La Ve République, le referendum, et la démocratie plébiscitaire de Max Weber

Thèmes : Démocratie - Régimes politiques - Cinquième République - Président - Référendum

L’article part d’une interrogation sur la place du référendum d’initiative présidentielle dans l’économie générale de la Ve République. Mécanisme central d’installation d’une « démocratie plébiscitaire » par de Gaulle, au sens où l’entendait Weber dans ses écrits politiques et propositions pour l’Allemagne au sortir de la guerre, le référendum perd progressivement son utilité et son efficacité à  partir de 1962, selon une tendance qui s’accentue encore après 2002 et qui hypothèque aujourd’hui ses perspectives d’avenir. La marginalisation du référendum dans le régime ne suffit pas cependant à  remettre en cause la parenté de la Ve République avec la démocratie plébiscitaire webérienne, sur laquelle revient la deuxième partie de l’article. Cette parenté s’est renforcée avec l’élection directe du président et maintenue au regard des principales caractéristiques du modèle (charisme et puissance présidentielle). Si la tendance à  un affaiblissement ultérieur du parlement peut être vue comme l’aggravation d’une différence originelle, elle ne trahit pas l’esprit de la démocratie plébiscitaire, qui est la suprématie présidentielle. Pour autant, la domination du chef de l’exécutif sur les acteurs classiques de la démocratie représentative est peut-être en train de se dissoudre dans une certaine impuissance à  gouverner, peu conforme à  la « démocratie de leadership » qu’imaginait Weber. Ce constat vaut pour de nombreuses démocraties contemporaines, alors que la « présidentialisation » et la relation de plus en plus directe avec l’électorat semblent par ailleurs confirmer la prédiction de Weber d’une convergence vers le modèle de démocratie plébiscitaire.

The French Fifth Republic, the referendum and the plebiscitary democracy of Max Weber

The article begins by questioning the status of the presidential referendum in the general economy of the French Fifth Republic. Conceived as a central element for the installation of a “plebiscitary democracy” by de Gaulle, as Max Weber understood it in his political writing after WWI, the referendum has lost its purpose and efficiency after 1962, following a tendency that became even stronger after 2002 and that endangers its future. Yet this tendency does not necessarily affect the link between Weber’s model and the Fifth Republic. It has been reinforced by the direct election of the president and the conservation of its main characteristics (charisma and presidential power). If Parliamentary weakness does not seem to agree with the original model, it does not affect the spirit of plebiscitary democracy that lies in the presidential supremacy. Nonetheless, the domination of the Chief executive on the other actors of the Representative system seems to be more and more ineffective in terms of government, a far cry from the idea of leadership democracy. This situation can be observed in many contemporary democracies and seems to confirm Weber’s prediction of a convergence toward the plebiscitary democracy model..

Die französische Fünfte Republik, das Referendum und Max Webers plebiszitäre Demokratie

Das Referendum auf Initiative des Staatspräsidenten war ursprünglich ein zentrales Element des Verfassungssystems der französischen Fünften Republik und verhalf dem Ausbau einer ,,plebiszitäre Demokratie'' im Sinne von Max Weber. Doch hat das Referendum seit 1962 und zunehmend nach 2002 an Bedeutung verloren. Dennoch bleibt die Verwandtschaft zwischen der Fünften Republik und Webers ,,plebiszitärer Demokratie'' bestehen. Diese Verwandtschaft wurde durch die direkte Volkswahl des Staatspräsidenten verstärkt, und wird anhand der grundsätzlichen Merkmale des Modells (Charisma und präsidentielle Dominanz) erhalten. Die Schwächung des Parlaments bildet zwar einen wichtigen Unterschied zwischen dem weberschen Schema und seiner französischen Gestalt, ist jedoch mit der Hauptidee der plebiszitären Demokratie nicht unvereinbar. Die präsidentielle Dominanz in Frankreich ist aber vielleicht wegen der gubernativen Ohnmacht in einen Auflösungsprozess geraten, die sich von Webers Konzept der ,,Führerdemokratie'' entfernt.

La question de l’avenir du référendum présidentiel est un serpent de mer de la réflexion sur la Ve République depuis la fin de la période gaulliste, elle-même conclue par le référendum perdu par le général de Gaulle[1]. À l’origine d’une telle interrogation, il y a bien sûr la raréfaction de ce type de consultation, prévue aux articles 11 et 89 de la Constitution, même si l’on constate depuis la fin des années 1980 le retour à  une certaine fréquence et même régularité de son recours sur les questions qui traditionnellement ont constitué son objet : questions territoriales liées à  la décolonisation (1988), Europe (1992 et 2005), institutions (2000).

Les référendums depuis 1958 (France entière)

|Question |Date |Fondement |Champ d’application |Abs.

% Inscrits |Oui

% Exprimés |

|Constitution de la Ve République |28 sept. 1958 |Loi du 3 juin 1958 |Constit. |19.4 |82.6 |

|Autodétermination et organisation des pouvoirs publics en Algérie |8 jan. 1961 |Article 11

pouvoirs publics |Législatif |26.2 |75.0 |

|Indépendance de l’Algérie et pouvoirs législatifs extraordinaires (Accords d’Évian) |8 avr. 1962 |Article 11

pouvoirs publics |Législatif |24.7 |90.8 |

|Élection au suffrage universel direct du président de la République |28 oct. 1962 |Article 11

pouvoirs publics |Constit. |23.0 |62.3 |

|Réforme du Sénat et création des régions |27 avr. 1969 |Article 11

pouvoirs publics |Constit. |19.9 |47.6 |

|Élargissement du Marché Commun |23 avr. 1972 |Article 11

traités |Législatif |39.8 |68.3 |

|Auto-détermination de la Nouvelle-Calédonie (Accords de Matignon) |6 nov. 1988 |Article 11

pouvoirs publics |Législatif |63.1 |80.0 |

|Traité de Maastricht |20 sept. 1992 |Article 11

traités |Législatif |30.2 |51.0 |

|Réduction du mandat présidentiel à  cinq ans |24 sept. 2000 |Article 89 |Constit. |69.8 |73.0 |

|Traité constitutionnel européen |29 mai 2005 |Article 11

traités |Législatif |30.6 |45.3 |

Ceci ne signifie pas, notons bien, que la pratique du référendum d’initiative présidentielle, soit consolidée sur ces questions. Loin de là  : les traités européens d’Amsterdam, de Nice, et plus récemment encore de Lisbonne, n’ont pas été soumis au référendum. De même, à  l’exception de la réduction du mandat présidentiel, les révisions constitutionnelles adoptées au cours des vingt dernières années (dont certaines particulièrement importantes comme la décentralisation, le statut pénal du président de la République ou la charte de l’environnement) ont emprunté la voie parlementaire du Congrès. Pour autant, le référendum présidentiel n’est plus, comme on l’a cru un moment, en désuétude[2]. La raison principale de l’interrogation sur son avenir réside ainsi plutôt dans l’efficacité douteuse du procédé au regard de sa fonction principale sous la Ve République, à  savoir le renforcement de l’autorité et de la légitimité présidentielles. Déjà  en octobre 1962, le général de Gaulle avait trouvé que l’approbation populaire du changement du mode d’élection du président de la République n’avait pas été suffisamment massive pour constituer une victoire personnelle (pour la première fois elle passait en-dessous de la barre de la majorité absolue des inscrits). Les référendums suivants se sont révélés encore plus inaptes à  la réalisation de cet objectif, du fait de taux d’abstention très élevés (1972, 1988, 2000) ou de résultats très serrés (1992). Sans parler évidemment de l’échec pur et simple de la consultation (1969, 2005).

Devant un tel bilan, on peut douter de la motivation future des présidents français à  organiser des référendums. De fait, le dernier référendum a été dans une large mesure imposé par les circonstances au président Chirac[3]. Et l’on ne peut que constater les signes d’une hostilité de l’actuel président de la République au référendum. Certes, une telle hostilité n’est peut-être que passagère, liée au « traumatisme » de 2005, si l’on en croit l’orientation plutôt pro-référendaire de Nicolas Sarkozy dans les années qui ont précédé son élection : il fut en effet l’un des promoteurs de la soumission au vote populaire du traité constitutionnel européen[4], et faisait également figurer l’élargissement de l’initiative référendaire à  une minorité populaire dans son programme électoral[5]. Pour autant, certaines prises de position récentes du président de la République signifient clairement un refus du référendum. La décision de ne pas organiser de consultation sur le traité de Lisbonne, retirant en quelque sorte au peuple français un pouvoir de décision sur les institutions européennes que le précédent président lui avait donné, en est une indiscutablement. Le choix de ne pas retenir dans le projet de réforme de la Ve République du comité Balladur les propositions qui accroissaient les possibilités de référendum pour n’accepter que celles en restreignant l’usage, va également dans ce sens[6]. Enfin, la décision prise d’entrée de jeu de faire approuver la révision par le Congrès, plutôt que par un référendum, confirme ce tableau.

Afin d’apprécier correctement les perspectives du référendum d’initiative présidentielle en France, il convient toutefois de dépasser les considérations relatives aux inclinations ou au style des acteurs au profit d’une approche plus structurelle, mettant en évidence la place, présente et future, de ce type de référendum dans l’économie générale du régime depuis 1958. La thèse qui sera développée dans cet article est que le référendum d’initiative présidentielle a d’abord constitué un moyen de renforcement du pouvoir présidentiel ; il peut être vu comme le mécanisme central par lequel la Ve République naissante a parachevé une similarité frappante avec le modèle de « démocratie plébiscitaire » esquissé pour l’Allemagne par Max Weber dans ses écrits politiques de 1917-1919. Pour autant, il devient à  partir de 1962 à  la fois moins nécessaire et moins efficace pour affirmer la suprématie présidentielle, selon une tendance qui ne fera que s’accentuer après 2002 et hypothèque aujourd’hui ses perspectives d’avenir (1e partie). La marginalisation du référendum dans le régime ne suffit pas cependant à  remettre en cause la parenté de la Ve République avec le modèle webérien, qui s’est renforcée avec l’élection directe du président et maintenue au regard des principales caractéristiques de ce modèle (charisme et puissance présidentielle), même si la domination du chef de l’exécutif dans les institutions et vis-à -vis de l’électorat est peut-être aujourd’hui en train de se dissoudre dans une certaine impuissance à  gouverner, peu conforme à  la « démocratie de leadership » qu’imaginait Weber (2e partie).

I. LE RÉFÉRENDUM, MÉCANISME CENTRAL D’INSTALLATION D’UNE DÉMOCRATIE PLÉBISCITAIRE PAR DE GAULLE

§ 1.- La Ve République naissante et le modèle webérien

La démocratie plébiscitaire dans les écrits de Max Weber

Le premier à  avoir effectué un rapprochement entre le modèle webérien de démocratie plébiscitaire et le régime instauré par de Gaulle en 1958 est sans doute Wolfgang Mommsen, principal historien de la pensée politique de Max Weber, qui consacre quelques paragraphes à  ce rapprochement dans la première édition de Max Weber et la politique allemande (1959), pour y revenir dans la deuxième édition de cet ouvrage (1974) en tenant compte de la modification importante introduite par la réforme de 1962 et du recul des ans[7]. Chez les auteurs français, la référence à  la démocratie plébiscitaire sera courante, notamment aux débuts de la Ve République. Ainsi Raymond Aron, pour ne citer que lui, décrira-t-il la démocratie appelée de ses vœux par Weber comme un régime doté d’un

« chef charismatique élu au suffrage universel, qui prend seul les grandes décisions, responsable devant sa conscience ou devant l’histoire, tel que les despotes l’ont caricaturé entre les deux guerres, tel que le président de la République française l’incarne depuis 1959 »[8].

Cette référence au modèle webérien dépassera cependant rarement la simple allusion, à  quelques exceptions près. L’une d’elles est l’intéressante mais brève analyse consacrée par Robert Harmsen à  la comparaison Weber/de Gaulle, et à  la manière dont les premières années de la Ve République illustrent le phénomène du charisme et de sa « routinisation »[9]. Ou plus récemment, Philippe Raynaud est revenu dans un article sur la parenté entre les deux régimes, tout en soulignant les limites d’un tel rapprochement[10]. Mais il n’existe à  ce jour aucune analyse approfondie de la Ve République, naissante et encore moins sur le long terme, au regard des catégories webériennes de la démocratie plébiscitaire. S’il faut certainement trouver une explication à  ce fait dans l’embarras suscité par ce régime, parfois soupçonné, via la Constitution de Weimar, d’avoir manqué d’anticorps contre sa propre caricature (ci-dessus évoquée par Raymond Aron)[11], une autre raison nous semble résider dans la difficulté à  cerner précisément le modèle webérien, qui apparaît sous des jours assez différents selon que l’on se réfère aux écrits politiques des années 1917-1919, liés à  l’actualité allemande, ou aux textes sociologiques, de la même période ou postérieurs, dans lesquels il est évoqué. Seulement dans ces textes, en l’occurrence dans la première partie d’Économie et Société, consacrée aux concepts de la sociologie, Weber traite explicitement de la « démocratie plébiscitaire » et fournit un véritable effort de définition[12]. Régime de concentration des pouvoirs entre les mains d’un chef charismatique élu ou plébiscité par le peuple, la démocratie plébiscitaire est également un régime de transition. D’abord de l’autoritarisme à  la démocratie. Weber la présente d’entrée de jeu comme une forme de domination charismatique anti-autoritaire[13]. Mais la suite de ses propos fait nettement apparaître combien sa composante démocratique reste embryonnaire, voire de pure apparence :

« La « démocratie plébiscitaire » - principal type de démocratie dirigée par des chefs – est, sous son aspect authentique, une espèce de domination charismatique qui se cache sous la forme d’une légitimité issue de la volonté de ceux qui sont dominés et qui n’existe que par elle. »[14]

Les exemples historiques donnés par Weber relèvent ainsi plutôt du genre « bonapartiste ». Il évoque « les deux Napoléons » et autres « dictateurs des révolutions antiques et modernes », à  commencer par les « tyrans et démagogues grecs», qui ont cherché à  légitimer leur domination « dans la reconnaissance plébiscitaire du peuple souverain ». Ensuite, la démocratie plébiscitaire est un régime de transition de la domination charismatique vers les autres formes de domination. Si elle « ignore aussi bien la légitimité traditionnelle que la légalité formelle », elle tend en effet à  évoluer dans cette direction, selon le processus qualifié par Weber de « routinisation du charisme »[15]. Enfin, la démocratie plébiscitaire est un régime de transition révolutionnaire (une « dictature révolutionnaire plébiscitaire»), qui opère dans les moments de crise, comme accoucheur du changement. Au total, la démocratie plébiscitaire apparaît donc dans Économie et Société comme une sorte de régime transitoire, emprunt d’exceptionnalité et d’extraordinaire, et dont les exemples, essentiellement tirés du passé, précèdent l’ère de la démocratie de masse - ou d’une certaine façon y introduisent. Une allusion à  son caractère contemporain n’y est repérable qu’à  propos de sa capacité à  représenter un correctif aux tendances bureaucratiques des sociétés modernes, par le biais d’un charisme réintroducteur d’impulsion politique :

« C’est ici aussi que se trouve, à  l’époque moderne, la limite de la rationalité de cette administration, qui n’a pas toujours donné, même en Amérique, tout ce qu’on en attendait. »[16]

Différemment, la démocratie plébiscitaire des écrits politiques de la fin de la guerre et de l’immédiat après-guerre[17] est un régime caractéristique du suffrage universel et des partis modernes, en qui Weber voit « la seule forme viable que puisse recouvrir la démocratie dans les sociétés de masse industrialisées » et le futur de ces sociétés[18]. Ce régime lui apparaît en fait étroitement lié à  la démocratisation. L’expansion de la bureaucratie, qui impose le recours à  des leaders charismatiques, seuls aptes à  contrôler les fonctionnaires et empêcher qu’ils ne s’emparent de la politique, est d’après lui en effet une conséquence (en partie) de la demande d’intervention gouvernementale accrue accompagnant l’entrée des masses en politique[19]. Tandis que la personnalisation de la politique est un sous-produit du suffrage universel[20]. Régime du charisme routinisé, sensiblement plus engagé dans la voie démocratique et légale-rationnelle que le modèle décrit dans Économie et Société, cette démocratie plébiscitaire « moderne » conserve certains traits de la domination charismatique qui échappent à  l’institutionnalisation. Weber l’évoque dans des pages au statut parfois considéré comme « problématique », mais dont on s’accorde généralement à  reconnaître la portée large[21]. Parce qu’il concerne les démocraties modernes, c’est à  ce modèle des écrits politiques que nous nous réfèrerons dans cet article, au prix d’un effort de reconstruction de ses contours[22], tant du point de vue de ses caractéristiques générales que des mécanismes institutionnels permettant de le réaliser avancés par Weber dans ses propositions pour l’Allemagne.

Du régime anglais à  la démocratie plébiscitaire

Le mécanisme central de la démocratie plébiscitaire, dont Weber souligne dans Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée qu’il est ce qui la distingue du régime parlementaire, est l’élection directe du chef de l’exécutif, qui offre d’après lui la meilleure garantie d’accession au pouvoir d’un leader charismatique. Pour autant, le régime parlementaire n’est pas incompatible avec l’existence de traits charismatiques-plébiscitaires, comme en témoigne le cas de l’Angleterre, modèle dans lequel Weber puise son inspiration pour l’Allemagne dans ce texte. Jusqu’à  la fin de la guerre, Weber se fait ainsi le chantre d’un régime parlementaire « à  l’anglaise ». Le renforcement du parlement allemand qu’il appelle de ses vœux s’analyse en dernier ressort comme la conséquence du primat attribué à  la politique extérieure et au contrôle de la bureaucratie. D’après Weber, seul un peuple libre, dégagé de l’autoritarisme, peut prétendre dicter sa loi aux autres peuples. La responsabilité du gouvernement devant le parlement devait également permettre d’imposer des limites au gouvernement personnel de l’empereur, auquel il reprochait les errements de la politique extérieure allemande. Enfin et surtout, un parlement qui serait, conformément à  la doctrine parlementaire, le lieu de recrutement des membres du gouvernement, devait permettre l’arrivée au pouvoir de personnalités charismatiques, en d’autres termes, d’individus ayant l’envergure requise pour mener une politique extérieure de puissance sur la scène internationale et, plus généralement, pour s’imposer face à  la bureaucratie, dont il déplorait la mainmise sur les politiques publiques en Allemagne[23]. Comme il l’explique dans Parlement et gouvernement…, un parlement élu au suffrage universel[24] constitue en effet l’arène privilégiée d’émergence de « vrais » leaders. La vertu principale du suffrage universel réside moins à  ses yeux dans la souveraineté populaire, qu’il ne croit ni réalisable ni souhaitable[25], que dans sa capacité à  générer une nouvelle élite plus propre à  l’exercice du pouvoir[26]. Weber tenait donc particulièrement à  l’abolition de la règle d’incompatibilité entre les fonctions de parlementaire et de ministre, inscrite dans la Constitution bismarckienne. Cette règle dissuadait les parlementaires de viser une carrière gouvernementale, laissant le champ libre aux bureaucrates. Plus insidieusement, elle empêchait les parlementaires d’acquérir la formation et l’expérience indispensables à  l’exercice de fonctions ministérielles, dès lors que le parlement ne servait pas de terrain d’entraînement à  de telles responsabilités. À cette fonction de recrutement politique dévolue au parlement, Weber ajoutait celle de contrôle de l’administration, qui devait être garantie par l’octroi de moyens adéquats. Ce parlement renforcé était donc conçu par Weber comme une machine anti-bureaucratique par excellence, un moyen de réintroduire la politique, la « grande politique », dans le système de gouvernement allemand. Ce qui ne signifie pas, notons-le, qu’il ait été conçu comme devant exercer un véritable rôle législatif, tâche que Weber réservait plutôt aux leaders, c’est-à -dire à  l’exécutif[27].

Au lendemain de la défaite, Weber ne croit plus cependant au parlementarisme comme solution politique et institutionnelle pour l’Allemagne. Alors que la reconstruction nationale impose plus que jamais l’action d’un grand leader, le parlement allemand ne lui paraît plus apte à  remplir correctement sa fonction de recrutement politique. On citera ici Beetham :

« On ne peut qu’être frappé à  la lecture des écrits de Weber de cette période par sa totale désillusion à  l’égard du régime parlementaire. Même un parlement à  pouvoirs forts, tel qu’il l’avait recommandé avec insistance auparavant, lui paraît dorénavant inapte à  produire un leadership politique, et voué à  répéter les défauts des assemblées « non politiques » de l’ère précédente – en particulier les pratiques de compromis et de marchandages entre partis. Étant donné la composition sociale de l’Allemagne, Weber était convaincu qu’il n’y aurait que des partis minoritaires, aucun ne réussissant à  obtenir une claire majorité. En pratique cela signifiait qu’un leader politique dépendant du parlement serait une créature de compromis entre les partis, incapable d’occuper une position indépendante au-dessus d’eux »[28].

Pour sortir de cette démocratie « sans chef », en proie au jeu des partis, et alors que la République s’impose en Allemagne, Weber préconise dans ses écrits de fin 1918/début 1919 l’élection au suffrage universel direct du président de la république. Celle-ci lui paraît désormais indispensable pour faire accéder au pouvoir une personnalité ayant l’envergure requise. En outre, elle devait placer le chef de l’exécutif dans une position renforcée par rapport au parlement, en lui octroyant une légitimité « révolutionnaire » :

« Un président du Reich s’appuyant sur la légitimité révolutionnaire d’une élection populaire, faisant donc face aux institutions du Reich en vertu d’un droit propre, aurait une autorité incomparablement plus grande qu’un président élu par le parlement »[29].

Afin d’assurer les conditions de la suprématie du président sur le parlement, Weber va aussi concevoir un président irresponsable, seul le gouvernement étant responsable devant le parlement. S’il pense d’abord à  une responsabilité du président devant le peuple, par le biais d’un référendum de recall à  l’initiative, majoritaire, du parlement, cette possibilité n’apparaît que dans les écrits de novembre-décembre 1918, pour contrebalancer un mandat qu’il souhaite alors « le plus long possible », afin de mieux asseoir le pouvoir du président. Weber se fait ensuite plus discret sur ce sujet et la possibilité de révocation populaire du président ne sera plus mentionnée dans Le Président du Reich[30] . La suprématie du président sur le parlement devait par ailleurs être assurée par des moyens tels que le veto suspensif, le droit de dissolution et le référendum. Dans Le métier et la vocation d’homme politique, Weber insistera enfin sur l’importance de partis forts, organisés (et non de simples « guildes de notables » comme en Allemagne), aptes à  dégager des candidatures charismatiques et à  constituer des « machines » au service du candidat, puis du président élu. Ainsi devaient se trouver mises en place les conditions d’un système politique pouvant être ramené aux traits suivants : un président charismatique, initiateur des grandes lignes politiques et dominant vis-à -vis du parlement, lequel garde cependant une fonction de contrôle importante ; élu au suffrage universel direct, ce président ne rend de comptes qu’au peuple et s’appuie au besoin sur ce dernier pour imposer son projet ; des partis forts et organisés, qui servent comme instruments de mobilisation des masses et relais du pouvoir présidentiel. On a certes pu s’interroger sur la teneur libérale-démocratique d’un tel régime, au-delà  de l’affirmation de Weber, dans la conclusion du Président du Reich, selon laquelle son président élu du peuple et doté de pouvoirs forts « est le sûr garant d’une vraie démocratie »[31]. Pourtant, comme l’a rappelé récemment Philippe Raynaud, la démocratie plébiscitaire des articles politiques est un régime dans lequel « le principe de légalité devait continuer de limiter le pouvoir du leader charismatique »[32]. La « potence et le gibet », tel est le sort que Weber semble réserver à  un président qui s’aviserait de « toucher aux lois ou de gouverner en autocrate »[33]. Bien que le souci principal de Weber fut de dégager un leadership capable de s’imposer face au parlement et à  la bureaucratie, le système qu’il imaginait pour l’Allemagne dans ses derniers écrits n’était pas non plus exempt de contre-pouvoirs. Le président lui-même était conçu comme un contrepoids vis-à -vis de la chambre des régions et d’un Reichstag en proie aux jeux de la proportionnelle. Si la possibilité du recall semble abandonnée, la division au sein de l’exécutif et la responsabilité du gouvernement devant le parlement devaient empêcher le président de concentrer tous les pouvoirs[34]. Bien que dépourvu de véritable rôle législatif autonome, le parlement restait un organe de contrôle important et voyait ses compétences renforcées par rapport au parlement monarchique. Au-delà , des partis rationnellement organisés devaient servir de garde-fous contre les débordements émotionnels, propices à  l’élection de leaders autoritaires, qui accompagnent le phénomène charismatique. En définitive, la démocratie plébiscitaire des derniers écrits politiques, malgré le contexte particulier et la nature engagée de ces écrits[35], reflète bien le Weber, ni vrai libéral ni vrai démocrate, mais ni anti-libéral ni anti-démocrate, qui ressort de l’ensemble de son œuvre et de ses prises de positions[36]. Pour autant, Weber a sans doute négligé le risque de dérive autoritaire du régime qu’il prônait, au point que Mommsen a pu poser, à  la fin des années cinquante, la question iconoclaste de sa co-responsabilité intellectuelle dans la dynamique qui a conduit la République de Weimar, dont la figure du président était fortement inspirée de ses thèses, au régime nazi[37].

La Ve République, réincarnation historique du modèle webérien

Le modèle webérien, qui réalise une sorte de conciliation entre parlementarisme et « plébiscitarisme », et passera à  la postérité sous le nom de « démocratie plébiscitaire », connaîtra en effet une application immédiate avec la Constitution de Weimar[38]. Mais si l’existence du régime de Weimar fut brève, précisément, selon une doctrine constitutionnelle de l’après-guerre, à  cause de son caractère « hybride »[39], tel n’est pas le cas de la Ve République, véritable réincarnation à  distance du modèle webérien, « plus proche de sa véritable inspiration que la République de Weimar » d’après Raynaud[40]. Cette parenté prend tout son sens à  la lumière du rapprochement entre la désillusion de Weber à  l’égard du parlement allemand, qu’il voit irrémédiablement comme un lieu de luttes stériles entre factions, et la condamnation par le général de Gaulle du jeu parlementaire de la IVe République, en 1946 déjà , mais a fortiori en 1958 devant l’impuissance du régime à  résoudre la crise coloniale. Si la Ve République entretient dans sa phase initiale une ressemblance frappante avec le modèle conçu par Weber pour l’Allemagne 40 ans plus tôt, c’est donc parce que les deux régimes répondaient, dans l’esprit des deux hommes à  des préoccupations voisines d’affirmation de la grandeur nationale et de l’autorité de l’État, supposant une direction politique forte que le parlement ne leur semblait apte ni à  produire ni à  consentir – même si Weber continuait à  souhaiter un renforcement du parlement allemand tandis que de Gaulle, qui partait d’une situation différente, voulait au contraire réduire le pouvoir des chambres[41]. On peut prolonger ce rapprochement en citant Harmsen, d’après qui chez Weber le « législateur métapolitique joue un role analogue à  celui tenu par l’homme de caractère gaullien »[42]. La Ve République à  ses débuts peut ainsi être ramenée au schéma suivant : un leader charismatique, archétypal s’il en est, doté d’une forte détermination à  gouverner, ce qu’il fait, moins en vertu il est vrai des pouvoirs formels que lui assigne la Constitution que du rôle que paraît alors lui attribuer l’histoire. La Constitution pose en revanche explicitement les conditions permettant au président d’échapper à  la contrainte parlementaire, qui semblent calquées sur le modèle webérien de démocratie plébiscitaire, et dont la portée s’avère décisive dès lors que le président gouverne effectivement : l’irresponsabilité présidentielle d’une part, seul le gouvernement étant responsable devant le parlement ; le veto suspensif (art. 10), d’autre part, et surtout l’appel au peuple, avec la dissolution anticipée (art. 12) et le référendum. Ainsi l’article 89 autorise-t-il le président à  soumettre au peuple une révision constitutionnelle préalablement votée par les deux chambres (procédure alternative à  l’adoption définitive du texte par le Congrès), tandis que l’article 11 va jusqu’à  lui permettre de se passer de l’approbation parlementaire, en organisant un référendum sur un projet de loi[43].

Souligner la profonde similarité entre le système imaginé par Weber pour Weimar et celui de la Ve République naissante ne dispense pas pour autant de noter deux différences importantes, déjà  relevées par Mommsen à  l’époque, et dont l’une a tendu à  s’aggraver avec le temps, tandis que l’autre a été éliminée en 1962[44]. La première différence réside dans une limitation de l’influence du parlement allant probablement au-delà  de ce que Weber souhaitait, par l’effet des mécanismes de rationalisation et, surtout, de l’incompatibilité des fonctions de parlementaire et de ministre, à  laquelle Weber est resté jusqu’au bout opposé. Cette incompatibilité, voulue par de Gaulle, officiellement pour réduire l’instabilité ministérielle mais en réalité pour éloigner les ministres du monde parlementaire, est à  l’origine, dès 1958, d’une présence considérable de hauts-fonctionnaires dans le gouvernement, non démentie par la suite, et qui constituera l’un des traits distinctifs de la Ve République (même si le passage par le parlement de beaucoup de hauts fonctionnaires a ensuite brouillé les cartes). Le redimensionnement excessif du parlement constitue un aspect de la Ve République qui la distingue dès le départ du modèle webérien de démocratie plébiscitaire, même si la différence de contexte, évoquée plus haut, ne permet pas d’y relever une véritable différence de conception entre les deux hommes On reviendra plus loin sur ce point.

Le référendum présidentiel, substitut de l’élection directe

La seconde différence, plus importante, est l’absence d’élection directe du président de la République, essentielle dans le dispositif webérien, on l’a vu, à  la fois pour sélectionner un certain type de leader et pour asseoir sa suprématie. C’est là  que le référendum va intervenir, comme une sorte de mécanisme compensatoire. En d’autres termes, le référendum va servir dans les premières années du régime de substitut à  l’élection directe du président[45]. Si les quatre référendums tenus de 1958 à  1962 ont indiscutablement constitué un recours minoritaire du président face à  un parlement hostile[46], assumant la fonction de contournement du parlement que Weber avait conçue pour cette arme présidentielle dans son modèle pour l’Allemagne, ils n’en ont pas moins servi également en effet à  créer un lien direct entre le président et le peuple. Ainsi à  chaque fois de Gaulle pose-t-il explicitement la question de confiance, et menace de se retirer s’il est désavoué. Cette captation personnelle du référendum, souvent qualifiée de « plébiscitaire », vise à  accroître par un vote populaire, que le dispositif de la Ve République ne prévoit pas encore, la légitimité du chef de l’État à  se placer au centre des institutions et à  agir en président-gouvernant – ce que l’on a appelé la « présidentialisation » du régime[47].

§2.- Après 1962 : le référendum devient moins nécessaire et moins efficace pour affirmer la suprématie présidentielle

Le référendum présidentiel assume ainsi dans la première phase de la Ve République une fonction de légitimation du président de la République et d’arme minoritaire en cas de désaccord avec le parlement. Pour une variété de raisons, dont la plus importante est l’introduction de l’élection au suffrage universel direct du président de la République et les conséquences que cette élection entraînera, il va cependant s’avérer moins nécessaire et moins apte à  la réalisation de ces deux objectifs à  partir de 1962[48].

Moins nécessaire

La réforme de 1962, elle-même adoptée grâce au référendum, rend caduque la fonction assumée jusque-là  par ce dernier de substitut à  l’élection directe du président. Celui-ci puise désormais sa légitimité dans cette élection. Pour autant, la fonction de légitimation du référendum ne disparaît pas complètement. Moins nécessaire, le référendum n’en devient pas totalement inutile. Il va souvent faire office, après 1962, d’instrument de ressourcement périodique et de renforcement d’un président en mal de légitimité. En fait, il continue dans une certaine mesure à  servir de substitut à  l’élection directe, en jouant le rôle d’une sorte d’ « élection de mi-mandat », rendue nécessaire par la longueur du septennat[49].

La bipolarisation et l’avènement de majorités présidentielles à  partir de 1962, selon un processus initié par les référendums de 1961 et 1962 et renforcé par l’introduction de l’élection directe, va aussi rendre le référendum moins nécessaire comme arme minoritaire du président[50]. Certes, le « présidentialisme majoritaire »[51] est loin de caractériser toute la période. Il alterne avec des phases durant lesquelles le président est, de façon plus ou moins prononcée, en situation minoritaire. Ainsi durant le septennat giscardien et les deux premières années de la présidence Chirac, le président de la République est « minoritaire dans la majorité ». Potentiellement utile dans de telles circonstances pour imposer la volonté présidentielle à  une majorité peu disciplinée, le référendum n’en est pas moins politiquement difficile et risque d’aggraver les difficultés entre le président et cette dernière. De fait Valéry Giscard d’Estaing ne l’utilisera pas, peut-être aussi pour des raisons de style personnel. Jacques Chirac non plus, qui préfèrera tenter de soigner le mal à  la racine en activant l’autre moyen de l’appel au peuple prévu par la Constitution, la dissolution, avec le succès que l’on sait. De même de 1988 à  1993, le président ne dispose-t-il que d’une majorité relative au parlement, et l’on peut s’étonner de ce qu’il n’y ait pas eu à  proprement parler de référendum « minoritaire » durant cette période. Sauf à  considérer que le référendum sur la Nouvelle-Calédonie, qui a surtout résulté d’une promesse faite par le premier ministre Michel Rocard au leader kanak Jean-Marie Tjibaou[52], présentait aussi l’avantage de permettre une approbation plus aisée des « Accords de Matignon », loin de faire l’unanimité à  droite. Enfin, et surtout, les trois périodes de cohabitation ont représenté les exceptions les plus notables au présidentialisme majoritaire. Mais en l’espèce le référendum peut difficilement ici constituer une arme minoritaire du président, l’article 11 imposant qu’il soit proposé au président par le gouvernement ou la majorité dans les deux assemblées. Structurellement requis pour avancer les projets présidentiels, le référendum n’en est donc pas moins impossible. L’article 89 ne permet pas non plus au président de la République de recourir au référendum pour imposer une révision puisqu’il ne peut décider de son usage que dans le cas d’une révision initiée conjointement par lui-même et le premier ministre, et votée par le parlement. En revanche, le référendum peut, dans le cadre de cet article, servir d’arme minoritaire au président pour empêcher une révision d’être définitivement adoptée par les chambres, dans l’hypothèse où il n’aurait pu, politiquement parlant, s’opposer à  une proposition de révision faite par un premier ministre de cohabitation et adoptée par les deux chambres. C’est un peu ce qui s’est passé avec le quinquennat, s’agissant d’une réforme plus imposée au président par son premier ministre que voulue par lui. On a pu interpréter la décision du président de recourir au référendum comme une manière de reprendre l’initiative sur son premier ministre. Mais il n’est pas impossible de voir aussi dans ce choix du référendum un recours (voilé) du président de la République, qui n’aurait pas été fâché que la réforme échoue.

Moins efficace

Comme il a été souligné en introduction, après la consultation d’octobre 1962 tous les référendums tendent à  avoir un « effet boomerang » sur leurs initiateurs, soit du fait de leur résultat, négatif ou trop serré, soit du fait d’une participation trop basse. Plusieurs raisons concourent à  expliquer ce phénomène. La première est le caractère moins contrôlé du référendum, qui entraîne une plus grande imprévisibilité du résultat et de la participation. Cette « émancipation » du référendum résulte essentiellement de deux facteurs : une certaine démocratisation de sa pratique, d’abord, qui se manifeste notamment au niveau des campagnes référendaires, avec la réduction de la propagande gouvernementale au travers des médias radio-télévisés et l’amélioration de l’équité entre les partis[53] ; la progressive apparition d’un électeur plus autonome, ensuite, selon un phénomène vérifié dans la plupart des démocraties, qui se traduit par une influence moindre des consignes partisanes sur le vote. Une seconde raison est la « déplébiscitarisation » du référendum après de Gaulle. Les successeurs du fondateur de la Ve République cessent en effet d’assortir le référendum d’une question de confiance et d’une mise en jeu de leur responsabilité. François Mitterrand en 1992, imité par Jacques Chirac en 2005, déclarera même explicitement qu’il ne démissionnerait pas si le « non » l’emportait. Cela ne signifie pas que le président renonce à  utiliser le référendum à  des fins de renforcement de son pouvoir personnel. Mais au moins ne détourne-t-il plus ouvertement son objet vers sa personne. Ce désengagement personnel du président a il est vrai des effets ambigus. D’un côté, il diminue la propension des votants à  exprimer un vote sur sa personne[54], ce qui le rend moins exposé en cas de victoire du « non » ou trop courte du « oui ». Mais, en tant qu’initiateur du référendum et, le plus souvent, du projet de loi soumis au vote, le président reste, qu’il le veuille ou non, affecté par l’issue du vote. Or, d’un autre côté, la « déplébiscitarisation » joue à  la fois contre la participation et contre le « oui ». Contre la participation, car sans leur dimension de remise en cause ou de confirmation du pouvoir présidentiel, les questions soumises au peuple sont souvent peu mobilisatrices. Contre le « oui » car dès lors que l’échec du référendum n’est plus susceptible d’entraîner la démission du président - menace dont de Gaulle savait si bien jouer pour arracher la victoire (« moi ou le chaos ») - voter « non » devient un acte gratuit. Pour les insatisfaits de l’action présidentielle, le référendum apparaît comme l’occasion de donner un simple avertissement au pouvoir, sans conséquences déstabilisatrices excessives. La « déplébiscitarisation » du référendum favorise ainsi le vote contre, ou protestataire. Cela a été particulièrement avéré au dernier référendum[55]. Et le « non » a d’autant plus de chances de l’emporter, ou le « oui » d’être très faible, que, comme le montrent les sondages d’opinion (Baromètre TNS Sofres/Figaro-Magazine), la popularité présidentielle se dégrade rapidement à  partir du premier septennat mitterrandien, passant au-dessous de la barre des 50% de satisfaits dans un délai de plus en plus court après l’élection. Ce déficit de popularité des présidents constitue ainsi une autre raison de la perte d’efficacité des référendums sous la Ve République, qui va rendre les présidents beaucoup plus hésitants à  recourir au procédé et encore plus à  engager leur responsabilité[56]. Une dernière raison, enfin, réside dans la majoritarisation de la vie politique, évoquée précédemment, qui rend le référendum moins souvent nécessaire, mais aussi plus difficile à  gagner. Enfermé dans les limites de sa majorité, le président français peine désormais à  interpréter le rôle de rassembleur dans lequel de Gaulle excellait, de par son charisme personnel, assurément, mais aussi par défaut, faute de pouvoir s’incarner dans une majorité au parlement.

§3.- Depuis 2002 : la marginalisation ultérieure du référendum dans le régime

Deux phénomènes contribuent à  accentuer encore dans la période récente la perte d’utilité et d’efficacité du référendum présidentiel amorcée après 1962. Il s’agit, d’une part, de la révision constitutionnelle adoptée en 2000 portant réduction du mandat présidentiel à  cinq ans, assortie de l’inversion du calendrier électoral de 2002 (anticipation de la présidentielle par rapport aux législatives[57]) ; d’autre part, de l’onde de choc provoquée par le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, avec l’éviction du candidat socialiste et le duel au deuxième tour entre le président sortant et le candidat d’extrême-droite. On reprendra la même exposition que précédemment.

Moins nécessaire

On a vu plus haut que l’introduction de l’élection directe avait fortement redimensionné l’utilité du référendum comme instrument de légitimation du président de la République, sans pour autant la faire disparaître complètement compte tenu de la longueur du mandat présidentiel. En réduisant ce dernier à  cinq ans, la réforme de 2000 poursuit donc ce que la réforme de 1962 avait commencé, à  savoir la marginalisation de la fonction légitimante, ou relégitimante, du référendum. Il convient cependant de rester prudent : cinq ans, cela reste beaucoup moins qu’il n’en faut pour perdre le soutien populaire, comme en témoigne la courbe de popularité présidentielle, d’autant que, on va le voir, les réformes de 2000 ont conduit à  une surexposition du président de la République. Il reste que la réduction de la durée du mandat présidentiel agit bien dans le sens d’une baisse d’utilité du référendum, que celle-ci soit ou non compensée par d’autres facteurs jouant en sens contraire.

De même après 2002, la présidentialisation renforcée de la majorité, d’une part, et l’évolution de la bipolarisation vers le bipartisme, d’autre part, accentuent le déclin de la fonction minoritaire du référendum entamé avec l’avènement du présidentialisme majoritaire. On peut bien sûr discuter de la profondeur de ces deux phénomènes et de leurs chances de perdurer, compte tenu notamment de la réforme des institutions votée en 2008, censée renforcer le poids du parlement (voir plus loin). Pour l’heure, une certaine accentuation de la présidentialisation de la majorité semble bien cependant constituer un effet des réformes de 2000, avec le quinquennat, qui permet la concomitance des mandats présidentiel et parlementaire, mais aussi l’inversion du calendrier électoral de 2002[58]: la tenue de l’élection législative dans la foulée de l’élection présidentielle permet en effet un véritable phagocytage de la première par la seconde, qui signifie concrètement que la campagne des partis et candidats d’obédience présidentielle est un simple prolongement de celle du président à  peine élu, et que les nouveaux parlementaires doivent principalement leur élection à  la dynamique créée par ce dernier. Cela garantit évidemment au président un ascendant puissant sur sa majorité, et, par là , une sécurité majoritaire pour ses projets de loi. Cette situation a certes des précédents avant 2002, notamment en 1981 et 1988[59], mais elle a désormais de fortes chances d’être systématique. La « bipartinisation » du système de partis français a connu quant à  elle une avancée décisive avec l’élection présidentielle de 2002, même si on peut aussi en repérer l’avancée sur le long terme, avec la domination croissante du PS sur la gauche et du RPR sur la droite, ainsi que la présidentialisation de ces deux partis[60]. Le « choc » de l’élimination de Lionel Jospin au 1er tour, au profit du leader du Front National, a en effet suscité chez les électeurs un réflexe de regroupement derrière les deux grands partis aux législatives du mois suivant. À cela il faut ajouter bien sûr la création entre les deux tours de l’élection présidentielle d’un parti unifié à  droite, l’UMP, facilitée elle aussi par le climat de « rassemblement » et rendue possible par le mauvais score du candidat de l’UDF au 1er tour. La séquence électorale de 2002 a donc inversé la tendance amorcée dans les années 1990 à  la fragmentation du système partisan et la remise en cause du système d’alliance, qui s’était traduite par un émiettement des candidatures au premier tour des présidentielles. Les élections de 2007 ont quant à  elles confirmé la dynamique bipartisane[61], qui favorise la domination du président sur le parlement, puisque la majorité présidentielle équivaut désormais au parti présidentiel.

Moins efficace

Après 2002, les risques d’échec du référendum sont encore accrus par l’avènement d’un autre facteur, à  savoir la montée en première ligne du président de la République, à  une place qui tendait auparavant à  être celle du premier ministre[62]. Cet effet de la présidentialisation renforcée de la majorité n’est certes ni immédiat ni automatique : ainsi le président réélu en 2002 adoptera-t-il une posture classique de retrait derrière son premier ministre durant son second mandat. Ici comme ailleurs, les comportements individuels ont leur part, et il est indéniable que Jacques Chirac aura été jusqu’au bout un président « traditionnel ». Le nouveau président élu en 2007 tire parti en revanche des potentialités créées par les réformes de 2000, et se revendique haut et fort comme le chef de la majorité, voire le seul chef à  bord. Une telle situation ne peut qu’influer négativement lors d’un éventuel référendum présidentiel : parce qu’elle tend à  « re-plébiscitariser » le référendum par le bas, c’est-à -dire au niveau des motivations de vote, la propension à  voter pour ou contre l’initiateur du référendum ne pouvant qu’être renforcée si celui-ci est l’unique protagoniste de l’action gouvernementale ; et aussi parce qu’en agissant ainsi le président risque d’aller encore plus facilement et plus rapidement à  l’encontre d’un jugement négatif dans l’opinion[63] répercuté dans un vote de défiance au référendum.

Le référendum de 2005

Le référendum sur le traité constitutionnel européen fournit une démonstration claire de la perte d’utilité et d’efficacité du référendum. Au-delà  d’apparentes motivations tacticiennes, cette consultation populaire a été en fait imposée au président de la République par des pressions en provenance de la classe politique et de la société civile. Elle rentre donc dans la catégorie, de plus en plus fréquente dans les démocraties, des référendums « politiquement obligatoires », dont l’initiative n’est pas totalement maîtrisée par ceux qui les déclenchent, que ce soit à  cause d’une pression externe ou d’une imposition de type normatif (comme l’existence de précédents ou de normes culturelles imposant un référendum sur un sujet particulier)[64]. On peut avancer que le référendum de 2005 n’aurait certainement pas eu lieu si le président n’avait été contraint d’y recourir, car il n’était nécessaire ni pour faire adopter le traité (qui serait passé haut la main au parlement), ni pour aucune des autres raisons classiquement associées au référendum d’initiative gouvernementale, comme l’existence de divisions internes de la majorité (quasi-inexistantes dans ce cas) ou la crainte qu’une simple approbation parlementaire du texte ne garantisse pas son acceptation dans le pays[65]. Certes, il pouvait être tentant pour le président de se servir du référendum pour redorer son blason, sa popularité étant au plus bas en 2005, à  trois ans de sa réélection. Ce qui confirme au passage que la fonction de relégitimation du référendum ne saurait être considérée comme définitivement mise « hors-jeu » par l’élection présidentielle et le quinquennat. Mais, et c’est là  qu’intervient la perte d’efficacité de l’instrument, Jacques Chirac ne pouvait ignorer, dès les premières hypothèses de tenue d’un référendum sur le projet de Constitution, à  l’automne 2003, l’éventualité d’un échec de la consultation, malgré des sondages à  l’époque très favorables. L’exemple du traité de Maastricht, crédité à  l’annonce du référendum par François Mitterrand de plus de 60% d’intentions de vote « oui », pour ensuite frôler la défaite, était forcément dans son esprit. En tout état de cause, il ne fait aucun doute que le référendum de 2005 est l’illustration sans équivoque du caractère devenu particulièrement risqué du référendum présidentiel en France, comme d’ailleurs des référendums décidés par les premiers ministres et majorités en place dans les autres démocraties, de plus en plus souvent perdus par leurs initiateurs.

CONCLUSION : le futur du référendum

Au terme de cet exposé, il apparaît nettement que le régime français, qui s’est appuyé sur le référendum présidentiel dans sa phase d’installation, fonctionne désormais bien, et même mieux, sans ce dernier. Bien, parce que le référendum n’est plus requis pour l’établissement de la suprématie présidentielle. Mieux, parce que son usage est devenu politiquement très risqué pour le président. Les conditions pour qu’un référendum ne se retourne pas contre son initiateur, à  savoir une large victoire du « oui » et une participation élevée, semblent particulièrement difficiles à  réunir, ne serait-ce que parce qu’elles sont en partie contradictoires. S’il est fondamental en effet que la question posée intéresse les électeurs, faute de quoi ils ne se déplaceront pas pour voter[66], il faut aussi, pour maximiser les chances de victoire du « oui », que cette question soit relativement consensuelle dans l’opinion, ce qui joue en revanche contre la participation. En d’autres termes, un sujet consensuel n’est pas un sujet mobilisateur. Le président semble donc réduit à  devoir choisir entre la participation et la victoire. Mais peut-il véritablement se désintéresser de la seconde ? À moins de se présenter comme neutre par rapport au projet qu’il soumet au peuple, ce qui est difficile, cela est douteux. S’il souhaite, plus vraisemblablement, garantir l’issue du vote, il doit donc choisir une question vouée à  remporter un « oui » large. Tout en sachant qu’un tel résultat n’est jamais assuré, et que s’il l’est, cela peut s’avérer propice aux glissements d’enjeu − moins il est vrai si la question intéresse l’opinion − et conduire en fin de compte à  une victoire plus modeste que prévu. Le choix d’organiser au référendum gagné d’avance risque enfin d’être interprété comme une manœuvre politique et de se retourner contre son initiateur, sauf peut-être dans le cas particulier où un conflit existe bien, mais non tant au sein de l’électorat qu’entre celui-ci et la classe politique. La bonne question serait ainsi en définitive celle qui à  la fois intéresse l’opinion, ne la divise pas, mais l’oppose, unie au président, au parlement et aux partis. Le référendum d’octobre 1962 est l’exemple de la réunion de ces trois conditions. Mais la majoritarisation de la vie politique et la présidentialisation de la majorité limitent aujourd’hui les risques de contraste entre le président et le parlement, tandis que la cohabitation, par ailleurs moins probable depuis 2002, exclut pratiquement le recours à  l’article 11.

La voie du « bon » référendum paraît donc au total très étroite et le futur de cet instrument, conçu au départ comme une ressource présidentielle, assez compromis. La révision constitutionnelle adoptée en juillet 2008 ne devrait rien changer à  cet égard : les conditions du référendum d’initiative présidentielle selon les articles 11 et 89 restent les mêmes[67], et le nouvel article 88-5, qui remet en cause le caractère strictement obligatoire du référendum pour la ratification de tout futur traité d’adhésion à  l’Union Européenne, ne donne pas l’initiative au président de la République mais au parlement (qui peut décider à  la majorité des 3/5 de ne pas recourir au référendum). En revanche, l’introduction d’une initiative combinée d’un cinquième des parlementaires et d’un dixième des électeurs est potentiellement riche d’implications pour le régime politique français, en ce qu’elle pourrait conduire à  une pratique moins strictement majoritaire[68]. Quant à  savoir si d’autres aspects de la révision de 2008 peuvent avoir des implications concernant le référendum présidentiel, il est très difficile de le dire. On peut certes imaginer que le renforcement des pouvoirs du parlement ait pour conséquence une capacité moindre du président à  contrôler sa majorité, ce qui pourrait redonner un rôle au référendum comme arme minoritaire du président (par exemple sur des questions qui n’entreront plus dans le champ de l’article 49.3, restreint par cette révision). Mais on est ici dans le domaine de la spéculation. D’autant que, comme on verra plus loin, la révision de 2008, en donnant plus de pouvoirs à  la majorité, pourrait aboutir au contraire au renforcement du présidentialisme majoritaire.

Il ne s’agit pas évidemment d’affirmer ici qu’il n’y aura pas d’autre référendum d’initiative présidentielle. D’ailleurs, eussent Ségolène Royal ou François Bayrou été élus à  la présidence de la République en 2007, un nouveau référendum sur les institutions européennes aurait probablement vu le jour[69]. En l’espèce, si des facteurs structurels jouent contre le référendum, ils n’en éliminent pas complètement la possibilité, tandis que sa pratique s’avère également conditionnée par des facteurs individuels et conjoncturels. Ainsi ne peut-on exclure qu’un prochain président, ou même l’actuel, puissent à  un moment donné considérer le référendum comme le moyen le plus approprié, dans un contexte précis, pour atteindre un objectif particulier, qui ne sera d’ailleurs pas forcément le renforcement de leur position personnelle ou l’adoption d’une mesure minoritaire, comme cela a été le cas la plupart du temps sous la Ve République. De nombreux référendums d’initiative gouvernementale organisés en Europe depuis le milieu des années 1970 ont répondu à  des motivations différentes, comme la résolution de divisions intra-partisanes ou le retrait d’une question de l’agenda électoral. De plus en plus de référendums formellement initiés par les gouvernements s’avèrent en outre « politiquement obligatoires », comme le dernier référendum français. Pris entre des facteurs structurels défavorables à  sa pratique et des facteurs conjoncturels qui peuvent à  tout moment le remettre à  l’ordre du jour, le référendum présidentiel n’en demeure pas moins marginalisé aujourd’hui dans le régime de la Ve République et plus voué à  une raréfaction ultérieure qu’à  une relance.

Cette marginalisation du référendum est-elle contraire au modèle webérien de démocratie plébiscitaire ? La question mérite d’être posée, car, si le droit présidentiel de recourir au référendum n’est pas remis en cause, il est clair que le procédé ne peut plus être considéré comme un pouvoir « fort » du président, qui n’en maîtrise plus totalement l’initiative, ni surtout le résultat. Certes, Weber ne préconisait pas d’assortir le référendum des conditions garantissant son succès pour son initiateur. Mais il ne doutait pas, comme on l’a vu plus haut (note 30) que le référendum constitue, sauf cas exceptionnel, un recours efficace du président pour imposer sa volonté ou réaffirmer sa légitimité, notamment face au parlement. Cette condition n’étant plus remplie aujourd’hui, on peut considérer qu’il y a, sur ce point, éloignement par rapport au modèle webérien.

II. LA Ve RÉPUBLIQUE ET LE MODÈLE DE DÉMOCRATIE PLÉBISCITAIRE AUJOURD’HUI

Pour autant, cela est-il suffisant pour affirmer que la Ve République, dans son ensemble, correspond moins qu’à  ses débuts au modèle webérien ? Après tout, ce que la démocratie plébiscitaire française a perdu avec la « neutralisation » du référendum présidentiel, ne l’a-t-elle pas plus que regagné avec l’élection directe du président de la République et le fait majoritaire que cette élection a entraîné (par sa combinaison avec le mode de scrutin majoritaire), qui donne au président les moyens d’imposer sa volonté bien plus que le référendum ? Le référendum n’est au fond chez Weber qu’un moyen au service d’une fin – la prééminence présidentielle – rendu particulièrement nécessaire dans le système proportionnel weimarien, mais qui perd son importance dans le contexte français de présidentialisme majoritaire. On pourrait être tenté de conclure ainsi. Confronter le système politique français actuel au modèle webérien de démocratie plébiscitaire suppose cependant de l’appréhender plus en détail, en repartant des caractéristiques essentielles de ce modèle, décrites au début de cet article. Celles-ci peuvent être ramenées à  deux principales, dont découlent plusieurs traits secondaires. La première est l’existence d’un leadership de type charismatique élu au suffrage universel, qui mobilise les masses par le canal de la « machine ». La seconde concerne la réalité de ce leadership, et suppose un président dominant dans les institutions, ne rendant de comptes qu’au peuple et s’appuyant au besoin sur ce dernier pour la réalisation de son projet. Ces caractéristiques, bien reflétées dans le régime gaulliste, résument-elles toujours aussi bien la Ve République, notamment depuis 2002 ? La révision constitutionnelle de juillet 2008 est-elle susceptible d’apporter de nouvelles évolutions ? C’est à  ces questions que nous tenterons maintenant de répondre. Au-delà , nous nous demanderons si Weber avait raison d’entrevoir dans la démocratie plébiscitaire le modèle du futur des démocraties, ouvrant une piste de réflexion particulièrement stimulante pour la science politique.

§1.- Le charisme dans la démocratie plébiscitaire « routinisée »


Le problème ici posé est tant celui de l’appartenance des présidents de la République après de Gaulle au type charismatique, que des conditions permettant l’émergence et la victoire « sur le champ de bataille électoral » de leaders charismatiques. La réponse à  la première question n’est pas aisée, disons-le tout de suite, car elle se heurte à  l’imprécision de Weber sur ce que recouvre exactement à  ses yeux le charisme[70]. Un point mal élucidé reste ainsi de savoir si le leader charismatique est un individu possédant à  la fois des qualités de leadership exceptionnelles et une forte légitimité basée sur la reconnaissance de ces qualités (légitimité charismatique), ou seulement la deuxième condition, autrement dit une légitimité dérivée de la croyance en de telles qualités, réelles ou supposées. Dans certains textes en effet le leader charismatique apparaît comme un leader authentique, cette qualité étant précisément ce que Weber appelle le charisme. Tandis que dans d’autres textes le leader charismatique est simplement un individu doté d’un fort pouvoir de séduction, d’une capacité à  faire croire qu’il est un grand homme, apte à  réaliser une œuvre d’envergure : autrement dit un individu doté d’une légitimité « charismatique », mais qui peut se révéler un imposteur, une sorte de « faux » leader. On notera que cette seconde interprétation est celle de Marianne Weber, qui choisit même l’exemple du leader charismatique pour illustrer la méthode « subjective » de Max Weber[71] ; et que son avantage réside en ce qu’elle permet de ne pas poser la question, délicate, des qualités personnelles objectives des successeurs de de Gaulle. Ce qui compte pourtant à  notre avis ici n’est pas tant de savoir si la possession de qualités de leadership exceptionnelles entre ou non dans la définition de Weber du leader charismatique que de constater qu’en pratique, la légitimité charismatique est presque indissociable dans son esprit de telles qualités, du fait de la capacité qu’il attribue au peuple à  les reconnaître chez un individu et à  porter son choix sur celui qui en est doté (alors qu’il ne croit pas en revanche le peuple capable d’exercer un jugement sur les politiques). Mis en condition d’élire son leader, le peuple orienterait ainsi naturellement son choix sur celui en qui il devine une capacité hors du commun à  infléchir le cours des choses. Certes, le peuple peut parfois se laisser abuser et porter au pouvoir un « petit parvenu vaniteux et opportuniste »[72]. Mais l’élection populaire garantit, mieux que le recrutement parlementaire, l’émergence de vrais leaders, faute de quoi il faut se résoudre à  « la domination d’hommes politiques professionnels dépourvus de vocation (Berufspolitiker ohne Beruf), sans les qualités charismatiques intérieures qui font les chefs » [73].

Ainsi ne fait-il pas de doute que la démocratie plébiscitaire des écrits politiques, basée sur l’élection populaire du chef, devait hisser au sommet des individus dotés à  la fois de qualités de leadership exceptionnelles et d’une forte légitimité, dite « charismatique », sur laquelle asseoir leur autorité. C’est donc cela qu’il faut vérifier à  propos du régime français.

Des leaders au sens webérien ?


Une première question est donc celle de la correspondance des présidents de la République après de Gaulle à  la définition webérienne du « vrai » leader. Un autre problème d’interprétation est ici posé, concernant la nature exacte du charisme, au sens de qualités personnelles réellement possédées par le leader, dans la démocratie plébiscitaire « routinisée » des écrits politiques. Dans Le métier et la vocation d’homme politique[74], Weber décrit le vrai leader comme un homme politique passionnément engagé pour une cause et animé d’un sentiment de responsabilité à  l’égard de cette cause. Mais la passion ne doit pas entraver chez lui la clairvoyance (« qualité psychologique décisive de l’homme politique »), définie comme la distance à  l’égard des hommes et des événements. Enfin, le vrai leader se caractérise par son aptitude particulière à  articuler éthique de la responsabilité et éthique de la conviction. Ainsi est-il d’usage de considérer que si le général de Gaulle a bien répondu à  ce profil[75], cela est moins vrai de ses successeurs – une position qu’Olivier Beaud a résumé récemment en qualifiant le régime post-gaulliste de « césarisme sans génie »[76]. Il n’y aurait d’ailleurs pas lieu de s’en étonner, les grands hommes étant par définition du domaine de l’exception. Une telle approche, focalisée sur le type idéal du politicien par vocation, dont de Gaulle s’est éminemment rapproché, présente selon nous l’inconvénient de passer à  côté de la figure du leader moderne telle que Weber l’entendait vraiment, définie moins par sa proximité avec ce type idéal que par sa distance avec les figures repoussoirs du politicien épris de puissance (« Machtpolitiker »)[77], sorte de faux-semblant du politicien par vocation en proie à  la seule passion du pouvoir, et, surtout, du politicien sans envergure, notable ou homme d’appareil, qu’il abhorrait tout particulièrement et que l’élection directe devait selon lui balayer au profit du « dictateur du champ de bataille électoral »[78]. En d’autres termes, le leader de la démocratie plébiscitaire routinisée est un héros du suffrage universel, un « démagogue », ou encore un chef « césariste »[79], mais non nécessairement un « grand homme » personnifiant le charisme « pur » des moments révolutionnaires ou de rupture avec le passé[80]. Si l’on accepte ce changement de perspective, alors les successeurs du général de Gaulle sont bien des leaders au sens webérien. Ce qui n’empêche pas de souligner certains écarts par rapport au type idéal, ou incarné par de Gaulle, du politicien par vocation. Comme par exemple le fait que plusieurs présidents aient été issus de la haute-fonction publique, et en ont porté, s’il est permis de dire ainsi, les stigmates, ou que tous n’aient pas eu la même facilité de contact avec le peuple. Surtout, on se demandera si le combat pour une cause, probablement présent chez tous, et reconductible en dernier ressort au projet gaullien d’affirmation de la grandeur de la France, a invariablement été supérieur à  la passion du pouvoir. C’est ici que la déresponsabilisation vis-à -vis de la sanction populaire, qui sera examinée plus loin, prend tout son sens : non tant comme entorse au principe démocratique, mais comme démonstration sans équivoque de l’attachement envers et contre tout à  la permanence au pouvoir. Ainsi, depuis l’annonce par Valéry Giscard d’Estaing qu’il resterait à  son poste en cas de victoire de la gauche en 1978, jusqu’au refus de François Mitterrand en 1986 et 1993, puis de Jacques Chirac en 1997 et 2005, de démissionner après leur échec aux législatives ou au référendum : à  chaque fois, c’est la passion du pouvoir qui l’a emporté sur la défense et la réalisation d’un projet politique, à  l’inverse du de Gaulle démissionnaire de 1969 (et plus encore de 1946) ou posant les conditions de son retour au pouvoir en 1958[81].

Une légitimité de type charismatique ?

Une seconde question peut être formulée de la manière suivante : les présidents de la Ve République s’appuient-ils encore dans l’exercice de leur pouvoir sur une forte légitimité populaire, de type charismatique ? Là  encore, le fondateur de la Ve semble avoir correspondu parfaitement au modèle : la légitimité charismatique, c’est-à -dire issue de la croyance diffuse en la capacité du général de Gaulle à  être le « sauveur » de la patrie, a en effet largement suppléé au début à  sa faible légitimité légale-rationnelle, non tant, notons bien, à  exercer le pouvoir, qu’à  en concentrer autant entre ses mains (la Constitution de la Ve, on l’a dit, ne lui conférait pas les pouvoirs qu’il s’est attribués aux dépens du premier ministre). La question posée est donc celle des successeurs de de Gaulle. Il y a en fait ici deux questions en une : celle de la légitimité du président français et celle du fondement de cette légitimité. S’agissant de la première, la réponse semblerait devoir être négative si l’on se réfère à  la popularité des présidents élus. Comme on a vu, à  partir de Mitterrand, celle-ci passe de plus en plus rapidement en-dessous des 50% de satisfaits, pour atteindre, avec les deux derniers présidents, des niveaux extrêmement bas. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il y ait une remise en cause de l’autorité du Président. Popularité n’est pas légitimité. En fait, les Français ne semblent pas gênés outre mesure par l’ « hyperprésidentialisme », épouvantail plutôt agité par les élites, même s’ils portent peut-être un regard plus critique aujourd’hui qu’hier à  son encontre[82]. Mais cette forte légitimité du président, indépendante du jugement sur son action, est-elle de type charismatique ? La réponse semble ici aller de soi : comment les électeurs pourraient-ils attribuer des qualités extraordinaires au président dès lors qu’ils ne croient plus en son action ? En fait, la légitimité charismatique est plutôt caractéristique des « débuts de règne ». Comme le montre l’analyse des motivations de vote, les électeurs continuent à  attacher beaucoup d’importance à  la personnalité des candidats. Le jugement porté sur eux quant à  leur stature d’homme d’État ou leur capacité à  infléchir le cours des choses – ce que le jargon politique traduit couramment par leur caractère « présidentiable » - reste fondamental dans les critères du choix[83]. La reconnaissance de l’autorité du président en vertu de qualités exceptionnelles qui lui sont attribuées est donc typique des lendemains ou surlendemains d’élection, du moins peut-on dire qu’elle contribue alors fortement à  la légitimité du président. Celui-ci apparaît, aux yeux de ceux qui l’ont élu, et parfois au-delà , comme une sorte de héros. Mais cette légitimité charismatique, à  l’origine d’une dilatation du pouvoir présidentiel (l’ « état de grâce »), décroît inéluctablement dès lors que le président peine à  se montrer à  la hauteur des attentes qu’il a sucitées. Même si, faut-il souligner, la chute de la légitimité charismatique est amortie sous la Ve par la « dépersonnalisation », ou « institutionnalisation », du charisme, termes par lesquels Weber désignait la reconnaissance permanente du caractère extraordinaire de l’élu, indépendamment de ses « performances » réelles, parce qu’attaché à  la fonction et transmis par elle[84]. Pour autant, si la légitimité, et donc l’autorité, du président français reste forte, c’est surtout parce qu’elle se nourrit d’un autre type de légitimité, dans laquelle c’est moins le président qui est légitime que le présidentialisme, autrement dit le régime. Ce qui revient à  dire que le président n’est pas tant légitime en vertu de sa personne que du rôle dominant qui lui est désormais reconnu dans les institutions. Faible au départ, cette reconnaissance du présidentialisme s’est affirmée progressivement dans les premières années du régime, contribuant à  le consolider. Ce dépassement de la légitimité personnelle, charismatique, par une légitimité de règles[85], illustre le phénomène de « routinisation du charisme » décrit dans Économie et Société comme l’horizon de toute domination charismatique (liée par nature à  des circonstances exceptionnelles) :

« La domination charismatique, qui n’existe pour ainsi dire, dans la pureté du type idéal, que statu nascendi, est amenée, dans son essence, à  changer de caractère : elle se traditionnalise ou se rationalise (se légalise), ou les deux en même temps, à  des points de vue différents. »[86]


Dans la mesure où la « nouvelle » légitimité du président découle de celle d’un système de règles (le présidentialisme), elle semble ainsi renvoyer à  une légitimité de type légale-rationnelle. Ces règles ne sont certes pas écrites (le présidentialisme ne correspondant ni en 1958 ni après la réforme de 1962 à  la lettre de la Constitution), mais elles ont été « octroyées » par un individu lui-même légitimé, aux yeux de ses contemporains et de la postérité, à  jouer le rôle classique du « grand législateur »[87]. Le présidentialisme tire cependant sa légitimité essentiellement de deux autres facteurs : la démonstration d’efficacité du régime et, à  partir de 1962, l’élection directe du président, qui accroît la légitimité de l’élu (dans sa fonction), mais surtout d’une pratique présidentielle « forte »[88]. On oublie souvent le premier facteur, ne retenant que la réforme de 1962 comme moment de l’institutionnalisation du régime, qui jouit désormais d’une légitimité propre et non plus simplement dérivée de celle de son fondateur et acteur principal[89]. Mais la légitimité du présidentialisme, qui, dans un mouvement exactement inverse, rejaillit sur le président, est à  la fois une légitimité de résultats[90] (alors même qu’une telle légitimité peut faire défaut, on vient de le voir, au président) et une légitimité démocratique, conférée par l’élection directe[91].

Ainsi l’évolution de la Ve République constitue-t-elle un cas paradigmatique de routinisation du charisme. Sans pour autant mener à  sa disparition. Il faut encore ici souligner le rôle-clé de l’élection directe, qui a œuvré dans la direction d’un dépassement du charisme, on vient de le voir, mais aussi, en sens opposé, en faveur de sa perpétuation. La réforme de 1962 illustre en effet le problème de tout pouvoir charismatique : celui de sa pérennisation. Citons encore Weber :

«[Et d’un autre côté] il est évident que le premier problème capital auquel est confronté le pouvoir charismatique, s’il veut se transformer en une institution pérenne, est également précisément la question du successeur du prophète, héros, maître ou chef de parti »[92].

On peut penser que de Gaulle a d’abord voulu l’élection au suffrage direct pour accroître ses chances d’effectuer un second mandat, autrement dit pour se pérenniser lui-même ; mais, au-delà , il est indéniable que l’élection populaire du président constituait à  ses yeux, selon un point de vue très webérien, le moyen de perpétuer une forme de domination charismatique, en permettant l’accès au pouvoir d’un leader « authentique ». À cet égard, la réforme s’est avérée, on l’a vu, assez efficace. Elle a donc, répétons-le, contribué au maintien de la dimension charismatique dans un cadre qui, également sous son action, permettait en quelque sorte de s’en passer.

La routinisation du charisme qui s’amorce alors que le général de Gaulle est encore au pouvoir ne signifie pas pour autant que la Ve se soit éloignée de la démocratie plébiscitaire des écrits politiques. Également fondée sur l’élection directe, et en tant que régime constitutionnalisé, celle-ci ne correspondait pas dans l’esprit de Weber à  un régime purement ou même quasi exclusivement charismatique[93]. Elle devait constituer « une sorte de lieu à  mi-chemin entre la domination charismatique et des institutions légales-rationnelles stables», et même évoluer vers « une “démocratie de leadership” plus rationnelle, organisée et viable », purgée des traits émotionnels et irrationnels du régime charismatique[94]. On peut refuser d’aller jusque là , et continuer à  voir dans le régime prôné par Weber la présence de l’extraordinaire dans l’ordinaire[95]. L’éloignement par rapport au modèle webérien, s’il en est, réside plutôt dans le caractère de plus en plus éphémère et résiduel de la légitimité charismatique, concentrée dans des états de grâce post-électoraux de quelques semaines ou quelques mois, pour céder ensuite la place à  la désillusion et à  la critique. Certes Weber était le premier à  souligner la fragilité intrinsèque du charisme, lié à  la croyance (en un individu), mais non moins soumis continuellement à  la preuve - l’épreuve des faits. Mais les démocraties post-modernes, avec leurs hauts niveaux d’éducation et d’information, sont peut-être devenues totalement incompatibles avec l’installation durable de phénomènes charismatiques. Il y a tout lieu pourtant ici d’être prudent car on peut affirmer à  l’inverse que le développement des médias et techniques de communication politique ont inauguré une relance du pouvoir charismatique, prenant appui sur le besoin de croire de sociétés désenchantées et fragilisées dans leurs valeurs ou certitudes, en la capacité extraordinaire de certains individus. L’ « Obamania » est-elle (a-t-elle été ?) autre chose que cela? Il reste que les medias, experts dans la construction d’images, excellent aussi dans la fabrication de « faux leaders », plus médiatiques que charismatiques, dont les feux sont voués à  s’éteindre rapidement[96]. Un tel débat, relatif aux pré-conditions d’apparition du pouvoir charismatique, dépasse évidemment le cadre de cet article.

Charisme et sélection des candidats présidentiels

On peut en revanche essayer de répondre à  la question de savoir si le préalable essentiel à  l’élection d’un leader charismatique, à  savoir l’existence de candidats répondant à  ce profil, est permise en France par le processus de sélection des candidats. D’après Weber, l’élection directe est presque une garantie en soi de l’émergence de candidatures charismatiques car un parti qui ne présenterait pas un candidat possédant de telles qualités aurait très peu de chances de remporter l’élection. La condition, toutefois, est que la sélection des candidats ne soit pas entre les mains de « notables », ou de groupes dirigeants restreints, soucieux avant tout de la perpétuation de leur propre pouvoir. Ainsi, contrairement à  ce qu’il affirmait pendant la guerre[97], Weber ne croit plus fin 1918 que l’aiguillon du suffrage universel puisse encore suffire en Allemagne à  introduire un élément « césariste » dans la sélection des leaders. À ses yeux, les partis allemands sont de simples « guildes de notables » qui éliminent systématiquement les individus charismatiques bénéficiant d’un soutien populaire au profit de personnalités de second ordre[98]. Seuls des partis forts, dans lesquels c’est la masse des militants qui décide des investitures, peuvent mettre en avant des candidats charismatiques. Dans Le métier et la vocation d’homme politique, Weber explique ainsi que dans les partis de masse organisés, qui ont succédé aux partis de notables en Angleterre et aux États-Unis sous l’effet de la démocratisation du suffrage, c’est l’organisation qui contrôle désormais des candidatures, avec comme souci principal la victoire électorale, pourvoyeuse d’avantages pour elle-même. Dans cette optique, le choix se porte naturellement sur les individus les plus susceptibles de remporter l’approbation des masses. La sélection du leader du parti, notamment, qui a vocation en Angleterre à  devenir le chef de l’exécutif, se fait sur la base de ses qualités démagogiques. Ce phénomène, décrit par Ostrogorski (à  qui Weber se réfère explicitement) est précisément ce qu’il qualifie d’ « apparition de la démocratie plébiscitaire »[99]. Évoquant cette mutation partisane en Angleterre, il en situe le moment crucial, s’agissant du parti Libéral, avec l’ascension de Gladstone au pouvoir :

« Ainsi apparut un élément plébiscitaire-césariste sur la scène politique, le dictateur du champ de bataille électoral »[100].

Comme on le voit, Weber n’a pas d’hostilité de principe à  la sélection partisane des candidats aux élections. Il y est même favorable dans la mesure où elle devait permettre d’après lui d’éviter l’arrivée au pouvoir d’individus choisis sur une base trop émotionnelle. Mais ce rôle de filtrage et de mise en avant de candidatures ne peut être joué que par des partis forts, dans lesquels l’organisation et les militants pèsent de tout leur poids. L’expérience française n’est pas ici en porte-à -faux. Pendant longtemps, sous la Ve République, la sélection des principaux candidats aux élections présidentielles n’est certes pas entre les mains des militants, mais elle n’est pas non plus entre celles des oligarchies partisanes ou groupes dirigeants restreints. En fait elle échappe totalement aux partis. Cette sélection non partisane des candidats s’est avérée conforme au vœu du général de Gaulle, qui a voulu l’élection présidentielle au suffrage universel précisément pour empêcher que les candidatures ne soient décidées par les partis et ceux qu’il appelait, comme Weber, « les notables ». Ainsi n’est-ce pas les partis qui contrôlent le choix des candidats, mais des candidats auto-proclamés qui contrôlent des partis qu’ils ont créés, ou conquis, pour leur servir de machine électorale dans la course à  la présidence. Les choses changent cependant progressivement sous l’impulsion du parti socialiste. Ainsi en 1995, le candidat à  la présidentielle - qui sera Lionel Jospin - est désigné par un vote secret des militants. Au lendemain de l’élection, Lionel Jospin sera également élu par les militants premier secrétaire, dans le cadre d’un duel contre Henri Emmanuelli, en vertu, notons-le, de sa très bonne prestation à  l’élection présidentielle[101]. L’élection présidentielle de 2007 marque enfin un tournant important, avec l’apparition des primaires. Pour la première fois en effet le candidat (en l’occurrence la candidate) est désigné par l’organisation au sens large, incluant les adhérents, contre la volonté des instances dirigeantes. De fait, le choix s’est porté sur la figure la plus charismatique, considérée comme la plus à  même de remporter l’élection, selon un scénario que l’on pourrait dire webérien. S’agissant de l’UMP, le changement a été plus de façade puisque Nicolas Sarkozy s’est auto-imposé comme l’unique candidat, mais le principe de l’élection du candidat par le parti a aussi été acquis, et il semble aujourd’hui que l’on s’achemine vers des primaires « pluralistes » en vue de la présidentielle de 2012. Ainsi, la mutation du PS et du RPR en partis présidentiels a-t-elle signifié l’acceptation du principe selon lequel c’est le parti dans son ensemble qui désigne le candidat[102], selon un système que n’aurait pas désapprouvé Weber.


Un leader avec une « machine »

De même, la transformation du président de la République en chef de parti qui s’opère progressivement sous la contrainte de l’élection présidentielle[103] ne contredit pas le modèle webérien de démocratie plébiscitaire. Dans Parlement et Gouvernement…, Weber affirmait déjà  que les partis avaient été rendus nécessaires par l’avènement du suffrage universel pour assumer une fonction de mobilisation électorale[104]. Plus tard, dans Le métier et la vocation d’homme politique, il dépeindra l’horizon des démocraties de masse comme le règne du « dictateur plébiscitaire, lequel entraîne les masses derrière lui par le biais de la “machine” »[105]. De ce point de vue, et bien qu’il se soit particulièrement illustré dans la fustigation des partis, c’est de Gaulle qui a ouvert la voie avec la création de l’UNR, de même qu’il avait présidé à  la fondation du RPF en 1947 à  des fins électorales. Et c’est Pompidou, puis Chirac, qui ont marqué les jalons suivants de cette construction du parti présidentiel. Ainsi la reconstitution des partis et le renforcement progressif de leur organisation après 1962 ne sauraient être interprétés comme une divergence avec le modèle de démocratie plébiscitaire. Ni, non plus, l’utilisation du parti comme relais indispensable du pouvoir présidentiel, commencée avec de Gaulle, ou le contrôle total du président sur son parti (ouvertement revendiqué par le président actuel), qui vont s’avérer essentiels pour la pérennisation du présidentialisme[106]. Plutôt, ici, le régime français s’est encore rapproché de ce modèle, qui conçoit le parti comme une force au service du leader :

« la direction des partis par des chefs élus par plébiscite entraîne la « mort spirituelle » de leurs partisans, leur prolétarisation intellectuelle pourrait-on dire. Pour qu’un chef puisse user d’eux comme d’un appareil, ils doivent obéir aveuglément, constituer une machine au sens américain, qui ne soit troublée ni par la vanité des notables ni par leurs prétentions à  l’originalité. »[107]

Plus nuancée doit être, il est vrai, l’appréciation sur le fait que le président de la Ve, en s’incarnant dans un parti, ou dans une majorité, a tendu à  partir de 1962 à  perdre son rôle de rassembleur et de figure au-dessus des partis. Il n’est pas sûr en effet qu’une telle évolution, contraire à  la vision du général de Gaulle (bien qu’amorcée sous son second mandat) ait été envisagée par Weber pour son leader plébiscitaire ; même si, rappelons-le, l’inspiration d’un tel leader lui est venue du président américain et du premier ministre anglais, tous deux chefs de file d’un camp contre l’autre, selon un schéma renforcé par le bipartisme

§2.- La Ve aujourd’hui (2) : la puissance présidentielle, apparence ou réalité ?


Cette question de la domination du président de la République sur son parti ressortit cependant déjà  à  la deuxième caractéristique de la démocratie plébiscitaire, relative au rôle du président de la République dans les institutions et vis-à -vis de l’opinion, ainsi qu’à  sa capacité d’action. Il y a d’autant lieu de s’interroger ici que règne aujourd’hui une impression contradictoire d’ « hyperprésidence », d’une part, dénoncée tous azimuts, et d’impuissance présidentielle, d’autre part, selon un point de vue moins répandu mais qui contribue à  ressusciter le spectre français de la crise du pouvoir d’État (dont la Ve République, rappelons-le, devait marquer la restauration). On cherchera dans les pages qui suivent à  dégager une tendance, jusqu’à  la situation actuelle, en faisant exception des parenthèses cohabitationnistes qui, pour autant qu’elles aient été permises par la Constitution et connu une incidence non négligeable depuis 1986, demeurent des parenthèses et ont surtout beaucoup moins de chances de se reproduire depuis la dissolution ratée de 1997 et les réformes de 2000 (voir ci-dessous). Il est évident, est-il besoin de le préciser, que la suprématie du président dans ses rapports avec le parlement et le gouvernement décrite dans les paragraphes suivants ne s’applique pas aux périodes de cohabitation, durant lesquelles le président est beaucoup plus faible. Sans parler de la capacité du président à  mettre en œuvre un projet politique, évidemment neutralisée quand il doit affronter une majorité politiquement hostile au parlement. S’agissant de la relation avec l’électorat, les périodes de cohabitation peuvent en revanche être vues moins comme une parenthèse que comme l’illustration la plus poussée d’une tendance à  la déresponsabilisation du président devant le peuple après de Gaulle.

Président et Parlement

Il convient de s’interroger d’abord sur la relation entre le président et les autres acteurs institutionnels. De ce point de vue, la tendance claire qui se dégage est celle d’un maintien, et même d’un renforcement après de Gaulle, du rôle central de la présidence dans l’impulsion des politiques publiques, malgré les variations d’effectivité de ce rôle, dont l’amplitude majeure est atteinte durant les cohabitations[108]. S’agissant d’abord de la relation entre le président et le parlement, on se souviendra que dans le modèle tracé par Weber pour Weimar, le premier doit être en nette position de suprématie par rapport au second, qui ne saurait pour autant jouer un rôle effacé, contrairement à  la situation au début de la Ve République et par laquelle elle diffère alors de ce modèle. De ce point de vue, l’avènement à  partir de 1962 du présidentialisme majoritaire, qui a achevé le transfert de la responsabilité du gouvernement devant le parlement vers une responsabilité exclusivement devant le président[109], et accentué la tendance « godillot » de la majorité parlementaire, n’a guère rapproché les deux régimes. En outre, la discipline majoritaire a encore été accrue dans la période récente avec les phénomènes décrits plus haut de présidentialisation et « monopartisanisation » renforcées de la majorité, consécutifs aux réformes de 2000 et au premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Ce problème de la faiblesse du parlement par rapport à  l’exécutif est tellement ressenti sous la Ve République que la « reparlementarisation » désigne un leitmotiv de la révision constitutionnelle depuis 1963[110], jusqu’à  la dernière en date, centrée sur le thème du « rééquilibrage des rapports exécutif/législatif ». Pour autant, la capacité de la révision de juillet 2008 à  revigorer le parlement est sérieusement mise en doute, beaucoup n’y voyant qu’un leurre dont l’effet risque d’être au contraire le renforcement du présidentialisme majoritaire[111]. Tandis que ceux qui reconnaissent la contribution de cette réforme à  une certaine revalorisation du parlement tendent à  en relativiser ou minimiser la portée, soit parce qu’elle ne s’accompagne pas d’un redimensionnement de la puissance présidentielle[112], soit parce qu’elle ne s’attaque pas aux causes principales de la faiblesse du parlement, comme la déresponsabilisation et l’absentéisme des parlementaires[113].

Même en admettant que la réforme de 2008 marque une correction de tendance, on est donc amené à  conclure que pour l’instant la Ve République a plutôt accru sa différence initiale avec le modèle de démocratie plébiscitaire webérien en ce qui concerne le rôle et la puissance du parlement. À moins de considérer que la neutralisation du référendum, évoquée plus haut, constitue par défaut un renforcement du parlement face au président. On pourrait d’ailleurs ajouter que pour des raisons analogues à  celles qui ont contribué à  l’effacement du référendum, la dissolution anticipée, autrement dit l’autre instrument de l’appel au peuple prévu par la Constitution, est peut-être devenue une sorte de « faux pouvoir » du président. L’échec de la dissolution de 1997 a montré en effet que ce recours du président pouvait être inefficace et dangereux, tandis que le présidentialisme majoritaire et la synchronisation des mandats présidentiel et parlementaire l’ont rendu moins nécessaire ou moins utile, voire moins légitime (il remettrait en cause cette synchronisation). Il est trop tôt pour relever avec certitude une telle évolution de la dissolution, qui serait alors parallèle à  celle du référendum, avec des implications cependant plus importantes pour le régime dès lors que la majorité cesserait d’être tenue à  la discipline par la crainte d’un renvoi devant les électeurs (un peu, voire très exactement, comme cela s’est produit sous la IIIe République après la crise du 16 mai 1877). Mais on en discerne peut-être aujourd’hui les prémisses dans une docilité moindre de la majorité. Si tant est qu’il soit réel, un « renforcement » du parlement par ce biais ne saurait toutefois être considéré comme un rapprochement de la Ve République avec le modèle de démocratie plébiscitaire dans la mesure où il s’effectue aux dépens de la figure présidentielle, privée de ses pouvoirs webériens par excellence d’appel au peuple, et donc au prix d’un éloignement par rapport à  ce modèle. Il est clair que cette interprétation ne saurait donc être retenue.

Président et gouvernement

Si la suprématie du président sur le gouvernement ne peut faire aucun doute dans le modèle webérien, rien n’autorise toutefois à  affirmer que cette suprématie devait se traduire par une telle dépendance du premier ministre et des ministres à  l’égard du chef de l’État, comme cela a été le cas en France par l’effet conjugué du présidentialisme majoritaire (qui transforme la responsabilité parlementaire du gouvernement en responsabilité présidentielle) et de l’incompatibilité des fonctions de ministre et de parlementaire (qui, sauf exception donne au président un droit de vie ou de mort sur les ministres) ; et encore moins que cette suprématie aurait dû aboutir à  une quasi disparition de la dyarchie, autrement dit à  une marginalisation du premier ministre, que la présidentialisation accrue de la majorité après 2002 a encore accentuée[114]. Une telle évolution de nos institutions, doublée avec l’actuel hôte de l’Élysée d’un véritable « hyperactivisme » présidentiel, est d’ailleurs, on l’a dit, incompatible avec la distance que le leader webérien doit garder sur les événements. Et elle n’est conforme ni à  la pratique gaullienne (qui ménageait un plus grand rôle au premier ministre[115]), ni, il va sans dire, à  la lettre de la Constitution. Là  encore, la révision constitutionnelle de juillet 2008 est susceptible d’apporter une correction partielle, avec la modification de l’article 25, qui permettra désormais à  un ministre parlementaire quittant ses fonctions de retrouver automatiquement son siège. Cette modification devrait atténuer l’emprise présidentielle sur les ministres et revigorer leur responsabilité parlementaire[116]. L’impact de la réforme de l’article 25 en faveur d’un rééquilibrage au sein de l’exécutif pourrait néanmoins être peu de choses par rapport à  la poursuite de l’affaiblissement du premier ministre découlant d’un renforcement ultérieur du présidentialisme majoritaire, si cet effet de la révision de 2008 est avéré (voir plus haut). On ajoutera que la réforme de l’article 25, qui élimine une différence importante entre le régime souhaité par Weber et les institutions de la Ve République, semble inapte à  réduire le poids des fonctionnaires dans l’exécutif dès lors que ceux-ci sont également présents en nombre au parlement ou dans les directions des partis. Le phénomène de « fonctionnarisation de la politique », contraire à  la vision webérienne de la politique, et qui a longtemps touché particulièrement la France[117], nécessite donc d’autres moyens pour être combattu - même si la réforme de l’article 25 peut constituer un premier pas.

Président et électorat

Un président dominant dans les institutions, ne rendant de comptes qu’au peuple et s’appuyant au besoin sur ce dernier pour imposer son projet politique. Ce trait de la démocratie plébiscitaire webérienne, parfaitement réalisé sous de Gaulle, caractérise-t-il encore la Ve République ? On peut en douter. Comme le soulignait déjà  Roland Cayrol, la présidence française a pris une tournure « faussement participative », avec un président rivé à  l’opinion, à  laquelle il s’adresse continuellement par médias interposés, mais beaucoup moins enclin à  solliciter le vote populaire, et surtout à  en tenir compte quand il est négatif[118]. Autrement dit, les présidents successifs ont rompu avec la pratique gaullienne de l’appel au peuple et de la mise en jeu régulière de leur responsabilité devant l’électorat[119]. La raréfaction et la « déplébiscitarisation » du référendum, comme de la dissolution (voir plus haut), illustrent ce retournement. Mais plus encore, la déresponsabilisation présidentielle marque la fin du modèle gaullien. Cette déresponsabilisation culmine, respectivement en 1997 pour la dissolution et en 2005 pour le référendum, avec le maintien au pouvoir du président de la République, héritier auto-proclamé du gaullisme, malgré le désaveu populaire. Mais elle s’exprime également à  l’occasion d’élections intermédiaires « perdues » par le président[120] : aux législatives de 1986 et 1993, avec le choix de la cohabitation par Mitterrand, imité par Chirac en 1997 ; ou lors d’élections locales ou européennes fortement critiques pour la majorité en place. Ainsi, pour citer un exemple récent, l’avant-dernier président a-t-il refusé de faire jouer la responsabilité du premier ministre au lendemain de la double défaite de la droite aux régionales et aux européennes du printemps 2004. Il faudra attendre l’échec du référendum pour obtenir le changement de premier ministre réclamé de toutes parts[121]. À cet égard, on remarquera avec Pierre Avril que le transfert de la responsabilité du président devant l’électorat vers le premier ministre, caractéristique de la Ve République post-gaullienne, n’est même plus réellement praticable depuis la réforme du quinquennat[116] : comment un premier ministre à  ce point réduit à  exécuter la volonté présidentielle pourrait-il en effet encore servir de « fusible », selon l’expression consacrée, c’est-à -dire endosser une responsabilité quelconque pour l’action gouvernementale[123] ? Ainsi l’irresponsabilité présidentielle n’a-t-elle jamais été aussi forte. Ajoutons qu’elle pourrait se trouver encore accentuée avec la limitation à  deux mandats consécutifs introduite par la révision de 2008, qui aboutira à  supprimer la responsabilité devant le peuple d’un président réélu. Il apparaît au total évident que la Ve République s’est sensiblement détachée de son modèle original, tracé par de Gaulle, en ce qui concerne la relation du président à  l’électorat. Est-ce à  dire qu’en s’éloignant du « plébiscitarisme gaullien », selon l’expression convenue, le régime français s’est aussi éloigné de la démocratie plébiscitaire webérienne ? Il convient ici d’être beaucoup moins catégorique car si Weber insiste sur la responsabilité exclusive du président de la République devant le peuple, il ne semble pas admettre que celui-ci puisse être mis en cause en dehors de l’élection présidentielle. De même qu’il n’entrevoyait d’autre rôle pour le parti que l’obéissance aveugle à  son leader (voir plus haut), il ne concevait pas que le peuple puisse venir entraver l’action de ce dernier :

« Weber n’a donc pas craint de poursuivre l’idée de chef plébiscitaire jusqu’à  ses extrêmes conséquences. Il ne s’en tenait pas seulement à  la thèse d’une masse politiquement passive, d’un politicien qui pose d’emblée des objectifs et par des moyens démagogiques se procure l’adhésion et l’acclamation pour les réaliser mais réduisait la coopération des masses au minimum imaginable, à  l’acclamation du leader par pure confiance en ses qualités formelles de chef. »[124]

On citera ici, pour s’en convaincre, le célèbre entretien de mai 1919 entre Weber et Ludendorff rapporté par Marianne Weber :

« Ludendorff : Quelle est votre conception de la démocratie, alors ?

Weber : Dans une démocratie le peuple choisit un leader en qui il a confiance. Ensuite celui qui a été choisi dit : “Maintenant taisez-vous et obéissez-moi. Le peuple et les partis ne sont plus autorisés à  interférer dans les affaires du leader.”

Ludendorff : Une telle “démocratie” pourrait me convenir!

Weber : Au bout d’un certain temps le peuple est appelé à  juger l’action du leader. Si celui-ci a commis des erreurs – qu'il aille à  la potence ! »[125]

En d’autres termes, si la démocratie plébiscitaire se distingue du plébiscitarisme autoritaire c’est parce que son chef est élu par le peuple, et son mandat périodiquement remis en jeu, dans un cadre libre et compétitif, ce qui ne constitue pas une mince différence. Mais le contrôle populaire s’arrête là [126]. Il y a certainement là  une différence avec le gaullisme qui a été sous-estimée.

Projet et capacité d’action du président

S’il n’est donc pas certain que l’évolution de la relation au peuple de la présidence française soit contraire aux conceptions de Weber, il y a lieu par contre de se demander si le président est encore, comme l’était le fondateur de la Ve République, et comme l’appelle clairement Weber de ses vœux, un véritable leader, au sens d’un guide, voire d’un visionnaire, mettant en œuvre un projet politique d’envergure pour son pays. La première question est ici de savoir si les successeurs de de Gaulle ont incarné un véritable projet politique, assorti d’un programme concret pour sa réalisation. Ainsi de Gaulle voulait-il « restaurer l’État » et le « rang de la France », ce qu’il proposait de faire en réformant les institutions et au moyen d’une politique extérieure d’indépendance, assortie à  l’intérieur d’une politique économique planificatrice destinée à  stimuler la croissance. Comme on l’a souligné plus haut, de Pompidou à  Sarkozy, les hôtes de l’Élysée ont tous en commun l’engagement pour une même cause, d’estampille gaullienne, et qui devient en quelque sorte la marque de fabrique du président français : la grandeur de la France, par la modernisation industrielle économique et sociale et l’affirmation comme grande puissance. En ce sens, ils sont bien animés d’un projet, ou plutôt d’une vision, au sens où Weber l’entendait, même si les « recettes » s’avèrent de plus en plus floues et incertaines. Le problème est plutôt celui de la capacité d’action du président, qui constitue ici la deuxième question et déborde largement les frontières de l’hexagone. Ainsi la montée en puissance des exécutifs au détriment des parlements observée dans les démocraties depuis quelques décennies n’empêche-t-elle pas de constater par ailleurs une réduction de la force de frappe de ces exécutifs sous l’effet de nouvelles contraintes, de la « gouvernance » à  la « démocratie d’opinion », qui contredisent profondément le modèle wéberien. La première, associée à  la multiplication des niveaux décisionnels et des acteurs des politiques publiques, parce qu’elle revient, comme l’écrit Leca, à  ce que « des acteurs sociaux qui n’ont ni le statut de bureaucratie publique ni le statut d’autorité élue sont de plus en plus actifs et importants dans le processus de production, d’exécution et de mise en œuvre de décisions publiques ». Un modèle dont cet auteur souligne la discordance avec la conception webérienne de la décision politique, énoncée dans Parlement et gouvernement…, qui prévoyait « un petit nombre de décideurs et d’autre part une responsabilité non équivoque de ceux-ci les uns vis-à -vis des autres et vis-à -vis des gouvernés »[127]. La seconde, parce qu’elle suggère l’existence d’une relation de dépendance vis-à -vis de l’électorat tout à  fait contraire à  ce que Weber envisageait. Comme on vient de le voir, celui-ci ne concevait pas que le leader puisse être responsable devant le peuple, sinon au terme de son mandat. De même, et son irresponsabilité en constituait une garantie, ne devait-il pas être conditionné dans son action par la pression populaire. Ainsi que le rappelle Beetham, la conception du leadership contenue dans la démocratie plébiscitaire,

« incarnée dans la figure charismatique, correspondait à  une relation de confiance ou de croyance en la personne du leader chez ses partisans, lui octroyant une large marge de liberté pour mettre en œuvre ses convictions personnelles. (…) Le leader webérien est un individualiste ; l’origine de ses actions réside en lui-même, dans ses convictions personnelles, et non chez ses partisans ou alliés (…). La caractéristique fondamentale de la politique de masse aux yeux de Weber était qu’elle favorisait un leadership individuel de ce genre. Telle était la signification de la démocratie plébiscitaire »[128]

Beetham cite ensuite la distinction tracée par Weber entre le représentant élu et le leader :

« La différence entre un leader élu et un fonctionnaire élu demeure alors simplement dans le sens que l'élu donne à  son comportement et selon ses qualités personnelles - parvient à  donner vis-à -vis de l'équipe de direction / l’État-major (Stab) et des dominés : le fonctionnaire se comportera entièrement comme le mandataire de son maître, ici des électeurs, tandis que le leader agira exclusivement sous sa propre responsabilité ; ce dernier agira donc, autant qu'il s'appuie avec succès sur leur confiance, selon son pouvoir discrétionnaire (démocratie de leaders / Führer-Demokratie) et non pas, comme le fonctionnaire, selon une volonté explicite (dans un « mandat impératif ») ou supposée des électeurs »[129].

S’il est vrai que la tendance de la démocratie française, voire des démocraties en général, est à  la « démocratie d’opinion »[130], ou à  la « contre-démocratie »[131], on peut ainsi sérieusement s’interroger sur la possibilité de nos jours du leader webérien. Ainsi, de de Gaulle à  Sarkozy, y aurait-il d’après Julliard tout le chemin allant du leader d’opinion au suiveur d’opinion[132], même si « c’est de Gaulle qui a commencé », en incarnant une sorte de leadership démocratique déjà  très différent du modèle charismatique décrit par Weber[133]. Et de conclure que ce dont ont besoin aujourd’hui les démocraties c’est d’hommes politiques de la taille d’un Churchill, d’un de Gaulle ou d’un Gandhi, grands éducateurs de l’époque contemporaine capables d’éclairer et d’entraîner l’opinion plutôt que d’être à  sa remorque[134]. Cette nostalgie du grand homme peut sembler une ritournelle dépassée[135]. Il reste que la question du leadership est sans doute posée avec plus d’acuité aujourd’hui dans les démocraties, et que la présidence française dissimule peut-être, derrière les postures décisionnistes de ses occupants, une certaine impuissance mal accordée avec la conception webérienne du leader[136].

CONCLUSION SUR LA Ve RÉPUBLIQUE

Au final, le bilan concernant la proximité de la Ve République à  50 ans de sa naissance avec le modèle webérien de démocratie plébiscitaire peut paraître mitigé. Sauf à  se méprendre sur la signification du charisme dans le contexte rénové des démocraties de masse, dont Weber fut un fin analyste, la Ve peut toujours être définie comme un régime à  présidence charismatique issue du suffrage universel. Elle s’est par ailleurs rapprochée de ce modèle par d’autres aspects, tels que la sélection des candidats présidentiels par les organisations partisanes ou la formation de « machines » au service du leader. Pour autant, la relation entre le président et les autres institutions, marquée par un affaiblissement ultérieur du parlement et du gouvernement, suggère que sur ce point la Ve est peut-être encore plus éloignée qu’à  ses débuts de la conception webérienne. L’ « hyperprésidence » irait au-delà  de ce que Weber souhaitait pour son chef élu du peuple. Elle en constituerait une sorte de caricature. On peut néanmoins contester cette lecture, en arguant que l’esprit de la démocratie plébiscitaire est tout de même la suprématie présidentielle. Comme il a été plusieurs fois souligné dans cet article, le problème central de Weber n’est pas de limiter le pouvoir du leader, mais celui de la bureaucratie, ce qui passe précisément par des pouvoirs importants accordés au chef de l’exécutif. Le contrôle de ce dernier introduit par la remise en jeu périodique de son mandat apparaît comme amplement suffisant. Et encore, l’élection est moins conçue par Weber comme un instrument de contrôle et de souveraineté populaire que comme un procédé - le meilleur d’après lui - pour faire émerger des personnalités charismatiques. Ainsi, dans cette optique, même la fin de la présidence plébiscitaire après de Gaulle n’est pas, on l’a vu, en désaccord foncier avec le modèle webérien.

Si la montée en puissance du président français n’est pas contradictoire avec la démocratie plébiscitaire, alors la Ve en constitue encore aujourd’hui, voire plus qu’à  ses débuts, un exemple réalisé. Ce serait toutefois ignorer la tendance, évoquée plus haut, à  une diminution de la capacité d’action des exécutifs en général, et du président français en particulier. Ainsi la puissance présidentielle dans sa relation avec les acteurs classiques de la démocratie représentative (institutions, partis, électorat) paraît-elle se dissoudre aujourd’hui dans une certaine difficulté à  gouverner effectivement. Le roi, en un mot, serait nu. Certains, isolés, assimilent d’ailleurs l’ « hyperprésidence » à  une simple « hyperprésence médiatique »[137]. C’est ici, indiscutablement, que la Ve paraît se dissocier, imperceptiblement, du modèle webérien.

Au-delà  : la démocratie plébiscitaire, horizon des démocraties contemporaines ?


Ces réserves à  peine émises valent pour l’ensemble des démocraties. Weber, on l’a dit, voyait en la démocratie plébiscitaire le régime du futur, imposé par la démocratisation, et déjà  à  l’œuvre dans les tendances césaristes du premier ministre anglais ou du président américain. Peut-on dire aujourd’hui que l’intuition du sociologue allemand était juste, autrement dit que les démocraties modernes se sont toutes plus ou moins « plébiscitarisées »? Auquel cas, notons bien, l’impact du schéma institutionnel s’avèrerait en définitive assez faible, puisque, Ve République ou pas, les démocraties en seraient toutes arrivées, ou presque, au même point. La réponse à  cette question nous paraît devoir être largement positive. Si les chefs des exécutifs contemporains ne sont pas tous, loin s’en faut, élus au suffrage direct, nul doute en effet qu’ils sont choisis, formellement ou de facto, par le peuple, et ce au moins autant, sinon plus, sur leur personne et les qualités individuelles qui leur sont attribuées que sur leur programme. La personnalisation de la politique entrevue par Weber comme une conséquence du suffrage universel est devenue, avec la contribution décisive des mass-medias, une caractéristique dominante des démocraties, et les leaders contemporains sont bien les « dictateurs du champ de bataille électoral ». Nul doute également que la forte légitimité assurée à  ces leaders par leur sélection populaire comporte, comme en France, de puissants ressorts charismatiques - même si, on l’a vu, le charisme résiste mal à  l’épreuve du temps ; et qu’ils sont bien des « leaders avec une machine ». Enfin, le renforcement des exécutifs au détriment des parlements et des partis constitue, on l’a dit, une tendance commune des démocraties, bien que le phénomène, parfois qualifié de « présidentialisation », soit peut-être plus accentué en France[138] . La relation directe entre le leader et le peuple, qui participe à  cette montée des exécutifs et à  la crise des intermédiaires, relève bien par ailleurs du plébiscitarime webérien dans une version contemporaine, médiatique. Pour toutes ces raisons, le modèle de démocratie plébiscitaire semble donc assez bien décrire la réalité politique actuelle des démocraties, au-delà  d’incontestables variations nationales. Ainsi les démocraties majoritaires, dont le système électoral favorise la personnalisation et l’émergence de leaders et qui, on vient de le rappeler, ont constitué le modèle dans lequel Weber a puisé son inspiration, sont-elles probablement plus concernées.

Il reste que les démocraties plébiscitaires contemporaines paraissent en quelque sorte dénaturées par une diminution de la capacité d’action de leurs leaders. Mais alors, est-on finalement en droit de demander, ressortissent-elles encore au type webérien, sachant que ce type correspondait avant tout dans l’esprit de son auteur à  une « démocratie de leadership », qu’il opposait à  la « démocratie sans chef » ? On est tenté de répondre affirmativement à  cette question, tant il est vrai que les démocraties cumulent, on l’a vu, beaucoup de traits du modèle webérien. On ajoutera que la question de l’affaiblissement des exécutifs contemporains, justement posée, est tout de même loin d’être tranchée. Ni la dépossession de ceux-ci au profit d’élites ou d’organismes cooptés, associée à  l’idée de gouvernance, ni leur conditionnement par l’opinion publique, ne constituent des phénomènes universellement reconnus, et encore moins scientifiquement démontrés. Ainsi, par exemple, n’est-il pas sûr que la relation qui s’est installée entre les élus et l’opinion publique soit au détriment de la capacité de leadership des premiers. Comme le montrait déjà  Bryce[139], cette relation reste profondément ambiguë, le pas étant vite franchi, ou la confusion facile, entre démocratie d’opinion et « démocratie de manipulation de l’opinion »[140]. La perspective peut donc être facilement renversée. De même, la dissolution dans la gouvernance de la capacité d’action des exécutifs peut sembler une thèse fragile au regard de la visibilité inédite dont jouissent aujourd’hui les leaders des démocraties, et de leur action concertée sur les thèmes planétaires. Comme toujours en science politique, la balle est lancée, si l’on veut conclure, ou simplement rebondir, dans le camp des travaux empiriques, particulièrement déficitaires aujourd’hui comme hier quand il s’agit de « mesurer » le pouvoir.

Laurence Morel est maître de conférences de science politique à  l’Université de Lille II (Centre d’Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales – CERAPS)

Pour citer cet article :
Laurence Morel «La Ve République, le referendum, et la démocratie plébiscitaire de Max Weber », Jus Politicum, n° 4 [https://www.juspoliticum.com/article/La-Ve-Republique-le-referendum-et-la-democratie-plebiscitaire-de-Max-Weber-226.html]