Guillaume Richard, Enseigner le droit public à Paris sous la Troisième République, Paris, Dalloz, 2015

Thèmes : Troisième République - Droit public - Doctrine publiciste - Enseignement - Faculté de droit de Paris - Histoire de l'Université

Guillaume Richard, Enseigner le droit public à Paris sous la Troisième République, Paris, Dalloz, 2015

Guillaume Richard, Enseigner le droit public à Paris sous la Troisième République, Paris, Dalloz, 2015

D

ans l’introduction de son ouvrage consacré à L’idée républicaine en France, Claude Nicolet pouvait affirmer, c’était en 1982, que « l’histoire sociale et politique de la pensée juridique française –ou même, tout bonnement, celle des facultés de droit – n’est pratiquement pas écrite, pas plus que celle de l’économie politique[1] ». Ce désintérêt des juristes pour leur histoire et pour eux-mêmes, comme si leur existence immémoriale devait les dispenser de tout regard introspectif, a fort heureusement pris fin. L’appel de Claude Nicolet a manifestement été entendu, puisque dès 1983 était fondée la Société pour l’histoire des Facultés de droit, à l’origine immédiate de la Revue d’histoire des Facultés de droit et de la science juridique, publication annuelle ininterrompue depuis lors. Les thèses et les articles consacrés à l’histoire des Facultés de droit se sont multipliés par la suite, également stimulés de l’extérieur de la sphère par les travaux de Pierre Bourdieu et de Christophe Charle. Par la quantité des informations rapportées de première main, à l’issue d’un impressionnant travail de compilation d’archives, comme par la richesse et la finesse de la réflexion, la thèse de Guillaume Richard constitue une contribution majeure à cette histoire en cours des facultés de droit et du savoir juridique.

 

Partant du constat actuel de l’« affaiblissement institutionnel » (p. 5) de la division entre droit public et droit privé que la réforme de 1954 avait en quelque sorte canonisée, et qui résulte notamment de la montée en puissance du contentieux constitutionnel, Guillaume Richard a choisi de remonter aux origines de cette fameuse summa divisio, afin de comprendre comment, sous la Troisième République, s’est construit progressivement ce corpus disciplinaire nouveau, constitué de matières hétéroclites, qui va devenir le droit public au sens où on l’entend aujourd’hui[2]. Ainsi que le titre de la thèse l’indique, le choix a été fait de privilégier pour l’étude l’enseignement du droit par les professeurs, tels que nous le révèlent les cours dactylographiés disponibles, les plans de cours ou encore les sujets de thèse traités tout au long de la période de référence que constitue la Troisième République. Le choix délibéré qui a été fait de congédier la doctrine publiciste proprement dite contrarie de prime abord la doxa d’une définition purement rationnelle et scientifique du droit public, mais la réalité d’une construction empirique résultant de l’apparition de matières nouvelles plus ou moins imposées par les circonstances, et façonnée par le contenu que les professeurs de droit choisissaient de donner à leur cours, finit par s’imposer comme une évidence à la lecture de la thèse.

 

En choisissant pour objet de son étude la seule Faculté de droit de Paris, Guillaume Richard prenait le risque de réciter une nouvelle fois l’antienne d’une faculté parisienne républicaine et progressiste, fer de lance des réformes ministérielles, avec en contrepoint des facultés de droit provinciales figées dans leur immobilisme. Sans nier le conservatisme intrinsèque des facultés de province, il relativise cette opposition, en soulignant que la volonté réformiste du ministère visait avant tout à développer les formations administratives qui lui étaient indispensables pour assurer le recrutement des élites, bien plus qu’à diffuser avec le soutien des professeurs parisiens la doctrine nouvelle de l’État contre laquelle les facultés provinciales se seraient dressées[3]. Car c’est bel et bien à Paris que tout se joue à l’époque, et pas dans les villes de province. Ainsi que Gu. Richard le dit, « en s’appuyant sur la faculté parisienne et en n’étendant la réforme que contraint et forcé par la réaction des facultés de province, le ministère poursuit un autre objectif : celui de développer les formations administratives et ce avant tout à Paris. Les implications politiques ne sont pas absentes, mais cherchent à renforcer le recrutement de l’élite administrative plus qu’à promouvoir une idéologie républicaine » (p. 150). Outre que la Faculté de droit de Paris accueille alors plus de 50 % des étudiants de France et que l’élite administrative est concentrée dans la capitale, c’est également à Paris qu’émerge dans les années 1870 la concurrence – réelle et forte – de l’École libre des sciences politiques, et celle – demeurée virtuelle – de l’Institut catholique de la rue d’Assas, qui vont la pousser à se réformer. On comprend, compte tenu de cette situation très particulière, que la Faculté de droit de Paris ait été choisie comme objet de l’étude, car c’est là que sont réunis tous les ingrédients qui vont déterminer l’invention du droit public.

 

Ainsi que l’explique Guillaume Richard (p. 28), qui en fait à juste titre le fil conducteur de sa thèse, le mouvement de transformation de l’enseignement s’inscrit « dans deux histoires qui se mêlent au début de la Troisième République », et qui vont installer le droit public dans une situation de tension permanente, qui façonne aujourd’hui encore l’identité incertaine des publicistes. Il s’agit tout à la fois d’étendre la formation professionnelle des facultés de droit, au-delà du traditionnel public des magistrats et des avocats, aux administrateurs et aux politiques, et de fonder une science du droit ne reposant pas sur le seul droit privé, mais qui fasse également appel au savoir issu des sciences humaines et sociales, en particulier l’histoire et la sociologie[4] – le tout, sans remettre en cause l’unité du droit. La concurrence de la toute nouvelle École libre des sciences politiques, que ce soit sur le plan scientifique ou sur celui de la formation des élites administratives, a bien évidemment joué un rôle d’aiguillon.

 

La thèse de Guillaume Richard comprend 832 pages à l’écriture très serrée. Elle est complétée par 47 pages d’annexes[5] et 70 pages consacrées aux sources et à la bibliographie. Elle est construite en deux parties intitulées respectivement « Implanter le droit public à Paris » (p. 27-392) et « Façonner le droit public de Paris ? » (p. 393-824). Chacune de ces parties comprend trois chapitres[6]. On peut mesurer, dans la première partie de la thèse, le rôle déterminant joué par la Faculté de droit de Paris dans la réforme des diplômes juridiques nationaux[7], qui, comme le souligne Guillaume Richard, « permet la progression sensible du droit public » (p. 133). Chacune des étapes de cette réforme[8] fait l’objet de discussions passionnées et parfois même confuses dans l’assemblée des professeurs. « Souvent, explique Guillaume Richard, le ministère ne fixe que l’objectif, centré sur le renforcement scientifique des facultés de droit, mais laisse l’initiative du contenu des réformes aux professeurs eux-mêmes ». Cette attitude libérale du ministère, cohérente avec l’idée que les républicains se font de l’université, à la fois décentralisée et scientifiquement autonome, permet à la Faculté de droit de Paris de jouer un rôle de premier plan. Conséquence induite de toutes ces réformes, la création de matières nouvelles entraîne l’émergence d’un corps de spécialistes parisiens du droit public (Partie I, Chap. III). Ici encore, la constitution de ce corps aux contours et à l’intitulé indéterminés, et qui se définit négativement par son opposition au droit privé au sein de la faculté de droit[9], s’opère au départ de façon très empirique, en l’absence d’un contenu homogène ou d’un corps de doctrine stable[10] permettant de définir ou, à défaut, de décrire précisément ce qu’est le droit public. Les choses deviendront plus simples avec la création en 1896 de l’agrégation de droit public. Dorénavant, est professeur de droit public celui que le concours a agrégé comme tel. Geouffre de Lapradelle devient ainsi le premier professeur dûment estampillé publiciste nommé à Paris, en 1907, suivi peu de temps après par Gaston Jèze (p. 307)[11].

 

La seconde partie de la thèse est formulée sous la forme interrogative : « Façonner le droit public de Paris ? ». Elle est en large part consacrée à l’analyse du contenu des cours de droit public dispensés à la Faculté de droit sous la Troisième République. L’enjeu majeur pour les professeurs qui enseignent le droit public est de légitimer leur discipline constituée principalement de savoirs nouveaux, ce qui implique de l’inscrire « dans les formes de l’enseignement juridique » et plus encore de le « juridiciser[12] » dans sa substance. La disparition définitive, en 1885, de tout contrôle ministériel du contenu des cours laisse à ces derniers une importante marge de manœuvre, et l’on peut suivre, dans cette seconde partie, l’évolution de disciplines telles que le droit administratif et le droit international public, qui connaissent « le mouvement de juridicisation le plus abouti », et qui vont devenir de ce fait les matières phares du droit public, ou encore le droit constitutionnel et les finances publiques, qui apparaissent au contraire comme des parents pauvres parce que constitués de « savoirs hétérogènes ». L’analyse du plan des cours permet à Guillaume Richard de dégager pour chacune de ces matières des « types » de professeurs[13], ressuscitant un certain nombre de figures alors renommées mais aujourd’hui largement oubliées, ce qui permet de mesurer à quel point la nomination à Paris, couronnement de la carrière académique, peut-être en même temps synonyme de dispersion (l’auteur parle pudiquement (p. 815) de « multipositionnalité »), entre répétition des enseignements (à l’ELSP notamment), sessions d’examen[14], encadrement des thèses, déplacements à l’étranger, activités de représentation ou de conseil, ou encore engagement en politique. On comprend mieux, dans de telles conditions, pourquoi c’est à Bordeaux, à Toulouse ou encore à Strasbourg que le droit public a choisi de façonner sa doctrine, plutôt qu’à Paris.

 

Dans un dernier chapitre intitulé « Promouvoir le droit public », Guillaume Richard s’interroge sur les raisons qui ont permis d’assurer son succès de long terme, attesté par l’intérêt croissant que lui portent les étudiants[15]. Son hypothèse est que le droit public est « un droit du consensus social » (p. 693 sqq.). Reprenant notamment les conclusions de Christophe Charle soulignant le moindre engagement des professeurs de droit au moment de l’affaire Dreyfus et l’« idéal unanimiste » de ces derniers[16], il suggère qu’au départ tout au moins le discours juridique est « porteur de valeurs positives véhiculées notamment par l’enseignement ; il traduit un consensus sur les valeurs, dominant la Faculté au moins jusqu’à la première guerre mondiale » (p. 702). Avec la diffusion de plus en plus large des idées socialistes, ce consensus va progressivement s’éroder, et de vives oppositions vont se faire jour entre les deux guerres, matérialisées par quelques « affaires » célèbres. Mais quoiqu’il en soit de leurs convictions et de leurs divergences, qu’ils n’hésitent pas à exprimer publiquement, les professeurs de droit restent dans l’ensemble attachés à la liberté académique et au pluralisme de l’Université qui leur permet de préserver leur unité corporative.

 

Mais c’est surtout la Première Guerre mondiale qui « apparaît comme le moment principal de mobilisation politique du droit public » (p. 714). Pour les professeurs massivement investis dans « la défense du droit contre la force », la question de la réparation des dommages de guerre par l’État les conduit à défendre le droit public comme l’expression du droit social, c’est-à-dire un droit au service non pas de l’individu mais de la société tout entière. Cette question de la réparation des dommages de guerre est aujourd’hui largement perdue de vue, mais elle a fait l’objet à l’époque d’un débat considérable, et l’on suit volontiers Guillaume Richard lorsqu’il explique l’importance générique de ce débat du point de vue de la compréhension du droit public en tant que droit de solidarité sociale. Cette opposition idéologique entre la conception d’un droit privé individualiste et celle d’un droit public social et collectif va se prolonger en effet bien au-delà du débat historiquement daté sur la réparation des dommages de la guerre.

 

La thèse se termine par une réflexion sur l’« influence limitée des professeurs parisiens », suggérant qu’il s’agit d’un problème « mal posé », notamment parce qu’un tel jugement procéderait d’un anachronisme[17]. On lira avec intérêt ces développements, qui viennent expliciter la démarche adoptée tout au long de la thèse, et notamment le choix qui a été fait de privilégier dans l’étude l’enseignement du droit public, afin d’en faire ressortir la dimension dynamique. Alors que la volonté de formalisation théorique favorise la stabilité voire l’immobilité des contenus disciplinaires, la souplesse plus grande du discours pédagogique « contribue au contraire au renouvellement permanent du discours juridique » (p. 823). C’est là tout le point de vue de cette thèse si originale qui se propose de saisir le droit public dans son indétermination foncière plutôt que dans la version figée et somme toute rassurante qu’en délivre la doctrine publiciste. Les réserves et les objections viennent régulièrement à l’esprit au fil de la lecture, mais le fait est que le propos est d’une grande cohérence, et qu’il remet en cause bien des idées reçues sur l’essence du droit public comme discipline purement « scientifique ».

 

On terminera cette présentation par deux observations. La première concerne la densité impressionnante du travail proposé, qui est de nature –on a pu le mesurer en rédigeant péniblement ces lignes – à décourager pour de bon tout effort de présentation synthétique. De fait, la thèse est comme on l’a dit longue de plus de 800 pages rédigées en petits caractères, et elle ne se prête pas nécessairement à une lecture linéaire. Mais elle fourmille d’informations originales, assorties de commentaires d’une grande finesse qui bousculent comme on l’a dit bien des certitudes et des évidences. C’est un travail que tout juriste qui s’intéresse à la construction de sa discipline se doit d’avoir à portée de main, et qu’il pourra consulter ponctuellement grâce à un index nominum et à un index rerum qui lui faciliteront un accès séquentiel aux développements particuliers qui l’intéressent.

 

La seconde observation concerne le parcours universitaire de Guillaume Richard, qui est comme une démonstration par l’exemple de la justesse du point de vue qu’il soutient dans sa thèse concernant l’indétermination du droit public et son besoin de légitimation en tant que discipline authentiquement « juridique ». Par son approche et sa méthode, cette thèse d’épistémologie du droit public présente en effet une forte dimension historique[18], mais elle se veut d’abord et avant tout une vaste introspection sur la nature du droit public en tant que discipline académique, et c’est pourquoi elle a été soutenue en droit public, devant un jury composé majoritairement de publicistes[19]. Au fond, être publiciste, n’est-ce pas d’abord et avant tout savoir ce qu’est le droit que l’on enseigne et ce qui le constitue, même si l’on a recours à l’histoire pour le comprendre ? Le CNU de droit public a quant à lui considéré que la thèse de Guillaume Richard était trop historique et pas assez « juridique », pas assez « doctrinale », pour être qualifiée en tant que thèse de droit public. Fort heureusement les historiens ont bien voulu de lui, et il est sorti major du premier concours d’agrégation d’histoire du droit auquel il s’est présenté. À tous les publicistes, on ne peut que recommander la lecture de cette thèse qui a beaucoup à leur apprendre sur leur discipline, et dont l’auteur, par ce qu’il a su leur en dire, aurait incontestablement mérité une place de choix dans leurs rangs.

 

Pierre-Henri Prélot

Professeur de droit public à l’Université de Cergy-Pontoise

Pour citer cet article :
Pierre-Henri Prélot «Guillaume Richard, Enseigner le droit public à Paris sous la Troisième République, Paris, Dalloz, 2015 », Jus Politicum, n° 19 [https://www.juspoliticum.com/article/Guillaume-Richard-Enseigner-le-droit-public-a-Paris-sous-la-Troisieme-Republique-Paris-Dalloz-2015-1189.html]