Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux » : effets et enjeux d’un changement de dénomination

Thèmes : France - Droits fondamentaux - Libertés publiques - Enseignement du droit

Depuis le début des années 1990, les cours de « Libertés publiques » ont été progressivement renommés « Droit des libertés fondamentales ». Les titres des manuels ont suivi cette évolution, en réservant toutefois une place variable à  ces deux terminologies. Il convient alors de cerner de quels glissements de signification est porteur, et représenté comme porteur par la doctrine, le passage d’une terminologie à  l’autre tant du point de vue la dénotation que de la connotation des termes. Cette analyse ouvre alors des pistes de compréhension sur le caractère attractif ou répulsif que peut exercer telle ou telle qualification du champ des droits et libertés en France.
From “civil Liberties” to “Fundamental Rights” : the stakes of a change in denominationSince the beginning of the 1990’s, the teaching of “civil Liberties” has gradually been renamed “Fundamental liberties”. The titles of textbooks have followed this evolution. What is the meaning, as held by doctrinal opinions, of the switch from one terminology to the other with regard to the denotation and connotation of the terms? This analysis offers some understanding of the reasons behind the repulsive or the attractive qualities of both expressions.
Von den ,,bürgerlichen Freiheiten" zu den ,,Grundrechten": Auswirkungen und Sinn eines terminologischen WandelsSeit Anfang der 1990er Jahren werden die Vorlesungen über die „bürgerlichen Freiheiten“ (libertés publiques) schrittweise „Recht der Grundfreiheiten“ (droit des libertés fondamentales) umbenannt. Die Titel der Lehrbücher sind dieser Entwicklung gefolgt. Jedoch wurde ein variabler Platz für diese beiden Terminologien bestimmt. Was bedeutet dieser semantische Wechsel und wie wird er von der Staatsrechtslehre interpretiert, die diese Vokabularrevolution zeugt und konnotiert? Die Analyse eröffnet Verständnismöglichkeiten über den anziehenden oder den abstoßenden Charakter, der dieser oder jener Bezeichnung des Bereichs der Rechte und Freiheiten in Frankreich zu Grunde liegt.

[1]Depuis le début des années 1990, les cours de « libertés publiques » ont été progressivement dénommés « Droit des libertés fondamentales ». Les titres des manuels ont suivi cette évolution, en réservant toutefois une place variable à  l’une et l’autre de ces terminologies. P. Wachsmann distingue à  cet égard trois types d’attitudes de la part des auteurs de manuels[2] : celle des conservateurs « qui refusent de se plier au changement officiel de terminologie et restent fidèles à  l’intitulé traditionnel : ‘libertés publiques’ » (P. Wachsmann lui-même, J. Rivero et H. Moutouh, D. Turpin…) ou « droit de l’homme » (D. Lochak) ; celle des modérés « qui ne peuvent se résoudre à  abandonner l’intitulé traditionnel, mais » qu’une « sorte de mauvaise conscience par rapport aux exigences officielles » conduit à  compléter par une référence aux droits fondamentaux (J.-M. Pontier ou J. Robert et J. Duffar) ; celle des modernes qui « adoptent l’intitulé officiel » (L. Favoreu et alii, B. Mathieu et M. Verpeaux, R. Cabrillac et alii, M. Delmas Marty et C. Lucas de Leyssac...). La lecture des titres de manuels offre ainsi une très grande diversité de désignations de la matière[3].

Dans ce contexte de changement des repères terminologiques, les auteurs de manuels ont presque tous ressentis le besoin d’expliciter les raisons de leur choix. La diversité des arguments avancés offre une matière première riche pour comprendre les enjeux ou, à  tout le moins, les représentations des enjeux que les auteurs associent au choix des termes désignant la matière.

De prime abord, un tel chahut pourrait étonner. D’un point de vue strictement sémantique en effet, le passage de l’expression « libertés publiques » à  celle de droits ou libertés « fondamentaux » ne constitue rien d’autre qu’un changement de mots. Or les mots ne sont que des mots, rien que des mots. Ils sont perméables à  de multiples interprétations et conceptions qu’ils ne déterminent par aucune nécessité logique. Un changement de termes n’implique rien d’autre que lui-même, si on le déconnecte des univers conceptuels et des usages pragmatiques dans lesquels il s’inscrit. Il peut donc n’avoir aucune conséquence sur l’objet ou les objets désignés. Deux termes différents peuvent renvoyer à  un ensemble d’objets identiques, ou en termes plus savants, à  une « dénotation » ou à  une « extension »[4] identique. Pour reprendre un exemple classique en linguistique, les expressions « Etoile du matin » et « l’Etoile du soir » désignent toutes deux Venus, sans que le choix de l’une ou de l’autre n’ait de conséquences significatives pour celui qui n’est pas poète.

Analogiquement, le passage de l’expression « libertés publiques » à  celle de « droits fondamentaux » peut être dépourvu d’effets sur l’ensemble des normes juridiques dénoté, c’est-à -dire sur l’ensemble des normes juridiques étudié dans les manuels. En ce cas, les auteurs cèdent à  l’air du temps terminologique, sans modifier la structure de leur pensée[5]. Si donc un changement terminologique peut être indifférent au regard de la dénotation, il peut toutefois ne pas l’être à  l’égard de la connotation. La connotation renvoie ici de façon simple à  l’« intension »[6] des termes, ou plus précisément, à  l’ensemble des conceptions dont peuvent faire l’objet les mots dans un contexte linguistique ou conceptuel donné. Sur ce plan, comme l’a rappelé D. Lochak, « les mots ne sont, on le sait, jamais neutres, et il est difficile de faire abstraction des symboles et des connotations qui leur sont attachés »[7].

L’auteur s’exprimait en l’occurrence sur le passage de l’expression « droits de l’homme » à  celle de « droits fondamentaux ». Mais, bien que personne ne tienne pour synonyme les expressions « droits de l’homme » et « libertés publiques », l’étroite connexité qui est souvent établie entre elles[8] – connexité d’ailleurs renforcée dans un mouvement d’opposition à  la terminologie nouvelle –, rend également valable l’observation de D. Lochak pour le passage des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux ». Les réactions positives ou négatives qui ont entouré l’émergence de l’expression « droits fondamentaux » dans le vocabulaire juridique français constituent à  ce titre un premier indice de ce que l’évolution terminologique à  l’oeuvre est porteuse, ou est perçue comme porteuse, d’enjeux qui la dépassent.

La compréhension de ces enjeux, soulignons-le, est essentiellement circonscrite à  la France. A supposer en effet que le passage des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux » existe au-delà  de nos frontières, la probabilité est forte pour qu’ils présentent des formes, des effets ou des enjeux autres qu’ici. Chaque système juridique recourt à  ses propres terminologies et concepts dont les significations se cristallisent et se modifient en fonction des évolutions du système lui-même et du contexte social, historique, politique dans lequel il est situé. La seule nuance qui pourrait être apportée à  cette nécessaire contextualisation de l’étude des usages terminologiques proviendrait, au terme d’une analyse de type structuraliste, de la mise à  jour d’identités de propriétés linguistiques d’une langue à  l’autre, ce qui nous mènerait ici trop loin. Relevons néanmoins à  dessein qu’en Espagne, en Allemagne ou en France, dans ses traductions respectives, l’expression « droit » ou « liberté » « fondamental(e) » tend à  favoriser l’intégration des personnes morales parmi les sujets des droits et libertés[9].

Pour en revenir au vocabulaire juridique français, il s’agit de cerner les effets et les enjeux associés au passage de l’expression « libertés publiques » à  celle de « droits ou libertés fondamentaux », étant entendu que l’attention se concentrera sur la qualification des droits et libertés plutôt que sur les substantifs mêmes de droits ou de libertés[10]. Même s’il est variablement apprécié par la doctrine ou par les acteurs du droit, ce passage est en France perçu comme porteur de glissements tant du point de vue la dénotation (I) que de la connotation (II) des termes.

I.- DES LIBERTES PUBLIQUES AUX DROITS FONDAMENTAUX : PROBLEMES DE DENOTATION

Sans prétendre à  l’exhaustivité, il est possible d’isoler trois domaines potentiellement affectés par l’usage de la dénomination « droits ou libertés fondamentaux » en lieu et place de celle de « libertés publiques » : celui des sujets des droits et libertés (A), celui de l’objet des droits et libertés, (B), et enfin celui de la valeur juridique des droits et libertés considérés (C).

A.- Les sujets de droits et libertés : de l’universalisme au particularisme

Les sujets des libertés publiques sont-ils les mêmes que ceux des droits et libertés fondamentaux ? A dire vrai, cette question n’a pas mobilisé beaucoup d’esprits. Elle a plus fréquemment été posée à  l’occasion de l’étude du glissement des « droits de l’homme » aux « droits fondamentaux », et c’est alors qu’a pu incidemment être évoqué le cas des sujets des libertés publiques.

Sur le plan lexical, contrairement à  l’expression « droits de l’homme », celles de « libertés publiques » et de « droits ou libertés fondamentaux » ont en commun de ne pas se référer immédiatement à  l’homme. Ceci tend à  favoriser une pensée de la titularité des droits et libertés en faveur d’entités qui dépassent la singularité humaine pour épouser des formes catégorielles (des communautés, des groupes d’intérêts, des personnes morales[11] : collectivités territoriales[12], universités, Eglises[13], entreprises bénéficiant par ailleurs d’un processus de « fondamentalisation » des libertés économiques[14]), immatérielles (les générations futures), voire non humaine (animales ou végétales).

Pour recentrer le sujet des droits fondamentaux ou des libertés publiques sur l’ « homme », deux issues sont possibles. Ou bien, l’on adopte une préconception du sujet de droit qui reste ancrée dans les schèmes qui entourent classiquement les « droits de l’homme ». Mais il ne s’agira alors que d’un choix parmi d’autres possibles. Ou bien, l’on réintègre une référence explicite à  l’homme dans l’expression qui devient « droits fondamentaux de l’homme » ou « droits de l’homme fondamentaux ». On tend alors à  supposer que tous les droits de l’homme ne sont pas fondamentaux et qu’il faut procéder parmi eux à  des tris ou à  des hiérarchisations. Or de telles opérations sont étrangères à  la recherche d’unité qui entoure classiquement les notions de droits de l’homme et de libertés publiques. Tandis que les droits de l’homme sont réputés indivisibles, les libertés publiques sont unies par des principes généraux relatifs à  leur régime juridique[15]. Par conséquent, si les expressions « libertés publiques» et « droits fondamentaux » peuvent être lexicalement apparentées en raison de leur absence de référence immédiate à  l’ « homme », des différences conceptuelles nettes les distinguent, différences dont l’analyse engage déjà  en partie sur le terrain de la connotation. Elles peuvent schématiquement être présentées comme suit :

→ l’univers conceptuel des droits de l’homme hérité de la Révolution française invite à  penser le sujet à  partir du couple universalisme/individualisme. L’ « homme » des droits de l’homme, on le sait, est d’abord un individu qui s’émancipe de l’organicisme des sociétés antiques et médiévales qui se prolonge en France sous l’Ancien Régime. Les droits qui lui sont reconnus ont pour fondement l’universalité du genre humain. Cette visée universelle est d’ailleurs au cœur de nombreuses critiques adressées à  la pensée des droits de l’homme, qu’elles proviennent des contre-révolutionnaires (J. de Maistre), des utilitaristes (J. Bentham), de la pensée sociale (K. Marx) ou des formes contemporaines de communautarisme.

→ l’univers conceptuel des libertés publiques pense le sujet à  partir de la triade universalisme/individualisme/collectif voire, du seul couple universalisme/collectif. L’enracinement de la notion de libertés publiques s’effectue dans la seconde moitié du XIXe siècle concomitamment à  la consécration de droits ou libertés destinés à  encadrer non plus seulement les rapports particuliers de l’individu à  l’Etat, mais ses activités sociales et collectives. Ces droits ou libertés individuels qui s’exercent collectivement (la liberté de réunion, de manifestation, d’association, la liberté syndicale…) constituent un compromis savant entre, d’une part, l’universalité et la singularité du sujet des droits de l’homme et, d’autre part, la nécessité de faire valoir des prétentions juridiques exprimant des intérêts collectifs ;

→ l’univers conceptuel des droits fondamentaux tend à  penser le sujet à  partir de la triade universalisme/individualisme/catégorie, voire à  partir du seul couple individualisme/catégorie. Les droits fondamentaux ne s’exerceraient donc plus avec l’universel pour horizon, mais en vue de la défense d’intérêts catégoriels[16]. Ce phénomène se dévoierait jusqu’à  l’atomisation des prétentions du sujet de droit là  où, notamment en matière sociale, le dépassement des situations individuelles et la projection dans le collectif sont essentiels[17].

B.- L’objet des droits et libertés : des articulations complexes

Les expressions « libertés publiques » et « droits fondamentaux » désignent-ils les mêmes droits et libertés ? La confrontation du contenu des différents manuels pourrait permettre de répondre rapidement à  la question. Malheureusement, elle ne s’avère pas fructueuse pour au moins trois raisons.

Tout d’abord, très peu d’auteurs ont finalement modifié le titre initial de leur manuel pour y intégrer le qualificatif « fondamental », ce qui rend un travail de comparaison diachronique peu probant. Et, lorsqu’ils ont procédé à  une modification, le contenu de l’ouvrage ne s’en est trouvé que marginalement affecté[18].

Par ailleurs, avant même d’être soumis à  l’épreuve d’un changement de dénomination, l’objet des droits et libertés étudiés varie en fonction des conceptions que les auteurs se forgent de chacune des notions de libertés publiques ou de droits fondamentaux. Pour s’en tenir à  la première, on peut opposer de façon idéale-typique la conception ouverte défendue par J. Rivero pour qui, rejetant notamment la distinction « libertés publiques » et « libertés privées »[19], toute liberté, quel qu’en soit l’objet, à  vocation à  intégrer le champ des libertés publiques à  partir du moment où les pouvoirs publics la reconnaissent et en aménagent le régime dans le droit positif, à  des conceptions circonscrites, délimitées selon des critères variables parfois mobilisés dans le seul but de justifier la supposée plus grande richesse d’une terminologie concurrente[20].

Enfin, les auteurs français qui écrivent leur premier manuel en faisant référence à  la fondamentalité n’utilisent pas le critère de l’objet des droits et des libertés pour se différencier des manuels de « libertés publiques »[21]. Ils s’appuient essentiellement, on le verra, sur un critère hiérarchique. Les éventuelles variations quant à  l’objet des droits et des libertés étudiés s’analysent, par conséquent, avant tout, comme des effets collatéraux du choix pour le critère hiérarchique.

Les droits dits « sociaux » fournissent un exemple paradigmatique de ce phénomène. Leur inclusion ou non au sein des « libertés publiques » et des « droits et libertés fondamentales » dépend de présupposés complexes portant, d’une part, sur la signification conférée à  chacune de ces notions et, d’autre part, sur les relations établies entre les droits sociaux et la notion de droit-créance. Classiquement, en effet, la doctrine française a tendance à  rejeter les droits-créances de la catégorie des libertés publiques. Celle-ci ne désignerait que des droits ou des libertés dont la garantie repose sur une abstention des pouvoirs publics (« droit de »). Elle exclurait donc les « droits à  », les « droits-créances », dont la garantie et la mise en œuvre supposent une intervention des pouvoirs publics. C’est en raison de la prégnance de cette conception que L. Duguit avait exprimé ses réserves à  l’égard de la notion de libertés publiques et proposait de l’élargir pour inclure l’idée « d’obligation positive »[22].

Mais cette posture est loin d’avoir fait école. La doctrine de l’après deuxième guerre mondiale a largement repris le critère des formes d’obligations de l’Etat pour distinguer les libertés publiques d’autres catégories de normes. Certains auteurs ne sont toutefois pas restés indifférents aux conséquences sur le sort des droits et libertés à  objet social. Soucieux de ne pas les exclure par principe des libertés publiques, ils ont élaboré des distinctions fines qui font ressortir leur double dimension, l’une porteuse d’une obligation de ne pas faire (« pourvoir de libre action »[23] ou « obligation négative »[24]), l’autre d’une obligation de faire (« créance » ou « obligation positive »). Seule la première dimension des droits et libertés sociaux pourrait alors être considérée exprimer une liberté publique[25].

Quelle que soit la force de son fondement, l’association de la notion de libertés publiques à  une obligation d’abstention est forte dans la culture juridique. C’est précisément pour cette raison que certains auteurs préfèrent conventionnellement s’en détourner au bénéfice de la notion de droit fondamental dont la relative nouveauté permettrait d’intégrer, sans contre-intuitivité, les droits sociaux dans toutes leurs dimensions[26]. Néanmoins cette approche de la notion de « droit fondamental » et de ses rapports aux droits sociaux est loin d’être la plus répandue en France. En effet, l’inclusion ou non des droits sociaux au sein de cette nouvelle catégorie y est le plus souvent présentée comme la conséquence de (ou justifié par) l’application d’un critère fondé sur la hiérarchie des normes, et ce lorsqu’elle n’est pas guidée par des présupposés idéologiques ou des considérations économiques. C’est ainsi par exemple que dans le cadre spécifique de l’application de l’article L. 521-2 du Code de Justice administrative, le Conseil d’Etat a refusé de qualifier le droit au logement de liberté fondamentale en raison de l’insuffisance de son niveau de reconnaissance normatif. Il n’existe en droit français qu’un objectif à  valeur constitutionnelle d’accès à  un logement décent et, en droit international, que des affirmations relevant de la soft law[27]. Mais le même refus opposé au droit à  la santé individuelle alors que l’exigence de protection de la santé est proclamée à  l’alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 auquel renvoie celui de la Constitution du 4 octobre 1958, laisse pressentir la complexité des critères qui peuvent interférer dans l’opération de qualification[28].

C.- Le niveau hiérarchique des droits et libertés : de la loi à  la constitution

Le critère du niveau hiérarchique de reconnaissance des droits et libertés est placé par la doctrine française au centre de la distinction entre les notions de libertés publiques et de droits fondamentaux. Hormis quelques auteurs pour qui, comme E. Picard, la fondamentalité d’un droit ou d’une liberté ne s’épuise pas dans le droit positif et n’est donc pas « réductible au constitutionnel »[29], les promoteurs des « droits fondamentaux » les identifient à  leur niveau constitutionnel, souvent étendu au niveau international, de reconnaissance et de garantie. A l’inverse les « libertés publiques » ne renverraient qu’à  un régime légal.

Il est difficile de remettre en cause l’importance de la loi dans l’approche classique des libertés publiques[30]. Historiquement, d’une part, la notion de libertés publiques a été promue sous la IIIe République à  un moment où les normes constitutionnelles étaient muettes en la matière et où le législateur, quand il a cessé d’être liberticide, a joué un rôle de premier ordre dans l’affirmation des droits et libertés et la détermination de leur régime. Juridiquement, d’autre part, la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’alinéa premier de l’article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 confient à  la loi, respectivement, le soin d’encadrer les droits et libertés et de fixer les règles concernant « les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques…».

Toutefois, cette assimilation, voire réduction, de la notion de libertés publiques au niveau légal de garantie a largement été accentuée par les promoteurs de la notion de « droits fondamentaux ». Beaucoup d’auteurs écrivant sous le label des « libertés publiques » avaient en effet pris acte de l’évolution des niveaux et des formes de garanties des droits et libertés depuis l’après deuxième guerre mondiale, sans considérer qu’elle rendait obsolète l’usage de la dénomination. C’est plutôt l’ouverture pluridisciplinaire de la matière qui a été saluée, celle-ci faisant désormais appel, outre le droit administratif, au droit constitutionnel, au droit pénal, au droit social, et au droit international et européen[31].

A ce titre, pour certains défenseurs de la notion de libertés publiques, le crédit accordé au niveau constitutionnel de protection des droits et libertés serait en France largement surfait. D’un côté, elle néglige l’importance que conservent la loi et la jurisprudence en la matière[32]. De l’autre, l’association de l’expression « droit fondamental » au niveau constitutionnel de garantie des droits et libertés procèderait d’une importation indue de notions étrangères. P. Wachsmann souligne à  ce titre qu’en Allemagne ou en Espagne l’affirmation de droits fondamentaux est liée à  l’institution de mécanismes de protection spécifiques et renforcés au bénéfice desdits droits. Or de tels mécanismes n’existent pas en France. Jusqu’à  l’introduction de la Question prioritaire de constitutionnalité tout au moins, notre contrôle de constitutionnalité, a priori, facultatif et réservé à  des autorités saisines politiques n’aurait offert rien de comparable aux mécanismes d’accès à  la justice constitutionnelle outre-Rhin et en-deçà  des Pyrénées[33].

A cet égard, l’usage que les juridictions françaises feront de la Question prioritaire de constitutionnalité introduite par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 pourrait conduire à  reconsidérer l’analyse, bien que ce soit sous le sceau des « droits et libertés que la Constitution garantit » que la réforme s’est finalement concrétisée. Il s’agira d’apprécier si, sans la mention des termes, le concept de droits fondamentaux, jusque dans son approche formelle la plus exigeante, se réalisera. Si tel était le cas - ce que certains nient déjà  en raison des filtres à  l’accès direct à  la justice constitutionnelle que constituent les passages par l’appréciation de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat- , le système français présenterait un beau paradoxe : alors que l’expression « droits fondamentaux » a été promue par la doctrine sans que son concept (ou une conception de son concept) n’ait été réalisé en droit positif, cette réalisation pourrait s’imposer sans les termes supposés la désigner[34].

Certes, toute référence à  la fondamentalité de droits et libertés n’est pas absente du droit positif français. Mais elle n’est pas là  où les constitutionnalistes l’attendent le plus. On la rencontre classiquement dans la jurisprudence relative à  la voie de fait, dans des lois (une dizaine aujourd’hui) et dans des arrêts et jugements rendus par les juridictions dites « ordinaires » dans deux principales hypothèses : a) lors de l’application de lois ou de traités internationaux qui utilisent expressément l’adjectif[35]; b) à  l’issue d’une qualification prétorienne. Chacune de ces références aux droits ou libertés fondamentaux a ses propres dénotations, repose sur des conceptions très hétérogènes, et justifie ou est associé à  des régimes et à  des effets juridiques différents. Ceux-ci peuvent prendre la forme d’une priorité accordée à  des politiques publiques ou de mécanismes juridictionnels spécifiques de protection, tel que le référé-liberté[36].

II.- DES LIBERTES PUBLIQUES AUX DROITS FONDAMENTAUX : PROBLEMES DE CONNOTATION

Quelles conceptions des droits et libertés justifient le choix d'une terminologie plutôt que d'une autre ? De quels enjeux ou effets symboliques, conceptuels ou stratégiques s’accompagnent le glissement de la notion de libertés publiques vers celle de droits fondamentaux ? Outre la question de la représentation du sujet de droit précédemment évoquée (infra, I. B.), trois effets et enjeux peuvent être ici relevés : la redéfinition des disciplines juridiques (A), le déplacement des combats (B), l’affirmation de pouvoirs (C).

A.- La redéfinition des disciplines juridiques : le « coup de force » des constitutionnalistes

C’est d’abord dans les discours doctrinaux que l’affirmation de droits fondamentaux a pris en France le plus d’ampleur. Si certains cèdent à  un effet de mode ou à  l’autorité d’un arrêté[37] sans modifier sensiblement la délimitation de l’objet de leur étude, d’autres s’appuient sur un changement de terminologie pour susciter des redéfinitions disciplinaires plus profondes.

Certains constitutionnalistes ont ainsi manifesté un engouement tout particulier pour l’expression « droit fondamental ». Forts de la quasi-monopolisation de l’analyse du régime des droits et libertés par les spécialistes des jurisprudences constitutionnelles dans des Etats où celles-ci se sont intensifiées (Allemagne, Espagne, Italie bien que la constitution italienne ne se réfère pas expressément à  des droits « fondamentaux »), certains ont entrevu dans le renouveau terminologique une force d’attraction d’un champ d’études juridiques jusque là  éparpillé entre plusieurs disciplines au sein desquelles les constitutionnalistes n’étaient pas toujours les mieux placés : le droit administratif, le droit international puis européen, le droit pénal ou encore le droit social. Le développement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel a beaucoup servi ce mouvement doctrinal de constitutionnalisation des libertés publiques qui trouve dans les termes neufs de « droits fondamentaux » une dénomination particulièrement opportune pour redistribuer les champs d’études entre les disciplines juridiques.

Cette entreprise est clairement affirmée dès la première page de la première édition du manuel de Droit des libertés fondamentales[38]. Tandis que « l’enseignement des ‘libertés publiques’ » serait « baigné des principes et des concepts de droit administratif, ce qui explique d’ailleurs que la plupart des auteurs de manuels soient des administrativistes », les droits fondamentaux sont conçus comme des « sources de rayonnement (…) destinées à  faire évoluer les concepts de base des diverses matières concernées ». « Les droits fondamentaux ne sont pas un point d’aboutissement et [ils] ne se trouvent pas au carrefour de ces disciplines : les droits fondamentaux sont situés en amont, et non pas en aval, en ce sens que toute discipline devrait, au moment d’être enseignée, déjà  être ‘ensemencée’ par les droits fondamentaux ». Il ne s’agit plus, comme chez J. Rivero, de penser l’inter- ou la pluri-disciplinarité de la matière « Libertés publiques » (supra), mais d’affirmer le caractère surplombant voire suprême de droits tentaculaires dont les constitutionnalistes deviendraient les observateurs privilégiés.

B.- Le déplacement des combats

Le glissement vers la qualification « fondamental » sous-tend également une modification des rapports entre les droits et libertés et les ordres juridiques. Historiquement en effet, l’affirmation de droits de l’homme ou de libertés publiques dans les ordres juridiques présente une dimension « hétéro-intégrative ». En d’autres termes, elle dessine un processus d’intégration dans le droit positif – de positivation - de prétentions morales.

Les droits de l’homme renvoient ainsi « à  une tradition, à  des idéaux, à  des combats politiques »[39]. Ils s’inscrivent dans des revendications humanistes à  vocation universelle qui ont pour but d’imposer aux Etats la reconnaissance et la garantie de droits dont tout individu à  vocation à  bénéficier.

L’expression « libertés publiques », quant à  elle, même si certains aiment à  rappeler le goût que Napoléon III lui portait[40], acquiert une connotation nettement libérale et républicaine à  partir du milieu du XIXe siècle. C’est à  l’antécédent de l’article 9 de la Constitution du 24 juin 1793 qui emploie l’expression au singulier que l’on se réfère (« la loi doit protéger la Liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent »), non sans en oublier un autre, à  savoir celui de l’article 10 du Décret du 11 août 1789 sur l’abolition des privilèges : « Une constitution nationale et la liberté publique étant plus avantageuses aux provinces que les privilèges dont quelques-unes jouissaient, et dont le sacrifice est nécessaire à  l'union intime de toutes les parties de l'empire, il est déclaré que tous les privilèges particuliers de provinces, principautés, pays, cantons, villes et communautés d'habitants, soit pécuniaires, soit de toute autre nature, soient abolis sans retour, et demeureront confondus dans le droit commun de tous les Français ». Mais, plus significativement, c’est dans la conquête de garanties de l’administré face à  l’administration et dans une vision libérale de la fonction du droit administratif que l’expression de libertés publiques a progressivement pris corps[41]. Pour P. Braud, cet ancrage de plus en plus libéral de l’expression expliquerait d’ailleurs qu’on ne la trouve pas « chez certains traditionnalistes » tels que de Maistre ou Bonald[42].

Les références aux droits fondamentaux qui se multiplient en France à  partir de la fin des années 1980 s’inscrivent dans une toute autre histoire. Beaucoup soulignent qu’elles n’unifient plus l’affirmation d’un ensemble de droits et libertés contre le pouvoir mais qu’elles engagent à  procéder à  des tris et à  établir des hiérarchies au sein même des droits de l’homme et des libertés publiques. Ainsi, d’un côté, au terme d’une approche axiologique de la fondamentalité[43], il est considéré que certains droits et libertés mériteraient des mécanismes de garantie plus rigoureux que d’autres. D’un autre côté, en adoptant des conceptions formelle et structurelle de la fondamentalité, certains droits et libertés sont qualifiés de fondamentaux parce qu’ils sont affirmés aux plus hauts degrés de la hiérarchie des normes d’un ordre juridique ou parce qu’ils fondent cet ordre[44]. Dans cette dernière hypothèse, la qualification d’un droit ou d’une liberté ne s’inscrit plus dans un processus « hétéro-intégratif », mais « auto-intégratif ». En d’autres termes, sont fondamentaux (ou prétendent à  être considérés comme tels) des droits et libertés déjà  consacrés par des ordres juridiques. Il s’agit donc moins de consacrer de nouveaux droits et libertés dans les ordres juridiques que d’identifier - dans une démarche descriptive - ou de conférer - dans une démarche normative - des garanties spécifiques à  des droits déjà  posés. Les raisons avancées par le Conseil d’Etat pour refuser le caractère de liberté fondamentale au droit au logement dans l’Ordonnance de référé Association de réinsertion sociale du Limousin (supra) est de ce point de vue paradigmatique. Le passage des droits de l’homme et des libertés publiques aux droits fondamentaux connote donc, dans le vocabulaire juridique français, un déplacement des combats.

C.- Les droits fondamentaux : enjeux de pouvoirs

Parfois, la référence à  des droits fondamentaux ne vise à  produire aucun effet autre que rhétorique ou symbolique. Autrement dit, le locuteur ne recherche rien de plus que d’emporter la conviction d’un auditoire sur le bien fondé de ses prétentions par la montée en généralité de son argumentation. L’appui sur le « fondamental », dans la mesure où cette qualification renvoie à  un degré ultime de normes ou de valeurs, fait alors office d’argument de clôture qui ne peut être questionné. Il manifeste la nécessité de recourir à  des méta-arguments dès lors qu’un locuteur veut établir la supériorité de la prétention qu’il défend à  l’égard de celles qui lui sont opposées. Dans un contexte de controverse, l’invocation de la protection d’un droit de l’homme ou d’une liberté publique ne suffit ainsi plus toujours. La proclamation du caractère fondamental du droit ou de la liberté devient nécessaire pour qu’il lui soit accordé un sort juridique tout particulier.

Ce schéma est renforcé lorsque que l’invocation de la fondamentalité des droits et des libertés est le fait d’acteurs juridiques, c’est-à -dire d’acteurs qui détiennent un pouvoir normatif.

Ainsi, lorsqu’elle est le fait d’acteurs habilités à  produire des normes juridiques, l’affirmation du caractère fondamental de certains droits et libertés constitue sans conteste la manifestation d’un pouvoir normatif, comme c’est d’ailleurs le cas à  chaque fois qu’une nouvelle terminologie ou qualification est intégrée dans le langage juridique. Ce pouvoir normatif est amplifié lorsque de nouveaux effets juridiques sont associés à  cette affirmation. Quand le législateur prévoit que les « libertés fondamentales » - sans les préciser - bénéficient d’une procédure d’urgence en cas de violation grave et manifestement illégale par l’administration, non seulement il manifeste son pouvoir de création législative mais il confère aussi aux interprètes futurs le pouvoir de décider des libertés qui seront concernées. Lorsque le Conseil constitutionnel réservait, de sa propre initiative, l’ « effet cliquet » aux droits fondamentaux constitutionnels, il s’octroyait deux pouvoirs : celui d’identifier les droits et celui de limiter sous une forme nouvelle les pouvoirs du législateur.

La référence à  la fondamentalité de droits et libertés peut enfin être un facteur de légitimation de l’exercice du pouvoir. D’une part, dans le contexte français, cette affirmation permet d’inscrire la protection des droits et libertés dans un mouvement, devenu particulièrement porteur, d’harmonisation des ordres juridiques et, notamment, de rapprochement terminologique avec les principaux textes européens de la matière, à  savoir la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. D’autre part, et plus généralement, s’ériger en protecteur des droits fondamentaux dans un Etat de droit, s’impose comme un but légitime en soi parce que concourant à  la réalisation même des visées ultimes de l’ordre juridique.

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Si pour beaucoup la modernité du système juridique français passe par la consécration de l’expression « droit fondamental », celle-ci continue de susciter chez d’autres un niveau de méfiance qui a peu d’égal au-delà  de nos frontières. En droit positif, la diffusion de la qualification est très variable selon les niveaux normatifs considérés. Elle est plus importante dans les jurisprudences judiciaires[45] ou administratives que dans la constitution où elle n’apparaît qu’incidemment à  l’article 53-1, alors qu’elle aurait pu au moins à  trois reprises y faire son entrée[46]. Surtout, les références faites aux droits et libertés fondamentaux justifient des régimes juridiques très hétérogènes. L’importance acquise par l’expression « droit fondamental » en France est donc essentiellement le fruit d’un effort doctrinal. Celui-ci a moins consisté à  décrire un phénomène qu’à  l’instituer, en se livrant parfois à  un travail de redéfinition des terminologies juridiques classiques, dont les déformations ne sont sans doute pas étrangères à  la vigueur du vent de réaction suscité. La dénomination du champ des droits et libertés repart en quête de son qualificatif.

Véronique Champeil-Desplats est professeur de droit public à  l’Université de Paris Ouest-Nanterre la Défense. Elle y dirige le MASTER « droit de l’homme » et le Centre de recherche et d’étude sur les droits fondamentaux. Elle est membre de l’UMR 70/74 « théorie et analyse du droit » et de la Chaire UNESCO « Droit de l’homme et violence ».

Pour citer cet article :
Véronique Champeil-Desplats «Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux » : effets et enjeux d’un changement de dénomination », Jus Politicum, n° 5 [https://www.juspoliticum.com/article/Des-libertes-publiques-aux-droits-fondamentaux-effets-et-enjeux-d-un-changement-de-denomination-290.html]