L’interprétation constitutionnelle. L’exemple du développement des droits fondamentaux par la Cour constitutionnelle fédérale

Thèmes : Allemagne - Droits fondamentaux - Constitution - Interprétation constitutionnelle - Juge/Cour constitutionnel(le)

L’histoire des droits fondamentaux en Allemagne ne débute pas avec la Loi fondamentale, ni avec la jurisprudence de la Cour constitutionnelle qu’elle a instaurée. En revanche, l’apport de la Cour de Karlsruhe au concept moderne de droit fondamental est en tout point essentiel, qu’il s’agisse de considérer l’impact de ses interprétations, mais également – et surtout – de la méthode qu’elle a su développer. L’article propose ainsi de retracer l’histoire du concept de droit fondamental en Allemagne ainsi que les différentes étapes par lesquelles la Cour constitutionnelle allemande a affermie la protection qui leur était accordée. Cette étude développe ainsi une analyse théorique des méthodes mises en œuvre par le juge constitutionnel dans l’interprétation du texte de la Loi fondamentale.

Texte traduit par Stéphane Schott, maître de conférences en droit public à  l'Université de Cergy-Pontoise

Constitutional interpretation. The example of fundamental rights in Germany

The origin of the concept of fundamental rights in Germany is not truly to be found in the Constitution of the Federal Republic of Germany, nor even in the decisions of the Federal constitutional court. However, the methodology used by the Court has massively contributed to the development of the modern concept of fundamental rights. This article analyses the history of this concept and the several steps through which the court has improved the protection of fundamental rights. This study thus contributes to a theoretical analysis of the methodology applied by the Court to interpret the Constitution.

Verfassungsinterpretation. Am Beispiel der Grundrechtsentfaltung durch das Bundesverfassungsgericht

Die Geschichte der Grundrechte in Deutschland beginnt nicht erst mit dem Grundgesetz. Dennoch haben die Grundrechte mit dem Grundgesetz eine erhebliche Aufwertung erfahren, die nur aus der Vorgeschichte erklärlich wird. Die verschiedenen Etappen dieses Prozesses werden dargestellt. Dabei rückt die Frage der Interpretation durch das Bundesverfassungsgericht in den Vordergrund. Im Unterschied zu den Organisations- und Verfahrensvorschriften der Verfassung spielen Theorie und Methoden des Verfassungsgerichts in der Grundrechtsinterpretation eine zentrale Rolle.

I. Les droits fondamentaux et la juridiction constitutionnelle

L’histoire des droits fondamentaux en Allemagne ne débute pas avec la Loi fondamentale. Mais c’est dans la Loi fondamentale qu’ils ont connu une revalorisation sans précédent, qui ne peut se comprendre qu’au regard de cette même histoire. La revalorisation concerna moins le contenu que la validité des droits fondamentaux, qui, durant les 150 années précédant la Constitution de 1949, avait été insignifiante et parfois même totalement absente. Leur validité fut alors garantie institutionnellement par l’instauration d’une Cour constitutionnelle. Cette dernière était prévue dès la Constitution de l’Église Saint-Paul[1] mais ne fut pas établie en raison de l’échec de la Révolution de 1848, alors que la Constitution de Weimar avait renoncé à  une telle cour pour des raisons démocratiques. Le rôle essentiel joué aujourd’hui par les droits fondamentaux aurait été inimaginable sans la Cour constitutionnelle fédérale[2]. Sa jurisprudence est devenue un modèle pour de nombreux États qui se sont dotés de constitutions libérales après avoir vaincu les régimes totalitaires les plus divers. Mais l’instauration de la Cour constitutionnelle fédérale ne constitue pas en soi une raison suffisante pour expliquer l’importance accrue des droits fondamentaux. Devaient s’ajouter à  cela une conception ambitieuse du sens et de la fonction des droits fondamentaux, ainsi que des occasions de les confronter à  des cas concrets pour pouvoir les élaborer et les développer, et il fallait enfin que les débiteurs des droits fondamentaux fussent prêts à  suivre les décisions de la Cour constitutionnelle. Ces éléments seront étudiés dans la suite du texte, après un détour par l’histoire indispensable à  la compréhension de cette évolution.

II. L’évolution des droits fondamentaux avant la Loi fondamentale

Dans la plupart des États allemands antérieurs à  la Révolution de 1848, les constitutions comportaient déjà  des catalogues de droits fondamentaux. Ceux-ci se distinguaient néanmoins des droits fondamentaux dans les pays fondateurs du constitutionnalisme moderne, l’Amérique du Nord et la France[3]. La raison principale de ces différences réside dans leur genèse. Alors que les Constitutions américaine et française furent mises en œuvre par le biais d’une révolution, contre le pouvoir étatique héréditaire et au nom des principes du droit naturel, aucune révolution ne précéda les Constitutions allemandes du XIXe siècle. Elles furent au contraire octroyées volontairement par les Princes des États allemands, non par attachement au constitutionnalisme, mais par instinct de survie dynastique. Les droits fondamentaux allemands reniaient donc l’origine jusnaturaliste de l’idée de droit fondamental qui avait servi de justification à  la Révolution américaine et française, et ils n’étaient pas non plus considérés comme des droits de l’homme. Ils se présentaient plutôt comme des garanties de droit positif, octroyées par le Prince aux citoyens de son État et lui servant à  limiter volontairement son pouvoir étatique, ce dernier ne dépendant d’aucune volonté de consensus et préexistant à  la constitution. Ils commençaient ainsi par des dispositions relatives à  l’acquisition et à  la perte de la nationalité et, du point de vue du contenu même, ils demeuraient en-deçà  des droits fondamentaux imposés par la Révolution en Amérique ou en France. Ils se contentaient généralement de garantir la liberté privée, alors que les libertés politiques étaient absentes, à  l’exception de la liberté de la presse.

Mais l’effectivité des droits fondamentaux restait limitée, et ce même dans cette forme qui semble réduite si on la mesure à  l’aune du constitutionnalisme moderne. Cela résultait avant tout du fait qu’il ne leur était pas permis de déroger au droit préconstitutionnel. Certes, après l’entrée en vigueur des Constitutions, les atteintes de l’État à  la liberté des citoyens et à  leur droit de propriété ne pouvaient plus intervenir que sur le fondement d’une loi. De telles lois existaient bel et bien, mais elles étaient tributaires de l’État policier et non pas de la pensée libérale dont se nourrissaient les droits fondamentaux. Les lois pouvaient bien entendu être modifiées et les assemblées populaires, créées par les Constitutions, ne cessaient de le demander. Mais le pouvoir législatif ne dépendait pas uniquement des représentants du peuple. Il était conditionné par l’approbation de la chambre haute composée des ordres privilégiés, ainsi que par celle du Prince qui, au départ, était d’ailleurs le seul à  détenir le droit d’initiative. Les demandes des assemblées élues par le peuple en faveur d’une « réalisation » des droits fondamentaux, comme on le disait alors, échouèrent donc presque toujours en raison de l’opposition des chambres hautes et des Princes. Les droits fondamentaux restaient en règle générale des promesses. Ils furent bientôt enterrés en partie par les décrets de Karlsbad pris par la Confédération germanique, qui ne laissèrent rien subsister de la liberté de la presse. La doctrine publiciste majoritairement libérale continua cependant à  l’interpréter dans un sens libéral, et jeta ainsi les bases d’une critique de cet état du droit, sans pour autant parvenir à  le transformer.

Le changement n’intervint que plus tard, avec la Constitution de l’Église Saint-Paul, dont l’élaboration rassembla de nombreuses victimes des décrets de Karlsbad. L’Assemblée nationale avait débuté ses travaux par l’élaboration d’un catalogue de droits fondamentaux, qui entra en vigueur dès le mois de décembre 1848 avant même l’adoption de la Constitution dans son ensemble. Comme les Constitutions américaine et française, la Constitution de l’Église Saint-Paul résultait d’une lutte et reposait sur le principe de la souveraineté du peuple. Sa conception des droits fondamentaux reflétait par conséquent les intérêts de la bourgeoisie, et non ceux du Prince. Ainsi, le contenu du catalogue des droits fondamentaux fut élargi par rapport aux droits fondamentaux antérieurs à  la Révolution de 1848, et il fut doté d’une primauté par rapport à  la loi. En outre, il était prévu d’instaurer une cour constitutionnelle nommée « Tribunal d'Empire (Reichsgericht) » qui fut habilitée d’une part à  contrôler la constitutionnalité des lois, notamment leur conformité aux droits fondamentaux, et qui fut d’autre part investie du pouvoir d’annuler les lois contraires à  la Constitution. Mais les droits fondamentaux de l’Église Saint-Paul étaient eux aussi dépourvus de l’arrière-plan jusnaturaliste. Au regard de la deuxième vague révolutionnaire, qui allait au-delà  des intérêts réformateurs de la bourgeoisie et suscitait des revendications égalitaires et sociales, la majorité de l’Assemblée nationale craignait le potentiel révolutionnaire qui résidait dans les droits fondamentaux inspirés par le droit naturel. Ainsi, la proposition d’intégrer des droits fondamentaux à  caractère social au sein de la Constitution fut également rejetée.

La Constitution de l’Église Saint-Paul n’entra pas en vigueur, la Cour constitutionnelle prévue ne fut pas instaurée, le catalogue de droits fondamentaux fut abrogé en 1851 après la victoire de la Restauration. Mais le thème des droits fondamentaux ne s’épuisa pas pour autant, car les Constitutions des États particuliers, qui furent modifiées ou même adoptées pour la première fois au cours de la Révolution, contenaient des catalogues de droits fondamentaux qui se rattachaient aux droit fondamentaux de l’Église Saint-Paul du point de vue du contenu. Cependant, ces droits n’étaient pas garantis par des Cours constitutionnelles, car ces dernières étaient considérées comme incompatibles avec le principe monarchique, qui redevint obligatoire pour tous les États membres suite à  la renaissance de la Confédération germanique. Et au sein de la bourgeoisie, l’intérêt pour les droits fondamentaux, déjà  mis à  mal par l’expérience de la Révolution et par les revendications déçues du Quatrième ordre (paysans, ouvriers,..), amorçait dorénavant un déclin d’autant plus important que dans les années 1860 débuta une libéralisation de la législation, qui combla beaucoup d’espoirs liés aux droits fondamentaux. Cet intérêt déclinant se manifesta bientôt dans l’interprétation des droits fondamentaux. Avec la création du Reich allemand en 1871, dont la Constitution ne contenait aucun droit fondamental, une interprétation minimaliste s’implanta même pour les droits fondamentaux reconnus par les Länder. Ils perdirent ainsi non seulement leur esprit libéral, mais furent également privés à  terme d’une grande part de leur effectivité juridique[4].

Dans son interprétation des droits fondamentaux, la doctrine publiciste du Reich allemand partait du fait que les droits fondamentaux pouvaient être limités par la loi. Elle en tirait la conclusion qu’ils n’étaient pas placés au-dessus, mais en-dessous de la loi. Toutefois, les droits fondamentaux ne pouvaient pas être abrogés par la loi. Cela ne pouvait se faire que par le biais de révisions constitutionnelles. Comme avant la Révolution de 1848, les atteintes à  la liberté et à  la propriété des citoyens nécessitaient donc toujours un fondement législatif. Mais pour l’adoption de cette base légale, le législateur n’était pas lié par les droits fondamentaux. L’effet des droits fondamentaux se réduisait donc à  empêcher les limitations par l’exécutif qui n’étaient pas justifiées par une habilitation législative. Mais il était désormais admis qu’il s’agissait là  d’une conséquence de l’État de droit, un principe que toutes les Constitutions de l’époque se devaient déjà  de respecter. Les droits fondamentaux semblaient ainsi n’être d’aucune utilité. Par conséquent, on en déduisait qu’ils constituaient le simple reliquat d’une époque qui n’avait pas saisi entièrement le principe de l’État de droit, qu’ils étaient en quelque sorte une formulation casuistique et démodée du principe de l’État de droit. En ce sens, disait-on, les droits fondamentaux s’étaient vidés de leur sens. Ils pouvaient même ne pas exister, sans que cela ne change quoi que ce soit au statut juridique de l’individu.

L’Assemblée nationale, qui élabora une nouvelle Constitution sur des bases démocratiques suite à  la chute de la monarchie lors de la Révolution de 1918, ne se laissa pas pour autant décourager dans sa volonté d’établir un catalogue de droits fondamentaux. Au contraire, elle lui conféra une portée significative et compléta les droits d’inspiration libérale par une série de droits fondamentaux à  caractère social. Néanmoins, la doctrine publiciste continua d’interpréter les nouveaux droits fondamentaux dans le sens classique[5]. Les lois ne devaient donc pas être conformes aux droits fondamentaux, c’était les droits fondamentaux qui devaient être conformes aux lois. La validité juridique était même contestée pour tous les droits fondamentaux à  caractère social, parce qu’ils étaient conçus non pas comme pouvant être invoqués directement par les citoyens, mais comme devant être concrétisés d’abord par le législateur. Dès lors, ils étaient considérés comme de simples déclarations d’intention politiques dénuées de caractère obligatoire, et ce malgré leur intégration dans le texte constitutionnel. Contre cette théorie, la jeune génération des juristes de Weimar proposa une conception matérielle des droits fondamentaux qui ne cédait pas face au législateur, mais elle ne parvint pas à  l’imposer avant l’effondrement de la République de Weimar. Le pouvoir national-socialiste s’émancipa de toutes les contraintes constitutionnelles.

III. La place et l’effet des droits fondamentaux sous l'empire de la Loi fondamentale de 1949

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les auteurs de la Loi fondamentale étaient marqués avant tout par le mépris absolu du régime national-socialiste à  l’égard des droits fondamentaux. Mais ils avaient aussi à  l’esprit la portée minimale des droits fondamentaux depuis le XIXe siècle et jusque sous la République de Weimar. La protection des droits fondamentaux était pour eux une préoccupation de tout premier ordre. D’où la ferme résolution de prévenir, par le biais de précautions constitutionnelles, un nouveau Weimar et un nouveau Troisième Reich. Dans la Loi fondamentale de 1949, cela se manifesta par de nombreuses innovations. Symboliquement, l’importance que le Conseil parlementaire accordait aux droits fondamentaux s’exprima dans leur déplacement de la fin au début de la Constitution. Le choix d’une norme qui devait conférer un fondement et une finalité à  chacun des droits fondamentaux, à  savoir la garantie de la dignité de l’être humain à  l’art. 1 al. 1 LF, était quant à  lui non seulement symbolique, mais surtout directement effectif d’un point de vue juridique. La dignité de l’être humain fut déclarée « intangible » – un terme qui ne réapparaît à  aucun autre endroit dans la Loi fondamentale – et l’État devait non seulement la respecter, mais également la protéger contre les atteintes émanant de tiers. Pour la première fois également, un souffle de pathos jusnaturaliste pénétrait dans un catalogue de droits fondamentaux allemand, lorsqu’il était dit dans l’art. 1 al. 2 LF qu’en raison justement de la dignité de l’être humain, le peuple allemand reconnaissait « à  l’être humain des droits inviolables et inaliénables comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde ».

En outre, dans l’art. 1 al. 3 LF, les droits fondamentaux furent reconnus expressément comme étant directement applicables et liant tous les organes de l’État, et ce contre l’ancienne conception selon laquelle certains droits fondamentaux étaient dénués de tout caractère juridique et que même ceux qui possédaient une valeur juridique ne liaient en rien le législateur. En revanche, le Conseil parlementaire ne réitéra pas la tentative weimarienne d’instaurer des droits fondamentaux à  caractère social, mais se prononça pour la version classique et libérale des droits fondamentaux, associée cependant à  la définition générale d’un objectif de l’État (Staatsziel), qui fait de la République fédérale d’Allemagne un État social. La possibilité d’une limitation législative des droits fondamentaux fut quant à  elle réduite par la disposition de l’art. 19 al. 2 LF, selon laquelle il était absolument interdit de porter atteinte à  la substance d’un droit fondamental. L’art. 79 al. 3 LF excluait les principes énumérés aux art. 1 et 20 de toute révision constitutionnelle et garantissait par conséquent de manière indirecte l’existence des droits fondamentaux. Enfin, le Conseil parlementaire créa la Cour constitutionnelle fédérale, une institution qui pouvait contrôler la constitutionnalité de tous les actes étatiques, y compris ceux du législateur, et les abroger en cas de violation de la Loi fondamentale. La suite dépendait maintenant de cette Cour qui pouvait bien entendu se nourrir des recherches produites par la doctrine publiciste.

Lorsque la Loi fondamentale entra en vigueur en mai 1949, cela ne fut pas perçu, en-dehors du Conseil parlementaire, comme un grand moment de l’histoire allemande, et l’on n’y associait pas davantage l’espoir d’un avenir plus radieux. Si les hommes politiques ouest-allemands avaient pris acte de l’œuvre constitutionnelle, c’était uniquement à  contrecœur, parce qu’ils craignaient que la création d’un État réduit au territoire ouest-allemand ne scellât la partition du pays. La population de ce pays vaincu, détruit et scindé en deux ne s’intéressa que très peu aux délibérations constitutionnelles à  Bonn. Pour les journalistes et les experts, les pronostics n’étaient pas favorables lorsque la rédaction de la Loi fondamentale fut achevée. Soixante ans plus tard, la Loi fondamentale s’avère être la Constitution allemande qui a eu le plus de succès. Aucune autre Constitution allemande n’a duré plus longtemps. Aucune autre n’a atteint un aussi haut degré de pertinence pour le processus politique et l’ordre social. Aucune autre n’a bénéficié d’une telle estime au sein de l’opinion publique. Aucune autre n’a servi aussi souvent de modèle pour les États étrangers qui s’étaient libérés de régimes dictatoriaux et avaient souhaité ériger un ordre démocratique. Tout cela se retrouve dans l’expression « patriotisme constitutionnel », une combinaison de mots surprenante[6].

Pour ces raisons, on dit de la Loi fondamentale, dans la perspective rétrospective souvent privilégiée au cours des années de jubilée, qu’elle a fait ses preuves. Dans le même temps, on pense également toujours à  la République de Weimar, qui n’est quant à  elle jamais qualifiée ainsi. Lorsqu’il est question d’une constitution qui a fait ses preuves, il ne s’agit pas uniquement d’un jugement porté sur la qualité du texte. Certes, il est improbable qu’une « mauvaise » constitution puisse faire ses preuves. Mais si une « bonne » constitution peut faire ses preuves, ce n’est pas uniquement sur le fondement de sa qualité juridique. Dire d’une constitution qu’« elle a fait ses preuves », c’est la juger du point de vue de ses effets. La manière dont elle produit ses effets n’est cependant pas déterminée uniquement par son texte. L’effectivité d’une constitution présuppose qu’elle soit appliquée, et ce non seulement dans le sens premier qui consiste à  réaliser le plan d’organisation de la puissance publique contenu dans toute constitution, mais également dans un sens plus profond qui suppose que les organes prévus par la constitution orientent leur action en fonction des règles constitutionnelles de type formel et matériel. Comme le montrent de nombreux exemples d’hier et d’aujourd’hui, c’est loin d’être évident.

Mais faire ses preuves, pour une constitution, cela dépend en outre des questions qui lui sont posées au fil du temps, et surtout des réponses qui sont données à  ces questions. Certes, les réponses ne sont pas indépendantes du texte de la constitution, mais elles ne sont pas non plus déterminées par ce dernier de manière définitive. La signification d’une norme constitutionnelle au regard d’un problème concret doit être déterminée par l’interprétation du texte. Elle doit donc pouvoir être rapportée au texte, le cas échéant par le biais de longues chaînes de justification, et ce d’autant plus que se multiplient les questions qui n’étaient pas prévisibles pour les auteurs du texte et qui par conséquent n’ont pas pu être pensées au moment de la formulation du texte de norme. Il n’est pas d’application de normes à  des cas concrets sans interprétation préalable. Le fossé entre la formulation abstraite et générale des normes juridiques d’une part et la situation concrète qui doit être appréciée à  l’aune des normes d’autre part, ne peut être franchi que par le biais de l’interprétation. Mais au regard du fossé qui sépare la norme abstraite du cas concret, une part de création normative nourrit nécessairement l’interprétation normative.

L’interprétation juridique n’est bien entendu pas une affaire d’intuition, mais une démarche fondée sur une méthode. Mais la méthode n’est pas, quant à  elle, dotée d’un caractère prédéfini et obligatoire. Et même la règle qui prétendrait prescrire une telle méthode obligatoire serait à  son tour soumise à  interprétation. Par conséquent, il est possible de fixer des normes de référence pour l’interprétation des textes juridiques, mais non de déterminer une méthode de manière autoritaire. Il y a plutôt une concurrence récurrente entre différentes conceptions méthodologiques, dont l’une d’entre elles peut s’avérer temporairement prédominante, tandis qu’une autre tombe temporairement dans l’oubli ou en disgrâce. Il y a même des conflits de méthode, qui éclatent parfois de manière plus violente que les conflits portant sur l’exactitude du contenu de l’interprétation des normes. La doctrine publiciste de Weimar offre à  ce sujet de nombreux témoignages[7]. Ces conflits s’expliquent par le fait que la méthode d’interprétation juridique n’est pas un instrument neutre permettant de déterminer, au regard d’un problème concret, le sens prédéfini qui serait contenu dans le texte de norme. Au contraire, les méthodes d’interprétation développent elles-mêmes leurs propres mécanismes de sélection et prédéterminent de ce fait le contenu de leurs résultats[8]. Pour qu’une constitution puisse faire ses preuves, il est donc important de savoir qui, en fin de compte, a le droit d’en déterminer l’interprétation « exacte » et quelle méthode est utilisée dans ce but. La décision de mettre en place ou non une juridiction constitutionnelle joue ici un rôle considérable.

Il serait toutefois erroné de croire qu’une cour constitutionnelle qui commence à  travailler possède une vision d’ensemble de la constitution qu’elle doit appliquer, et qu’elle dispose d’une méthode canonique prête à  l’emploi. Les tribunaux sont des instances collégiales de décision dont la composition en termes de personnel évolue et dont l’activité dépend des cas qui leur sont soumis. Leur tâche est de se prononcer sur des cas, non d’élaborer une théorie constitutionnelle ou une méthodologie. Cela ne signifie pas que lors de la résolution des cas, ils ne seraient pas influencés par une théorie ou par une méthode. Mais les hypothèses théoriques et méthodologiques sont mobilisées pour la résolution des cas, plutôt comme des présupposés conceptuels ; elles ne sont pas thématisées en tant que telles et ne résultent pas non plus d’une décision formelle. Ce n’est qu’à  partir de l’ensemble des cas résolus qu’il est possible de reconnaître rétrospectivement quelles hypothèses théoriques et quelles pratiques méthodologiques ont déterminé la jurisprudence d’un tribunal. Même en l’absence de règle du précédent au sens formel, telle que la connaît le système juridique anglo-saxon, ces présupposés assurent une certaine cohérence dans la masse des décisions relatives aux cas particuliers.

IV. La structure normative et la nécessité d’une théorie des droits fondamentaux

Pour l’interprétation des droits fondamentaux, théorie et méthode jouent un rôle plus important que pour l’interprétation des règles d’organisation et de procédure contenues dans la Constitution, et même plus important que pour l’interprétation des normes d’un code de droit privé ou d’une loi relative à  la procédure civile[9]. Cela découle de la spécificité des droits fondamentaux. Les distinguer des normes juridiques-types est pertinent du point de vue de l’interprétation et de l’application. Les normes juridiques-types décrivent, dans leur composante nommée « faits », des états, des processus ou des comportements, de manière abstraite et en les généralisant, et prescrivent une suite juridique logique qui s’applique dans le cas où la matérialité des faits est établie. Si quelqu’un soustrait à  autrui une chose mobilière étrangère dans l’intention de se l’approprier illégalement, alors il sera puni d’une peine d’emprisonnement. Si quelqu’un a causé intentionnellement ou par négligence un dommage à  autrui, alors il doit le réparer. Si quelqu’un n’était pas responsable au moment de la conclusion du contrat, le contrat n’a pas été formé de manière à  pouvoir produire des effets. Si les parents ne parviennent pas à  s’entendre sur le nom de leur enfant, il est déterminé par le juge des tutelles. Si une maison menace de s’effondrer, elle peut être évacuée par la police, etc. La norme juridique-type suit donc le schéma si/alors, elle contient un programme conditionnel. Des normes de ce type se retrouvent également au plan constitutionnel. Si la question de confiance posée par le Chancelier fédéral n’a pas recueilli de majorité, le Président fédéral a le droit de dissoudre le Bundestag.

Il en va autrement des droits fondamentaux. Ils n’atteignent pas l’habituel degré de matérialité des normes juridiques-types et n’en suivent pas non plus le traditionnel schéma si/alors. Ils ne sont pas des programmes conditionnels. La norme définissant un droit fondamental qualifie de libre un certain comportement (l’expression d’une opinion), un certain état (l’intégrité physique) ou un certain domaine (les médias, la science, l’art) et habilite ensuite le législateur à  restreindre cette liberté. Dans les droits fondamentaux et à  la différence des normes juridiques-types, l’état juridique escompté n’est donc pas fixé a priori de manière définitive. Les droits fondamentaux renferment davantage de promesses que de conséquences effectives. On ne sait jusqu’où s’étend la liberté qu’à  partir du moment où on connaît les lois qui restreignent les libertés. Et même la qualification de ce qui doit être libre en principe (sous réserve de la limitation par la loi) est susceptible d’être interprétée de manière extensive, car les objets visés par les garanties de libertés sont décrits lapidairement, le plus souvent à  l’aide d’un seul mot – l’art, la profession, la propriété – de sorte que la définition et la subsomption des objets concrets du litige restent soumises à  l’appréciation de l’instance qui applique le droit. Les habilitations à  limiter les libertés sont elles-mêmes très largement interprétables, à  la différence de ce qui se produit dans la logique juridique des normes-types. La limitation d’un droit fondamental nécessite toujours un fondement législatif, mais la marge de manœuvre du législateur n’est pas circonscrite avec précision en la matière.

L’application du droit ne requiert donc pas uniquement une détermination de l’objet protégé et du domaine de protection, ou encore de la substance du droit fondamental qu’il est interdit de remettre en question. Elle présuppose également que l’on sache qui peut jouir de cette protection, qui elle oblige, quelle est son étendue, quel sont ses effets, puis ce qu’il faut considérer comme une atteinte à  la liberté garantie – cette atteinte déclenchant ensuite les mécanismes de protection – enfin quels types de limitations sont autorisés et quels autres ne le sont pas. Les réponses à  ces questions peuvent être contenues dans le texte de la Constitution, mais elles ne le sont pas toujours et presque jamais entièrement. Pour ces raisons, l’application des droits fondamentaux dépend pour une part bien plus importante, par rapport aux autres normes juridiques, des présupposés évoqués précédemment concernant leur signification et leur fonction, leur mode de validité et l’étendue de leur validité, l’intensité de leur validité et la finalité de leur validité. La somme de ces présupposés, qui doivent bien entendu être compatibles avec le texte de la Constitution, est habituellement qualifiée de théorie des droits fondamentaux. Cette théorie peut être simple ou pleine de nuances, cohérente ou fragmentaire. Mais personne ne l’a mise en vigueur. Par conséquent, elle n’a pas de « valeur juridique » comparable à  la « valeur juridique » des normes, mais elle détermine l’application des droits fondamentaux de manière consciente ou inconsciente et s’avère être de la plus grande importance quant à  leur signification pratique.

Une contribution théorique essentielle a été produite à  ce sujet par Robert Alexy dans sa « théorie des droits fondamentaux »[10]. Il opère une distinction entre deux types de normes : les principes et les règles. Contrairement à  une acception courante, il considère que la différence entre les deux ne réside pas dans le degré de généralité ou d’imprécision d’une norme. Il comprend plutôt les principes comme des impératifs d’optimisation, que l’on parvient à  concrétiser plus ou moins, en fonction de ce que d’autres normes ou les données factuelles autorisent. Les règles, en revanche, ne peuvent que s’appliquer ou ne pas s’appliquer. Si des règles entrent en conflit, il faut alors décider laquelle des deux doit s’appliquer (ce pourquoi il existe des métarègles). Si une règle est applicable, il doit arriver précisément ce qu’elle prescrit. Si ce sont des principes qui entrent en conflit, il est possible de soupeser l’un par rapport à  l’autre, de sorte que les deux conservent leur validité et qu’ils s’appliquent ou s’effacent l’un ou l’autre, au cas par cas et en fonction des problèmes donnés. Les droits fondamentaux ne sont pas des règles, mais des principes.

Comme il a été montré, la Loi fondamentale a adjoint aux droits fondamentaux davantage de dispositions relatives à  leur mode de validité que les constitutions plus anciennes, et ce justement dans l’intention d’exclure une ancienne pratique justifiée par la théorie (comme par exemple l’idée selon laquelle les droits fondamentaux seraient subordonnés à  la loi ou même qu’ils seraient vides de sens). Mais elle ne répond pas, de loin, à  toutes les questions qui se posent au moment de leur application. La réponse à  ces questions incombe, au plan théorique, à  la science du droit qui est elle-même indépendante des recours juridictionnels et des contraintes décisionnelles et qui peut dès lors exercer, en amont, une fonction de réflexion pour le compte des praticiens. La réponse incombe, au plan pratique, aux organes compétents pour décider et en fin de compte, dans les systèmes dotés d’une juridiction constitutionnelle, à  la Cour constitutionnelle. Les réponses aux questions laissées en suspens par la Loi fondamentale, qui ont été fournies au fil du temps par la Cour constitutionnelle fédérale, s’assemblent pour former un remarquable édifice et ont fait de la théorie et de la dogmatique des droits fondamentaux en Allemagne l’une des plus influentes, voire la plus influente au monde. Il n’y a que les Etats-Unis d'Amérique et leur jurisprudence constitutionnelle beaucoup plus ancienne qui ne se trouvent pas sous l’influence des développements survenus dans l’Allemagne d’après-guerre.

V. Le développement des droits fondamentaux dans la jurisprudence

La Cour constitutionnelle fédérale est parvenue à  déterminer ses présupposés théoriques relativement tôt et elle s’y est tenue d’une manière remarquablement constante pendant près de six décennies.

1. Un domaine de protection étendu

Dès le départ, la Cour a interprété les objets protégés par les droits fondamentaux de manière généreuse, parce que c’était la seule façon de mettre en route les mécanismes de protection spécifiques aux droits fondamentaux. Ce qui n’entre pas dans le domaine de protection d’un droit fondamental ne peut pas non plus bénéficier de la jouissance de cette protection. Ce premier pas fut, à  vrai dire, facile à  franchir pour la Cour, car le fait de constater que le comportement d’un individu est protégé par un droit fondamental ne signifie encore rien quant à  la question de savoir si ce comportement est autorisé ou non. Cette question n’est tranchée qu’à  l’étape suivante du contrôle, où il s’agit de vérifier si la mesure étatique limitant le droit fondamental est justifiée du point de vue constitutionnel. La démonstration a contrario est particulièrement probante sur ce point. Le fait que la dignité de l’être humain soit qualifiée d’« intangible » par la Loi fondamentale a été compris par la doctrine publiciste et par la Cour constitutionnelle dans le sens où il n’est absolument pas possible d’y porter atteinte, de telle sorte que toute atteinte constitue déjà  une violation. Dans ces conditions, il ne restait plus qu’à  restreindre au maximum le domaine de protection de la dignité de l’être humain et d’affecter toutes les autres questions aux droits fondamentaux concrets.

2. La proportionnalité

En matière de droits fondamentaux, la décision dépend donc en fin de compte de la constitutionnalité de la mesure étatique soumise au contrôle. Certaines constitutions établissent pour ce faire une même règle qui s’applique à  tous les droits fondamentaux (par exemple en n’autorisant que les limitations qui semblent justifiées dans un ordre démocratique et libre). La Loi fondamentale contient quelques rares dispositions qui valent pour tous les droits fondamentaux, comme l’interdiction de porter atteinte à  leur substance, et des dispositions complémentaires qui se rapportent à  des droits fondamentaux en particulier. Pour certains droits fondamentaux, les règles spécifiques aux limitations sont même inexistantes. Pour d’autres, le texte constitutionnel se contente de disposer qu’il n’est possible de porter atteinte au droit fondamental que par la loi ou en vertu d’une loi, sans préciser plus avant les exigences auxquelles cette loi de limitation doit se conformer. Cet ensemble de droits fondamentaux en comprend d’aussi élémentaires que le droit à  la vie et à  l’intégrité physique reconnu par l’art. 2 al. 2 LF. Certes, s’il n’y avait que le texte et rien que le texte, la protection des droits fondamentaux serait encore plus étendue que sous des Constitutions plus anciennes en raison de l’art. 19 al. 2 LF, mais elle ne serait cependant pas très étendue. Pour limiter les droits fondamentaux, le législateur aurait le droit d’aller jusqu’à  la frontière de leur substance.

Mais la Cour constitutionnelle fédérale a pour sa part commencé très tôt à  mettre en place une limite supplémentaire aux limitations des droits fondamentaux, une sorte de « limite aux limites » donc, en ajoutant aux limites écrites la réserve selon laquelle seules les limitations proportionnées étaient compatibles avec la Loi fondamentale. Pour vérifier si c’est bien le cas, elle a développé une procédure en quatre étapes. Dans la première étape, il faut déterminer l’objectif de la limitation législative et contrôler sa compatibilité avec la Loi fondamentale. Un objectif interdit par la Constitution ne peut pas justifier la limitation d’un droit fondamental. Les deux étapes suivantes concernent le rapport fin/moyens. D’abord, il est vérifié que les moyens législatifs sont bien susceptibles de conduire à  la réalisation de la fin. Des moyens inappropriés ne peuvent pas non plus justifier la limitation d’un droit fondamental. Ensuite, on se demande si les moyens pour atteindre la fin étaient nécessaires ou si des moyens moins contraignants n’auraient pas tout aussi bien pu conduire à  cette fin. Les limitations excessives d’un droit fondamental ne sont pas justifiées d’un point de vue constitutionnel. Le contrôle du rapport fin/moyens est résolu dans la dernière étape. C’est à  ce stade qu’il est vérifié si la limitation est proportionnée, autrement dit si l’atteinte au droit fondamental est compensée par les avantages que l’intérêt juridique retire de cette limitation.

Ce test de proportionnalité fut développé dans le dernier quart du XIXe siècle par le Tribunal administratif supérieur de la Prusse pour le contrôle des mesures de police, qui n’étaient que peu encadrées par le droit ou qui concédaient à  la police un pouvoir discrétionnaire. La Cour constitutionnelle fédérale éleva le principe de proportionnalité au niveau constitutionnel et l’appliqua à  la législation. Les débuts, discrets, se résumaient à  des constats lapidaires d’après lesquels les lois devaient être proportionnées, et ce n’est que progressivement que l’on s’achemina vers l’édifice dogmatique plus dense qui vient d’être décrit[11]. Cela peut expliquer pourquoi la Cour constitutionnelle fédérale n’expliqua pas dans quelle mesure et de quelle manière le principe de proportionnalité résultait de la Loi fondamentale. Il a fallu attendre les réserves critiques formulées par la doctrine pour qu’elle nomme ses fondements constitutionnels – le principe de l’État de droit ou les droits fondamentaux eux-mêmes – mais à  nouveau sans dire comment le principe résulte de ces dispositions. Le principe de proportionnalité est de la plus haute importance et constitue aujourd’hui l’enjeu principal de la protection des libertés. Lorsque des lois échouent devant la Cour constitutionnelle fédérale, c’est dans la grande majorité des cas en raison d’une violation de ce principe. La marge de manœuvre décisionnelle du législateur diminue de la même manière. Sous le règne du principe de proportionnalité, il peut bien moins qu’avant.

3. Une protection sans faille

S’il s’agissait jusque-là  d’un approfondissement de la protection des droits fondamentaux, la prochaine étape franchie par la jurisprudence constitua une extension. Comme ce fut traditionnellement le cas depuis les premières constitutions, la Loi fondamentale ne garantit pas la liberté en général, mais se contente d’assortir certains comportements, ou certaines sphères de la vie, de l’assurance qu’ils doivent être « libres ». En principe, il s’agit de domaines qui furent dans le passé le lieu où l’État exerçait son pouvoir d’oppression et de commandement et qui sont, aujourd’hui comme hier, susceptibles d’entraîner des abus de pouvoir de la part de l’État ; d’après la conception contemporaine, ces domaines doivent relever des individus ou des procès diligentés par la société. À l’exception de certains États (la Constitution brésilienne contient près de 150 droits fondamentaux), il y a relativement peu d’objets qui peuvent bénéficier de la jouissance de cette protection particulière. Les droits fondamentaux sont des garanties spécifiques et recouvrent des domaines qui sont particulièrement importants pour l’épanouissement de la personnalité et les conditions sociales nécessaires à  cet épanouissement ; ce ne sont pas des garanties universelles.

Confrontée à  un cas relatif à  la liberté de sortir du territoire allemand, la Cour constitutionnelle fédérale dut se demander si elle pouvait accorder la protection des droits fondamentaux au requérant Elfes. Cet ancien homme politique de la CDU, qui avait amèrement critiqué le Gouvernement fédéral dirigé par la CDU et sa politique en matière de voyages à  l’étranger – avant tout vers le bloc de l’Est – n’obtint de ce fait plus de passeport, sachant par ailleurs qu’à  la différence de la liberté fondamentale de circulation sur le territoire fédéral, il n’existait pas de liberté fondamentale de sortie du territoire fédéral. La Cour trouva cependant une issue, en interprétant le droit fondamental au libre épanouissement de la personnalité prévu par l’art. 2 al. 1 LF de telle sorte qu’il protège tous les comportements humains imaginables qui ne font pas l’objet d’une garantie fondamentale spéciale[12]. Ainsi, la protection des droits fondamentaux devint complète. Toute limitation étatique d’une activité individuelle déclenche depuis lors la protection des droits fondamentaux, qui peut donc être invoquée devant la Cour constitutionnelle fédérale. C’est une autre question que de se demander si une telle extension correspond à  l’esprit des droits fondamentaux[13]. Malgré la critique, la Cour a maintenu cette position jusqu’à  ce jour.

4. Les droits fondamentaux comme valeurs

L’étape suivante franchie par la Cour constitutionnelle fédérale, un an après l’affaire Elfes, fut la plus significative. Le président du Club de la Presse de Hambourg et défenseur engagé de la réconciliation germano-juive, Éric Lüth, avait appelé au boycott du premier film d’après-guerre de Veit Harlan, l’ancien metteur en scène star du national-socialisme. Les sociétés cinématographiques concernées le poursuivirent alors devant les tribunaux civils de Hambourg pour faire cesser le dommage subi. Les tribunaux civils condamnèrent Lüth en s’appuyant sur le § 826 du Code civil, qui oblige celui qui lèse autrui par une atteinte aux bonnes mœurs à  réparer le préjudice. La qualification des appels au boycott en tant que préjudice causé par une atteinte aux bonnes mœurs était à  l’époque une conception communément admise en droit civil. Lüth déposa par la suite un recours constitutionnel et fit valoir que les jugements l’avaient lésé dans son droit fondamental à  la liberté d’opinion. Il avait déjà  invoqué l’art. 5 al. 1 LF devant les tribunaux civils, mais s’était vu objecter que les droits fondamentaux s’appliquaient uniquement dans les rapports entre l’État et les citoyens et qu’il était par conséquent exclu d’en tenir compte dans un litige de droit privé opposant deux sujets de droit privé. Cela aussi représentait à  l’époque la conception dominante relative à  l’effet des droits fondamentaux.

Effectivement, il résulte de l’art. 1 al. 3 LF que les droits fondamentaux lient la puissance publique dans son ensemble, mais uniquement la puissance publique, et non les personnes privées. Les droits fondamentaux créent une relation juridique asymétrique. Les individus sont les titulaires, l’État est le débiteur. Pour ce dernier, les droits fondamentaux sont des limites à  l’action, pour les premiers, ils constituent des droits de défense contre l’État. Cette règle est confirmée par le fait qu’un seul droit fondamental, l’art. 9 al. 3 LF, est conçu expressément comme une exception. Et généralement, en droit, les exceptions ne peuvent pas servir à  construire des analogies. Certes, les tribunaux participent de la puissance publique, mais savoir s’ils sont autorisés à  appliquer les droits fondamentaux aux liens juridiques spécifiques aux personnes privées est une question qui dépend du problème précédent, à  savoir si ces droits ont bien un sens pour de telles relations juridiques. Quoiqu’il en soit, des voix isolées se faisaient entendre au sein de la littérature juridique pour défendre cette conception, en raison de l’importance grandissante des droits fondamentaux depuis 1949, et même des tribunaux avaient commencé, de manière éparse, à  mettre en pratique les droits fondamentaux dans les relations de droit privé, notamment le principe d’égalité résultant de l’art. 3 al. 1 LF, appliqué au droit du travail.

Afin de trancher cette question qui lui fut soumise pour la première fois, la Cour constitutionnelle fédérale proposa un raisonnement approfondi, en examinant la spécificité des droits fondamentaux pour en déduire la solution de l’affaire[14]. Elle commença par ce qui était indiscutable : les droits fondamentaux étaient bien, à  titre principal, des droits subjectifs reconnus à  l’individu contre la puissance publique. Elle poursuivit cependant son argumentation, en affirmant qu’ils n’étaient pas que cela. Ils étaient en outre l’expression juridique de valeurs dont la société avait reconnu le caractère normatif pour l’ordre social et politique et qui constituaient en tant que telles des principes juridiques objectifs de tout premier ordre. En tant que principes objectifs, leurs effets ne se limitaient cependant pas à  la relation État-citoyen. Ils irriguaient l’ordre juridique dans son ensemble et ne s’arrêtaient ainsi pas au seuil du droit privé. La Cour n’avait alors plus qu’à  se demander de quelle manière ils produisaient leurs effets dans le droit privé. Au regard de la disposition de la Loi fondamentale, qui affirme clairement que les droits fondamentaux s’adressent à  l’État, la Cour constitutionnelle fédérale considéra qu’il était impossible de les assortir d’un effet direct entre les personnes privées. Les relations juridiques entre elles restaient bien soumises aux normes de droit privé, ces dernières devant cependant être conformes à  la Constitution.

En effet, d’après la conception développée par la Cour au sujet des relations de droit privé, la reconnaissance objective de valeurs s’exprimant à  travers les droits fondamentaux devient effective, dans la mesure où les normes de droit privé doivent être interprétées « à  la lumière » du droit fondamental concerné, lorsque l’application de ces normes a pour effet de limiter un droit fondamental, comme dans l’affaire Lüth. Le droit fondamental « irradie » le droit ordinaire. Cet effet de rayonnement se manifeste dans l’interprétation des caractéristiques factuelles des normes de droit privé applicables, lorsqu’il faut mettre en balance le sens du droit fondamental concerné et le sens du droit que la norme de droit privé entend protéger, en tenant compte également des circonstances de fait concrètes. Dans l’affaire Lüth, la caractéristique factuelle du § 826 du Code civil susceptible d’être interprétée et finalement soumise à  interprétation était l’expression « contraire aux bonnes mœurs ». Eu égard au sens de l’appel lancé par Lüth, qui ne cherchait pas à  en retirer des profits personnels, mais qui soulevait une question d’intérêt public, la Cour considéra que la liberté d’opinion primait ici sur les intérêts économiques des sociétés cinématographiques, protégés par le § 826 du Code civil. Dans d’autres cas, cela peut être différent[15].

La décision Lüth révolutionna la conception des droits fondamentaux à  bien des égards. Jusqu’alors, on les avait pensés comme des droits subjectifs de défense contre l’État. Désormais, ils étaient considérés également comme des principes objectifs. De plus, leur effet ne se déployait plus seulement verticalement en direction de l’État, mais aussi horizontalement en direction de la société, certes non pas directement, dans ce dernier cas, mais indirectement par le biais de l’interprétation du droit privé au regard des droits fondamentaux. Il ne fallut pas longtemps pour que ce « rayonnement » fût étendu à  toute la législation. Chaque fois qu’on applique une loi qui limite un droit fondamental ou dont l’application au cas concret a pour effet de limiter les droits fondamentaux, il faut que l’interprétation de cette loi tienne compte du droit fondamental concerné. La raison pour laquelle cela fut particulièrement lourd de conséquences, c’est que les grandes codifications – Code civil, Code du commerce, Code pénal ou Code de procédure civile – dataient encore de l’époque pré-démocratique. À l’instar de ces codes de lois soumis à  l’influence des droits fondamentaux, toute la juridiction fut elle aussi placée sous le contrôle de la Cour constitutionnelle fédérale, dans la mesure où les droits fondamentaux avaient bien une incidence sur la législation. La conséquence fut une modernisation de l’ordre juridique, qui ne passa pas nécessairement par des réformes législatives formelles, même si de telles réformes eurent bien sûr lieu également en parallèle.

5. Les droits fondamentaux comme bases pour des demandes de prestation

Une autre question, en revanche, était restée en suspens, à  savoir si les droits fondamentaux compris non plus seulement comme des droits subjectifs, mais aussi comme des principes objectifs, n’avaient encore que des effets négatifs en tant qu’ils permettaient de se défendre contre l’État, ou alors si, en tant que valeurs, ils ne pouvaient pas fonder également des prétentions positives à  l’égard de l’État. Sur ce point, il n’y avait pas d’enseignement à  tirer de l’affaire Lüth car elle ne concernait que les droits défensifs. Lüth voulut se défendre contre une violation de sa liberté d’opinion, un droit fondamental remis en question par les tribunaux étatiques. Pour ce faire, il suffisait de reconnaître que les tribunaux civils devaient respecter les droits fondamentaux même dans les litiges de doit privé, si leur décision conduisait à  une limitation des droits fondamentaux. Depuis la décision « numerus clausus » de la Cour constitutionnelle fédérale en 1972, il est cependant admis que la dimension de droit objectif qui caractérise les droits fondamentaux peut aussi obliger l’État à  fournir des prestations[16]. L’instauration du numerus clausus dans les universités allemandes avait conduit temporairement au rejet de la moitié des candidatures à  l’inscription en faculté de médecine. Les droits fondamentaux en tant que droits défensifs auraient montré ici leurs limites. Car même si les décisions de rejet avaient été annulées pour violation d’un droit fondamental, les candidats n’en auraient pas eu pour autant une place à  l’université. La Cour constitutionnelle fédérale expliqua d’une part que l’État est également responsable, dans la mesure du possible, des conditions de mise en œuvre des droits fondamentaux, mais elle ne laissa d’autre part subsister aucun doute sur le fait qu’il n’était pas possible de formuler des exigences excessives.

6. Les obligations de protection à  la charge du débiteur des droits fondamentaux

La conséquence la plus remarquable de la dimension juridique objective des droits fondamentaux fut identifiée en 1975 dans la décision relative à  la réforme du § 218 du Code pénal. Suite à  cette évolution, les avortements devaient être dépénalisés lorsqu’ils étaient pratiqués dans les trois premiers mois de la grossesse. Juridiquement, il était certes admis très largement que le droit à  la vie résultant de l’art. 2 al. 2 LF s’appliquait aussi au fœtus. Et dans une conception purement négative des droits fondamentaux, la modification de la loi n’aurait pas soulevé de problème juridique. L’État ne procédait pas lui-même à  des avortements et il n’obligeait pas non plus les autres à  pratiquer ou à  autoriser l’avortement. Il précisait simplement que les avortements entrepris par des individus de manière volontaire et dans le délai imparti ne tombaient plus sous le coup de la loi pénale. Pour cette raison justement, la Cour constitutionnelle autrichienne jugea qu’une réforme similaire du droit pénal autrichien n’était pas critiquable du point de vue constitutionnel[17]. La Cour expliqua que les droits fondamentaux contenus dans la Constitution dataient de 1867 et qu’ils étaient conçus alors exclusivement comme des droits de défense contre l’État. Dans la mesure où l’État n’ôtait la vie à  personne, la modification de la loi ne touchait à  aucun droit fondamental.

Pour sa part, la Cour constitutionnelle allemande considéra, pour justifier sa décision, que les droits fondamentaux ne produisaient pas seulement leurs effets de manière négative, mais qu’ils constituaient également des principes objectifs[18]. Elle en conclut que l’État ne devait pas se contenter de respecter lui-même les valeurs garanties par les droits fondamentaux, mais qu’il devait aussi les protéger contre les menaces émanant de tiers. Ce double effet avait été reconnu expressément par les auteurs de la Loi fondamentale au premier des droits fondamentaux, la dignité de l’être humain, mais sans qu’il fût étendu aux suivants. La Cour déduisit alors ce double effet de l’art. 2 al. 2 LF, qu’elle interpréta au regard de l’art. 1 al. 1 LF. Dans son jugement relatif au délai légal d’avortement, l’obligation de protection liée aux droits fondamentaux fut exprimée pour la première fois de manière formelle, après quelques signes annonciateurs plus précoces. La Cour alla par ailleurs jusqu’à  prescrire au législateur la mesure qu’il devait prendre afin de protéger la vie à  naître : comme le droit à  la vie constituait le droit fondamental le plus élémentaire et la base de tous les autres droits fondamentaux, il fallait également qu’il fût protégé par le moyen le plus puissant à  la disposition de l’État, à  savoir le droit pénal.

Alors que l’obligation de protection liée aux droits fondamentaux n’était pas contestée en tant que telle parmi les juges et qu’elle fut très vite bien accueillie par la doctrine, l’injonction faite au législateur de mettre en œuvre un moyen déterminé fut quant à  elle vivement critiquée, aussi bien au tribunal que dans la littérature juridique. En tant que droits défensifs, les droits fondamentaux ne peuvent se réaliser que d’une seule manière, à  savoir le retrait de l’acte contraire au droit fondamental. En tant qu’obligations de protection, en revanche, les droits fondamentaux peuvent se réaliser de différentes manières qui peuvent toutes être conformes à  la Constitution. Le choix entre ces différentes possibilités ne résulte pas de la Constitution. Il relève de la décision politique. C’est pourquoi la Cour n’a pas conservé cette partie de la décision. En l’état actuel de la jurisprudence, le législateur est simplement tenu de prendre une mesure appropriée et proportionnée, eu égard à  la portée du droit fondamental ainsi qu’au degré et à  la probabilité de la menace qui pèse sur lui. Cela nous renvoie au principe de proportionnalité abordé plus tôt et, en effet, l’interdiction de prendre des mesures excessives dans le cas des atteintes aux droits fondamentaux est à  présent doublée d’une interdiction de prendre des mesures insuffisantes dans le cas des obligations de protection. Une loi n’est plus seulement inconstitutionnelle lorsqu’elle limite un droit fondamental trop fortement, mais également lorsqu’elle protège un droit fondamental trop faiblement. Entre le « trop fortement » et le « trop faiblement » réside une marge de manœuvre pour les préférences politiques.

L’élément déclencheur du jugement relatif à  l’avortement fut la suppression d’une protection existant de longue date. Mais comme le montra l’évolution ultérieure, le principal champ d’application de l’obligation de protection regroupe plutôt les cas où le législateur omet de prendre les mesures préventives nécessaires à  la protection d’un intérêt garanti par les droits fondamentaux, mais menacé. C’est particulièrement le cas des risques qui vont habituellement de pair avec les progrès scientifiques et techniques. Les promoteurs de ce progrès, qu’ils soient issus du monde de la recherche ou de celui de la valorisation commerciale, se dressent généralement contre les réglementations étatiques et invoquent d’eux-mêmes les droits fondamentaux. Leur influence est souvent plus forte que celle des personnes qui sont exposées au risque. L’argument des inconvénients liés à  la réglementation est particulièrement courant. Il n’est pas rare que les Parlements y cèdent. Dans ces conditions, la carence de l’État n’exprime cependant pas sa neutralité, mais une prise de position en faveur des droits fondamentaux de ceux qui provoquent le risque. C’est ce problème auquel s’attaque l’obligation de protection. La Cour constitutionnelle fut confrontée à  cette question, par exemple au sujet de l’exploitation de l’énergie atomique : elle demanda au législateur de prendre des mesures préventives, en tenant compte de l’ampleur et de la probabilité des dommages potentiels[19].

Avant même la naissance de l’obligation de protection, qui fut consacrée par le jugement relatif à  l’avortement, la Cour constitutionnelle fédérale s’était fondée sur sa conception des droits fondamentaux comme expression juridique de valeurs pour décider que la liberté de la presse ou de la radiodiffusion, par exemple, protégeaient non seulement ceux qui travaillaient dans les médias, mais également la liberté des médias dans leur ensemble. En tant que valeurs, ces droits fondamentaux garantissent au sous-système social la possibilité de fonctionner suivant ses propres critères journalistiques et de ne pas être instrumentalisé à  des fins extra-journalistiques[20]. La liberté ainsi comprise peut bien entendu être menacée non seulement de l’extérieur, mais également de l’intérieur même, autrement dit par l’ensemble des acteurs du monde médiatique, propriétaires, éditeurs ou journalistes. Si cela se produit, les dimensions juridiques subjective et objective d’un seul et même droit fondamental entrent en conflit l’une avec l’autre. La garantie juridique objective, qui protège la liberté du système médiatique dans son ensemble, justifie alors les limitations de la liberté subjective. Cet effet, conçu à  l’origine comme une protection institutionnelle du droit fondamental, serait considéré aujourd’hui comme une application de l’obligation de protection qui exige de l’État qu’il prenne des mesures afin de prévenir la destruction de la liberté par le titulaire du droit fondamental lui-même.

L’obligation de protection ne change donc rien au fait que le débiteur du droit fondamental soit l’État seul. Mais ce dernier ne remplit plus uniquement son obligation en évitant de restreindre lui-même les droits fondamentaux. Cela suffisait aussi longtemps que les dangers pour les libertés garanties par les droits fondamentaux ne semblaient pouvoir provenir que de l’État. Entre-temps il est pourtant devenu évident que ces libertés pouvaient également être menacées par la société, et parfois même plus gravement. Mais personne d’autre que l’État ne peut lutter efficacement contre ces menaces. Les droits fondamentaux exigent par conséquent de l’État non plus seulement qu’il ne fasse rien, mais également qu’il agisse. Il est donc investi d’un double rôle. D’une part, en raison de sa puissance, il représente depuis toujours un danger pour la liberté garantie constitutionnellement, ce danger étant limité grâce à  la dimension négative des droits fondamentaux. Mais, d’autre part, lui seul peut protéger la société face aux limitations des droits fondamentaux causées par des tiers. C’est ce à  quoi l’engage la dimension positive des droits fondamentaux. L’État est à  la fois l’ami et l’ennemi des droits fondamentaux.

Comme les menaces pour les libertés fondamentales émanant des acteurs privés résultent en règle générale elles-mêmes d’une activité protégée par les droits fondamentaux – la liberté de la science, la liberté professionnelle, le droit de propriété – la lutte contre ces menaces ne peut se passer d’une limitation des droits fondamentaux appartenant à  ceux qui les provoquent : la protection de la liberté des uns par la limitation de la liberté des autres. Ces deux positions juridiques opposées ne sont pas hiérarchisées entre elles, mais sont au contraire justifiées par des droits fondamentaux de même rang. Elles ne peuvent par conséquent être départagées que par le biais d’une mise en balance. La mise en balance, qui s’est déjà  imposée comme le paradigme de l’examen des atteintes aux droits fondamentaux grâce au développement du principe de proportionnalité, en devient également le moyen le plus important pour la résolution des conflits entre les droits fondamentaux. En ce sens, les droits fondamentaux demandent tout particulièrement à  être mis en balance. Ce n’est qu’après une mise en balance qu’il est possible de choisir entre les droits fondamentaux, de rang égal en théorie, et de dire lequel prendra le dessus dans le cas concret.

7. La protection des droits fondamentaux appliquée à  l’organisation et à  la procédure

Bien souvent, au regard de la transformation des missions de l’État, les moyens traditionnels de sauvegarde des droits fondamentaux ne suffisent plus. C’est particulièrement tangible dans les activités étatiques toujours plus nombreuses, qui poursuivent des objectifs de planification et de développement ou qui servent à  la prévention des risques. À la différence des missions traditionnelles de l’État consistant à  maintenir et à  rétablir l’ordre après un incident, qui sont de nature ponctuelle et rétroactive et dont le caractère proportionné peut être déterminé avec précision par le législateur, les nouvelles activités sont globales et prospectives. En raison de leur ouverture sur l’avenir, de leur sujétion aux circonstances et de leur dépendance à  l’égard des ressources, elles échappent à  la transposition normative dans le schéma si/alors. Ce schéma est remplacé par un programme finalisé qui assigne certains objectifs à  l’administration et qui, pour le reste, se contente d’indiquer les éléments dont il faut tenir compte lors de la mise en œuvre de ces objectifs. Mais à  l’intérieur de ce large cadre, les administrations décident elles-mêmes, étape après étape, de la procédure à  mettre en œuvre pour exécuter le programme.

Pour cette raison, savoir qu’il peut attaquer le résultat final d’une activité administrative comme la réhabilitation d’une ville, la construction d’un aéroport ou l’aménagement d’un site de stockage de déchets nucléaires, n’aide en rien l’individu affecté dans ses droits fondamentaux par de telles mesures. Car sa demande de protection juridictionnelle ne porte pas sur les décisions autonomes intermédiaires, bien qu’elles soient très souvent irréversibles, et elle intervient trop tard pour être efficace. La Cour constitutionnelle fédérale a donc décidé que dans de tels cas, la protection des droits fondamentaux doit être avancée dans le temps, afin qu’elle puisse être effective à  l’avenir[21]. C’est ainsi qu’est née la notion de protection des droits fondamentaux appliquée à  la procédure. Ce n’est pas seulement le résultat final de la procédure administrative qui est évalué au regard des droits fondamentaux. Au contraire, il faut que son déroulement lui-même soit organisé de telle manière qu’il soit possible d’invoquer effectivement des droits fondamentaux au cours de la procédure, la meilleure façon étant d’intégrer en son sein les personnes concernées et de prévoir un droit à  l’information et un droit de requête. De même, lorsque des droits fondamentaux sont reconnus au sein d’organisations complexes comme les stations de radiodiffusion, alors cette organisation doit être constituée de telle sorte que les demandes relatives aux droits fondamentaux aient des chances d’être examinées. Parallèlement à  la protection des droits fondamentaux appliquée à  la procédure, il existe donc une protection des droits fondamentaux appliquée à  l’organisation[22].

8. L’interprétation des droits fondamentaux particuliers

Toutes les innovations évoquées jusqu’à  présent ont permis, par le biais de l’interprétation, d’adapter les droits fondamentaux aux changements ayant affecté les conditions de réalisation de la liberté. Ces innovations concernent les droits fondamentaux dans leur globalité. Il n’a pas été question ici de l’évolution, du point de vue de l’interprétation, de chacun des droits fondamentaux pris isolément. Il serait possible de refaire la même présentation pour chaque droit fondamental. La formulation extrêmement ouverte du droit fondamental au libre épanouissement de la personnalité à  l’art. 2 al. 1 LF s’est avérée particulièrement féconde pour ce type d’interprétation. À plusieurs reprises, la Cour constitutionnelle fédérale s’en est servie pour étendre la protection des droits fondamentaux à  des domaines qui sont aussi importants que les droits protégés explicitement, en raison de leur signification dans la perspective de l’épanouissement de la personnalité des individus et du caractère libéral de l’ordre social dans son ensemble. Ce type d’interprétation vaut avant tout pour la protection de la vie privée et s’est exprimé de manière particulièrement visible à  deux occasions. Ces exemples constituent d’un point de vue formel une concrétisation de l’art. 2 al. 1, mais elles marquent d’un point de vue matériel la reconnaissance de nouveaux droits fondamentaux concernant des objets qui étaient encore inconnus lors de l’adoption de la Loi fondamentale : le droit à  l’autodétermination en matière d’information et le droit à  la confidentialité des systèmes de communication électroniques[23]. Toutes ces questions ne peuvent pas être traitées ici.

VI. La méthode d’interprétation des droits fondamentaux

Les différences avec les ordres constitutionnels allemands plus anciens sont évidentes. Les droits fondamentaux sont aujourd’hui omniprésents dans l’ordre juridique ainsi que dans la vie politique et sociale. C’eut été impossible sans la Cour constitutionnelle fédérale. Mais c’eut été tout aussi impossible si la Cour constitutionnelle avait continué d’appliquer l’arsenal méthodique d’antan. Car, là  encore, les différences sont considérables. Le positivisme juridique avait prédominé au sein de la doctrine publiciste ainsi que dans la pratique juridique sous le Reich. Il s’était maintenu sous la République de Weimar, bien que de manière plus controversée, mais il ne trouva plus d’écho après l’expérience du pouvoir national-socialiste. Certes, la norme de référence des décisions constitutionnelles est toujours recherchée dans le texte de la Constitution. Cependant, la Cour constitutionnelle fédérale a précisé que les dispositions applicables ne devaient pas être considérées isolément, mais qu’il fallait les interpréter au regard de l’ensemble de la Constitution. Loin d’une interprétation strictement littérale, les normes constitutionnelles sont conçues comme l’expression de valeurs. La tâche de l’interprétation constitutionnelle est alors de procurer aux valeurs positivées dans le texte, ainsi qu’à  la fonction qu’elles doivent remplir dans la société, la plus grande effectivité possible dans le segment de la réalité sociale auquel ces valeurs se réfèrent de manière prescriptive.

Ce postulat ne peut bien entendu se concrétiser sans une connaissance du réel. À côté du rapport aux valeurs, le rapport à  la réalité est donc une autre caractéristique de la méthode d’interprétation constitutionnelle. Il exige de la jurisprudence qu’elle pratique des analyses réalistes et l’ouvre en même temps aux apports des sciences connexes. Comme la réalité sociale à  laquelle se réfère les normes constitutionnelles est en perpétuelle évolution, seule une interprétation capable de traiter ces transformations est susceptible de garantir la pertinence de la Constitution au regard du présent. Pour cette raison, la Cour constitutionnelle fédérale examine de façon régulière les éventuelles modifications intervenues dans le champ d’application des normes. Car ces évolutions menaceraient de réduire la portée ou de remettre en question la fonction des normes, si celles-ci n’étaient pas adaptées aux situations nouvelles par le biais de l’interprétation. Cela implique également d’estimer les conséquences des différentes interprétations possibles sur la réalisation de l’objectif de la norme. Pour l’interprétation constitutionnelle, prendre en compte les conséquences de la norme est donc monnaie courante. La jurisprudence a permis de garder à  jour la Constitution et de faire en sorte, en même temps, qu’elle puisse être vécue encore et toujours comme la norme de référence. Elle a également renforcé l’autorité de la Cour constitutionnelle auprès du public, ce qui explique la grande bienveillance du monde politique à  son égard.

Dieter Grimm est professeur émérite de droit public à  l'Université Humboldt de Berlin. Il a été juge à  la Cour constitutionnelle fédérale d'Allemagne entre 1987 et 1999. Il est l'auteur notamment de Die Zukunft der Verfassung (Francfort, Suhrkamp, 1991, 3e éd. 2002), Verfassung. Zur Geschichte des Begriffs von der Antike bis zur Gegenwart (avec Heinz Mohnhaupt) (Berlin, Duncker & Humblot, 2e éd. 2002) et Die Verfassung und die Politik. Einsprüche in Störfällen (München, C.H. Beck, 2001).

(Texte traduit par Stéphane Schott, maître de conférences en droit public à  l'Université de Cergy-Pontoise)

Pour citer cet article :
Dieter Grimm «L’interprétation constitutionnelle. L’exemple du développement des droits fondamentaux par la Cour constitutionnelle fédérale », Jus Politicum, n° 6 [https://www.juspoliticum.com/article/L-interpretation-constitutionnelle-L-exemple-du-developpement-des-droits-fondamentaux-par-la-Cour-constitutionnelle-federale-383.html]