui l’opposait alors à la Chambre des députés (« Le 16 mai dernier, j’ai dû déclarer au pays quel dissentiment existait entre la Chambre des députés et moi » (p. 89)) ne serait au fond que l’un des actes de la pièce périodiquement rejouée devant les Français, à la fois spectateurs et arbitres en dernier ressort d’un antagonisme indépassable entre le chef de l’État et les assemblées parlementaires. Malgré le changement de protagonistes et l’évolution du contexte politique, ces affrontements régulièrement répétés seraient, à l’image du 16 mai, l’occasion de la résurgence des « invariants profonds de notre histoire constitutionnelle », dont Carlos-Miguel Pimentel livre une liste précise et détaillée : « responsabilité directe du chef de l’État devant le peuple, division des candidatures pour ou contre lui, nature fondamentale de l’enjeu » et enfin, « dans un contexte de péril vital pour nos institutions », « portée constituante » du vote (p. 472 et 481 sq.).

Dans cette résurgence périodique de la responsabilité politique du chef de l’État devant le peuple et par-delà la grande variété de structures constitutionnelles que la France a connues depuis 1789, Carlos-Miguel Pimentel croit pouvoir déceler la « spécificité » de l’histoire constitutionnelle française. Cette forme de continuité historique s’expliquerait principalement, selon lui, par les fractures de la Révolution française et notamment par le « traumatisme fondateur » que représenta le procès de Louis xvi (p. 473).

Après avoir « renoué la chaîne des temps » constitutionnels de 1830 à 1962 (en passant par 1851 et 1877), Carlos-Miguel Pimentel identifie ainsi le procès royal comme « matrice originelle des crises constitutionnelles françaises » (p. 474). La condamnation et la mise à mort du roi par la Convention en 1793 n’aurait pas simplement nourri sur la longue durée l’hostilité à l’égard des assemblées parlementaires ; plus fondamentalement, elle aurait alimenté, sur le long terme, le profond antagonisme entre le chef de l’État et les parlementaires qui, comme en 1877, resurgirait périodiquement pour être tranché, non plus par la guillotine, mais par le peuple.

La démonstration ne manque pas d’intérêt et elle est fort séduisante, mais elle ne convainc pas toujours. Ainsi, nous n’avons pas pleinement adhéré à la comparaison – tout en nuance, il est vrai – entre le Second Empire et la VRépublique gaullienne. Par ailleurs, le quatrième « invariant » de « l’exception constitutionnelle française », à savoir la « portée constituante que revêt la solution de la crise » (p. 482), pourrait être discuté, s’agissant précisément de l’épisode du 16 mai. La nature du régime était alors évidemment en cause, et le résultat des élections devait incontestablement peser lourd sur la pratique future des institutions. Mais ce n’est pas, sauf erreur de notre part, ce à quoi songe Carlos-Miguel Pimentel lorsqu’il évoque « la portée constituante que revêt la solution de la crise », le quatrième « invariant » s’illustrant, une fois la crise résolue et à plus ou moins brève échéance, par une manifestation expresse de la volonté du pouvoir constituant dans le but de fonder un ordre constitutionnel nouveau ou d’opérer une révision formelle de la Constitution. Or, on pourrait considérer que les conservateurs qui en 1877 n’avaient pas de véritable projet politique (p. 307) ne songeaient pas, lorsqu’ils ont provoqué la crise, à s’aventurer dans cette voie constituante.

Mais l’essentiel est ailleurs : rappelons que l’ambition des éditeurs était d’exhumer des documents difficiles d’accès et d’en livrer des clés de lecture, de façon à permettre à chaque lecteur d’être « en mesure de se forger sa propre conviction » (p. 5). Au-delà des quelques divergences d’interprétation et grâce à ce très beau livre, le pari est pleinement réussi.

 

Elina Lemaire

Maître de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté, CREDESPO, Institut Michel Villey.

Pour citer cet article :
Elina Lemaire «Carlos-Miguel Pimentel, La crise du 16 mai 1877. Édition critique des principaux débats constitutionnels, Paris, Dalloz, 2017 », Jus Politicum, n° 19 [https://www.juspoliticum.com/article/Carlos-Miguel-Pimentel-La-crise-du-16-mai-1877-Edition-critique-des-principaux-debats-constitutionnels-Paris-Dalloz-2017-1192.html]