Fédéralisme, finances publiques et loyauté fédérale en droit public financier allemand

Thèmes : Droit comparé - Allemagne - Fédéralisme/Théorie fédérale - Jurisprudence constitutionnelle - Constitution matérielle

La Constitution financière allemande est l’expression du caractère fédéral de l’État. Ses dispositions exigent l’attribution de ressources devant garantir aux Länder le respect de leur qualité étatique et impose la solidarité entre les membres de la Fédération. Le principe non écrit de loyauté fédéral (Bundestreue) formulé par R. Smend en 1916 a été consacré par la Cour constitutionnelle. Ce principe qui exige une coopération loyale mutuelle de tous les membres de la Fédération constitue l’une des caractéristiques du système fédéral allemand. Il guide l’interprétation de ces dispositions financières, bien qu’il n’existe aucune référence explicite à celui-ci dans la Loi fondamentale.

German Constitution contains the financial basis of the Federal State. These constitutional rules require allocation of financial resources to the Länder to preserve their State’s quality and financial solidarity within the members of the Federation. In 1916, Smend wrote of unwritten constitutional principle of loyalty (Bundestreue). This principle, which is a constitutional commitment of a loyal cooperation between all members of the Federation, has been confirmed by the Federal Constitutional Court. It constitutes one of the characteristic of the German federalism and is a relevant principle of interpretation to the financial provisions of the Constitution, even if there is not explicit clause into the Constitution.

Comparant l’État unitaire à une église romane et l’État fédéral à la Sagrada Familia de Gaudi, F. Delpérée expliquait que « le juriste commet quelque erreur en ramenant le fédéralisme à un problème d’agencement des institutions politiques et administratives ou à une méthode de répartition des compétences normatives. Qui fait quoi ? Sans doute. Mais aussi, qui paie quoi ? Et avec quels moyens ?[1] ».

L’exemple allemand offre, pour plusieurs raisons, un terrain propice à l’analyse et confirme les observations de P. Amselek qui, dans la préface qu’il rédigea pour l’une des rares études consacrées aux aspects financiers du fédéralisme, considérait que « l’approche financière est le “test de vérité du fédéralisme”[2] ». La thèse de J. Anastopoulos consacrée aux aspects financiers du fédéralisme allemand[3] en a, du reste, relevé les éléments essentiels. L’importance, tout d’abord, des enjeux économiques, le « développement univoque des pouvoirs financiers fédéraux[4] » s’expliquant selon lui largement par le fait que les « finances fédérales modernes intègrent l’impératif de rationalité économique[5] ». Or, si la question du fédéralisme financier est certes liée à celle de l’allocation optimale de la ressource et de la dépense publiques et relève d’une approche économique de l’allocation des biens publics[6], elle constitue également un enjeu majeur de la théorie de l’État fédéral. Les différences de richesse et de potentiel économique entre les Länder, qui se sont accentuées avec la réunification[7], exacerbent ainsi deux conceptions opposées du fédéralisme, soit concurrence ou solidarité entre les Länder qui constituent les deux branches de l’alternative et dont rendent compte les évolutions du cadre constitutionnel[8].

J. Anastopoulos relevait, par ailleurs, que l’évolution du fédéralisme allemand s’inscrivait dans les analyses de M.D. Reagan qui, dans son ouvrage The New Federalism, considérait que le fédéralisme moderne est un concept politique et pragmatique rendant compte de relations entre autorités publiques en continuelle mutation[9]. Pour cette raison, « les solutions rencontrées à un moment donné de l’évolution des systèmes financiers fédéraux ne sont pas définitives […]. L’explication doit être cherchée dans la nature même de l’État fédéral, puisqu’il est un compromis permanent entre forces opposées[10] ».

L’exemple allemand est, d’ailleurs, intéressant en raison des paradoxes qu’il renferme. Plusieurs auteurs voient ainsi dans la « constitution financière » l’une des manifestations de l’État fédéral unitaire[11], selon la formule connue de K. Hesse[12]. La législation financière est, en effet, une législation fédérale, même si l’adoption des lois en matière de fiscalité partagée ou de péréquation horizontale requiert l’approbation du Bundesrat[13]. Ce système se caractérise par une forte centralisation législative contrebalancée par une garantie constitutionnelle de partage des ressources[14], qui permet aux Länder de disposer de ressources financières importantes.

Le contexte historique dans lequel les dispositions financières de la Loi fondamentale ont été adoptées explique cet aspect du fédéralisme allemand, le constituant ayant, en 1949, tiré les leçons de l’expérience issue du cadre financier antérieur et des incertitudes qui en résultaient. La volonté de garantir aux Länder des ressources suffisantes pour éviter tout retour à une centralisation des pouvoirs comme celle mise en place sous le IIIReich joua également un rôle déterminant. Ces enjeux ont été soulignés par C. Lassalle[15], qui précise à cet égard que les commandants en chef alliés rappelèrent à plusieurs reprises aux représentants du Conseil parlementaire l’importance qu’ils leur accordaient « en tant que problème fondamental du fédéralisme[16] ».

L’évolution historique des relations financières entre la Fédération et les Länder a également été relevée par la Cour constitutionnelle allemande dans certaines de ses décisions. Dans son arrêt du 24 juin 1986, la Cour a ainsi souligné les imperfections du cadre financier en vigueur sous la République de Weimar et la volonté exprimée par la Loi fondamentale de renforcer l’autonomie des Länder et de sécuriser juridiquement leurs ressources[17]. La question financière est, en effet, mal résolue sous la République de Weimar. La Constitution ayant « pris soin d’éviter de se prononcer sur une nouvelle répartition des ressources fiscales entre Reich et Länder[18] ». Son article 83 se limitant à préciser que les droits de douane et les impôts sur la consommation étaient administrés par le Reich, c’est le législateur ordinaire qui organisera, dans le contexte tendu du poids des réparations de guerre pesant sur le pays, un système de péréquation par la loi du 30 mars 1920[19].

H.-J. Blanke considère que le mode de financement des États fédérés et de la Fédération a, en Allemagne, toujours conditionné leur place dans l’État fédéral[20]. Les résistances opposées par les États fédérés sous le IIReich à toute réforme du système fiscal au profit du maintien d’une contribution matriculaire aux charges du Reich (« Matrikularbeiträge »[21]) s’expliquent, selon certains auteurs, par la position forte que ce système leur conférait à son égard[22]. Les réformes des années 1919-1920 (réforme fiscale, centralisation des administrations financières, loi sur la péréquation) traduiront l’affaiblissement des Länder par rapport au cadre antérieur[23]. Après leur mise au pas sous le IIIe Reich, le cadre posé en 1949 se voulait donc un compromis entre le système mis en œuvre sous le IIReich et la centralisation financière qui caractérisait la République de Weimar[24].

La Loi fondamentale consacrera, pour ces raisons, de nombreuses dispositions aux finances publiques. Son titre X, souvent désigné sous les termes de « constitution financière[25] », régit les relations financières entre la Fédération et les Länder, et procède à la répartition et au partage de la ressource et de la dépense publique au sein de l’État fédéral. Y sont précisés les principes qui guident la répartition des dépenses entre la Fédération et les Länder, le versement des aides financières à l’investissement au profit des Länder et des communes, la répartition de la ressource fiscale, ainsi que les règles de péréquation qui s’y appliquent[26]. Elles assurent une double fonction de soutien et de garantie de l’ordre fédéral[27]. En raison de leur importance, ces dispositions ont, d’ailleurs, été qualifiées de « microcosme » du fédéralisme[28] ou de « nervus rerum des Föderalismus[29] ».

Plusieurs modifications ont, depuis 1949, fait évoluer le cadre constitutionnel d’origine. La première réforme importante est issue de la loi constitutionnelle de 1969, qui donnait une assise juridique au développement des financements complémentaires de la Fédération et permettait une planification financière commune entre la Fédération et les Länder en matière d’investissements[30]. Si la mise en œuvre de ces dispositions nourrira divers contentieux devant la Cour de Karlsruhe, la question du financement des Länder deviendra de plus en plus prégnante en raison des conséquences financières de la réunification[31]. Alors que la question de la solidarité entre les membres de la Fédération constituait un enjeu politique majeur, les Länder les plus soumis à contribution exigèrent une meilleure efficience de la dépense publique. Ils se tournèrent vers la Cour constitutionnelle, dans l’optique d’une orientation plus concurrentielle du fédéralisme, afin que soit précisé le cadre de la solidarité financière devant s’appliquer entre Länder. Les commissions de réforme du fédéralisme des années 2003[32] et 2009[33] ont accordé à ces questions une place importante. Les réformes constitutionnelles qui les ont suivies ont toutes deux modifié de manière significative les dispositions financières de la Loi fondamentale, qu’il s’agisse de la refonte de l’article 104 relatif aux aides financières de la Fédération en 2006 ou de la constitutionnalisation de la règle du frein à l’endettement en 2009.

Mais, si « le problème des finances publiques se pose différemment dans l’État unitaire et dans l’État fédéral[34] », la portée que joue en la matière le principe de loyauté fédérale (« Bundestreue ») est méconnue. Ce principe, qui trouve à s’appliquer dans divers domaines[35], vient au besoin limiter l’égoïsme de la Fédération ou celle des Länder[36]. Car si la Fédération et les Länder doivent disposer de ressources leur permettant d’exercer leurs compétences et prennent respectivement en charge le coût de leur exercice, il ne leur est pas possible, au regard du principe de loyauté fédérale, d’ignorer les exigences tenant à la mise en œuvre et à la sauvegarde de l’ordre fédéral[37]. Cette obligation s’impose malgré le principe posé à l’article 109 de la Loi fondamentale qui reconnaît l’autonomie budgétaire respective de la Fédération et des Länder, les finances publiques formant dans un État fédéral un ensemble[38].

Sur un plan financier, ces exigences sont plus importantes qu’il n’y paraît a priori. La Loi fondamentale contenait ainsi, jusqu’à la réforme constitutionnelle de 2009, une disposition obligeant la Fédération et les Länder à tenir compte d’un équilibre économique global[39]. La loi sur la stabilité et la croissance du 8 juin 1967 en avait précisé la portée. Ces dispositions apparaissaient pour la doctrine comme une application du principe de loyauté fédérale qui impose tant aux Länder qu’à la Fédération de tenir compte, dans le cadre de leur politique budgétaire, de l’intérêt des autres et de contribuer ensemble à l’intérêt commun[40]. Les débats qui précédèrent la réforme constitutionnelle de 2009, au cours desquels fut discutée la constitutionnalisation de la règle du frein à l’endettement, mobilisèrent également ce principe de loyauté fédérale pour justifier un encadrement de l’autonomie budgétaire des Länder.

La notion de loyauté fédérale constitue, en Allemagne, l’un des principes structurant du fédéralisme[41] et il est vrai que c’est à la lumière de ce principe que la Cour constitutionnelle a analysé les relations financières entre les Länder et la Fédération. La question est importante, alors que les dispositions de la Loi fondamentale sont formulées dans des termes généraux[42]. Le principe de « Bundestreue » permet de faire respecter un équilibre empêchant « les forces centripètes ou centrifuges » de déstabiliser le système[43]. Il en résulte qu’une « structure fédérale saine et dynamique ne peut être conçue en dehors de la “présence silencieuse”, “sous-jacente ” de cette notion[44] ».

Si la Cour constitutionnelle a très tôt mobilisé le principe de loyauté fédérale, soit dès 1952, alors qu’elle était encore à définir son rôle dans le fonctionnement des institutions[45], il n’est cependant pas anodin qu’elle ait, pour la première fois, utilisé ce principe dans une affaire mettant en jeu la question de la péréquation financière dans son arrêt Finanzausgleichsgesetz du 20 février 1952[46], affaire dans laquelle elle rappellera que le principe du fédéralisme est par nature fondé non seulement sur des droits, mais aussi sur des devoirs.

Le principe de « Bundestreue » relève, pour une partie de la doctrine[47], des « aspects les plus fondamentaux du fédéralisme », puisqu’il traduit l’idée de loyauté[48], de fidélité fédérale qui doit être comprise comme une obligation de fidélité au principe fédéral[49]. H.A. Schwartz-Liebermann von Wahlendorf, renvoyant à la définition du fédéralisme de G. Scelle[50], explique que « la notion de Bund découle de la même racine que le terme de “Bündnis”, et qui est celle de “Bindung”, donc de lien. Le lien, c’est l’alliance, le foedus[51] ». « La raison d’être de l’ordre fédéral […] réside dans la reconnaissance du fait que la survie des parties constituantes d’une Fédération est, en quelque sorte, la raison d’être de l’ordre fédéral », il ne s’agit donc pas « d’un simple postulat moral, mais d’un aspect essentiel de l’ordre juridique[52] ».

Bien que l’histoire de la juridiction constitutionnelle allemande[53] s’inscrive dans cette dynamique visant à préserver « les éléments structurels fondamentaux[54] » de l’ordre juridique, la doctrine française s’est peu intéressée à la fonction de la juridiction constitutionnelle dans un système fédéral[55], alors que « le fédéralisme imprime à la justice constitutionnelle une dimension particulière[56] ». La matière financière confirme cette dernière observation. Le partage de la ressource est dans l’État fédéral d’essence constitutionnelle. Elle donne, en Allemagne, un rôle précisément « essentiel » au juge constitutionnel, placé au cœur de la relation financière entre la Fédération et les Länder. Conformément aux analyses de H. Kelsen, « la Cour agit non pas en tant qu’organe de l’instance fédérale, mais en tant qu’un grand Tout fédéral, c’est un dire comme un organe de l’ordre global de la Fédération[57] ».

L’étude des enjeux financiers du fédéralisme que nous nous proposons d’effectuer s’appuiera sur le principe de loyauté fédérale et l’examen de la jurisprudence constitutionnelle. Il s’agira de montrer comment ce principe constitutionnel non écrit structure la mise en œuvre de la « constitution financière ». La méthode choisie sera celle d’une analyse aussi exhaustive que possible des décisions de la Cour constitutionnelle relatives à la constitutionnalité d’une norme financière ou ayant des répercussions financières susceptibles de mettre en cause « le pacte fédératif » entendu comme « composante intégrale de l’État constitutionnel [58] ».

Il eut certes été possible de retenir une autre voie et de s’attacher à analyser la manière dont les dispositions financières de la Loi fondamentale concrétisent et permettent le fonctionnement du fédéralisme allemand. Mais l’intérêt que présente le principe de loyauté fédérale tant sur le plan de la théorie de la fédération que de la théorie du droit, sa relative méconnaissance et la place qu’il occupe dans la jurisprudence constitutionnelle allemande, ont justifié une autre approche. Du reste, pour la Cour constitutionnelle allemande, le droit constitutionnel ne se compose pas uniquement des dispositions de la Constitution écrite, mais aussi des principes généraux et des idées directrices qui les relient et leur donne leur cohésion interne, même si le constituant ne les a pas matérialisés par des règles juridiques spécifiques[59].

Nous rappellerons, tout d’abord, que le principe de loyauté fédérale s’inscrit très tôt dans l’histoire du fédéralisme allemand. Principe à portée politique dans un premier temps, il sera systématisé comme principe juridique essentiel par la doctrine au début du siècle dernier (I). Recevant peu d’écho à la fin du IIReich, ces analyses doctrinales seront cependant largement reprises plusieurs décennies plus tard par la Cour constitutionnelle allemande. S’appliquant dans d’autres domaines que les seules dispositions financières de la Loi fondamentale, le principe de loyauté fédérale présente un certain nombre de caractères qu’il faudra définir (II). Ces éléments précisés, les dispositions financières de la Loi fondamentale seront explicitées, tandis que la jurisprudence financière de la Cour constitutionnelle sera examinée au regard de la portée du principe de loyauté fédérale (III).

 

I. Un principe de loyauté systématisé par la doctrine au début du XXe siècle

 

En 1916, dans les Mélanges pour O. Mayer, R. Smend publie une étude intitulée Ungeschriebenes Verfassungsrecht im monarchische Bundestaat[60], dans laquelle il développe l’idée selon laquelle existerait au sein du Reich un principe juridique non écrit de loyauté fédérale. Avant lui, O. Mayer avait déjà relevé l’importance de cette notion de loyauté fédérale (« Bundestreue ») dans le cadre de l’union des souverains qui avait donné naissance à l’État fédéral monarchique et mis en exergue le lien qui existait entre cette loyauté et les traités qui avaient précédé la Constitution[61]. M. von Seydel, du fait de son analyse de la Constitution du IIReich, considérait également que les États n’étaient pas dans une situation de subordination à l’égard de la Fédération, mais liés et obligés par une obligation de loyauté découlant de leur union (« Vertragstreue »)[62]. H. Triepel avait, de son côté, abordé la question d’un droit constitutionnel non écrit dans une étude publiée en 1908[63]. Mais c’est R. Smend qui systématisera la notion de loyauté fédérale en y voyant un principe juridique non écrit devant renouveler l’interprétation à donner à la Constitution [64].

Les analyses de R. Smend[65] s’inscrivent dans le contexte historique de la création du Reich en 1871[66]. Sont alors posées plusieurs règles par voie de conventions internationales entre les États qui formeront le Reich. La Constitution du 16 avril 1867[67] qui organise la Confédération de l’Allemagne du Nord sera modifiée en 1871 pour permettre l’adhésion des États du Sud et former le Deutsches Reich, les États du Sud se joignant à la Confédération à la suite des traités de novembre de l’année 1870[68]. Si ces éléments auront une influence sur l’analyse qui sera faite de la Constitution du Reich, les travaux de la doctrine conduiront cependant à des analyses différentes[69].

Dans son Histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), idéalisme et conceptualisme chez les juristes allemands du XIXsiècle[70], O. Jouanjan expose ces analyses de la doctrine et la manière dont P. Laband va construire sa théorie de l’État fédéral dans son ouvrage Droit public de l’Empire allemand. L’enjeu de celle-ci, comme souligné par l’auteur, tient aux conséquences à en tirer au regard de la relation existante entre la Fédération et les Länder[71]. Le questionnement de P. Laband porte, en effet, sur la relation entre la Fédération et les États membres et son rejet d’un fondement conventionnel est, comme le relève O. Jouanjan, guidé par l’objectif de la démonstration[72]. La doctrine souligne, du reste, que lorsque P. Laband mentionne la notion de loyauté dans son ouvrage Staatsrecht des Deutschen Reiches, c’est pour distinguer le devoir d’obéissance des Länder quand il existe une législation du Reich et leur devoir de loyauté en l’absence d’une telle législation[73].

Pour R. Smend cependant, le principe de l’État fédéral, son essence, ne repose pas sur une relation juridique de subordination, mais de confiance amicale entre partenaires égaux[74]. Le principe de loyauté régit donc nécessairement les relations entre le Reich et les Länder[75]. R. Smend s’inspire directement de la notion de loyauté telle qu’elle existe en droit civil et raisonne par analogie pour donner à la loyauté fédérale une dimension juridique[76]. Il utilise le terme de « Vertragstreue » qui oblige chacune des parties liées à respecter ses engagements[77].

R. Smend est surtout connu pour son ouvrage Verfassung und Verfassungsrecht publié en 1928 et la controverse qui l’opposa à Hans Kelsen à la fin de la République de Weimar, lequel consacrera une publication spécifique à cette question, Der Staat als Integration[78]. Une étude de S. Korioth précise le contexte et les raisons qui les opposèrent[79]. Il y a bien sûr leur approche radicalement différente de la science du droit. R. Smend, qui s’inscrit dans une contestation du positivisme juridique, retient une conception matérielle de la constitution et s’intéresse aux liens entre droit, histoire, politique et sciences sociales[80]. Si H Kelsen tient R. Smend pour un théologien de l’État (« Staatstheologe ») en raison de son approche méthodologique de la science juridique comme science de l’esprit (« Geisteswissenschaft »), ce dernier s’indigne de l’isolement du droit prôné par H Kelsen qui écarte tout élément historique ou politique de la compréhension du droit[81]. Ce dernier sera très critique à l’encontre de cet ouvrage de R. Smend qui traduit, selon lui, un manque complet de systématisation, une incertitude d’ensemble écartant toute décision claire et univoque au profit d’allusions vagues et d’affirmations prudentes[82].

Mais le reproche essentiel de H Kelsen tient au fait qu’il voit dans l’ouvrage de R. Smend une attaque contre la République de Weimar. H. Kelsen n’hésite pas à qualifier l’État intégré de R. Smend d’État fasciste, une analyse que contestera H. Triepel[83]. Ces débats, s’ils méritent être mentionnés, ne doivent cependant pas occulter la portée de l’œuvre de R. Smend[84]. P. Badura publiera à la mort de ce dernier une analyse fort intéressante sur l’influence doctrinale qu’il exerça sur des juristes comme K. Hesse, H. Ehmke, P. Häberle ou F. Müller[85].

Cette influence se manifeste également par les débats qui se développent dans les années 1950-1960 au sujet d’une lecture démocratique de la théorie de l’intégration de R. Smend qui serait expurgée de tous ses éléments antipositivistes, antilibéraux ou antidémocratiques[86]. M. Stolleis explique que la période qui suit la Seconde Guerre mondiale est, en effet, propice à une théorie de l’État qui dépasse la notion de constitution entendue comme cadre d’organisation des pouvoirs publics et renvoie à une dynamique plus vivante, même si Carl Schmitt ne voit dans cette notion d’intégration qu’un « placebo[87] ». On observe, quoi qu’il en soit, que la notion d’intégration s’est banalisée dans le discours des juristes de droit public lorsqu’il s’agit de définir les fonctions de la Constitution[88].

Pour P. Badura, la pratique constitutionnelle confirme en de maints aspects la théorie de l’intégration de R. Smend[89], qui entend montrer combien l’existence réelle de l’État, l’ordre juridique et l’ordre constitutionnel se chevauchent et se mélangent[90]. La séparation qu’il opère entre la Constitution au sens matériel et formel s’appuie sur son objet, entendu comme état d’esprit orienté vers l’intégration. Ainsi, pour R. Smend, la Constitution n’est pas seulement une norme[91], elle est aussi un flot continu, un processus dynamique de développement[92] qu’il définit comme « la vie juridique de l’État, ou plus exactement de la vie dans laquelle l’État a sa réalité vitale, c’est-à-dire son processus d’intégration[93] », processus dans lequel ses différentes entités constitutives se situent les unes les autres dans une dialectique ininterrompue[94]. L’idée est que les « normes ne flottent pas dans le vide » selon l’expression de G. Leibholz[95]. Si la Constitution est le cadre juridique du jeu des forces politiques[96], l’organisation juridique dans laquelle l’État déploie son existence, elle n’est que la normalisation juridique d’une des facettes de ce processus d’intégration[97].

L’ouvrage de S. Korioth, Integration und Bundestaat, Ein Beitrag zur Staats- und Verfassungslehre Rudolf Smends, constitue une analyse approfondie de l’œuvre de R. Smend. L’auteur y explique que, partant de l’idée selon laquelle la Constitution monarchique du Reich s’analyse comme un document d’origine essentiellement diplomatique[98], R. Smend cherche à trouver le fondement juridique susceptible de justifier de la singularité des rapports entre le Reich et les États qui le composent, puisque l’idée même de l’union des États impose un certain comportement des membres ainsi liés[99]. Ce comportement attendu est une exigence de loyauté fédérale qui résulte de l’union d’États souverains[100].

R. Smend précisera dans son ouvrage Verfassung und Verfassungsrecht que, dans un État fédéral sain (« in einen gesunden Bundesstaat »), les États membres ne sont pas seulement objet de l’intégration, mais moyen de cette intégration[101]. Pour S. Korioth, l’analyse de R. Smend met en exergue la coexistence d’une logique de coordination et de subordination propre au modèle fédéral et permettant sa concrétisation. Mais R. Smend ne s’appuie pas sur une théorie du fédéralisme, son projet est de trouver quel peut être le principe juridique permettant sa réalisation effective[102]. Et, pour lui, le principe fondant leur union exige un devoir réciproque permettant d’établir une entente cordiale des États liés. Il ne s’agit donc pas seulement d’un devoir de loyauté des Länder à l’égard du Reich, mais d’un principe devant guider l’ensemble des relations au sein de l’État fédéral[103]. Cela signifie que le Reich a des devoirs à l’égard des Länder et qu’il en va de même des Länder entre eux[104]. Il s’agit, sur ce dernier point, de limiter l’hégémonie que pourrait exercer la Prusse dans le Reich et de tempérer les craintes résumées par la formule selon laquelle « Der Löwe und die Maus können sich nicht konföderieren[105] ».

Le thème de la loyauté a été, sur un plan politique, fréquemment mobilisé à la fin du XIXsiècle par un rappel aux origines « contractuelles » de la Constitution[106]. Le « père » de cette Constitution, le Chancelier Bismarck, y aura lui-même souvent recours, le principe de loyauté fédéral constituant selon lui le principe politique d’équilibre des relations entre le Reich et les différents États le constituant. Il affirmera, notamment, qu’à « la base de la Constitution se trouve la confiance dans la capacité de loyauté contractuelle de la Prusse[107] ».

Pour R. Smend toutefois, le principe de loyauté fédérale n’est pas un principe politique ou psychologique comme il est, dit-il, souvent question, mais un principe juridique, un principe constitutionnel non écrit[108] qui se situe « derrière » la Constitution écrite[109]. Les rapports organisés par la Constitution et l’exercice des compétences au sein de l’État fédéral doivent, dans leur mise en œuvre, s’inscrire dans cet attendu de loyauté fédérale[110]. Il ne s’agit donc pas d’un principe non écrit qui serait situé à côté de la Constitution écrite ou d’un principe constitutionnel coutumier, mais bien d’un principe juridique non écrit sous-jacent que la doctrine a assez tôt qualifié de principe fonctionnel[111]. Cela signifie également qu’il n’y a pas d’opposition possible entre le principe de loyauté fédérale et la Constitution[112].

La Cour constitutionnelle consacrera ces analyses plusieurs décennies plus tard. Précisant le fondement et la portée du principe de loyauté fédéral dès ses premiers arrêts[113], elle fera très largement sienne la thèse développée par R. Smend en renvoyant expressément à ses travaux. Pour la Cour, le principe du fédéralisme comporte l’obligation juridique d’un comportement fédéral amical, ce qui signifie que tous les participants de cette « union » constitutionnelle sont tenus d’œuvrer ensemble à sa réalisation et de contribuer à son renforcement[114].

 

II. Un principe consacré par la jurisprudence constitutionnelle allemande

 

Le principe de loyauté fédérale constitue, selon la Cour constitutionnelle allemande, un principe constitutionnel non écrit qui prend sa source dans le caractère fédéral de l’État[115]. Principe essentiel du fédéralisme allemand, il se rattache à l’article 20 § 1 de la Loi fondamentale[116]. Si ce principe ne crée pas en lui-même de norme constitutionnelle qui s’appliquerait à la relation entre la Fédération et les Länder, il oblige cependant et guide l’interprétation et la mise en œuvre des dispositions de la Loi fondamentale[117].

Inhérent au caractère fédéral de l’État (A), le principe de loyauté est qualifié par la doctrine de principe régulateur dont le contenu ne peut être précisé qu’au regard des circonstances de l’espèce (B).

 

A. Un principe non écrit inhérent au caractère fédéral de l’État

 

À la suite de l’adoption de la Loi fondamentale, et avant même le développement de cette jurisprudence, quelques auteurs avaient dès 1949 mentionné le principe de loyauté fédérale dans les commentaires de la Loi fondamentale, en invoquant un principe non écrit de loyauté obligeant la Fédération et les Länder à l’harmonie et à la coopération, ou l’existence d’une tradition constitutionnelle en la matière[118]. Du reste, lorsque fut abordé, dans le cadre des travaux de la convention constitutionnelle de Herrenschiemsee de 1948[119], le problème de la répartition des compétences entre la Fédération et les Länder et que fut évoquée la question des interstices, de ce qui resterait inévitablement à préciser et le risque de différences d’interprétation, il fut alors rappelé que, pour « ce reste », l’essence du fédéralisme emportait l’exigence de loyauté de la Fédération et des Länder[120].

Il est vrai qu’entre la publication de la thèse défendue par R. Smend en 1916 et les premiers arrêts de la Cour constitutionnelle au début des années 1950, le principe de loyauté a pu être mobilisé par la jurisprudence sous la République de Weimar[121]. L’affaire la plus connue est relative au conflit qui opposa la Prusse et le Reich et qui fut porté devant la Cour de justice d’État (« Staatsgerichtshof »)[122]. Si la Cour, dans son jugement du 29 octobre 1932, écarta l’existence d’une violation du principe de loyauté fédérale, elle reconnut néanmoins l’existence d’un tel principe obligeant les Länder à l’égard du Reich[123].

Beaucoup plus systématique sera cependant l’analyse de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe pour qui ce principe vaut non seulement à l’égard des Länder vis-à-vis de la Fédération ou de la Fédération vis-à-vis des Länder, mais également entre ceux-ci[124]. Les Länder et la Fédération ont, pour la Cour, l’obligation constitutionnelle de contribuer à la réalisation de « l’union » constitutionnelle qui les lie dans l’intérêt bien compris de la Fédération et de ses membres. Le devoir de loyauté constitue une obligation juridique (« Rechtspflicht ») qui les oblige à coopérer à cette union et de contribuer à sa sauvegarde et à celle de ses membres[125].

Pour certains auteurs, l’importance du principe de loyauté fédérale tient au fait que, nonobstant le partage des compétences opéré par la Loi fondamentale, il existe dans un système fédéral une interdépendance qui est de la nature des choses[126], de sorte que le principe de loyauté fédéral comporte une dimension intégrative certaine. La Cour considère que ce principe implique que les membres de l’union qui forme l’État fédéral sont tenus de coopérer[127]. Le devoir de loyauté fédérale constitue, selon ses termes, « une pression à s’entendre » dont l’effet n’est pas aussi « automatique que le principe majoritaire », mais qui « est cependant suffisamment forte pour conduire à l’adoption des décisions communes nécessaires[128] ».

Le renforcement de la coopération dans les domaines de dépenses qui restent de la compétence des Länder s’appuie sur la notion de fédéralisme coopératif[129] qui s’est développée à la suite des travaux de la Commission Troeger sur la réforme des finances de 1966[130]. Si la Loi fondamentale opère bien un partage des compétences entre la Fédération et les Länder, la mise en œuvre de ces compétences, et plus largement l’ensemble des droits et des devoirs qui découlent de l’organisation fédérale de l’État, s’effectue conformément à ce principe constitutionnel non écrit sous-jacent[131]. L’ouvrage de C. Degenhart, Staatsrecht[132], explique ce rapport entre fédéralisme coopératif et principe de loyauté fédérale en précisant que la Fédération et les Länder sont placés, dans le cadre de l’exercice de leurs compétences, dans un rapport fédéral[133].

Dans un arrêt rendu en 1958, la Cour de Karlsruhe a jugé que le principe de loyauté fédérale a pour fonction de renforcer le lien qui unit l’un à l’autre les différentes parties de l’État fédéral. L’une des parties ne peut donc invoquer le manquement d’une autre partie à cette obligation pour s’en libérer elle-même[134]. Toutes étant également tenues à son respect, le principe de loyauté ne peut donc avoir pour effet d’assouplir ce lien. Son respect s’impose à tous les plans, qu’il s’agisse pour la Fédération ou les Länder de l’exercice de leurs compétences législatives ou des mesures administratives qu’ils adoptent.

Si la violation du principe de loyauté fédérale n’implique pas qu’il y ait déloyauté délibérée de l’une des parties, qui sciemment ou malintentionnée, aurait enfreint les obligations qui s’imposent à elle en raison de la nature fédérale de l’ordre constitutionnel[135], le principe du fédéralisme impose à la Fédération et aux Länder l’obligation juridique d’un comportement fédéral amical[136]. La Cour constitutionnelle utilise, en effet, diverses expressions renvoyant à cette exigence de loyauté : « Bundestreue », « Prinzip bundesfreundlichen Verhaltens » ou encore « Treuepflicht », qui traduisent respectivement l’idée de loyauté fédérale, de comportement fédéral amical et de devoir de loyauté. La notion de comportement fédéral amical est à souligner, car la notion de loyauté fédérale ne concerne pas que le seul exercice des compétences que la Constitution attribue à la Fédération ou aux Länder, elle comporte également une autre dimension qui a trait au « style » et à la nature des relations qui doivent exister entre eux[137].

Dans l’ordre constitutionnel allemand, les Länder ont, en effet, tous le même statut et ont droit, dans leurs relations avec la Fédération, au même traitement. Cette égalité de traitement que la Cour constitutionnelle qualifie de « föderative Gleichbehandlungsgebot[138] » garantit l’équilibre entre la qualité étatique des Länder et le devoir de solidarité fédérale[139]. Le principe de loyauté fédérale interdit donc à la Fédération d’user du principe « divide et impera » dans ses relations avec les Länder[140]. Elle doit éviter de les diviser en ne se mettant d’accord qu’avec certains d’entre eux[141]. Il en résulte que si la détermination des règles applicables en matière de péréquation peut être le fruit d’un compromis et le résultat de négociations entre toutes les parties intéressées, la Fédération doit se comporter dans ces négociations comme un « courtier honnête ». La Cour constitutionnelle a ainsi précisé au sujet des consultations menées en amont d’une législation fédérale relative au dispositif de péréquation que le principe de loyauté fédérale imposait à la Fédération de négocier avec tous les Länder sans opérer de discrimination selon l’orientation politique de leur gouvernement et de ne pas traiter de manière privilégiée les Länder dont la formation politique serait identique à celle du gouvernement fédéral[142].

Cette exigence trouve pour la Cour ses racines dans le principe de comportement fédéral amical et dans l’égalité de statut des différents Länder[143]. Cette dernière exigence irradie l’ensemble des relations entre la Fédération et les Länder et s’applique, le cas échéant, aux aides financières ou aux subventions versées par la Fédération[144]. La Cour a rappelé à ce sujet l’obligation qui pèse sur la Fédération d’appliquer les mêmes critères d’éligibilité à tous les Länder[145].

Pour autant, la Cour constitutionnelle allemande n’a jamais donné une définition précise de ce qu’est le principe de loyauté fédérale qui ne se concrétise que dans des cas d’espèce mettant en œuvre telle ou telle disposition constitutionnelle.

 

B. Un principe régulateur

 

En raison de son caractère de principe régulateur, le principe de loyauté fédérale présente un caractère casuistique marqué. Cet élément, souligné par la Cour elle-même, aboutit à ce qu’elle seule puisse, au cours d’une affaire dont elle est saisie, concrétiser le principe de loyauté fédérale[146]. Les déductions qui doivent en être tirées ne peuvent donc être précisées que dans chaque cas particulier[147] et il convient d’avoir pour cela une vue d’ensemble du corpus constitutionnel qui règle les rapports entre la Fédération et les Länder[148]. Cette question renvoie donc directement à la méthode d’interprétation de la Cour constitutionnelle et à la notion d’unité de la Loi fondamentale (« Einheit der Verfassung ») qui structure sa jurisprudence et qui en constitue, selon ses termes, le premier principe d’interprétation (« vornehmstes Interpretationsprinzip »)[149]. Une disposition de la Loi fondamentale ne peut être appréhendée isolément, mais doit être interprétée au regard de la cohérence interne de la Constitution, de son contenu d’ensemble (« Gesamtinhalt ») dont découle certains principes fondamentaux auxquels sont subordonnées chacune de ses dispositions[150].

Il en résulte que le principe de « Bundestreue » n’est pas un principe juridique dont le contenu serait fixé de manière précise. Il s’agit plutôt d’un principe général « élastique[151] », d’un principe régulateur[152] qui implique que la Fédération et les Länder agissent loyalement lorsqu’ils exercent les compétences que la Loi fondamentale leur attribue[153]. C’est la raison pour laquelle il commandera, selon les cas, une obligation d’agir ou, au contraire, une obligation d’abstention. A contrario, la violation de ce principe pourra résulter d’une action ou d’une omission[154]. Il s’agit donc d’un

 

À cet égard un rapport étroit existe avec le principe de « concordance pratique » (« praktischer Konkordanz ») tel qu’il a été développé par K. Hesse. La résolution des difficultés tenant à la conciliation de plusieurs exigences constitutionnelles doit se faire de manière à préserver celles-ci et à permettre d’assurer leur plus grande efficacité. Cela signifie que la résolution d’éventuelles « collisions » ne peut se faire aux frais de l’une ou l’autre de ces exigences[156]. M. Stolleis relève la proximité qui existe entre cette notion de « concordance » et la théorie de l’intégration de R. Smend qui tendent toutes deux à faire ressortir l’unité d’ensemble et à résoudre les tensions et les oppositions pour donner à la Constitution son effet conciliateur, afin que les valeurs qu’elle renferme non seulement se déploient, mais s’intègrent dans le droit positif[157]. K. Hesse voit, d’ailleurs, dans l’interprétation du texte constitutionnel sa concrétisation[158]. Celle-ci a un caractère créateur, puisqu’il s’agit d’expliciter les implications de la norme constitutionnelle afin qu’elles viennent à la réalité[159]. Pour K. Hesse, la Constitution donne elle-même la direction. Le cadre de cette interprétation s’inscrit dans ce qu’il désigne, en renvoyant à R. Smend, comme son effet intégrateur. Il s’agit de rester dans « les rails » de la Constitution en renforçant son objectif de conservation de l’unité politique et de donner aux problèmes constitutionnels une solution conforme à cet objectif.

Si, dans son arrêt ReichsKonkordat de 1957, la Cour constitutionnelle a jugé que le principe de « Bundestreue » appartient aux « normes constitutionnelles immanentes » régissant les relations entre la Fédération et les Länder[160], ce principe ne présente qu’un caractère accessoire[161]. Cela signifie qu’il n’est mobilisable que dans le cadre de la mise en œuvre des dispositions de la Loi fondamentale. La question de sa violation suppose donc que la mesure litigieuse soit fondée sur une disposition constitutionnelle et que, s’agissant d’une mesure prise par un Land, elle soit conforme au droit fédéral. Le principe de loyauté fédérale ne peut à lui seul fonder une compétence[162]. Dans une affaire posant la question de l’applicabilité du principe de loyauté fédérale, la Cour a ainsi jugé qu’il ne trouvait à s’appliquer que s’il existe entre la Fédération et le Land une relation constitutionnelle concrète, de laquelle résulte une prérogative pour la Fédération, laquelle au regard de l’exigence de loyauté fédérale ne peut en faire un certain usage ou doit l’exercer d’une certaine manière[163].

Le principe de loyauté peut, le cas échéant, venir limiter l’exercice d’une compétence que la Loi fondamentale attribue à la Fédération ou aux Länder[164]. Il joue alors le rôle de « principe limitatif dans l’exercice d’une compétence » (« Kompetenzausübungsschranke »). La Fédération porterait, par exemple, atteinte à l’exigence constitutionnelle de loyauté fédérale si elle agissait sans poursuivre un intérêt légitime ou si son action risque d’entraîner une perturbation croissante de l’ordre fédéral[165]. Lorsque la Fédération exerce une compétence que la Loi fondamentale lui attribue, elle ne peut donc le faire de manière abusive ou en se dispensant des exigences procédurales que ce principe implique[166].

Un Land, de son côté, pourrait contrevenir à l’exigence constitutionnelle de loyauté fédérale dans la manière dont il met en œuvre une compétence qu’il est juridiquement en droit d’exercer. Tout dépend de « l’art et de la manière » dont il en fait usage. Le principe de loyauté fédérale impose, en effet, que cet usage ne soit pas préjudiciable à l’intérêt de l’État fédéral pris dans son ensemble ou à celui des autres Länder[167]. Il en résulte que si les répercussions de la législation d’un Land ne sont pas limitées à son territoire, son législateur doit, le cas échéant, tenir compte des intérêts de la Fédération ou des autres Länder. À défaut, un usage abusif de ses compétences serait susceptible d’entraîner le caractère inconstitutionnel d’un tel comportement[168].

Le principe constitutionnel non écrit de « Bundestreue » constitue donc une limite juridique pour l’exercice d’une compétence qui vaut tant pour la Fédération que pour les Länder [169]. Même s’il n’existe pas de cadre législatif fédéral, les Länder ne peuvent pas, par exemple, légiférer de manière arbitraire[170]. C’est en matière de rémunérations publiques que la Cour constitutionnelle, saisie par la Fédération, a eu l’occasion de se prononcer. Elle a considéré que les Länder devaient, dans la détermination de la rémunération de leurs fonctionnaires, penser que malgré l’autonomie budgétaire qui leur est conférée par l’article 109 de la Loi fondamentale, les finances publiques représentent dans un État fédéral un ensemble. La Fédération et les autres Länder ayant aussi des fonctionnaires à rémunérer, les Länder doivent, au regard du principe de loyauté fédérale, en tenir compte afin d’éviter des répercussions financières sensibles pour les autres parties. La Cour avait cependant précisé qu’elle ne pouvait exercer en la matière qu’un contrôle limité à un usage abusif, les Länder étant dotés de compétences législatives, d’autant que le principe de l’uniformité des règles de rémunération ne résultait pas des prescriptions de l’ordre constitutionnel.

Cette question revint devant la Cour à une autre reprise. Elle fut, en 1972, saisie par le Gouvernement fédéral de la législation adoptée par le Land de Hesse en matière de rémunération de ses agents publics au motif que ce Land n’aurait pas tenu compte, en adoptant une législation entraînant une hausse des rémunérations, de l’intérêt de tous les autres employeurs publics. Le Gouvernement fédéral considérait que si tous les employeurs publics (tant au niveau de la Fédération, que de l’ensemble des Länder) se livraient à une telle augmentation des rémunérations, un risque pour les budgets publics ne manquerait pas d’en découler. Le Land de Hesse arguait de son côté que sa législation ne visait que ses agents et qu’elle n’était, par ailleurs, pas susceptible de porter préjudice aux autres employeurs publics. La somme modeste que représentait le coût de ces mesures (400 000 DM) était, en tout état de cause, insusceptible de créer un risque budgétaire pour quiconque.

La Cour constitutionnelle a considéré que le coût de ces mesures était effectivement relativement insignifiant pour le budget du Land et qu’à supposer que les autres Länder soient tentés de l’imiter et d’augmenter les rémunérations publiques, ces mesures n’étaient pas de nature à provoquer des charges insoutenables pour les budgets publics. La Cour constitutionnelle a, par ailleurs, précisé qu’un Land pouvait tout à fait légitimement accompagner certaines réformes de son administration d’un volet rémunération. Qu’une interprétation contraire du principe de loyauté empêcherait toute mesure à partir du moment où son imitation aurait des effets financiers similaires sur les autres Länder. En tout état de cause, les mesures adoptées par le Land de Hesse se situaient en deçà des limites que le principe de loyauté fédérale est susceptible d’imposer à un Land dans l’exercice de ses compétences[171].

Cette jurisprudence s’appuie sur le caractère systémique de l’ordre fédéral qui s’étend naturellement à ses dispositions financières. La Cour utilise, du reste, les termes de « système de la constitution financière » (« System der Finanzverfassung »)[172]. Il est vrai que les dispositions du titre X de la Loi fondamentale forment un ensemble logiquement ordonné : répartition des dépenses et aides à l’investissement (art. 104), compétence législative en matière fiscale (art. 105)[173], répartition de la ressource fiscale et dispositif de péréquation (art. 106 et 107), coopération administrative (art. 108), puis, sous toutes les réserves qui précèdent, l’affirmation dans l’article 109 de la Loi fondamentale que la Fédération et les Länder sont indépendants et autonomes dans leur gestion budgétaire. Cette disposition est désormais suivie d’un article 109 a relatif au Conseil de stabilité. L’interprétation de ces dispositions a permis à la Cour constitutionnelle de faire prévaloir la protection de l’autonomie financière des Länder à l’encontre d’une centralisation excessive des finances publiques au profit de la Fédération.

À cet égard, la mobilisation du principe de l’unité de la Constitution donne une importance particulière au principe de loyauté fédérale. La Cour constitutionnelle allemande insiste, en effet, sur la structure fédérale de la « constitution financière[174] » dont les dispositions constituent, selon ses termes, l’une des pierres angulaires du système fédéral et l’une des conditions de sa stabilité[175].

 

III. Mise en œuvre de la « constitution financière » et exigence de loyauté fédérale

 

Les dispositions financières de la Loi fondamentale ont, pour la Cour constitutionnelle, pour objet premier de permettre à la Fédération et aux Länder d’exercer leurs compétences constitutionnelles dans le respect de leur autonomie politique et financière[176]. Dans un arrêt rendu en 1972, la Cour constitutionnelle a jugé que l’article 79 § 3 de la Loi fondamentale qui garantit les Länder contre tout abandon de la structure fédérale de l’État[177] protégeait leur qualité étatique et ses attributs essentiels[178]. Or, la qualité étatique des Länder ne peut se déployer que s’ils disposent de ressources suffisantes[179]. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle s’inscrit ici dans une double perspective qui intègre non seulement les rapports verticaux, mais aussi les rapports horizontaux qui existent au sein de l’État fédéral.

Pour la Cour constitutionnelle, le principe du fédéralisme commande, au regard du cadre constitutionnel de partage de la ressource, que le financement des Länder soit prioritairement assuré par des ressources fiscales et que les aides financières et autres subventions de la Fédération ne restent qu’exceptionnelles[180]. C’est au regard de cet enjeu que, dans un arrêt du 4 mars 1975[181], la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur le principe de loyauté fédérale pour poser certaines limites à la pratique des aides financières versées par la Fédération (A).

Mais cette question vise aussi la solidarité à laquelle sont tenus financièrement les Länder entre eux. Les règles constitutionnelles allemandes de partage de la ressource prévues à l’article 107 de la Loi fondamentale relatif à la péréquation financière horizontale, c’est-à-dire entre Länder, constituent l’une des manifestations de cette obligation de loyauté fédérale, les Länder les plus riches devant aider les Länder les plus faibles financièrement (B).

Ces éléments présentés, une attention particulière sera enfin portée à la question de la rationalisation du partage de la ressource au regard de la volonté manifestée par la Cour constitutionnelle de faire évoluer le processus législatif en matière de péréquation financière. Elle n’a pas hésité, en effet, à demander la mise en place d’une procédure non prévue par la Loi fondamentale et se traduisant par l’adoption d’une loi, dont la nature juridique est discutée, ayant vocation à encadrer l’adoption de dispositions législatives relatives au partage de la ressource (C).

 

A. L’exigence d’un financement principalement fiscal des Länder et le caractère exceptionnel des financements spécifiques

 

La question du partage de la ressource fiscale au sein de l’État fédéral fait l’objet de plusieurs dispositions de la Loi fondamentale. La première question est celle de la répartition des impôts entre la Fédération et les Länder et, le cas échéant, des modalités de partage de cette ressource entre ces deux niveaux. Tel est l’objet des dispositions des paragraphes 1 à 3 de l’article 106 de la Loi fondamentale.

Le système allemand de partage de la ressource fiscale constitue, en effet, l’un des traits distinctifs du financement des Länder. En application de l’article 106 § 3 de la Loi fondamentale, les impôts les plus importants, soit l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le chiffre d’affaire (TVA), sont, tout d’abord, partagés entre la Fédération et les Länder pris dans leur ensemble (« Ländergesamtheit »)[182]. Ce partage est opéré sur la base des principes fixés par la Loi fondamentale. S’agissant, par exemple, de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés, l’article 106 § 3 prévoit que leur produit est réparti pour moitié entre la Fédération et les Länder, après déduction de la part revenant aux communes sur la base des dispositions de l’article 106 § 5.

La quote-part revenant aux Länder est ensuite répartie entre eux selon certains critères fixés par l’article 107 § 1 de la Loi fondamentale. S’agissant, par exemple, de l’impôt sur le chiffre d’affaire (« Umsatzsteuer »), la répartition entre les Länder du produit de cet impôt tient compte du nombre d’habitants, ce critère étant partiellement atténué pour tenir compte de la faiblesse financière de certains Länder[183]. La Loi fondamentale prévoit ainsi que les ¾ du produit de cet impôt sont répartis non sur la base du lieu de perception de l’impôt[184], comme c’est le cas pour l’impôt sur le revenu ou l’impôt sur les sociétés, mais sur la base du nombre d’habitants des différents Länder. Ce choix s’explique par le caractère indirect de cet impôt qui pèse, en réalité, sur le consommateur final, tandis que la prise en compte du nombre d’habitants sert aussi indirectement à tenir compte des charges des Länder au regard de l’importance de leur population[185].. L’objectif de cette première répartition de la ressource fiscale est de permettre une couverture régulière des dépenses de la Fédération et des Länder.

Cette première étape est suivie d’une péréquation horizontale entre les Länder qui se traduit par des transferts des Länder les plus riches vers les Länder les plus pauvres. L’article 107 § 2 de la Loi fondamentale prévoit que la loi doit assurer une compensation appropriée des inégalités de capacité financière entre les Länder. Le dispositif de péréquation horizontale garantit à chaque Land des ressources au moins égale à 95 % de la moyenne des capacités financières (« Finanzkraft ») des Länder [186]. Puis, un dernier effort est, le cas échéant, effectué au moyen de transferts complémentaires de la Fédération vers les Länder les plus démunis[187].

L’importance accordée au partage de la ressource fiscale explique que le législateur soit, dans la détermination des modalités de partage de cette ressource, soumis au respect du principe de loyauté fédérale[188]. Cela a plusieurs conséquences. La Fédération ne peut tenir compte de ses seuls intérêts[189]. S’agissant, par exemple, de la TVA, la Cour constitutionnelle a précisé que le Bund ne pouvait prendre en considération ses seuls besoins, mais qu’il devait s’assurer que les règles fixant les modalités du partage du produit de cet impôt avec les Länder leur permettent d’exercer de manière satisfaisante leurs compétences. Les dispositions financières de la Constitution ont, en effet, pour but de créer les conditions de leur indépendance en tant qu’États et ainsi de protéger leur autonomie et leur responsabilité dans la détermination de leur budget.

La Cour en déduit que lorsque ces modalités ne permettent pas de garantir un niveau de ressources suffisant pour leur permettre d’exercer leurs compétences, ces modalités doivent être revues et le financement des Länder, le cas échéant, complété[190]. La Cour constitutionnelle n’a pas hésité, en 1986, à déclarer contraire à l’article 107 § 2 de la Loi fondamentale toute une partie des dispositions de la loi relative à la péréquation financière du 19 décembre 1985. Elle a, par ailleurs, imposé au législateur l’adoption de nouvelles règles en matière de partage de la recette fiscale[191]. La Cour a, en particulier, jugé que la Constitution imposait à la Fédération de s’assurer que les différences de capacité financière entre les Länder soient corrigées de manière suffisante.

Ces enjeux expliquent, a contrario, que le financement des Länder [192] ne puisse reposer de manière déterminante sur des financements spécifiques et des subventions fédérales. Un tel mode de financement serait, en effet, susceptible de les placer dans un rapport de dépendance à l’égard de la Fédération, particulièrement si celle-ci décide « du pourquoi et du comment » des investissements en question et que les Länder voient une part significative de leur budget dépendre de financements communs avec la Fédération. Il importe, le cas échéant, que leur octroi soit organisé juridiquement de manière à ce que ces financements ne puissent être un moyen d’influencer leur liberté de décision dans l’exercice de leurs compétences propres[193]. La Cour constitutionnelle a ainsi limité la possibilité pour la Fédération d’interférer par ses subventions dans l’autonomie des Länder ; le principe de loyauté fédérale ayant ici un effet que l’on pourrait qualifier d’« anti-intrusif » qui mérite d’être souligné.

La question des financements directs de la Fédération pour poursuivre certains objectifs quand elle ne disposait pas de compétence spécifique pour les atteindre a commencé à être débattue au cours des années 1950-1960 avant que ce point ne soit clarifié par la réforme constitutionnelle de 1969[194]. Mais, par ses subventions, la Fédération intervenait au niveau des Länder et

 

C’est la raison pour laquelle, la Cour n’a pas hésité à affirmer que la question de l’interprétation de l’article 104 de la Loi fondamentale constituait un problème central de l’ordre fédéral[196]. Cette disposition, issue de la réforme financière adoptée par la loi constitutionnelle du 12 mai 1969[197], permet, dans certaines hypothèses, un co-financement des investissements publics par la Fédération[198].

Sa portée fut précisée par la Cour constitutionnelle lorsqu’elle fut saisie par le Gouvernement de la Bavière, lequel arguait du caractère inconstitutionnel d’une loi fédérale du 27 juillet 1971 qui permettait selon lui une intervention de la Fédération dans ce qui constitue le noyau de son autonomie en qualité d’État, à savoir son entière indépendance pour intervenir dans des secteurs d’activité fondamentaux tels que l’urbanisme, la voirie ou la construction d’un hôpital. La Cour devait donc apprécier si ces dispositions législatives permettant à la Fédération d’intervenir directement auprès des communes, sans passer par le Land, constituaient, comme l’invoquait la Bavière, un rapport direct de la Fédération et des communes contraire au principe de l’organisation fédérale de l’État.

La Fédération arguait de son côté du caractère fondamental des investissements publics et de sa responsabilité particulière pour piloter ces dépenses qui constituaient un instrument de première importance. La Cour constitutionnelle a jugé que les aides prévues par la Loi fondamentale (aujourd’hui l’article 104 b) ne sont pas des instruments, directs ou indirects, que la Fédération peut mobiliser pour orienter les investissements des Länder en vue de finalités qu’elle déterminerait, comme l’aménagement du territoire ou la poursuite d’autres objectifs structurels. Pour la Cour, la Constitution ne permet pas, en effet, d’influencer par ce moyen la politique d’investissement des Länder. Il en résulte l’interdiction constitutionnelle de tout dispositif fixant des conditions qui exigeraient l’accord, l’agrément de la Fédération ou permettraient son droit de veto. L’article 104 b de la Loi fondamentale[199] ne permet ainsi ni co-planification, co-administration ou codécision dans les missions des Länder lorsque la Constitution ne donne pas une telle compétence à la Fédération ; il y a donc interdiction constitutionnelle d’une « administration mixte »[200]. Par ces termes, la Cour constitutionnelle a refusé toute atteinte directe ou indirecte à la liberté des Länder dans la planification ou la réalisation de leurs investissements. Tel serait, notamment, le cas si ces conditions visaient, au-delà des éléments prévus par la Loi fondamentale, à lier ces dépenses à des objectifs ou aux intérêts de la Fédération.

Le respect de ces principes exige que les règles relatives à ces aides financières soient clairement fixées par le législateur fédéral et non pas laissées à la discrétion d’une administration, qu’il s’agisse d’un ministère fédéral ou, pire encore, d’une simple pratique administrative. Partant du principe du fédéralisme, la Cour a jugé que si des investissements s’avéraient importants pour le soutien à la croissance économique, il appartenait à la Fédération d’inscrire ses financements dans les programmes d’investissement des Länder et de « s’y couler ». L’ordre constitutionnel garantit, en effet, aux Länder la liberté de planification et de décision de leurs investissements et, notamment, la liberté de décider si un investissement doit être réalisé et s’il doit être cofinancé par la Fédération.

Dans sa décision du 10 février 1976, Strukturförderung[201], la Cour constitutionnelle a jugé inconstitutionnelle la décision du Gouvernement fédéral prise en 1974 d’accorder des subventions d’investissement aux communes confrontées à des difficultés structurelles spécifiques. Le dispositif permettait, en effet, au Ministère fédéral des finances d’instruire les demandes des communes et de leur verser directement ces aides financières. Saisie une nouvelle fois par le Land de Bavière, la Cour constitutionnelle a considéré que ce schéma ne respectait pas les prérogatives des Länder.

Malgré l’importance de cette jurisprudence, il serait erroné de penser que la structure fédérale de la « constitution financière » se résume à un partage de la ressource fiscale entre le niveau fédéral et les États membres de la Fédération. La solidarité financière qui joue entre les Länder se trouve, en effet, au cœur du dispositif de péréquation financière organisé par la Loi fondamentale. H.-J. Blanke en fait même l’un des éléments constitutifs du fédéralisme allemand, à côté de l’autonomie et de l’égalité des Länder[202].

 

B. Péréquation financière et obligation de solidarité entre Länder

 

La question des modalités de mise en œuvre de la péréquation a fait l’objet de saisines régulières de la Cour de Karlsruhe de la part des Länder les plus exposés à l’obligation de solidarité (Länder de Hesse, du Bade-Wurtemberg et de la Bavière). Il existe, en effet, en raison de leurs différences de ressources, des intérêts divergents entre les Länder. Le législateur, sous le contrôle de la Cour constitutionnelle, doit donc trouver un compromis conforme aux exigences constitutionnelles.

Le financement des Länder repose, comme il a été expliqué, sur un système à plusieurs étages de partage des ressources[203]. L’article 107 § 1 qui opère un premier partage de la ressource fiscale entre les Länder n’est qu’une partie de cet ensemble. Le § 2 de ce même article corrige ces résultats primaires au regard du devoir fédéral de solidarité entre les Länder[204]. Cette correction se traduit par des transferts financiers entre Länder. Mais si cette obligation constitue une limite à leur autonomie, la correction des différences de capacité financière[205] qui existent entre eux ne doit pas, au regard du principe fédéral, dépasser une certaine mesure[206]. Car si obligation il y a, le principe de loyauté fédérale apporte une garantie tant au profit des Länder « contributeurs » que des Länder « bénéficiaires » dont il convient, selon la Cour, de peser les intérêts respectifs.

L’obligation d’aider financièrement les Länder les plus faibles ne vise pas à un nivellement des capacités financières des Länder, objectif qui serait contraire au principe fédéral[207], pas plus qu’elle ne peut avoir pour effet de diminuer sensiblement la capacité financière des Länder contributeurs. Son objet est de permettre à tous les Länder d’exercer leurs compétences. Mais la question de savoir jusqu’à quel niveau, jusqu’à quelle intensité, cette péréquation horizontale doit être mise en œuvre est du domaine politique, et la Cour constitutionnelle considère ne pas avoir à se prononcer sur cette question[208].

La Cour constitutionnelle a ainsi jugé que la Loi fondamentale impose un ordre structurel qui ne peut être modifié, même si celui-ci offre, à l’intérieur du cadre ainsi posé, des possibilités d’évolution et d’adaptation aux besoins. Il n’est, en revanche, pas possible d’inverser les différentes étapes prévues par la Loi fondamentale. La relation financière au sein de l’État fédéral pose donc avec évidence l’importance de la relation horizontale entre les États membres, puisque les éventuels transferts verticaux de la Fédération vers les Länder n’interviennent que dans l’hypothèse, où les dispositifs de péréquation horizontale entre Länder ne corrigent pas de manière suffisante l’écart entre les recettes et les dépenses d’un Land.

La Cour constitutionnelle a, dans son arrêt du 24 juin 1986, expliqué que ces dispositions de la Loi fondamentale, en rupture avec les incertitudes du régime juridique antérieur, visaient à mettre en place un cadre solide permettant la coopération entre la Fédération et les Länder et entre ceux-ci. Ces dispositions s’analysent, selon elle, comme le compromis trouvé par le constituant entre la qualité étatique des Länder et l’organisation fédérale de l’État[209]. Il en résulte que les transferts complémentaires de la Fédération ne peuvent que compléter, et non se substituer, aux exigences de la péréquation horizontale entre les Länder. Les transferts complémentaires de la Fédération ne constituent que l’élément final du dispositif de partage de la ressource[210]. Ne sont donc bénéficiaires de ces transferts prévus à l’article 107 de la Loi fondamentale que les seuls Länder qui, à l’issue de la péréquation horizontale, disposent de ressources qui, inférieures à la moyenne, s’avèrent insuffisantes[211]. L’objet de ces financements complémentaires est soit de compenser cette faiblesse financière, soit de tenir compte de charges spécifiques[212].

La Cour constitutionnelle a précisé dans son arrêt du 19 octobre 2006 que ces versements complémentaires n’avaient pas pour objet de compenser les conséquences financières de décisions politiques prises par un Land. L’autonomie politique dont il dispose implique qu’un Land assume les conséquences budgétaires de ses propres décisions. Il y aurait, dans le cas contraire, une contradiction évidente, d’autant que, comme la Cour a pris soin de le préciser, les déséquilibres financiers publics tiennent essentiellement aux conséquences de décisions politiques antérieures. La situation est évidemment différente lorsque la faiblesse des capacités financières d’un Land tient à une différence structurelle entre ses ressources et ses charges. Il existe cependant dans cette hypothèse également un dilemme. Ces aides fédérales peuvent, en effet, apparaître en contradiction avec la logique de la Loi fondamentale, puisque ce schéma aboutit à faire peser sur le budget fédéral la compensation de l’insuffisance des dispositifs de partage vertical, puis horizontal de la ressource qui découlent des articles 106 et 107 de la Loi fondamentale.

Pour la Cour, l’obligation d’aider les Länder les plus faibles financièrement est l’application du principe fédéral de solidarité qu’elle désigne sous les termes de « bundesstaatlichen Prinzip des solidarischen Einstehens füreinander[213] » ou de « bundesstaatlichen Gedanken der Solidargemeinschaft » qui implique une compensation des différences de capacité financière des Länder[214]. Cette solidarité se traduit tant par la péréquation horizontale qui vient d’être présentée, que par l’obligation d’apporter un soutien aux Länder en état de grave crise budgétaire[215].

L’obligation qui pèse sur la Fédération et sur les autres Länder de porter assistance et d’aider financièrement un Land se trouvant dans une situation de grave crise budgétaire a également pour fondement les dispositions de l’article 107 § 2 de la Loi fondamentale[216]. Elle repose, selon la Cour constitutionnelle, sur le principe de l’État fédéral et le principe de loyauté fédérale. Son arrêt du 27 mai 1992[217] synthétise sa jurisprudence en la matière[218]. La Cour y a réaffirmé le devoir commun qui pèse sur la Fédération et les Länder de contribuer à la conservation de l’ordre constitutionnel invoquant, à ce titre, l’interdépendance de leurs finances.

Dans cette affaire, relative à l’état de nécessité budgétaire des Länder de Brême et de la Sarre, la Cour constitutionnelle a précisé que si l’un des membres de la communauté fédérale, qu’il s’agisse de la Fédération ou d’un Land, se trouvait dans une situation financière telle qu’il n’était plus en mesure d’assurer ses missions constitutionnelles, le principe fédéral trouverait sa concrétisation dans le devoir de tous les autres de l’aider à stabiliser sa situation budgétaire afin qu’il soit à nouveau en mesure d’exercer ses compétences. Cette obligation ne vise pas seulement la Fédération, mais, au regard du principe fédéral, la Fédération et les Länder. En contrepartie, le Land ainsi aidé ne pourrait prétendre à la mise en œuvre de cette solidarité fédérale sans mesures strictes d’économie.

La Cour considère cependant que le recours, dans de telles hypothèses, aux financements complémentaires de la Fédération s’opère en contrariété avec l’esprit du dispositif constitutionnel de péréquation[219]. Elle n’a, d’ailleurs, pas hésité à qualifier cet élargissement de l’objet de ces aides à des fins d’assainissement budgétaire de « corps étranger », non seulement à l’égard des termes, mais également de l’objet, du but confié au dispositif constitutionnel de péréquation financière. Il doit donc s’agir d’hypothèses exceptionnelles dans lesquelles ces aides sont indispensables pour permettre au Land d’assurer ses missions constitutionnelles. Elles constituent alors une obligation découlant de l’organisation fédérale de l’État au moins, a ajouté la Cour, tant que la faculté prévue par la Loi fondamentale d’une réorganisation du territoire n’aura pas été mise en œuvre[220]. Passé le cap de l’assistance nécessaire pour permettre au Land de continuer à exercer ses missions constitutionnelles, ces aides fédérales doivent céder le pas à la recherche de solutions plus radicales tenant, par exemple, à une modification de la répartition de la ressource fiscale[221].

Mais la Cour constitutionnelle ne s’est pas limitée à rappeler la cohérence interne des dispositions financières de la Loi fondamentale et à en tirer les conclusions qu’elle estimait devoir l’être. Elle a, dans un important arrêt du 11 novembre 1999, demandé au législateur de préciser le sens des dispositions financières de la Loi fondamentale.

 

C. Rationalisation du processus de partage de la ressource et habilitation constitutionnelle donnée au législateur fédéral de préciser les dispositions financières de la Loi fondamentale

 

Dans son arrêt du 11 novembre 1999, la Cour constitutionnelle a considéré que plusieurs dispositions de la Loi fondamentale n’étaient pas, en raison de leur généralité, directement applicables, qu’il s’agisse de la répartition de l’impôt sur le chiffre d’affaire entre la Fédération et les Länder (art. 106 § 3), des hypothèses du droit à péréquation prévu au profit des Länder (art. 107 § 18) ou de la justification des financements complémentaires de la Fédération. Il revenait donc au législateur fédéral d’adopter les mesures permettant la concrétisation de ces principes constitutionnels[222]. Le législateur fédéral devait, notamment, préciser les notions utilisées par les articles 106 et 107 de la Loi fondamentale qui, bien qu’essentielles pour mettre en œuvre le partage de la ressource au sein de l’État fédéral, ne sont pas définies par la Constitution, qu’il s’agisse des notions de « recettes ordinaires », de « dépenses nécessaires » ou de celle d’inégalité de « capacité financière » (« Finanzkraft ») auxquelles devaient être associés des critères ou des indicateurs permettant de comparer la situation des différents Länder.

La Cour parle de termes constitutionnels « vagues » qui doivent être précisés par des règles législatives contraignantes. Puisque la Loi fondamentale n’a pas à entrer dans le détail, mais, conformément à son objet, fixe les principes généraux[223], la Cour en déduit l’existence d’un mandat constitutionnel donné au législateur pour adopter des normes précises. Une double tâche lui est, en réalité, confiée. Clarifier, tout d’abord, les principes constitutionnels, afin que tous, Fédération et Länder, soient liés par une même interprétation des principes constitutionnels. Le législateur fédéral doit ensuite en tirer des règles juridiques permettant la répartition de la ressource, ou le droit à compensation, en fixant des critères garantissant à la fois la transparence des modalités de répartition de la ressource et la pérennité de celle-ci[224].

Le législateur devait donc, selon la Cour, concrétiser les principes posés par la Loi fondamentale dans le cadre d’une loi spécifique (« Massstäbegesetzgebung »[225]) qui définirait les critères objectifs qu’il se donne à lui-même[226], puis adopter, sur cette base, la législation relative à la péréquation. Cette dichotomie signifie, a priori, une hiérarchie entre cette loi de concrétisation des normes constitutionnelle et celle mettant en œuvre la péréquation (« Finanzausgleichsgesetz »). Sur un plan juridique, la place d’une telle loi dans la hiérarchie des normes n’est pas clarifiée[227] et la doctrine est très partagée[228]. Si certains auteurs admettent sa nature « constitutionnelle »[229] ou son caractère supérieur à la loi mettant en œuvre la péréquation[230], d’autres n’hésitent pas à considérer qu’il s’agit d’une approche dogmatique erronée de la Cour constitutionnelle.

La doctrine a, notamment, observé l’absence de fondement constitutionnel d’une telle distinction et le fait que la Loi fondamentale donne la même valeur aux lois adoptées par le Parlement. Se pose tant la question du principe démocratique, que celle de la supériorité de la loi postérieure au regard de l’article 20 de la Loi fondamentale[231]. Il a également été observé que le schéma retenu par la Cour constitutionnelle, s’il était poussé à son terme, aboutirait à ce que des représentants élus démocratiquement et des acteurs responsables politiquement adoptent un dispositif tout en ignorant ses répercussions[232].

La Cour a considéré, en effet, que les critères devaient être fixés avant que ne soient connues annuellement leurs conséquences financières pour la Fédération ou les Länder. Son raisonnement renvoyait à la Théorie de la justice de Rawls et au « voile d’ignorance » (« Schleier des Nichtwissens ») auxquels la Cour renvoie expressément. Cette jurisprudence a été analysée par la doctrine comme une exigence de rationalité dans la mise en œuvre de la « constitution financière » alors que les intérêts à concilier sont divers et nombreux, tout en relevant qu’il est peu probable que les acteurs acceptent de se laisser surprendre a posteriori par les effets de ces règles[233]. Mais cette jurisprudence a également été analysée comme imposant une responsabilité particulière aux membres de l’État fédéral eu égard à la nécessité d’assainissement des finances publiques. Au lieu d’un voile d’ignorance, la doctrine a relevé la nécessité d’un consensus aussi indépendant que possible des changements de majorités politiques[234] ou des seules retombées budgétaires[235].

Pour F. Ossenbühl, cet arrêt exprime la volonté de la Cour constitutionnelle de rationaliser le dispositif de péréquation en séparant d’un côté les critères (« Maβstäbegesetzgebung ») et de l’autre leurs conséquences financières (« Finanzausgleichsgesetz »). L’enjeu étant de privilégier des critères rationnels, cette approche devait ainsi prendre le pas sur les calculs mathématiques résultant des compromis trouvés entre les acteurs[236]. L’objectif de la Cour constitutionnelle est donc que les règles essentielles qui s’appliquent au partage de la ressource et aux transferts ne reposent pas sur le libre jeu des forces politiques, mais soient fixées avec distanciation[237]. Il est vrai que la Cour a précisé dans cet arrêt que si ces règles doivent être fixées par des autorités politiques, la concrétisation et l’achèvement des principes fixés dans la « constitution financière » ne peuvent être laissés au libre jeu des forces politiques.

Il est intéressant de mettre ces éléments en perspective avec les analyses de P. Häberle[238] pour qui le « voile d’ignorance » de Rawls se rattache aux doctrines du contrat social qui sont utiles dans l’État constitutionnel pour « construire la Constitution, ainsi que le droit et l’État qui en sont des aspects particuliers comme s’ils reposaient sur un pacte de tous avec tous[239] ». Cet auteur considère que les grands classiques et les grands textes, au nombre desquels il range les travaux de Rawls sur la justice[240], influencent de manière légitime l’interprétation des constitutions[241] : « Les textes classiques sont des textes constitutionnels en un sens plus large, c’est-à-dire qu’en rapport avec le texte constitutionnel nécessitant une interprétation, ils font l’effet d’un “ contexte écrit ”, de la même manière que sont nécessaires d’autres outils de travail, par exemple, des méthodes d’interprétation […][242] ; ils peuvent ainsi « enrichir la vie constitutionnelle et constituent un concept de croissance » en permettant sa rationalisation[243].

Si la doctrine et la littérature juridique, philosophique, les textes de théorie du droit sont des éléments de la « connaissance du droit », mais non « source du droit », ils constituent également pour F. Müller un élément ayant sa place dans le processus de concrétisation de la norme pour lequel ils peuvent exercer une fonction utile[244], même si, précise-t-il, « la dogmatique n’offre pas la certitude d’une décision correcte[245] ». Il faut, à ce niveau, relever la justesse des critiques émises par une partie de la doctrine au regard du fait que la Loi fondamentale semble, au contraire, commander que la mise en œuvre des dispositions relatives à la répartition des ressources et aux mécanismes de péréquation soit effectuée au regard des effets concrets qui seront produits[246].

Plus largement, cette jurisprudence renvoie aux observations critiques émises par la doctrine s’agissant de la jurisprudence de la Cour relative aux droits fondamentaux et à la pertinence de l’analyse faite par E.W. Böckenförde qui relevait qu’on observe

 

Quoi qu’il en soit, la Cour constitutionnelle a très clairement manifesté son intention de renforcer son contrôle sur la mise en œuvre de l’article 107 de la Loi fondamentale. Considérant que la loi dont elle était saisie ne fixait pas de manière suffisamment claire et précise les critères devant être mis en œuvre au regard des exigences de la Loi fondamentale[248], la Cour a, en conséquence, demandé l’adoption de nouvelles dispositions. La loi examinée ne pouvant dans cette attente s’appliquer qu’à titre temporaire, la Cour avait précisé que si la loi de concrétisation des principes constitutionnels n’était pas adoptée et entrée en vigueur au 1er janvier 2003, la loi sur la péréquation financière serait nulle et inconstitutionnelle[249]. Et que, à compter de l’adoption de la loi de concrétisation, le législateur aurait jusqu’au 31 décembre 2004 pour modifier la loi relative à la péréquation[250].

 

Éléments de conclusion

 

À l’issue de cet examen, plusieurs éléments méritent d’être relevés pour compléter cette étude, la politique constitutionnelle de la Cour de Karlsruhe ne pouvant se détacher de ses méthodes d’interprétation, ni sa jurisprudence des tensions qui traversent le modèle fédéral allemand. La Cour fait du principe de loyauté fédérale le principe régulateur de l’espace de liberté donné à la Fédération et aux Länder pour exercer les compétences que la Loi fondamentale leur attribue. Il circonscrit les limites qui ne peuvent être franchies sous peine de porter atteinte à « l’équilibre fédératif »[251]. La Cour constitutionnelle incarne, pour sa part, ce « tiers impartial[252] » dont le rôle est de résoudre les conflits fédéraux.

Se pose, cependant, la question de savoir comment expliquer le paradoxe tenant à la mobilisation d’un principe aussi indéterminé que le principe de loyauté fédérale, si l’on attend « de la juridiction constitutionnelle une pacification des relations politiques par un arbitrage rationnel et objectif[253] ». Intéressante est, à ce niveau, l’analyse de F. Müller, qui considère que le principe de loyauté fédéral fait partie de ce que l’on appelle les « standards » en droit constitutionnel, comme l’est, par exemple, le principe de proportionnalité[254]. On conçoit alors l’intérêt qu’il représente dans le cadre de la mise en œuvre de la « constitution financière » dont la fonction est d’équilibrer les relations financières d’une pluralité d’autorités publiques aux besoins et revendications concurrents, voire opposés[255]. Maintes fois affirmé comme inhérent au principe fédéral de l’État par la jurisprudence constitutionnelle, le principe de loyauté fédérale n’a, d’ailleurs, qu’en de rares occasions servi de fondement à une déclaration d’inconstitutionnalité. S. Korioth émet l’hypothèse selon laquelle ce principe structure lui-même la jurisprudence constitutionnelle et qu’il n’est directement mobilisé que lorsqu’il est indispensable à la décision. Le principe de loyauté fédérale serait ainsi un principe général d’interprétation[256].

Mais le principe de loyauté constitue également un instrument de la politique constitutionnelle de la Cour de Karlsruhe. À ce niveau, le problème est clairement posé par J. Habermas pour lequel « à mesure qu’un tribunal constitutionnel adopte la théorie de la hiérarchie des valeurs et fonde sur elle sa pratique décisionnelle », le risque existe que « les arguments fonctionnalistes l’emportent sur les arguments normatifs[257] ». Prenant l’exemple de la notion de comportement favorable à l’État fédéral, J. Habermas écrit que

 

Mais J. Habermas considère également que le recours à l’idée d’unité de la Constitution, au regard de laquelle les concepts clés dégagés par la Cour constitutionnelle servent à mettre en relations les normes les unes avec les autres, peut être compris « comme étant en partie des principes procéduraux qui reflètent des opérations, comme les réclame Dworkin, d’une interprétation constructive […] à partir de la totalité d’un ordre juridique rationnellement reconstruit[259] ». La question est donc bien celle de la politique constitutionnelle de la juridiction constitutionnelle, la Cour constitutionnelle allemande se distinguant pour avoir refusé une évolution des finances dans l’État fédéral susceptible de renforcer de manière excessive la centralisation au profit de la Fédération.

Pour autant, la portée du principe de loyauté fédérale et la place qu’il occupe dans la jurisprudence financière de la Cour constitutionnelle doit sans doute beaucoup aux paradoxes du fédéralisme allemand, partagé entre une approche unitaire et coopérative, elle-même confrontée à la pression croissante d’une vision plus concurrentielle du fédéralisme[260]. La doctrine voit, du reste, dans la « constitution financière » le « noyau causal » du développement de l’État « unitaire-coopératif » et le cadre dans lequel coopération et concurrence peuvent se déployer et s’équilibrer[261], le principe de loyauté fédérale constituant quant à lui l’un des principes de résolution des conflits susceptibles de se poser dans l’État fédéral[262]. Cette question est d’autant plus importante que, comme l’a observé K. Hesse, les conflits fédéraux sont souvent des conflits déguisés entre majorité et opposition.

Ces enjeux ne concernent plus exclusivement le seul cadre du fédéralisme allemand, alors que le principe de loyauté est aujourd’hui mobilisé par d’autres juridictions constitutionnelles confrontées, comme en Italie, à la montée en puissance des autonomies régionales et où le constituant a même inséré, lors de la réforme constitutionnelle de 2001, le principe de coopération loyale à l’article 120 de la Constitution italienne[263].

 

Stéphanie Flizot

Professeur à l’IEP de Strasbourg

 

Pour citer cet article :
Stéphanie Flizot «Fédéralisme, finances publiques et loyauté fédérale en droit public financier allemand », Jus Politicum, n° 17 [https://www.juspoliticum.com/article/Federalisme-finances-publiques-et-loyaute-federale-en-droit-public-financier-allemand-1121.html]