Charles Eisenmann est traditionnellement perçu comme un positiviste et un fidèle disciple de Hans Kelsen ayant introduit en France les idées du maître viennois, notamment en matière de justice constitutionnelle. Le volet administratif de son œuvre a également contribué à  sa renommée et fait l’objet de plusieurs études doctrinales dont la récente thèse de Nicolas Chifflot sur le droit administratif de Charles Eisenmann. Pourtant ses écrits ne se limitent pas à  ses deux aspects et la présente étude est consacrée à  la partie méconnue de sa pensée constitutionnelle. Son examen montre qu’Eisenmann a fait preuve d’une réelle autonomie vis-à -vis de Hans Kelsen pour développer des concepts qui lui sont propres et surtout ne pas réduire le droit à  la science du droit. Ainsi, loin d’être un pur positiviste, il a abordé en juriste des questions réputées appartenir au domaine de la science politique et ses écrits laissent apparaître en filigrane sa conception du rôle de l’État.

The constitutional thought of Charles Eisenmann Charles Eisenmann is traditionally perceived as an ardent positivist and disciple of Hans Kelsen, the ideas of whom he introduced into France – most notably in the area of constitutional justice. He is also celebrated for his works on French administrative Law which have received much attention. However, the works of Charles Eisenmann cannot be limited to these two aspects. This article proposes a study of the much-overlooked constitutional contributions of this author, and shows the conceptual originality and intellectual autonomy of Charles Eisenmann’s thought towards Kelsen's own writings. He resisted the temptation to reduce the study of law to the science of law, and thus did not hesitate to discuss from a legal perspective many so-called political science issues, which implicitly reveal his broader conception of the role of State.

Das Verfassungsdenken von Charles Eisenmann

Introduction

René Capitant voyait en Eisenmann un juriste « épris de rigueur et de sincérité intellectuelles, un de ces esprits qui ne peuvent aborder une étude sans remonter de proche en proche, jusqu'aux sources de la connaissance et sans en faire au préalable leur propre doctrine. »[1] Il n'était pas une exception car toutes les personnes l'ayant côtoyé, collègues, amis, étudiants et jusqu'au grand juriste Hans Kelsen évoquent ses qualités intellectuelles, humaines et son « profond amour pour la vérité »[2], amour qui le poussait toujours plus loin dans son travail et ses recherches. Les qualités de l'homme, son tempérament et son caractère sont donc loin d'être étrangères à  la qualité de l'œuvre qu'il nous a transmise aussi avant de s'intéresser à  celle-ci convient-il d'évoquer brièvement quelques traits marquants de sa biographie.

Charles Eisenmann est né le 20 septembre 1903 à  Dijon. Son père, Louis Eisenmann (1868-1937) était un historien, professeur à  la Sorbonne et directeur de la revue historique. Eisenmann hérita de son père une importante culture historique mais n'appréciant guère cette discipline et la jugeant « même un peu superficielle »[3] il s'orienta vers des études juridiques. Il suivit ses études à  la Faculté de Droit de Paris et obtint une bourse qui lui permit de faire deux séjours, en 1926 et en 1927, au Centre Français des Hautes Etudes de Vienne. C'est au cours de ce séjour et grâce à  l'appui de son père qu'il fut présenté à  Hans Kelsen. Cette rencontre fut déterminante pour l'orientation du jeune juriste, René Capitant explique ainsi qu'au « désarroi du premier contact, l'ami et le confident, succédaient peu à  peu une compréhension et une adhésion de plus en plus profondes et qui devaient bientôt faire de lui le premier disciple français du maître viennois. »[4] Déjà  fortement intéressé par les problèmes de théorie générale du droit, l'influence de Kelsen l'amena à  élargir le sujet de sa thèse et à  ajouter à  l'analyse de la haute cour constitutionnelle d'Autriche, l'étude théorique de la justice constitutionnelle. L'initiative du jeune doctorant d'étudier un domaine encore peu traité et de ne pas hésiter à  critiquer les théories des grands juristes français tels que Duguit, Hauriou et Gény était ambitieuse. Kelsen notait d'ailleurs à  ce sujet que ce « n'est pas, pour un débutant, une entreprise ordinaire que de dédaigner la grande route royale des doctrines traditionnelles et de chercher à  se frayer une voie nouvelle à  travers la broussaille des problèmes, et précisément au point où elle est le plus touffue. »[5] Eisenmann s'acquitta de sa tâche avec la réussite qu'on lui connaît et soutint sa thèse à  son retour en France devant un jury composé de Louis Rolland, Achille Mestre et Louis Le Fur. Il fut nommé chargé de cours à  la faculté de droit de Caen avant d'être reçu au concours d'agrégation des Facultés de droit, section de droit public en 1930 et de partir enseigner à  la Faculté de Droit de Strasbourg. Il y succède à  Carré de Malberg et y enseigne de nombreuses matières telles que le droit constitutionnel, le droit public général, le contentieux administratif et plus étonnamment le droit international privé. En marge de son activité universitaire, il s'engage sur le plan politique durant les années 1930. « En relation avec Marcel Prélot, il se montre proche des milieux de l'Aube et devient membre actif de la Ligue des intellectuels contre le fascisme »[6] Dans sa lutte contre celui-ci, il écrit plusieurs articles sur l'organisation constitutionnelle du Reich allemand pour le bulletin mensuel jaune (une revue assez confidentielle, dépendant de l'Université de Strasbourg). Son intérêt pour les questions politiques et la défense de l'autonomie individuelle contre toute forme de dirigisme étatique persistera après la guerre, même si elle s'exercera de façon plus discrète. Eisenmann publiera très peu d'articles sur la Vème république et son changement d'orientation universitaire vers le droit administratif ne suffit pas en soi à  expliquer cet apparent désintérêt pour ce régime. Sa dernière contribution majeure et ouverte sur une question éminemment politique est antérieure de quelques années à  l'avènement de la Vème république. Il s'érigea en effet contre le traité instituant la CED estimant que le jour de son entrée en vigueur la France perdrait sa souveraineté et son statut d'État autonome. Ce fut aussi pour lui l'occasion de s'opposer à  Georges Vedel par le biais d'articles paru dans le journal le Monde, sur la question relative à  la nature de la loi, ordinaire ou constitutionnelle, permettant la ratification du traité. Ultérieurement il se montra « très actif, en même temps que discret »[7], il accepta notamment de mettre en place, au cours de la guerre d'Algérie, un fonds de soutien dédié aux universitaires soumis à  des difficultés administratives en raison de leurs opinions politiques. Cette réserve de l'auteur vis-à -vis du régime gaulliste peut éventuellement s'expliquer par une certaine appréhension à  son égard. Dès l'immédiat après-guerre, il publia deux articles sur Napoléon, le dépeignant comme un précurseur des dictatures idéologiques ayant récemment plongé le monde dans une guerre mondiale. Il est évident qu'Eisenmann ne voyait pas en De Gaulle, un nouveau Napoléon, mais peut être craignait-il la mise en place d'un régime moins libéral qu'il ne l'espérait ou à  tout le moins une attitude trop dirigiste de l'État. Il ne nous appartient pas de rechercher ici les raisons de son silence sur les institutions de la Vème République. Cependant, ce dernier apparaît énigmatique et il méritait d'être évoqué, d’autant plus qu’il est resté dans l'ombre du tournant universitaire d'Eisenmann. Dans l’immédiat après-guerre, il délaisse les habits de constitutionnaliste pour endosser ceux d'administrativiste. Il opère cette reconversion dès son affectation à  la Faculté de Droit de Paris en 1948, où il exerce les fonctions de Chargé de cours puis d'Agrégé et enfin de Professeur titulaire. Dès cette date, il professe ses cours de droit administratif enseignés au « titre du doctorat » et il les poursuivra jusqu'à  la fin de sa carrière universitaire qu'il achèvera à  l'université Paris I, Panthéon-Sorbonne en 1973. Ce changement d'intérêt porte uniquement sur la matière des investigations de l'auteur, La méthode elle reste identique Eisenmann conservant sa « démarche scientifique audacieusement critique et résolument novatrice. »[8] En outre, cette évolution n'a rien d'anormal, elle se révèle même parfaitement logique. D'un point de vue méthodologique, d'abord, puisqu'après avoir analysé les fondements de l'ordre juridique et la dynamique du droit, l'étude du droit administratif lui permet de « saisir plus vigoureusement le mouvement de la concrétisation du droit. »[9] Un tel cheminement n'est pas unique puisqu'un autre disciple de l'école de Vienne, Adolf Julius Merkl, a lui aussi descendu la pyramide des normes pour s'intéresser au droit administratif. En définitive, le droit administratif serait « dans la réflexion théorique de Charles Eisenmann, comme un aboutissement. »[10] La transition se révèle également pertinente compte tenu du réalisme de l'auteur. Eisenmann est en effet beaucoup plus attentif à  la réalité sociale que ne l'est Kelsen. Certes, ce dernier ne l'ignore pas totalement et fait notamment de l'efficacité de l'ordre juridique une condition essentielle de sa validité. De même, Eisenmann tente vigoureusement de montrer que l'écart entre le « sein » et le « sollen » dans la pensée de Kelsen n'est pas aussi important que l'on pourrait le penser. Cependant, sa démonstration selon laquelle les normes juridiques relèveraient du « royaume des faits, du domaine du sein » à  raison de leur positivité, parce qu'elles ont été posées dans un ordre juridique, n'emporte pas pleinement la conviction. Il est vrai que Kelsen n'a pas ignoré la réalité mais son centre d'intérêt était résolument l'épistémologie juridique. Il envisage d'abord l'ordre juridique comme un domaine objectif, autonome et clos sur lui-même. Eisenmann le concède d'ailleurs lorsqu'il critique sa théorie du domaine de validité des normes, il déclare que Kelsen tend à  faire de la validité des normes « quelque chose d'absolu – en ce sens qu'elle ne se rapporte à  rien, qu'elle existe d'une manière objective, comme en soi et pour soi. »[11] A l'inverse, lui n'a de cesse de rattacher la théorie du droit à  la réalité concrète, ce qui le conduit d'ailleurs dans le même article à  affirmer qu'il n'existe qu'un seul domaine de validité des normes « qui est humain. »[12] Les normes ne sont pas pour lui des idées supra sensibles flottant au-dessus des hommes, elles n'existent que pour et par les hommes auxquelles elles s'adressent. Il écrit ainsi que « les normes n'existent et ne valent que relativement à  des sujets humains ; leur validité n'existe que pour des sujets – tous les hommes ou certains – et s'il s'agit des règles de droit étatique, des lois, pour la collectivité nationale. »[13] Ce souci de la réalité est une autre explication possible de l'intérêt d'Eisenmann pour le droit administratif, celui-ci étant, à  l'époque où il écrit, beaucoup plus concret que le droit constitutionnel.

Cet attachement d'Eisenmann à  ne jamais oublier le domaine des faits et à  toujours lier la théorie et la pratique ne sont pas sans incidence sur sa méthode et l'inspiration générale de son œuvre. Il correspond bien au légiste français, tel que défini par Carl Schmitt : « son esprit juridique se distingue à  la fois des deux autres idéaux types professionnels que sont le juriste anglais et le juriste allemand : comparé à  l’anglais, le légiste français est logique et rationaliste. Comparé à  l’Allemand, il est pragmatique et se méfie des systèmes. »[14] La défiance d'Eisenmann à  l'égard des grands systèmes théoriques et abstraits a été évoqué précédemment. En terme de méthode, elle est perceptible dans la volonté, toujours présente chez Eisenmann, de se référer au droit positif, au domaine des faits. Ainsi les deux missions principales qu'il assigne au juriste de doctrine sont intimement reliées au droit en vigueur. La première tâche qu'il qualifie de « dogmatique juridique (Rechtsdogmatik) ou casuistique juridique »[15] consiste à  déterminer « sur la base d’un système de normes générales supposé donné comment doit être réglée une hypothèse définie. »[16] Il s'agit de déterminer qu'elle est la solution de droit dans un litige donné au regard du droit en vigueur, cette activité se rapporte à  la « qualification multiséculaire de jurisconsulte. »[17] La seconde tâche consiste à  décrire le droit positif ç'est-à -dire à  « constater et à  analyser des normes qui ont été effectivement posées, qui existent. C'est un travail d'enregistrement et d'élaboration de faits donnés. »[18] Il n'est donc point question pour Eisenmann de s'affranchir de la réalité et de construire un système abstrait tournant à  vide. Cependant, le juriste ne saurait non plus s'en tenir aux données de fait, il lui revient de créer des concepts juridiques pour rendre compte des normes de l'ordre juridique. C'est sur ce point que s'arrête le pragmatisme d'Eisenmann et où entre en jeu sa logique et son rationalisme. Il estime qu’il revient au juriste faisant œuvre de science du droit de construire des notions et des classifications, elles ne sont pas des données qu'il doit simplement collecter dans l'ordre juridique. La tâche de description évoquée par Eisenmann part des faits mais ne se limite pas à  eux. Eisenmann insiste fortement sur ce point, il écrit que l' « établissement des classifications – disons : la subdivision d'un genre en espèces – est la mission propre, donc l'œuvre responsable des seuls théoriciens (c'est-à -dire des personnes attachées à  la connaissance systématique du droit) ; les juristes croient en général que ces classifications leur seraient données au départ, qu'elles seraient pré-établies avec les qualifications et avec les classements corrélatifs ou tout au moins avec une partie importante d'entre eux -, cela, naturellement, par et dans le droit positif lui-même, par et dans ses matériaux. »[19] En vérité, le droit positif fournit uniquement la matière et il revient au juriste de l'informer (de lui donner forme). Il doit pour se faire construire des définitions (des notions) et des classifications. En la matière, la méthode d'Eisenmann « frise le classicisme »[20] puisqu'il a recours à  la méthode scolastique. Il affirme en effet que « les définitions s'opèrent par l'indication cumulative du genus proximum – terme le plus large – et de la differentia specifica – principe de la différenciation du genus, de la différenciation des espèces. »[21] Le juriste doit donc progressivement décrire l'ensemble de l'ordre juridique en déterminant d'abord les genres puis en distinguant les espèces en leur sein. A chaque notion devra correspondre un certain nombre d'éléments qui lui sont propres et qui permettent de la distinguer d'autres concepts. Ce qu'explique Eisenmann lorsqu'il affirme que si « l'on attribue une même qualification, une fois en fonction de l'absence ou de la présence des éléments E1 + E2 et une autre en fonction des éléments E3 + E4, cela signifie soit que cette qualification correspond à  deux concepts distincts, soit qu'elle s'applique à  un seul concept (E1 + E2 + E3 + E4), mais qui n'est à  chaque fois qu’insuffisamment défini. » La conciliation par Eisenmann de cette « sorte de pensée néoscolastique »[20] avec « son rationalisme constructiviste qui caractérise sa méthode d'élaboration des concepts »[23] est singulière et cette originalité a été évoquée tant par Nicolas Chifflot que par Olivier Beaud. Elle dérive, selon nous, de cette volonté de toujours relier son œuvre théorique à  la réalité concrète. Son constructivisme lui permet de ne pas s'en tenir uniquement aux faits tandis que le réalisme de la méthode scolastique lui impose de ne pas s'en détacher. L'influence de la pensée scolastique ne se limite toutefois pas à  sa méthode de construction des concepts, elle a également imprégné la façon dont Eisenmann aborde l'étude des problèmes. La structure argumentative des textes d'Eisenmann suit effectivement les règles de la scolastique. Il commence par formuler un ou plusieurs problèmes de droit qui se pose au juriste sur un sujet donné, puis il présente les thèses qui ont tenté d'y répondre et se livre à  leurs critiques, enfin il propose sa solution et la justifie. La « critique joyeuse, féroce, de certains de ses collègues»[24], de certaines figures emblématiques du droit français même, n’a jamais été un exercice de démolition gratuit mais le prélude à  l'élaboration d'une solution tenant compte des thèses sur le sujet et surtout évitant de tomber dans leurs erreurs. Elle constituait, en outre, une arme redoutable permettant à  Eisenmann de présenter ses idées avec encore plus de force et d'assurance. Eisenmann a notamment fait un usage tactique de cette dialectique dans la polémique qui l'a opposé aux sciences politiques. Le droit n'est pas l'apanage des juristes, il s'agit d'un objet sur lequel de multiples disciplines portent un regard différent, et les représentants des sciences politiques vont développer une théorie pour déterminer les domaines respectifs des juristes et des sociologues, politologues, philosophes… Leur objectif implicite est de promouvoir la science politique, d'affirmer « son existence distincte, son autonomie et son originalité face au droit constitutionnel »[25] et de lui assurer un domaine d'étude le plus large possible par rapport à  celui des juristes. Eisenmann entend combattre leur prétention hégémonique qui a pour effet de réduire l'office du constitutionnaliste à  la part congrue. Pour ce faire, il utilise sa méthode dialectique en commençant par définir le problème à  savoir le rapport qu'entretiennent les sciences politiques et la science du droit. Il présente ensuite la thèse « politiste » selon laquelle il y aurait une antithèse radicale entre les deux disciplines, le juriste devrait limiter son étude aux seules « règles de droit qui visent à  informer, fixer et régir l'organisation et la vie politiques »[26] tandis que la science politique porterait sur « des données de fait, sur des réalités »[26], elle étudierait le fonctionnement réel, effectif, des systèmes politiques. Cette séparation tranchée entre le domaine du devoir-être (sollen) et le domaine de l'être (sein) correspond par ailleurs à  l'image du kelsénisme tel qu'elle est véhiculée par les sciences politiques. Eisenmann va réfuter leur thèse avant de proposer sa vision du rapport qui lie les deux disciplines. Il démontre dans son article Science du droit et sociologie dans la pensée de Kelsen[28] que ce dernier, et les juristes, n'ont jamais dénié l'utilité de la sociologie et surtout n'ont jamais ignoré la réalité. Le normativisme kelsénien « n'est pas du tout ignorance systématique et volontaire de la réalité : […] c'est un normativisme positiviste. »[29] Le juriste étudie des normes mais elles ne sont pas des idées désincarnées flottant dans l'éther, elles ont été posées et ont de ce fait une réalité concrète, ce qui montre que le positivisme n'ignore pas totalement le domaine du sein alors même qu'il se limiterait à  l'étude des règles de droit. Eisenmann va cependant au-delà  et affirme que le juriste ne peut s'en tenir à  l'étude des règles de droit. En premier lieu, il démontre a contrario que la thèse contraire est insoutenable. En effet, dans les pays dépourvus de législation constitutionnelle (de Constitution formelle), il existe tout de même une science du droit constitutionnel, le Royaume-Unis en est un parfait exemple, ce qui montre que le constitutionnaliste ne saurait être limité à  l'étude des seules règles de droit. La thèse avancée par les représentants des sciences politiques ne peut donc valoir, au mieux, que pour les pays dotés d'une législation constitutionnelle. Toutefois, même dans le cadre de ces pays, « il est absolument impossible au juriste descripteur du droit d’une société, d’admettre l’idée que le droit positif – c'est-à -dire précisément le droit d’une société – soit l’ensemble des règles posées par l’organe législatif officiel, comme il lui est impossible d’admettre, corrélativement, que la méthode dogmatico-déductive soit applicable à  la connaissance de ce droit positif. »[30] Afin de justifier son propos, Eisenmann s’appuie sur la pratique effective du droit constitutionnel et montre qu'aucun ouvrage systématique de droit constitutionnel « ne limite ses ambitions et son horizon à  la seule analyse des règles posées par les lois politiques, de la législation constitutionnelle ; tous sans exceptions envisagent – de façon plus ou moins poussée – l'application effective de ces règles, la pratique politique et le sort des constitutions. »[31] Par conséquent, le constitutionnaliste a un droit de regard sur les faits, sur la réalité concrète et l’antithèse entre les deux disciplines n'est pas aussi radicale que ne le laisse entendre les représentants de la science politique, elle est simplement modérée. Selon Eisenmann, le droit est aussi une science politique dans la mesure où il porte sur des phénomènes politiques, les deux disciplines ont donc un objet commun et ne diffèrent véritablement que par les problèmes qu'elles posent et les méthodes qu'elles emploient pour les résoudre. Ainsi, les problèmes de dogmatique juridique consistant à  déterminer quelle conduite peut être considérée comme prescrite ou comme permise au regard du droit en vigueur sont l'apanage du juriste. A l'inverse, l'étude des relations causales entre des règles de droit et des aspects non juridiques (faits sociaux, économiques, moraux …) appartient au domaine de la science politique. Hormis ces deux noyaux durs, il n'existe pas de séparation tranchée et « les points de rencontre, pour ne pas dire de chevauchement, et par suite les similitudes sont en somme nombreux et forts importants. »[32] Au vu du champ particulièrement étendu qu'il assigne au droit constitutionnel, Eisenmann n'est pas, comme on tend a priori à  le penser, le pur juriste positiviste et légaliste obnubilé par l'étude des seules normes et de leurs relations. Gérard Timsit juge même qu'il va trop loin en adoptant « de la science juridique une conception bien large … impériale, pour tout dire. A moins qu'il ne faille dire impérialiste. »[33] Son affirmation mérite d’être tempérée, Eisenmann n'avait, à  mon sens, aucune visée impérialiste, il n'a jamais souhaité empiété sur le champ d'étude de disciplines qui n'était pas la sienne, mais il craignait de se voir outrancièrement limité par les prétentions des représentants des sciences politiques. C'est en réalité contre la visée hégémonique de ces derniers qu'il a utilisé habilement sa méthode dialectique pour réfuter leur thèse et affirmer la légitimité du juriste à  intégrer la pratique effective des gouvernants et les faits sociaux dans son analyse du droit positif. La position d'Eisenmann me semble donc parfaitement justifiée et défendable, au reste ses écrits sont restés largement en deçà  de cette visée impérialiste puisqu'il a toujours abordé en juriste des questions politique ne relevant pas a priori de la science pure du droit. Il n'en demeure pas moins que sa conception diffère assez sensiblement, même s'il tend constamment à  minimiser cette différence, de celle de Hans Kelsen. L'examen de leur divergence en la matière permettra d'évoquer l'intérêt qu'il y a à  s'intéresser à  la pensée constitutionnelle de Charles Eisenmann.

Le champ d'étude du constitutionnaliste défini par Eisenmann aurait sans aucun doute heurté Hans Kelsen. Il se sépare en effet de manière assez nette de la pensée du maître viennois sur deux points. En premier lieu, Hans Kelsen admettait parfaitement la légitimité des sciences politiques et de la sociologie du droit mais il accordait une prééminence à  la science du droit. Selon lui, cette science construit l'objet « droit » et les autres disciplines qui l'étudient sont logiquement subordonnées à  la science juridique, elles en dépendent dans la mesure où c'est elle qui crée leur objet d'étude. En d'autres termes, la science du droit est la condition de possibilité des sciences politiques portant sur le droit. Eisenmann, estime au contraire que l'objet « droit » existe indépendamment de la science juridique, celle-ci le décrit et en propose une synthèse générale mais elle ne le crée pas. Dès lors, la science politique n'est pas subordonnée à  la science du droit, elle lui est équivalente, elle porte simplement un regard différent sur un même objet. Nicolas Chifflot résume bien cette différence de point de vue, il écrit que « la science kelsénienne s'approprie son objet en le construisant »[34] alors que « Charles Eisenmann ne définit pas tant l'autonomie de la science du droit par l'existence d'un objet propre, unique, que par l'emploi de méthodes propres, mises en œuvre spécifiquement par la science du droit. »[35] En second lieu, Eisenmann adopte une conception de la pureté beaucoup plus souple que celle du maître viennois. Selon Kelsen la pureté joue à  l'égard de la science et du droit, les deux se doivent d'être purs. La science pure consiste en un examen objectif et dépourvu de toutes considérations idéologiques, morales, religieuses ou philosophiques de l'objet droit. Autrement dit, la pureté s'entend ici comme une neutralité axiologique du chercheur. Mais Kelsen estime aussi que la science juridique doit porter sur un droit pur c'est-à -dire qu'elle doit « simplement assurer une connaissance du droit, du seul droit, en excluant de cette connaissance tout ce qui ne se rattache pas à  l'exacte notion de cet objet. »[36] Eisenmann a totalement adhéré à  la première acception de la pureté. Le juriste se doit d'être neutre, totalement objectif lorsqu'il analyse un système juridique il ne doit porter sur lui aucun jugement de valeur et lorsqu'il construit une théorie du droit, il ne doit pas se déterminer à  partir de doctrines politiques ou philosophiques. Il reprochera ce travers à  Duguit et Hauriou dans l'article qu'il consacra à  l'examen de leur doctrine. Il écrit à  cet égard qu'il « est nécessaire d'exclure de l'étude et de la solution des problèmes de la théorie juridique toute doctrine politique ou social. Joindre ces deux systèmes de connaissance, aboutit toujours et nécessairement – parce qu'au fond visé dès l'accord c'était là  le but- à  subordonner le premier au second ; or, cette subordination se heurte au fait de l'autonomie du droit positif, qui fonde celle de la science du droit. »[37] Le terme important est celui de « systèmes de connaissance » car il montre que c'est en tant que moyen de connaissance que les doctrines politiques ou sociales doivent être exclues de la science pure du droit. Cela ne signifie en aucune façon que le juriste doive ignorer totalement de telles doctrines mais seulement et uniquement qu'il ne doit pas en user comme moyens, il ne doit pas rechercher « la vérité », fonder sa théorie sur de telles doctrines. Cette distinction est importante car elle permet à  Eisenmann de ne pas souscrire totalement à  la seconde acception de la pureté développée par Kelsen. Il estime en effet que lorsqu'il s'agit de « comprendre un ordre juridique concret, c'est-à -dire l'ordre juridique d'une société donnée et des rapports entre ordres juridiques concrets, le point de vue extra normatif est indispensable. »[38] La prise en compte de l'influence des doctrines sociologiques, des motivations politiques des auteurs d'une législation ne porte pas atteinte à  la pureté de la science du droit, le juriste se borne à  analyser un ordre juridique à  la lumière des principes qui l'ont inspiré. A aucun moment une telle attitude ne le conduit à  nier l'autonomie du droit, il ne le subordonne à  aucun autre système normatif. Gérard Timsit note fort justement à  ce propos que « la pureté de la science n'exige pas de la science qu'elle ampute les réalités de leur réalité. Elle doit au contraire les prendre en considération dans tous leurs aspects. »[39]

Cette divergence entre Hans Kelsen et Charles Eisenmann permet de circonscrire le champ de notre étude et d'en souligner l'intérêt. La pensée constitutionnelle de Charles Eisenmann ne se limite pas à  l'étude de la législation et de la justice constitutionnelle. Cette partie de son œuvre de constitutionnaliste a été la plus étudiée et les commentateurs n'ont cessé de souligner son rôle capital et « étonnamment moderne. »[40] Par ailleurs, c'est également elle qui a contribué à  forger l'image d'un Charles Eisenmann, disciple de Kelsen et défenseur d'un positivisme juridique intransigeant. Cependant, Eisenmann estimait qu'« on ne comprend véritablement et pleinement une œuvre constitutionnelle que si on connaît les mobiles politiques de ses auteurs, les idées politiques dont ils ont poursuivi à  travers elle et par elle la réalisation »[41] et sa pensée constitutionnelle déborde donc logiquement le cadre juridique stricto sensu. Il s'est effectivement intéressé à  des problèmes relevant traditionnellement, du moins aux yeux d'un adepte d'une science du droit entièrement pure, de la science politique. Libéral convaincu, il a longuement étudié la question de la liberté individuelle dans les doctrines politiques et philosophiques mais en gardant toujours une méthode juridique. Son objectif n'a jamais été de sortir de l'office du juriste mais d'adopter un point de vue extra normatif pour éclairer et ainsi mieux comprendre la transcription dans l'ordre juridique de principes politiques. Cette partie de son œuvre n'a pas fait l'objet d'une étude systématique et justifie à  elle seule une relecture de sa pensée constitutionnelle. Celle-ci permet également d’approfondir la question de la filiation réelle entre la pensée de Charles Eisenmann et de Hans Kelsen. Elle est très souvent perçue comme totale, Eisenmann serait le fils spirituel de Hans Kelsen, mais plusieurs auteurs se sont interrogés sur sa pertinence. Gérard Timsit note ainsi : « Charles Eisenmann est kelsénien. L'a-t-il toujours été autant qu'on put l'imaginer ? Rien n'est moins sûr. »[42] De même, Olivier Beaud, n'hésite pas à  écrire : « Eisenmann, renégat du kelsénisme ? L'hypothèse paraît sacrilège à  certains, mais elle mériterait au moins d'être approfondie. »[43] Notre hypothèse est qu’Eisenmann a bel et bien rompu avec la pensée de Hans Kelsen, d’une part en adoptant une conception du droit plus large que Kelsen et d’autre part en divergeant, dans le cadre de la science pure du droit, sur certaines notions théoriques défendues par Kelsen. Par conséquent, l'analyse du versant « politique » de l'œuvre de Charles Eisenmann doit permettre de démontrer qu'il n'a pas été entièrement kelsénien, qu'il a adopté une vision beaucoup plus vaste de l'office du juriste que le maître viennois. L'examen du versant juridique sera l'occasion, outre de présenter les grandes thèses défendues par Eisenmann en la matière, de souligner les divergences de fonds qui existent entre les deux auteurs. Notre ambition n'est pas d'analyser de façon précise les rapports intellectuels entre ces derniers, mais plus modestement de relever dans quelle mesure Eisenmann s'est écarté ou inspiré de la pensée de Hans Kelsen lorsqu'il a traité des problèmes fondamentaux de la science juridique du droit constitutionnel.

Enfin, deux autres arguments nous semblent justifier l'intérêt d'une analyse de la pensée constitutionnelle de Charles Eisenmann. En premier lieu, très peu d'études doctrinales ont été publiées dans la période récente. Or, la connaissance de la pensée des générations plus ancienne est une condition essentielle pour que l'apport des générations actuelles et futures, « se construise sur des bases solides. »[44] L'étude d'un grand constitutionnaliste français semble donc tout à  fait opportune. En second lieu, l'examen de la pensée constitutionnelle de Charles Eisenmann, de toute sa pensée constitutionnelle et non seulement de celle relative à  la justice constitutionnelle, permet de mettre en valeur une partie de son œuvre qui « demeure très largement ignorée »[45] et de réparer une certaine « injustice »[45] en ne laissant pas dans l'ombre la richesse des réflexions de Charles Eisenmann sur ce sujet. Enfin, elle complète, bien que modestement et partiellement, la réflexion sur l’œuvre doctrinale de Charles Eisenmann initiée par Nicolas Chifflot. Ce dernier a consacré une thèse au « Charles Eisenmann administrativiste »[47] et s'il n'a pas ignoré sa pensée constitutionnelle, il l'a traité à  partir de la théorie de l'administration de Charles Eisenmann. Il s'agit ici de s'intéresser au « Charles Eisenmann constitutionnaliste, théoricien du droit et des idées politiques. »[47]

Selon Eisenmann « le juriste d'aujourd'hui, donc le constitutionnaliste, doit sortir de plus en plus, dans ses travaux de synthèse au moins, du cadre de l'étude et de la théorie intrinsèques des règles et institutions, c'est-à -dire des problèmes purement normatifs, pour se préoccuper notamment de situations de faits et de relations et explications causales. »[49] Eisenmann a lui-même suivi le programme qu'il préconisait. Il a ainsi étudié la science juridique du droit constitutionnel (Partie 1) mais également la science politique du droit constitutionnel (partie 2).

 

Partie 1 - La Science juridique du droit constitutionnel

Charles Eisenmann est principalement connu à  raison de ce versant de son œuvre constitutionnelle à  savoir celle consistant à  affirmer l' « autonomie de la science du droit »[50] par rapport aux sciences politiques et sociales et à  étudier les règles de droit en elles-mêmes, sans les faire dépendre d'un système de valeurs supérieur de caractère extra-juridique. En ce domaine, l'influence de Hans Kelsen a été déterminante, elle l'a amenée à  analyser les problèmes constitutionnels d'un point de vue formel et à  étudier la théorie de la justice constitutionnelle (Section 1). Charles Eisenmann ne s'est pourtant pas limité à  ce champ d'étude, fidèle à  une conception classique de la constitution définie comme « l'ensemble des règles traitant de la forme de l’État et l'organisation des pouvoirs publics »[51], il a également consacré de nombreux écrits à  l'objet du droit constitutionnel (Section 2).

 

Section 1 - la justice constitutionnelle garantie effective de la constitution

Charles Eisenmann a été fortement influencé par la conception kelsénienne du droit défini comme un « ordre de contrainte »[52] juridiquement sanctionné. Cette idée selon laquelle, seule est véritablement une règle de droit c'est-à -dire une règle juridiquement obligatoire, la norme à  laquelle est attachée une sanction dont on peut demander l'exécution par un juge, explique l'intérêt d'Eisenmann pour la justice constitutionnelle et sa conception formelle de la constitution (Paragraphe1). C'est d'ailleurs sur ce point qu'il est resté le plus fidèle au maître viennois. En effet, s'il ne s'est pas cantonné à  la seule théorie pure du droit et a abordé des problèmes que Kelsen aurait qualifiés d'extra-juridique, il a toujours défendu une conception formelle du droit constitutionnel. Dans sa thèse sur le droit administratif de Charles Eisenmann, Nicolas Chifflot note d'ailleurs à  cet égard que « Charles Eisenmann a traduit la théorie pure du droit parce qu'il adhérait encore, à  ce moment-là , au contenu des thèses développées par Hans Kelsen. »[53] Néanmoins, cette adhésion de Charles Eisenmann ne saurait être surestimée, son esprit critique faisant obstacle à  une fidélité aveugle. Contrairement à  l'idée répandue, il n'a jamais été le disciple inféodé à  Hans Kelsen et a même développé une approche très critique de la justice constitutionnelle (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 – Une conception formelle du droit constitutionnel : la fidélité au maître viennois

La justice constitutionnelle est, selon Eisenmann, une « sorte de justice ou mieux de juridiction qui porte sur les lois constitutionnelles. »[54] Relevant l'absence d'un consensus sur la notion même de lois constitutionnelles ou de Constitution, Eisenmann a précisé cette dernière (A) avant de théoriser la nature de la justice constitutionnelle et d'envisager les problèmes relatifs à  son organisation (B).

A - La définition de la constitution

Charles Eisenmann affirme que la notion de Constitution est passible de deux acceptions, l'une formelle et l'autre matérielle. Au sens matériel, la Constitution est l' « ensemble des règles sur la législation, c'est-à -dire sur la création des normes juridiques générales. »[55] L'influence de Kelsen est ici notable puisque celui-ci définissait la Constitution, en son sens matériel, comme « la norme positive ou les normes positives qui règlent la création des normes juridiques générales. »[56] Au sens formel, la constitution est l' « ensemble de règles - dispositions générales ou dispositions individuelles – dont la révision est soumise à  une procédure exceptionnelle. »[57] Le critère de distinction entre les lois ordinaires et les lois constitutionnelles seraient donc purement procédural, autrement dit, est une loi constitutionnelle toute loi adoptée en la forme constitutionnelle. Là  encore, la marque de Hans Kelsen est très nette puisque le juriste viennois donne une définition formelle de la Constitution très similaire à  celle d'Eisenmann. Dans sa théorie pure du droit, il écrit que la Constitution, au sens formel, est constituée des dispositions qui « ne peuvent pas être abrogées ou modifiées de la même façon que les lois ordinaires, mais seulement par une procédure particulière, à  des conditions de difficultés accrues. »[58]

Eisenmann n'accorde pas la même valeur à  ces deux acceptions, il considère en effet que la première à  une certaine primauté intellectuelle sur la seconde en vertu de sa plus grande généralité et de son universalité. Il démontre cela en opérant une distinction entre les lois constitutionnelles et la Constitution. Les lois constitutionnelles s'entendent comme les lois en la forme constitutionnelle c'est-à -dire votées selon une procédure particulière. Il remarque que certains États n'opèrent pas de distinction entre les lois constitutionnelles et les lois ordinaires car il n'y existe pas une procédure spécifique pour adopter des lois constitutionnelles. Par conséquent toutes les lois de ces États sont ordinaires. En revanche, dans tout État, se « trouvent nécessairement des normes qui règlent la confection des lois, des règles de procédure législative, plus ou moins nombreuses certes, mais comportant au minimum la désignation d'un organe légiférant »[59] aussi tout État est doté d'une constitution au sens matériel et cela indépendamment de l'existence d'une constitution au sens formel. Eisenmann en déduit que les règles procédurales ont une certaine supériorité sur les règles de fonds et qu'elles constituent « le noyau permanent, le centre fixe – relativement – de la constitution. » En effet, ces règles secondaires, pour reprendre la terminologie d'Herbert Hart, sont présentes dans tout État et conditionnent l'adoption des règles de fonds, elles sont donc la condition de possibilité des règles primaires et de la dynamique de l'ordre juridique. De plus, Il reprend partiellement à  son compte le concept kelsénien de norme fondamentale (grundnorm) puisqu'il confère une dimension prééminente, au sein des règles procédurales, à  celle qui « institue l'organe de création du droit. »[45] C'est elle qui est le fondement, le premier principe de l'ordre juridique, en tant qu'elle institue un organe doté du pouvoir constituant à  savoir le pouvoir de créer le droit souverainement, d'obliger sans être lui-même obligé.

Néanmoins, il faut noter une divergence assez notable entre Eisenmann et Kelsen sur cette problématique de la souveraineté. Hans Kelsen qualifiait cette notion de métaphysique et son entreprise a consisté, au nom de la pureté de la science du droit, soit à  nier son existence soit à  affirmer la souveraineté non d'un pouvoir constituant mais de la constitution elle-même. Ce refus de penser la souveraineté d'un pouvoir constituant l'oblige à  postuler l'existence d'une « norme fondamentale hypothétique »[56] qui est le « fondement de validité suprême »[62] de l'ordre juridique. Eisenmann, beaucoup plus attentif à  la réalité concrète et toujours soucieux de donner un encrage réel à  la théorie juridique a pour sa part tenté de penser le lien entre la souveraineté et le pouvoir constituant. Cet effort est déjà  perceptible dans sa thèse, où il évoque successivement la souveraineté des normes constitutionnelles et du législateur constituant, si l' « on préfère considérer les organes de la création du droit plutôt que les règles de droit qu'ils créent. »[63] Il estime donc implicitement que le pouvoir constituant et la Constitution sont, en quelque sorte, tous les deux souverains car ils partagent la caractéristique de ne pas être limités par un pouvoir supérieur. Ainsi, le pouvoir constituant peut prendre toutes les décisions qu'il souhaite sans être tenu par aucune règle juridique tandis que la constitution règle la création de toutes les normes du système juridique, elle n'est donc tenu de respecter aucune règle supérieure et constitue le degré suprême de l'ordre juridique. La pensée d'Eisenmann va toutefois évoluer et il va rompre partiellement avec cette conception. Il récuse la possibilité d'une souveraineté, que l'on pourrait qualifier d'impersonnelle, attribuée à  une norme ou une personne fictive. Cette rupture s'opère à  l'occasion de sa discussion de la théorie de la souveraineté de la nation. Selon Eisenmann, elle est un sophisme inventée par les membres de l'assemblée constituante de 1791 en vue de justifier théoriquement l'adoption d'un suffrage restreint. L'idée directrice de cette théorie est que la souveraineté appartient à  une personne fictive, la nation, et non au peuple, aussi il n'est pas indispensable de conférer des droits politiques à  l'ensemble du peuple puisque c'est la nation et non le peuple qui détient la souveraineté. Eisenmann s'y oppose vigoureusement à  cette théorie. Il commence par définir la souveraineté comme « le pouvoir de prendre certaines décisions »[64] puis il affirme que « les décisions, les actes de volonté, sont l'œuvre d'êtres humains, et non pas d'entités, de personnes morales »[65] et il en conclut que la souveraineté ne peut pas appartenir à  la nation. Cette démonstration condamne également implicitement l'idée d'une souveraineté de la constitution car si « le titulaire de la souveraineté, est l'organe qui peut prendre les décisions suprêmes »[65] et que cet organe est toujours composé d'individus alors le pouvoir souverain ne peut pas résider dans la constitution, il appartient soit à  un « seul individu, soit [à ] une ou plusieurs assemblées, soit [au] peuple lui-même. »[67] Eisenmann intègre donc dans une certaine mesure, un aspect décisionniste[68] dans sa théorie en affirmant que le souverain est celui qui décide en dernière instance sans être limité par des règles de droit. Il accorde une primauté au pouvoir constituant sur l'acte qu'il produit, la Constitution. Ceci ressort assez nettement dans son article sur la légitimité juridique des gouvernants[69]. Dans sa recherche d'un critère permettant de qualifier un gouvernement de légitime ou d'illégitime, il rejette fermement la thèse du « légitimisme historique et formaliste »[70] selon laquelle un gouvernement serait légitime s'il est né suivant une procédure conforme à  la constitution en vigueur et illégitime s'il dérive d'une violation de cette constitution. Selon lui le pouvoir constituant et fondateur d'un nouvel État ou d'un nouvel ordre juridique n'est pas tenu par la constitution antérieure en raison de son caractère souverain, autrement dit la constitution en vigueur n'est pas l'étalon de sa légitimité juridique. Il affirme même qu'au « début, et à  la source, est, sur le plan des faits, l'acte et non la norme »[71] La rupture avec la pensée d'Hans Kelsen est ici particulièrement nette et montre qu'y compris dans le domaine de la science juridique, Eisenmann n'est pas entièrement Kelsénien et développe des concepts qui lui sont propres. Il va par ailleurs tirer trois conséquences majeures de sa conception de la constitution.

Il récuse l'idée selon laquelle il existerait un objet propre à  la constitution. Il résulte de la notion formelle de la constitution qu'il n'existe pas a priori une liste de « matières constitutionnelles par essence, en ce sens qu'elles devraient nécessairement – d'une nécessité juridique - être réglées dans les formes de la législation constitutionnelle. »[72] En effet, la constitution, au sens formel, étant constituée de l'ensemble des normes adoptées en la forme constitutionnelle, elle est le document regroupant l'ensemble des lois constitutionnelles sans égard à  leur contenu. Toute loi peut être constitutionnelle, il suffit qu’elle soit adoptée selon une procédure spécifique. Eisenmann note qu'« aucune règle n'échappe donc à  la prise des normes de procédure constitutionnelle et tout contenu peut y être en définitive valablement coulé. »[73] Il est intéressant de noter que Carl Schmitt a utilisé la distinction, évoquée précédemment, entre Constitution et lois constitutionnelles dans son ouvrage théorie de la constitution[74] pour combattre la conception formelle défendue par Kelsen et reprise par Eisenmann. Schmitt estimait effectivement que la Constitution était un acte du pouvoir constituant exprimant « la forme et le genre de l'unité politique dont l'existence est présupposée »[75] et ne devait pas se définir à  partir d'une « pluralité de lois constitutionnelles singulières formellement semblables. »[76] Sans pour autant rejoindre la pensée Schmittienne, Eisenmann n'a jamais pleinement versé dans un pur formalisme. Il reconnaît qu'en pure théorie, la constitution n'a pas de contenu particulier mais il estime que le droit constitutionnel porte sur des matières privilégiées, en d'autres termes, qu'il existe un domaine de prédilection du droit constitutionnel qui concerne l'organisation du pouvoir étatique. Le droit constitutionnel comprend selon lui deux grands volets qui sont la forme de l’État et la forme du gouvernement de l’État (ou l'organisation des pouvoirs publics). Eisenmann se montre en revanche assez réticent au mouvement, déjà  très répandu à  son époque, de constitutionnalisation des droits individuels. Cette tendance à  élever au rang de normes constitutionnelles les libertés individuelles est, selon lui, un procédé idéologique dans la mesure où il cherche à  limiter le pouvoir de l’État à  l'égard des individus en « assignant des limites à  l'intervention »[77] de celui-là  et en réservant à  ceux-ci « un domaine soustrait à  tout règlement, une sphère de liberté. »[78] Eisenmann n'est pas hostile à  la défense des libertés individuelles, il est au contraire un libéral convaincu comme nous le verrons ultérieurement, mais l'organisation de ces libertés ressort à  son sens davantage du législateur ordinaire que du législateur constitutionnel. Pour reprendre une terminologie actuelle, il se révèle plus favorable aux libertés publiques qu'aux droits fondamentaux. Il est d'ailleurs assez sceptique sur la possibilité de constitutionnaliser les libertés individuelles et sur la capacité de la justice constitutionnelle à  encadrer les prérogatives du législateur. Il souligne effectivement que la majorité des dispositions constitutionnelles relatives aux libertés individuelles se contentent d'énoncer des principes et laissent à  la loi ordinaire le soin d'organiser celles-ci. Selon lui, en donnant compétence au législateur ordinaire pour encadrer l'exercice de ces libertés, « la loi constitutionnelle abdique sa suprématie »[79] et les hypothèses de dispositions inconstitutionnelles se révèlent très limitées. Sa position sur ce point évoluera peu puisqu'en 1973 il jugeait encore « peu probable »[80] que le Conseil Constitutionnel exerce souvent un contrôle sur le fonds des lois, notamment en matière de libertés publiques. Cette relative hostilité à  la constitutionnalisation des libertés individuelles tient cependant moins à  la conception classique du droit constitutionnel comme forme d'organisation du pouvoir étatique d'Eisenmann qu'à  la portée idéologique qui sous-tend ce mouvement à  savoir conférer à  ses droits de l'individu une valeur absolue et restreindre le pouvoir étatique. Le risque majeur que cherche à  éviter Eisenmann est celui de la supra constitutionnalité, c'est-à -dire la volonté de hisser ces droits individuels au-dessus de la Constitution pour les imposer à  l'État.

Le second corollaire qu'il tire de sa définition de la Constitution est d'ailleurs l'absence de limitation juridique de l’État. Le rejet de toute forme de supra-constitutionnalité s'imposant à  l'État tient d'une part à  sa conception formelle de la Constitution et d'autre part sa conviction d'une adéquation entre l’État et l'ordre juridique. La Constitution est constituée en dernière instance d'une seule règle, la norme qui habilite un organe à  créer des règles de droit, par suite cet organe est entièrement libre et aucune normes, ne s'imposent à  lui ou à  l’État. En outre, Eisenmann adhérant à  la thèse Kelsénienne de l'adéquation de l’État à  l'ordre juridique, l'idée d'une limitation juridique de l’État par des normes constitutionnelles est pour lui inconcevable. Il écrit ainsi que «  parler de limitation juridique de l’État, c'est-à -dire de l'ordre juridique, du droit, cela paraît bien contradictoire en soi » puisque le droit ne peut pas se limiter lui-même. La seule hypothèse possible pour limiter la puissance de l’État serait d'admettre l'existence de normes extra-juridique supérieures à  lui, ce qu'un juriste positiviste se refuse en raison de l'indépendance du droit par rapport à  d'autres domaines de valeurs tels que la morale, la justice ou la religion. Par conséquent, il rejette dans sa thèse les théories de Duguit et d'Hauriou affirmant l'intangibilité et la quasi supra-constitutionnalité de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Selon Eisenmann, les déclarations des droits ont au mieux une valeur constitutionnelle limitant le pouvoir du législateur ordinaire mais ne elles limitent en aucune façon l’État de manière absolue, le législateur constituant étant libre de les modifier ou de les abroger à  sa guise.

Outre le rejet de la supra-constitutionnalité, Eisenmann récuse également toute distinction entre un pouvoir constituant originaire et un pouvoir constituant dérivé ou plus précisément entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués. Cette thèse, essentiellement développée par Carl Schmitt, a vocation à  donner un sens aux limites du pouvoir de révision constitutionnelle. La Constitution comprend parfois des dispositions interdisant certaines modifications ou abrogations du texte constitutionnel. Ainsi l'article 89 de la constitution française du 4 octobre 1958 dispose en son dernier alinéa que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision. » La distinction entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués est destinée à  faire respecter ce genre de limitations. Pour reprendre l'exemple précédent, les pouvoirs constitués ne pourraient pas réviser la forme républicaine du Gouvernement, seul le pouvoir constituant en aurait la compétence car lui seul serait souverain. Cette thèse condamne également la théorie de la révision de la révision c'est-à -dire la possibilité pour un pouvoir constitué de modifier ou supprimer les dispositions relatives à  la procédure de révision de la Constitution pour échapper aux éventuelles limites fixées par le pouvoir constituant. Une telle pratique s'analyserait comme une fraude à  la constitution. Eisenmann refuse catégoriquement toute distinction entre les deux pouvoirs et l'existence de limites matérielles au pouvoir de révision. Il affirme que dans l'hypothèse où le pouvoir constituant aurait entendu « interdire à  ses successeurs de réviser ou d'abroger telle ou telle disposition de son œuvre »[81] il suffirait à  ces derniers d' « abroger dans les formes régulières » les dispositions constitutionnelles qui leur interdisent de procéder à  une révision. Par ailleurs, cette stabilité relative et non absolue des normes constitutionnelles est un autre argument en faveur de sa thèse d'une absence de limitation juridique de l’État et du caractère non immuable des déclarations des droits. Les normes constitutionnelles ne « limitent en aucun sens de façon absolue l’État, c'est-à -dire le droit en positif, mais uniquement tant qu'elles sont en vigueur les degrés subordonnés de l'ordre juridique et par conséquent les organes qui en posent les règles. »[82]

Encore faut-il souligner que cette limitation est seulement virtuelle, la Constitution est une condition nécessaire mais non suffisante pour limiter la compétence du législateur ordinaire car sans justice constitutionnelle attachant une sanction à  la violation des règles constitutionnelles, la constitution n'est qu'un programme politique, à  la rigueur obligatoire moralement, un recueil de bons conseils à  l'usage du législateur, mais dont il est juridiquement libre de tenir ou de ne pas tenir compte puisque ses actes, mêmes faits en violation de ses préceptes, seront en tout état de cause valable. »[83] C'est ce constat de l'insuffisance de la Constitution à  assurer sa propre effectivité qui a conduit Eisenmann à  élaborer une théorie de la justice constitutionnelle.

B - La théorisation de la justice constitutionnelle

La justice constitutionnelle a pour objectif d'assurer la suprématie de la Constitution en veillant à  ce que les lois ordinaires ne la violent pas. Charles Eisenmann estime que la justice constitutionnelle ne diffère pas en nature du contrôle juridictionnel ordinaire mais seulement en degré. Elle ne fait qu'ajouter un « nouvel et ultime degré à  l'édifice du droit interne [...] en subordonnant la légalité ordinaire, et ainsi, indirectement, toutes les règles infra légales, à  la légalité constitutionnelle. »[84] Le contrôle constitutionnel est donc en tout point identique au contrôle de légalité exercé par le juge administratif, la seule différence concerne le niveau hiérarchique des normes faisant l'objet du contrôle, celui-ci s'assure que les normes infra-légales respectent la loi, celui-là  veille à  ce que la législation ordinaire respecte la législation constitutionnelle. Eisenmann assigne donc une seule mission au contrôle de constitutionnalité, celle et « uniquement [celle], de vérifier qu'une règle quelconque ne déroge pas irrégulièrement à  la constitution. »[85] Une fois définie la fonction de la justice constitutionnelle, Eisenmann a précisé sa conception de l'inconstitutionnalité ainsi que le mode d'organisation de cette justice.

La notion d’inconstitutionnalité développée par Eisenmann est largement conditionnée par sa conception formelle de la Constitution. Dans la mesure où il estime qu'aucune matière n'est réservée au droit constitutionnel et que tout contenu peut être revêtu de la forme constitutionnel, il déduit que l'inconstitutionnalité d'une loi se ramène « toujours en dernière analyse à  une irrégularité de procédure. »[86] En effet, une loi peut être inconstitutionnelle pour « inobservation ou violation des règles sur la législation ordinaire ou constitutionnelle à  une phase quelconque de sa confection »[87], il s'agit alors d'une inconstitutionnalité formelle ou procédurale stricto sensu. L'inconstitutionnalité peut également résulter de l'incompétence de l'organe ayant adopté la norme. Eisenmann distingue ici deux types d'incompétence, une incompétence absolue et une relative. L'incompétence absolue concerne l'hypothèse d'une usurpation de pouvoir par un mouvement insurrectionnel ou révolutionnaire qui prétend édicter des normes alors qu'il est dépourvu d'une quelconque compétence. La justice constitutionnelle n'a point son mot à  dire en la matière car c'est la « force qui [décide] de tout » ou bien la force révolutionnaire l'emporte et institue une nouvelle constitution, le pouvoir anciennement incompétent le devient, ou bien elle est vaincue et ses actes sont nuls au regard de l'ancienne constitution toujours en vigueur. L'incompétence relative concerne le cas où un organe régulier excède sa compétence en empiétant sur celle d'un autre organe. Il peut s'agir dans un État fédéral de l’empiétement d'un État fédéré sur un domaine réservé par la Constitution fédérale à  l’État central, et dans un État unitaire à  l'édiction par le législateur ordinaire de lois portant sur des domaines que le pouvoir constituant aurait réservé à  la matière constitutionnelle. Ces problèmes de compétence s'analysent également comme des irrégularités procédurales, un organe à  excéder son domaine de compétence, peu importe que le contenu de la norme soit ou non conforme à  la Constitution, elle est entachée d'un vice d'incompétence. Cependant, l'inconstitutionnalité peut aussi être matérielle lorsque le législateur édicte « en une matière quelconque de sa compétence des dispositions contraires »[88] à  un principe constitutionnel. Eisenmann admet cette dénomination mais il souligne qu'en dernière instance cette inconstitutionnalité est également procédurale car elle relève aussi d'un problème de compétence. En posant une règle de fond le législateur constitutionnel s'est seulement réservé la compétence pour déroger à  cette règle. L'inconstitutionnalité matérielle de la loi signifie en réalité uniquement que la loi aurait dû être adoptée en la forme constitutionnelle. Cette conclusion découle logiquement de sa conception formelle de la constitution, toute loi pouvant être adoptée en la forme constitutionnelle, il suffirait d'user de cet artifice procédural en cas de non-conformité de la loi ordinaire à  la norme constitutionnelle. La juridiction constitutionnelle serait moins un censeur qu'un aiguilleur, il indiquerait simplement quel est l'organe compétent pour adopter une disposition. Eisenmann est toujours resté fidèle à  cette conception entièrement formelle de la Constitution. Sa position concernant les modalités de ratification du projet de traité sur la communauté européenne de défense l'atteste parfaitement. Le problème de droit qui se posait été celui de savoir si l'autorisation de ratification de ce traité international pouvait se faire par une loi ordinaire ou nécessitait une loi constitutionnelle. Eisenmann développe un raisonnement en deux temps. Il commence par s'interroger sur l'impact de ce traité sur la constitution française. Il relève qu'il n'a pas pour simple effet de limiter la souveraineté de la France mais de transférer une partie des compétences indispensables à  l'exercice de sa souveraineté à  une autorité supranationale. Il en déduit que plusieurs des dispositions du traité modifient la Constitution française et soulignent même que plusieurs d'entre elles sont inconstitutionnelles. Il en déduit donc dans un second temps la nécessité de passer par la voie constitutionnelle pour ratifier le traité. Dès lors qu'un traité modifie la constitution, une loi ordinaire ne suffit pas pour autoriser sa ratification car cela reviendrait à  nier la supériorité des normes constitutionnelles sur les lois, le législateur pouvant modifier à  sa guise la Constitution par le biais de traités internationaux. Dans la mesure où « seule une loi constitutionnelle française peut réviser ou permettre la révision de la Constitution française »[89] seule une telle loi peut autoriser la ratification d'un traité modifiant la Constitution française. Le contrôle de constitutionnalité est donc bien procédural, il indique simplement qui est compétent pour adopter une disposition. Enfin, conformément à  son hostilité à  l'idée d'une limitation matérielle du pouvoir de révision, Eisenmann déclare qu'il n'existe pas d'inconstitutionnalité matérielle absolue c'est-à -dire d'impossibilité pour le législateur constitutionnel d'adopter une quelconque disposition en la forme constitutionnelle. Selon lui, le « législateur constituant, souverain dans l'ordre interne, principe et maître de toute compétence, est par définition compétent pour régler comme il lui plaît toute matière qu'il lui plaît »[90] Charles Eisenmann, à  l'instar de Georges Vedel, estime donc que « le pouvoir constituant dérivé n'est pas un pouvoir d'une autre nature que le pouvoir constituant dérivée »[91] et refuse par conséquent tout contrôle de constitutionnalité de fonds des lois constitutionnelles et des révisions constitutionnelles.

L'organisation de la justice constitutionnelle soulève trois questions majeures qui sont respectivement relatives aux organes chargés de rendre la justice constitutionnelle, à  leur mode de fonctionnement et à  l'étendue de leur pouvoir. Chacune d'elles sont susceptibles de deux solutions types. Ses solutions peuvent se combiner entre elles mais Eisenmann jugent qu'elles se laissent grouper logiquement en deux séries qui correspondent à  la distinction bien connue entre le contrôle de constitutionnalité continental ou kelsénien et le contrôle de constitutionnalité américain. Le premier institue une juridiction constitutionnelle spéciale, un contentieux constitutionnel par voie d'action et dote les décisions des juges d'une autorité absolue. Le second système instaure au contraire un système de contrôle diffus, incident et limité au cas d'espèce qui se présente devant les juridictions ordinaires. Eisenmann est largement favorable au modèle kelsénien. En premier lieu, il désapprouve la thèse, développée par la « quasi-unanimité des auteurs français »[92] de son époque, selon laquelle il existerait une différence de nature profonde entre les deux modes d'organisation de justice constitutionnelle. Selon ces auteurs, le modèle kelsénien instaurerait une « institution législative ou quasi-législative » en raison du pouvoir de la juridiction spéciale d'annuler la loi votée par le législateur. En revanche, le modèle américain établirait une véritable institution juridictionnelle car les juges se contenteraient d'écarter la loi, de ne pas l'appliquer au litige qui leur est soumis. Cette thèse repose selon lui sur l'illusion d'une différence fondamentale entre l'annulation d'une disposition inconstitutionnelle ayant un effet erga omnes et ça non application par le juge à  un cas d'espèce. Lorsqu'il écarte la loi, le juge agit comme si elle n'existait pas, et en vérité « il l'annule [...] mais seulement pour le cas concret, in concreto »[93], il est donc illusoire de prétendre qu'il n'exercerait pas un contrôle politique au motif qu'il se contenterait d'écarter la loi et laisserait ainsi intacte l’œuvre du législateur. Eisenmann conclut qu'il n'y a pas « entre les deux systèmes envisagés une différence de nature, mais simplement la différence – de degré – d'une annulation relative ou limitée à  une annulation absolue ou définitive. »[93] Les deux systèmes instituent donc une véritable institution juridictionnelle en charge d'assurer le respect de la Constitution. En second lieu, il affirme que le « la concentration de la justice constitutionnelle aux mains d'une juridiction unique – paraît infiniment préférable [car elle] présente tous les avantages de l'organisation c'est-à -dire du rationnel. »[95] Son principal avantage est de garantir l'unicité de la jurisprudence. Une seule Cour ayant compétence pour trancher les problèmes de constitutionnalité, les risques de divergence de jurisprudence sont nuls et seuls des revirements sont susceptibles d'affecter la stabilité de la jurisprudence constitutionnelle. Il est intéressant de relever qu'Eisenmann confère implicitement un monopole d'interprétation de la Constitution à  la juridiction constitutionnelle et interdit aux tribunaux de trancher des questions d'ordre constitutionnel. Le droit français ne répond donc pas totalement au modèle kelsénien exposé par Eisenmann car il ne confie pas un tel monopole au Conseil Constitutionnel, les juridictions ordinaires étant libre de donner leur propre interprétation des dispositions constitutionnelles dans les cas où elles ne sont pas tenus par l'autorité des décisions du Conseil Constitutionnel. L'autre avantage évoqué par Eisenmann à  trait à  la sécurité juridique. Les décisions d'une juridiction constitutionnelle permettent d'annuler la loi inconstitutionnelle alors que dans le modèle américain les juridictions ordinaires ne peuvent que l'écarter dans le litige qui leur est soumis et laissent subsister une norme non conforme à  la Constitution dans l'ordre juridique.

L'argumentation d'Eisenmann ne doit cependant pas induire en erreur et laisser penser qu'il ignore les risques que présente la justice constitutionnelle. Il perçoit le pouvoir considérable des juges en matière de contrôle de constitutionnalité ou le danger d'une instrumentalisation politique de la justice constitutionnelle. La conscience d'une telle dérive le conduit à  développer un regard critique sur la justice constitutionnelle.

Paragraphe 2 – Une approche critique de la justice constitutionnelle

Dans le recueil dédié à  la pensée de Charles Eisenmann, Louis Favoreu souligne à  juste titre que la contribution d'Eisenmann à  « l'édification de la théorie de la justice constitutionnelle »[96] a été « capitale et étonnamment moderne »[97] mais il note quelques lignes plus loin qu'il n'a pas vraiment cru au développement de cette justice en France. Il reconnaît que le «  droit constitutionnel français a accompli en 1958 un progrès aussi inattendu que considérable en instituant – enfin - une juridiction compétente en matière de législation »[98] mais il se révèle très réservé sur l'avenir d'un contrôle au fond des lois par cette institution en matière de droits fondamentaux et témoigne de vives critiques quant à  la composition et au mode de saisine de cette juridiction. Ainsi, Eisenmann, loin d'être un défenseur zélé et un promoteur de la justice constitutionnelle, a su garder à  son égard un regard critique et en évaluer les limites. Il a démontré les raisons pour lesquelles la juridiction constitutionnelle détenait un pouvoir politique (A) et dans quelles mesures elle encourait le risque de se transformer en justice politique (B)

A - Le pouvoir politique de la juridiction constitutionnelle.

Dans un article consacré à  la justice dans l’État, Eisenmann s'est interrogé sur la question de savoir si la « justice-institution »[99] c'est-à -dire « l'appareil d'organes qui rend la justice dans l’État »[100] détenait un pouvoir politique et plus précisément si la juridiction constitutionnelle était un organe politique. Afin de démontrer que la juridiction constitutionnelle détient, dans une certaine mesure, un pouvoir politique, Eisenmann définit ce qu'est un tel pouvoir et en quoi il se retrouve dans l'exercice de la justice constitutionnelle.

Selon Eisenmann, le pouvoir politique se caractérise par deux critères essentiels qui sont la possibilité pour un organe de prendre librement, au sens juridique du terme, des décisions de portée collective. Concernant le caractère libre de la décision, il précise qu'il ne faut pas confondre liberté et souveraineté, le pouvoir politique n'implique pas que son détenteur soit souverain c'est-à -dire ne soit lié par aucune règle de droit. Il faut et il suffit que le détenteur du pouvoir dispose d'une « dose de liberté »[101], qu'il ne soit pas tenu à  une pure obéissance mais puisse faire œuvre de création personnelle dans l'application d'une règle de droit. Quant à  la qualité des décisions prises par l'organe, c'est uniquement leur portée qui doit être collective, ceci suppose que des décisions individuelles ou d'espèce peuvent être politiques dans la mesure où elles sont susceptibles « d'avoir des répercussions sur l'action politique générale. »[102] Il est intéressant de relever que, pour Eisenmann, le pouvoir politique n'a pas d'essence ou, autrement dit, qu'il n'existe pas de matière politique en soi, tout domaine pouvant faire l'objet d'un pouvoir politique, il suffit pour cela qu'un organe puisse prendre librement des décisions de portée collective qui vont réglementer la conduite humaine dans un domaine quelconque. Cette conception du pouvoir politique lui permet de récuser la thèse selon laquelle la juridiction constitutionnelle serait un organe politique « de par son objet même, donc par essence. »[103] Selon Eisenmann, « ce n'est pas la matière ou l'objet » sur lesquels s'exercent la fonction juridictionnelle qui en font un organe politique mais bien le degré de liberté dont disposent les juges pour prendre leurs décisions et la portée de ces dernières, ainsi « le pouvoir politique de la juridiction est fonction directe de la part du pouvoir créateur qui lui revient. »[104]

Une fois posée cette définition du pouvoir politique et écartée la thèse d'une juridiction constitutionnelle politique par nature, il détermine dans quelles mesures cette juridiction répond aux critères dégagés. Il démontre assez aisément que le juge dispose bel et bien d'une marge de liberté dans sa prise de décision. Pour ce faire, il commence par rejeter la thèse de la juridiction liée selon laquelle le juge serait la simple bouche de la loi et n'exprimerait aucun jugement personnel, il se contenterait de prononcer la seule décision possible à  l'occasion d'un litige. Il montre ensuite que le juge dispose en réalité d'une double marge de liberté. La première s'exprime « du côté des faits »[105], la seconde du « côté des règles, c'est-à -dire du droit. »[105] C'est en matière de droit que la liberté créatrice du juge est la plus importante. Cette liberté se manifeste sous trois formes. L'absence de règles peut amener le juge à  en créer lui-même pour résoudre le cas qui lui est soumis, sa liberté est alors maximale. Plus fréquemment, l'imprécision de la règle de droit, oblige le juge à  la « compléter [c'est-à -dire à  y] ajouter des éléments nouveaux. »[107] Enfin, la norme peut-elle même laisser au juge une marge d'appréciation. Ainsi la loi pénale peut prévoir une typologie de sanctions parmi lesquelles le juge devra choisir ou elle peut enfermer la sanction entre un minimum et un maximum, le juge ayant alors la liberté de déterminer la peine au sein de l'échelle ainsi fixée. Toutes les juridictions disposent donc d'une liberté de choix et la juridiction constitutionnelle est certainement celle qui jouit de la marge de manœuvre la plus importante en raison du caractère très imprécis des dispositions constitutionnelles. Eisenmann note que c'est cette imprécision des règles permettant de donner lieu à  « des interprétations très divergentes ou susceptibles de servir de base formelle à  des appréciations très différentes, qui ouvre la porte très grande aux options politiques au jeu de l'idéologie politique personnelle des juges »[108] en matière de justice constitutionnelle. Il estime enfin que les décisions des juridictions ont une réelle portée collective. L'analyse des faits oblige selon lui d'admettre la participation des juridictions à  la création de règles de droit de portée générale et valant pour l'avenir. Lorsque les cours suprêmes posent un principe en l'absence de règles de droit ou complètent des règles législatives, elles ne sont pas juridiquement tenues de les respecter dans l'avenir, elles peuvent toujours opérer des revirements de jurisprudence mais cela signifie simplement que ces règles n'ont pas valeur législative et non que ces règles ne sont pas des règles de droit de valeur générale. La portée collective des décisions du juge constitutionnel est par ailleurs particulièrement évidente dans la mesure où il exerce son contrôle sur des lois donc des normes de portée générale.

La juridiction constitutionnelle répondant aux deux critères caractéristiques du pouvoir politique, Eisenmann conclut qu'elle exerce bel et bien un tel pouvoir. Dès lors, il tente d'analyser les risques d'une instrumentalisation politique de la justice constitutionnelle et sa possible transformation en une justice politique.

B - La justice constitutionnelle au risque d'une justice politique

La justice constitutionnelle peut faire l'objet d'une instrumentalisation par le pouvoir politique en place ou par les juges eux-mêmes. Eisenmann à  examiner ces deux menaces en étudiant le fonctionnement et l'organisation de la juridiction constitutionnelle française et allemande.

L'utilisation politique de la juridiction constitutionnelle par le pouvoir en place peut résulter de sa composition et de son mode de saisine. Eisenmann a fortement critiqué le Conseil Constitutionnel sur ces deux points en soulignant les dangers de son instrumentalisation. Il affirme que le mode de saisine du Conseil Constitutionnel pour contrôler la constitutionnalité des lois ordinaires tel qu'il existait avant la réforme constitutionnelle de 1974 est insatisfaisant. Antérieurement à  cette réforme, sa saisine était réservée aux quatre plus hautes autorités de l’État à  savoir le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l'Assemblée Nationale et le Président du Sénat. Ce droit initiative, le premier pouvoir selon Hauriou, est bien trop limité car à  supposer que ces quatre personnages appartiennent à  la même famille politique, ils pourraient à  dessein faire obstacle à  tout contrôle de constitutionnalité des lois. En définitive, ils sont les véritables maîtres de ce contrôle. Ce constat montre la nécessité de trouver un juste équilibre entre un mode de saisine trop ouvert pouvant conduire à  la multiplication de saisines abusives ou manifestement infondées et un mode trop restreint ayant pour inconvénient de placer le fonctionnement de l'institution juridictionnelle sous la tutelle d'une poignée de gouvernants. L'autre risque d'instrumentalisation de la juridiction constitutionnelle a trait à  sa composition. Là  encore, Eisenmann se révèle très critique à  l'égard du Conseil Constitutionnel. Le Conseil Constitutionnel est composé de neuf membres nommés par le Président de la République, le Président de l'Assemblée Nationale et le Président du Sénat (chacun d'eux nommant respectivement trois membres). Eisenmann conteste le pouvoir de nomination accordé au Président de la République dans la mesure où il n'est pas un arbitre mais un véritable organe de décision. Il existe donc un risque important de voir ce dernier nommer des personnes qui lui sont inféodées et qui ne se prononceront pas à  l'encontre des lois émanant de sa famille politique. Ce risque est d'autant plus important que le Président de la République nomme le Président du Conseil Constitutionnel qui a une voix prépondérante en cas de partage des voix. Eisenmann critique également le faible nombre de critères exigés pour être membre du Conseil Constitutionnel. Aucune capacité juridique n'est requise ce qui sous-entend selon Eisenmann que le caractère de juridiction du Conseil n'est pas pleinement pris en considération et qu'il continue à  être perçu comme un organe politique. Lors de son analyse de l'organisation de la Cour Constitutionnelle Fédérale de l'ancienne Allemagne de l'ouest, il note ainsi qu'une règle relative à  sa composition doit être particulièrement soulignée, « en comparaison avec le statut du Conseil Constitutionnel français [car] elle indique le sérieux avec lequel est entendu le caractère de juridiction de la Cour Constitutionnelle Fédérale. »[109]Cette règle impose de remplir les conditions exigées par la loi allemande sur les juges pour pouvoir être nommé à  la Cour Constitutionnelle. En France, les exigences à  remplir se limitent au respect de quelques incompatibilités, les ministres, les parlementaires et les membres du Conseil économique et social limitent ne pouvant pas siéger au Conseil Constitutionnel. Il en découle que « La liberté de choix des nommants »[110]est particulièrement importante. Elle l'est presque sans limite car ces incompatibilités « n'ont guère de signification »[111] puisqu'il suffit aux futurs membres nommés de démissionner de leur fonction, la veille ou l'avant-veille de leur nomination. Cette liberté de choix très (voir même trop) importante des membres du Conseil Constitutionnel favorise sa composition politique et potentiellement partisane. Ceci accroît le risque de sa transformation en un organe politique, ses membres étant plus motivés par la défense des intérêts de leur famille politique que par celui de la Constitution. Enfin, l'appartenance de droit des anciens présidents de la république au Conseil Constitutionnel est fortement critiquée par Eisenmann, notamment dans la mesure où ils sont membres de droit à  vie. Il prédit d'ailleurs l'augmentation du nombre de ses membres de droit, estimant qu'il devrait rapidement avoisiné les trois membres, soit l'actuel contingent des membres de droit du Conseil Constitutionnel, et les risques d'autant plus accrue d'une politisation de cette institution à  raison de leur présence.

L'autre danger en matière de justice constitutionnelle est l'émergence d'un gouvernement des juges. Eisenmann était parfaitement conscient de l'important pouvoir des juges des juridictions constitutionnelles. Ces derniers exercent en effet un double pouvoir. D'une part, le pouvoir d'interprétation de la Constitution qui est inhérent à  leur tâche, les fait participer « à  la législation constitutionnelle, au pouvoir constituant. »[112] En effet, le texte constitutionnel est composé de dispositions très générales aussi leur sens n'est ni « évident, ni déterminable avec certitude »[113] et les juges doivent donc dégager un certain sens, proposer une interprétation parmi les multiples possibles. Or, si l'on voit les choses de façon réaliste (et non de façon formaliste) ce travail interprétatif fait bien participer le juge à  l'élaboration de la constitution c'est-à -dire au pouvoir constituant. D'autre part, le pouvoir d'annulation de la loi[114]est un véritable « pouvoir de veto législatif »[113] qui permet au juge de prendre part à  la fonction législative. En définitive, les juges constitutionnels participent positivement au pouvoir constituant en dégageant le sens du texte constitutionnel et négativement au pouvoir législatif en annulant certaines lois votées par le législateur. Ces prérogatives sont normales et font partie intégrante de la justice constitutionnelle mais le risque est que les juges dépassent « les limites normales de la juridiction constitutionnelle. »[116] Un tel franchissement des limites peut survenir dans chacun des deux pouvoirs mentionnés précédemment. La juridiction constitutionnelle peut être tentée de s'ériger en un véritable pouvoir constituant en créant de nouvelles règles constitutionnelles. Cette hypothèse n'est pas un cas d'école puisqu'Eisenmann note que la Cour Constitutionnelle Fédérale a proclamé « son droit de juger les lois d'après les règles qui n'ont pas été posées par et dans la loi fondamentale. »[113] La juridiction constitutionnelle ne se contente pas ici de participer au pouvoir constituant, elle l'exerce directement car sa liberté est totale. Il existe une différence profonde entre choisir une des interprétations possibles d'une disposition et créer une disposition constitutionnelle pour, qui plus est, en déterminer soit même le sens. Une telle pratique excède les limites de la justice constitutionnelle. Eisenmann évoque même une possibilité encore plus dangereuse consistant pour une juridiction constitutionnelle à  « juger des dispositions constitutionnelles soit au nom de règles inexprimées dans la Loi fondamentale soit même au nom de règles qui figurent bien dans cette Loi, mais qu'elle croit devoir soustraire au pouvoir constituant de révision. »[113] Les juges constitutionnels s’octroieraient dans ce cas un pouvoir supra-constitutionnel puisqu'ils édicteraient en réalité des règles supra-constitutionnelles. Cette position d'Eisenmann appelle deux remarques. La première est qu'il récuse toute hiérarchie normative au sein de la Constitution. En effet, dans la mesure où les juges ne peuvent juger une disposition constitutionnelle au regard d'une autre disposition constitutionnelle, Eisenmann considère que toutes les dispositions constitutionnelles ont une égale valeur juridique. La seconde est qu'il affirme à  nouveau son hostilité à  l'encontre d'une limitation matérielle du pouvoir de révision. Selon lui, la juridiction constitutionnelle qui examinerait au fond la constitutionnalité d'une révision constitutionnelle au regard de normes constitutionnelles prohibant la révision de certaines dispositions de la Constitution exercerait un pouvoir supra-constitutionnel. Cette affirmation d'Eisenmann n'est pas, à  notre sens, totalement recevable. Il existe une différence importante entre contrôler la licéité de dispositions constitutionnelles au regard de normes supra-constitutionnelles crées de toutes pièces par les juges et s'assurer que le pouvoir de révision exercé par les pouvoirs constitués respecte la volonté du pouvoir constituant. Le premier contrôle dépasse les limites de la justice constitutionnelle mais non le second. Néanmoins, cette divergence de point de vue tient à  l'admission d'une différence de nature entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués, Eisenmann la récusant sa condamnation d'un tel contrôle du pouvoir de révision se révèle parfaitement logique. Le dernier abus mentionné par Eisenmann concerne les décisions prises par la juridiction constitutionnelle et leur impact sur le législateur. Selon lui, elle doit se limiter à  l'exercice de son droit de veto et ne doit en aucun cas prescrire au législateur ce qu'il doit faire ou ne doit pas faire. Il fustige l'arrêt de la Cour Constitutionnelle Fédérale du 25 février 1975 sur la loi relative à  l'interruption de grossesse car la Cour passe d'un « pouvoir d'empêcher à  un pouvoir de statuer. »[113] Cette volonté d'Eisenmann de limiter les décisions des juridictions constitutionnelles au binôme annulation ou validation de la disposition législative laisse supposer qu'il se serait révéler plutôt hostile à  la pratique des réserves d'interprétation aujourd'hui largement utilisée par le Conseil Constitutionnel.

Ces pratiques présentent un double risque. En premier lieu un risque politique, les autorités politiques proprement dites du pays pouvant se rebeller contre le « degré de mise sous tutelle » auquel elles seraient soumises par la juridiction constitutionnelle qui entend exercer un pouvoir constituant ou de direction de la législation. Il en résulterait un conflit entre les plus hauts organes de l’État dont les conséquences pourraient se révéler désastreuses. En second lieu un risque social car des juges conservateurs pourraient paralyser toute évolution du texte constitutionnel. Il y aurait alors une divergence profonde entre « les sentiments ou idées qui prévaudraient dans la nation »[116] et un texte constitutionnel exprimant un « système de valeurs établi ou hérité du passé »[116] et dont quelques juges croient devoir garantir l'intangibilité.

Le droit constitutionnel ne se résorbe toutefois pas dans le droit du contentieux constitutionnel et Eisenmann a consacré une part importante de ses écrits à  l'objet du droit constitutionnel.

 

Section 2 – L'objet du droit constitutionnel

Eisenmann considérait, en vertu de sa conception formelle de la constitution, que toute matière pouvait revêtir la forme constitutionnelle. Cependant, il a toujours affirmé que la Constitution était le terrain privilégié pour régler les problèmes d'organisation des pouvoirs publics. La Constitution a donc pour vocation principale de définir la forme du gouvernement de l'État (Paragraphe 1) et de régler les rapports entre les organes étatiques (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 – La théorie des formes de gouvernement

La théorie des formes de gouvernement vise à  définir « par quels agents – individus isolés ou collèges (assemblées, chambres, corps …) - le gouvernement de l’État est-il assuré ? »[122] En d'autres termes à  déterminer qui sont les gouvernants investis du pouvoir de commandement sur la collectivité. L'objectif de cette théorie est d'opérer une classification des différentes solutions qui peuvent être apportées à  ce problème. Dans l'article qu'il a consacré à  cette théorie, Eisenmann a pris soin de resserrer la problématique en précisant que le problème auquel il s'intéresse est celui de l'attribution du pouvoir suprême, de la souveraineté, à  un organe étatique. Cette restriction du champ de l'analyse lui permet de ne pas se perdre dans le détail en tenant compte de l'organisation des pouvoirs subordonnés, autrement dit, il ne s’attache qu'à  l'organe détenteur du pouvoir de création des normes les plus élevées de la hiérarchie normative. Son but n'est pas d'établir un système de classification exhaustif de l'organisation du pouvoir dans l’État mais de dresser une classification fondamentale des modes d'organisation des pouvoirs supérieurs de gouvernement. Cette problématique est fort ancienne, elle constituait même le principal pôle d’intérêt des philosophes grecs, ces derniers étant préoccupés par la définition du meilleur régime pour la cité c'est-à -dire de la meilleure forme de gouvernement possible. Eisenmann commence, selon une démarche qui lui est familière, par critiquer les thèses classiques sur le sujet avant de proposer sa propre classification.

La difficulté majeure pour dresser une classification pertinente est de trouver un critère de classification. Classifier consiste en effet à  diviser les éléments d'un même groupe en plusieurs sous-groupes présentant des caractéristiques communes mais pour discriminer les éléments d'un même ensemble et les ranger en différentes classes d'objets il faut définir un critère discriminant, d'où son importance déterminante. Or, après avoir analysé la classification classique des grecs et la classification juridique proposée par Georg Jellinek, il les rejette au motif que le critère de classification retenu serait inadéquat. Ces deux classifications ont pour point commun de retenir un critère quantitatif. Jellinek oppose la monarchie comme « gouvernement d'un seul »[123] à  la République comme « gouvernement de plusieurs. »[123]Les typologies grecques sont un peu plus raffinées mais se fondent toujours sur un élément purement numérique, elles distinguent selon que le pouvoir suprême est exercé par un seul individu, c'est la monarchie, par un petit nombre, c'est l'oligarchie ou par le plus grand nombre, c'est la démocratie. Ce principe quantitatif est inadapté à  l'évolution agencements des constitutionnels qui sont devenus « beaucoup trop complexes pour permettre l'adoption d'un tel principe. »[125] Ainsi, la typologie bipartite de Jellinek est trop grossière car elle range sous le concept de République des régimes profondément différents (un triumvirat et une démocratie représentative sont tous deux classés sous cette notion), quant à  la typologie des grecs, elle se révèle également insatisfaisante en raison de l'imprécision de ces critères. Eisenmann s'interroge à  titre d'exemple sur la question de savoir à  partir de quel pourcentage d'individus participant à  la souveraineté cette théorie considère qu'un régime oligarchique devient démocratique. Il semble préférable à  Eisenmann de substituer un critère qualitatif à  celui quantitatif traditionnellement retenu. Il tire son inspiration de Kelsen en retenant comme principe de classification la liberté des gouvernés, leur autonomie politique définie comme « leur participation à  la création de l'ordre juridique de la collectivité-État. »[126] Contrairement à  Kelsen, il ne condamne pas totalement l'utilisation d'un critère quantitatif mais il confère une primauté au principe qualitatif.

Afin de construire sa classification Eisenmann commence par dégager, selon la méthode wéberienne, des idéaux types. Il est tout à  fait conscient que ces régimes purs sont insusceptibles de se réaliser pleinement dans la réalité mais ils définissent les « deux types simples et antithétiques [...] les deux termes extrêmes de la classification » à  partir desquels il sera possible de construire le champ des possibles. Ces deux régimes antithétiques sont la monocratie autocratique, où le pouvoir suprême est attribué à  un seul individu et où l'autonomie des gouvernés est entièrement niée, et la démocratie où le pouvoir suprême est attribué au peuple, les gouvernés jouissant alors d'une complète autonomie politique. C'est sur la base de ces deux régimes qu'Eisenmann construit sa typologie, il s'agit de dégager les grandes formes politiques, qui existent entre ces deux extrêmes, en fonction de la plus ou moins grande autonomie politique reconnue aux gouvernés. Eisenmann distingue quatre grandes familles qui sont l'autocratie, la « dictature collective »[127], le « libéralisme-pluralisme limité »[127] et les régimes démocratiques. L'autocratie est le régime où l'autonomie des gouvernés est inexistante, le pouvoir suprême étant attribué à  un seul individu, c'est la monocratie autocratique, ou à  un nombre très restreint d'individus, c'est l'oligarchie. La dictature collective correspond à  la dictature de parti c'est-à -dire au régime où le pouvoir politique est attribué à  un unique groupe politico-social, les gouvernés n'adhérant pas à  cette force politique voient leur liberté politique niée. Le libéralisme-pluralisme limité est un régime qui n'attribue de « droits politiques qu'à  une partie seulement des nationaux. »[129] Contrairement aux régimes précédents, il existe une compétition entre plusieurs forces politiques pour l'accession au pouvoir étatique mais c'est une compétition limitée dans la mesure où certains citoyens ne sont pas admis à  y participer, il y a donc une négation de l'autonomie politique d'une frange de la population. Les régimes démocratiques sont ceux où des droits politiques sont attribués à  l'ensemble des citoyens. Il existe au sein de cette famille une très grande variété de régimes qui est fonction de la plus ou moins grande participation des gouvernés aux pouvoirs de gouvernement les plus importants. La forme démocratique la plus aboutie est la démocratie directe où les gouvernés prennent eux-mêmes les décisions fondamentales, ils exercent directement le pouvoir suprême. A l'opposé, se trouve la démocratie élective dans laquelle les gouvernés sont simplement appelés à  désigner les membres de l'organe en charge d'exercer ce pouvoir. La démocratie semi-directe est une combinaison des deux modèles précédents, les gouvernés y exerçant à  la fois des pouvoirs électifs et des pouvoirs de décision. A l'occasion de cette distinction des différentes modalités de réalisation de la démocratie, Eisenmann dénonce le caractère erroné de la thèse, défendue durant le XIXème siècle et le premier quart du XXème siècle par « la grande majorité de la littérature et doctrine constitutionnelle française », selon laquelle la démocratie directe et indirecte (représentative) seraient deux modes de réalisation différents mais équivalents de l'idéal démocratique. Les deux régimes réalisent en vérité à  des degrés extrêmement différents cet idéal. La démocratie directe en est l'entière consécration alors que la démocratie élective en est une réalisation largement imparfaite. Leur principal point commun est de faire participer les gouvernés à  l'orientation de la ligne politique générale par le biais du suffrage universel et de consacrer un principe de compétition dans la conquête du pouvoir politique, celui-ci n'étant attribué ni définitivement ni a priori à  un individu ou à  un groupe d'individus.

Cette typologie rend compte des formes de gouvernements simples c'est-à -dire des formes de gouvernement où l'organisation des pouvoirs supérieurs est fondée sur un unique principe mais Eisenmann remarque que cette organisation peut être fondée sur une combinaison des principes précédemment dégagés. Il est en effet tout à  fait envisageable que les pouvoirs suprêmes soient exercés conjointement par un monarque et une assemblée élue, ce qui revient à  combiner le principe monocratique et démocratique. Eisenmann distingue donc les gouvernements simples des gouvernements mixtes qu'il définit comme les « régimes constitutionnels où l'organisation des pouvoirs supérieurs est fondé sur la combinaison systématique d'au moins deux » principes politiques. Ces gouvernements sont soit paritaires, si les principes politiques combinés jouissent de pouvoirs équivalents, soit inégalitaire si l'un des principes jouit d'une primauté sur l'un ou les autres principes avec lesquels il est combiné.

Paragraphe 2 – La théorie de la séparation des pouvoirs

Eisenmann a porté une attention particulière au problème de la « distribution du pouvoir et de l'aménagement des rapports entre organes de gouvernement. »[130] Il s'agit de déterminer quels organes doivent exercer les fonctions de l’État et d'établir les relations qui lient entre eux ces organes. Il a dégagé les solutions possibles à  ce problème en proposant une relecture de l’œuvre constitutionnelle pour critiquer les interprétations erronées qui en ont été faites et lui rendre son sens véritable. Avant d'exposer son analyse de l’œuvre, il faut toutefois définir plus précisément à  quel type de fonctions Eisenmann fait référence et montrer pourquoi il considérait utile de raisonner en ce domaine à  partir de l’œuvre de Montesquieu.

La théorie des fonctions de l’État peut renvoyer à  deux notions fort différentes. La théorie juridique des fonctions de l’État se concentre sur l' « analyse des actes étatique pris en eux-mêmes, et non pas rapportés à  une fin politico-sociale»[131] tandis que la théorie sociale des fonctions de l’État s'intéresse au rôle que l' « appareil étatique assume envers la collectivité étatique au sein de laquelle il agit, c'est-à -dire en quoi il contribue à  sa vie. »[132] La théorie de la séparation des pouvoirs fait référence aux fonctions juridiques de l’État, son but est de déterminer par quels organes sont pris les actes étatiques et non de savoir quelle tâche assure chaque organe étatique envers la collectivité. Il faut toutefois préciser quel genre de théorie juridique des fonctions de l’État sert de base à  celle de la séparation des pouvoirs. Eisenmann a bien montré qu'il existe deux manières fortes différentes d'aborder l'analyse des actes étatiques. La première, qu'il qualifie de rationnelle, se « propose de classifier et définir les fonctions de l’État en se fondant uniquement sur les caractères qui sont inhérents aux actes qui en sont l'exercice et la manifestation »[133], elle a donc une portée universelle car elle est censée valoir pour tout État. La seconde, qu'il qualifie de positive, cherche à  déterminer comment les actes étatiques « sont traités par le droit positif, quelles règles typiques, différentes selon les catégories, le droit pose pour eux et leur applique »,[134] elle est donc moins une analyse des fonctions de l’État qu'une analyse des fonctions d'un État. La doctrine de la séparation des pouvoirs est fondée sur l'analyse rationnelle, car elle se veut universelle, elle cherche à  déterminer les rapports des organes étatiques qui exercent ces fonctions prises en elles-mêmes et indépendamment du régime juridique que leur confère un État spécifique. Il existe une importante diversité au sein des analyses rationnelles, Eisenmann examine ainsi la théorie dualiste de Kelsen, trialiste de Jellinek et de Montesquieu et quadrialiste de Duguit. Chacune d'elle pourrait servir de référence pour la théorie des fonctions de l’État car c'est moins la nature des fonctions et des organes en charge de les exercer qui importe que les rapports qui existent entre ces corps. Eisenmann retient la théorie trialiste de Montesquieu qui distingue la fonction législative, exécutive et judiciaire car c'est à  partir d'elle que cet auteur a établi sa doctrine de la séparation des pouvoirs. Ses idées sur ce problème ont attiré l'attention d'Eisenmann (il a consacré pas moins de trois articles à  la pensée de Montesquieu sur ce sujet) car elles étaient parfaitement transposables et adaptables aux régimes démocratiques actuels. Il explique que bien que la théorie de Montesquieu ait été formulée pour une société de classes juridiques, elle est un legs aux constituants de l'avenir car c'est surtout une « formule de rapports » entre les organes de gouvernement et qu'elle est par conséquent détachable de la structure concrète de ces organes.

L'œuvre de Montesquieu présente donc un intérêt réel pour « former un gouvernement modéré »[135] car tel était le but recherché par cet auteur. La séparation des pouvoirs a en effet vocation à  empêcher les abus de pouvoir et faire que par la « disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »[136] Cependant, l'ambiguïté du terme « pouvoir » et la perte de vue de cet objectif par une partie des interprètes de Montesquieu à  déboucher sur une lecture erronée de son œuvre. Eisenmann s'est donc attaché à  critiquer l' « interprétation juriste » ou séparatiste du XXème siècle avant de rendre son sens véritable à  la doctrine de Montesquieu.

Selon l'« interprétation juriste » qui a dominé le XXème siècle, séparer les pouvoirs « consisterait à  distribuer les trois pouvoirs étatiques : le pouvoir de légiférer, le pouvoir d'exécuter, le pouvoir de juger, entre trois organes (ou groupes d'organes) absolument distincts, pleinement indépendants et même parfaitement isolés les uns des autres. » La séparation doit s'entendre au sens fonctionnel et organique et elle doit être absolue. En d'autres termes, chaque fonction de l’État doit être exercée par un unique organe et les organes doivent être strictement indépendants c'est-à -dire être soustraits à  toute influence mutuelle et n'avoir entre eux aucune relation ou communication. Selon Eisenmann cette lecture est fausse pour trois raisons : elle méconnaît les intentions de Montesquieu, Les solutions pratiques qu'il a préconisées et enfin se méprend sur le sens du mot pouvoir. Montesquieu souhaitait limiter l'arbitraire des détenteurs du pouvoir et il a fondé son raisonnement sur l'idée que seul le pouvoir pouvait arrêter le pouvoir. Son ambition était que les différents organes étatiques soit en mesure de se limiter les uns les autres pour faire obstacle à  tout abus de pouvoir par l'un d'entre eux. Afin de réfuter la thèse séparatiste, Eisenmann se demande donc ironiquement « comment deux corps se mouvant dans deux plans parallèles pourraient-ils bien s'opposer l'un à  l'autre et s'arrêter, quand, par hypothèse, ils ne peuvent pas se rencontrer ? »[137] L'interprétation séparatiste est incompatible avec le but que se propose Montesquieu à  savoir celui d'une limitation réciproque des différents organes. Pour qu'elle existe, il faut nécessairement qu'existe entre eux une relation. D'ailleurs, la vue d'ensemble que Montesquieu a donné de sa Constitution idéale condamne l'idée d'une séparation radicale des trois pouvoirs, il déclare en effet que les pouvoirs doivent être « distribués et fondus »[138]et une telle fusion implique l’absence de séparation radicale de ces organes. Eisenmann souligne également que « le plus grand nombre de solutions concrètes que Montesquieu a expressément formulées et préconisées, et les plus importantes, sont en contradiction flagrante avec celles que [l'interprétation séparatiste] lui prête ; elles ne répondent nullement à  l'idée d'une séparation des pouvoirs, elles en sont aux antipodes. »[139] A l'appui de sa démonstration il prend soin de citer dans ses articles un grand nombre de passages de l’œuvre de Montesquieu, où ce dernier évoque la collaboration de plusieurs organes à  une même fonction. Il résume d'ailleurs les différents partages de compétence proposés par Montesquieu : « Le Parlement a simplement part au pouvoir législatif ; il contrôle par contre l'exécution des lois et a, en outre, un certain rôle juridictionnel ; - le Gouvernement a bien l'exercice intégral de la fonction exécutive, mais non pas l'exercice souverain ; il n'y est, d'autre part, pas cantonné, mais participe au pouvoir législatif par son droit de véto ; - les tribunaux enfin sont peut-être spécialisés dans la fonction juridictionnelle, mais elle ne leur est pas confiée intégralement puisque le Parlement l'exercera dans certains cas. »[140]L'erreur de l'interprétation juriste tient principalement à  sa confusion des deux significations possibles du terme « pouvoir. » Celui-ci peut tantôt désigné un organe et tantôt une fonction. Le pouvoir législatif peut par exemple servir à  désigner le Parlement mais aussi la fonction législative. Or, si l'on ne prend pas soin de distinguer ces deux sens, la séparation des pouvoirs implique bien une séparation stricte des organes et des fonctions, chaque organe ne devant exercer qu'une seule et unique fonction. L'oubli des buts constitutionnels que Montesquieu cherchait à  réaliser et la polysémie du terme pouvoir ont débouché sur une lecture de l’œuvre de Montesquieu contraire à  sa pensée et Eisenmann condamne sans ménagement la thèse séparatiste : « le principe directeur de la pensée constitutionnelle de Montesquieu, la règle suprême de son système, ce n'est pas, ce ne saurait être la séparation des pouvoirs, comme l'entend l'interprétation juriste de notre siècle [...] Loin de rendre compte de la doctrine de l'Esprit des lois, [elle] la défigure complètement, en donne une image tout à  fait altérée, presque une caricature. Il faut s'en affranchir radicalement, et, si on veut la comprendre, repenser le système sur de toutes autres bases »[141] et c'est justement à  cette tâche que s'est attelé Eisenmann.

L'interprétation fidèle à  la pensée de Montesquieu est qualifiée par Eisenmann de politique car elle a été développée par des écrivains et philosophes politiques, tels que les auteurs du Fédéraliste, durant la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle. Contrairement à  l'interprétation précédente elle ne repose pas sur un mais deux principes. Le premier professe une séparation relative des pouvoirs c'est-à -dire qu'il « ne faut pas que deux des trois pouvoirs étatiques, et à  plus forte raison les trois, soient remis à  un seul et même organe. »[142]La différence fondamentale avec l'interprétation juriste est que les pouvoirs sont pris en bloc, dans leur totalité c'est-à -dire que le principe condamne seulement l'attribution à  un même organe de l'intégralité d'au moins deux des trois pouvoirs. En revanche, elle n'interdit pas à  un organe exerçant intégralement l'un des pouvoirs, de participer à  une autre fonction. Ce principe de non confusion des pouvoirs est somme toute banal, il ne caractérise pas la pensée de Montesquieu puisqu'on le retrouve « dans toutes les constitutions non-absolutistes. »[140] En effet, il signifie simplement que les fonctions étatiques ne doivent pas être concentrées dans les mains d'un seul organe. En outre, il est purement négatif, on ne peut pas en déduire une Constitution déterminée car il est possible d'aménager de multiples rapports entre les différents organes étatiques. On peut tout à  fait en déduire une séparation absolue des fonctions (à  l'instar de la thèse séparatiste) ou au contraire prévoir que chaque organe exercera une fonction à  titre principal mais participera partiellement aux deux autres fonctions. C'est le second principe qui « constitue le trait le plus marquant, le plus décisif, le plus original »[144]de la pensée de Montesquieu. Ce principe est relatif à  l'exercice du pouvoir suprême (souverain), il prescrit de ne pas le remettre à  un organe simple, individu ou assemblée, mais au contraire à  « un organe complexe, c'est-à -dire formé de plusieurs éléments profondément différents et hétérogènes, incarnant des principes, des forces politiques distinctes qui l'exerceront conjointement, ensemble. »[145] La composition politiquement hétérogène de l'organe détenteur du pouvoir suprême a pour but d'assurer un exercice modéré de ce pouvoir. L'idée sous-jacente est que l'attribution d'un tel pouvoir à  un organe unique aboutira à  son usage abusif en vertu de l'adage selon lequel tout homme qui a du pouvoir est conduit à  en abuser. Il importe peu que l'organe soit constitué d'un seul homme ou d'un groupe d'hommes réunis en assemblée, dès lors qu'il est exercé unilatéralement se profile le risque d'un exercice abusif. A l'inverse, un exercice conjoint de ce pouvoir par plusieurs forces politiques sera modéré car elles se tempéreront entre elles. Eisenmann ne s'est pas contenté d'exposer la signification politique de ce principe, il a également recherché sa traduction juridique. Il est d'ailleurs intéressant de noter l'évolution de ses intérêts sur ce point. Il se concentre sur le point de vue juridique du principe dans l'article l'esprit des lois et la séparation des pouvoirs de 1933. Il y adopte un point de vue très dogmatique en se concentrant sur les moyens juridiques permettant de concrétiser le principe d'exercice conjoint du pouvoir suprême. A l'inverse, dans les deux autres articles qu'il consacre à  la pensée de Montesquieu, respectivement en 1952 et 1955, il s'attache beaucoup plus d'importance à  la signification et à  la raison d'être politique de ce principe. Eisenmann remarque qu'aux yeux de Montesquieu le pouvoir suprême est le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif revêt une moindre importance quant au pouvoir judiciaire, il est entièrement subordonné aux deux autres en raison de la philosophie de l'époque faisant du juge la simple bouche de la loi. Par conséquent, c'est à  partir de l'articulation des rapports entre l'organe exécutif et législatif qu'il dégage les traits juridiques liant les organes exerçant le pouvoir suprême. Il relève d'abord l'objectif que ces règles de droit doivent consacrer, à  savoir assurer l'indépendance et l'égalité de ces organes. En effet, pour qu'ils puissent se modérer entre eux, ils doivent être égaux et non hiérarchisés faute de quoi l'un d'eux serait en réalité le seul et unique détenteur du pouvoir suprême puisqu'il pourrait ordonner aux organes qui lui sont subordonnés de se conformer à  ses décisions. Cette égalité entre les différents organes est obtenue par la consécration de leur indépendance fonctionnelle et personnelle. L'indépendance fonctionnelle implique qu'aucun organe ne puisse imposer unilatéralement sa volonté, les décisions doivent être adoptées conjointement et faire l'objet d'un consensus politique. Ainsi, Montesquieu confie au Parlement l'élaboration et le vote des lois et au monarque un droit de véto législatif de sorte que « le consentement des deux organes »[146] soit nécessaire et que les règles législatives représentent bien leur « volonté commune. »[147] L'indépendance personnelle implique que les différents organes n'aient aucun pouvoir les uns sur les autres, notamment qu'ils ne puissent pas se révoquer entre eux. Le monarque ne peut donc voir engager sa responsabilité politique devant le Parlement mais à  l'inverse il ne dispose pas d'un droit de dissolution. Pleinement indépendamment, les différents organes n'auront « aucun moyen juridique de se contraindre à  donner leur indispensable consentement aux propositions de l'un et de l'autre. »[148] Le système de Montesquieu assure un équilibre institutionnel en conjuguant une totale dépendance de fait entre les organes (exerçant le pouvoir suprême conjointement ils sont pieds et mains liés entre eux, aucune décision non consensuelle ne peut être prise) et leur indépendance de droit qui les place sur un pied d'égalité et garantit leur coopération, aucun ne pouvant imposer sa volonté aux autres.

L’architecture constitutionnelle de Montesquieu se révèle en définitive tout à  fait satisfaisante selon Eisenmann et il estime que les régimes de démocratie libérale peuvent s'en inspirer. Néanmoins, il émet deux importantes réserves à  ce sujet. En premier lieu, cette pensée ne saurait être transposée telle quelle dans les démocraties actuelles car elle est fondée sur une société d'ordres. Aussi, elle est une source d'inspiration mais il est important de garder à  l'esprit que son apport réside principalement dans la manière d'organiser les rapports entre les organes étatiques, la façon dont elle envisage la structure de ses organes étant désormais obsolète. En second lieu, « le problème de l'efficacité de l’État et de son action »[149] revêt aujourd'hui une importance accrue et « relègue quelque peu à  l'arrière-plan [...] le souci des équilibres, des freins et des contrepoids à  l'intérieur de l'appareil politique. »[150] Cette évolution est un obstacle supplémentaire à  une transposition fidèle des principes constitutionnels de Montesquieu. En effet, le défaut majeur de son système est le risque d'un blocage institutionnel entre des organes refusant de collaborer et n'ayant aucun moyen juridique de se contraindre. Un tel blocage se révélerait hautement préjudiciable au souci d'efficacité évoqué précédemment, dès lors il semble inévitable de déroger à  la stricte indépendance juridique prônée par Montesquieu en octroyant par exemple au pouvoir exécutif des prérogatives exceptionnelles pour assurer la bonne marche de l’État en cas de crise institutionnelle.

La pensée constitutionnelle de Charles Eisenmann porte indéniablement l'empreinte de Hans Kelsen. La science du droit constitutionnel d'Eisenmann s'inspire des thèses de la théorie pure du droit. Néanmoins, il a su s'en détacher et n'a pas hésité à  les corriger ou les rectifier. Ainsi, sa théorie des formes de gouvernement tire sa source dans la pensée de Kelsen, Eisenmann reprenant à  son compte le principe qualitatif comme critère de classification, mais il propose une typologie qui lui est propre et qui s'écarte profondément de la typologie du maître Viennois. Ceci montre que même dans le champ de la théorie du droit, Eisenmann n'était pas totalement kelsénien et que son œuvre est originale à  bien des égards. C'est toutefois par son approche beaucoup plus large du droit constitutionnel qu'il s'est démarqué de Kelsen. Contrairement à  ce dernier, il n'a pas hésité à  faire de la science politique du droit constitutionnel.

 

Partie 2 – La science politique du droit constitutionnel

L’œuvre constitutionnelle d’Eisenmann n’est pas celle d’un pur positiviste. Elle s’étend bien au-delà  de la tâche de dogmatique juridique consistant à  étudier le régime politique à  partir des « seules règles concernant l’organisation de l’appareil gouvernant, avant tout celui des États : règles sur la constitution et désignation des organes qui en font partie ; règles fixant la compétence propre de chacun d’eux. »[151] Cette conception du droit constitutionnel était bien trop étroite pour Charles Eisenmann qui considérait qu’à  côté de ce volet institutionnel, existait un volet d’inspiration libérale régissant les relations entre l’État et la société civile. Il estime en effet que les « systèmes d’organisation au sens strict ne se laissent pas séparer des idées et principes relatifs au rôle et aux pouvoirs du pouvoir politique considéré globalement en sa totalité à  l’égard de la collectivité où il s’exerce, on dira souvent au rôle et aux pouvoirs de l’État. »[152] Il se place à  cet égard dans la continuité des grands constitutionnalistes français, tel que Duguit, qui considéraient la théorie des libertés et des droits individuels comme une des principales composantes du système politique et du droit constitutionnel. En revanche, la rupture avec Hans Kelsen est ici amplement perceptible, le maître viennois se serait sans l'ombre d'un doute montré très réticent à  étudier un système de droit positif à  partir de principes politiques, au nom de la pureté de la science du droit. Cette divergence avec Kelsen est, en outre, loin d'être minime, car l’intérêt d’Eisenmann pour le régime des libertés publiques et son rapport avec les régimes politiques est loin d’être résiduel, il est même prépondérant vis-à -vis de l’aspect purement institutionnel. Les deux volets sont inséparables mais celui qui « concerne l’action de l’État envers la société a une certaine priorité intellectuelle » sur celui traitant de l’organisation du pouvoir gouvernant. L’auteur témoigne une hésitation à  affirmer clairement la subordination de celui-ci à  celui-là  mais tout porte à  croire qu’il est convaincu que les doctrines politiques contribuent à  déterminer, au moins en partie, les principes et les règles en matière d’organisation institutionnelle. Cette volonté de relier les deux faces d’une même pièce est véritablement au cœur de la réflexion d’Eisenmann tant dans nombre de ses articles que dans plusieurs de ses cours. Elle permet aussi de mieux comprendre pourquoi l’auteur s’est intéressé à  ce qu’il est coutume d’appeler l’histoire des idées politiques. Outre ses célèbres articles sur la doctrine constitutionnelle de Montesquieu, Eisenmann a rédigé deux articles sur Jean-Jacques Rousseau et deux autres sur Napoléon Bonaparte. Néanmoins, comme le fait judicieusement remarquer Stéphane Rials, il « n’était pas un historien des idées politiques mais un théoricien de l'État même lorsqu'il s'intéressait à  des œuvres politiques du passé. »[153] Cette affirmation doit être précisée car il s'agissait moins pour Eisenmann de bâtir une théorie de l'État que d’éclairer un système juridique, un mode d’organisation et d’encadrement des libertés publiques par l'État à  partir d’un système philosophique ou politique. L’histoire constituait pour lui un terrain privilégié pour tenter d’établir des corrélations de type empirique entre les régimes de libertés publiques et les régimes politiques. En effet, pragmatique et soucieux des réalités, il lui paraissait difficile d’établir une « corrélation intellectuellement nécessaire »[154] entre les deux régimes et beaucoup plus plausible qu’il existe une « corrélation moins rigoureuse […] une sorte de corrélation empirique »[152] permettant d’établir qu’un certain régime politique se révèle plus favorable à  la reconnaissance et l’épanouissement d’une liberté publique.

La personnalité de Charles Eisenmann n’est certainement pas non plus étrangère à  son intérêt prononcé pour les libertés publiques. Il définit la liberté comme une « faculté de décision et d’action autonome reconnue à  des sujets, c'est-à -dire indépendante de toute autre personne, de toute autorité, de tout pouvoir […] une faculté d’auto-détermination du comportement, la faculté pour un sujet de déterminer lui-même son comportement à  l’égard de certains problèmes ou de certaines relations. »[156] Nul doute que l’auteur tenait comme un droit fondamental cette capacité pour un individu de déterminer librement sa conduite. Ainsi, nombre de collègues et d’élèves du juriste ont souligné avec insistance sa rigueur intellectuelle, sa forte propension à  interroger et critiquer les théories « classiques » au nom de l’indépendance intellectuelle et de la recherche de la vérité. L’auteur lui-même dans sa controverse avec le professeur Vedel sur les bases constitutionnelles du droit administratif se réclamait de « Méphistophélès »[157] et de l'utilité de l'esprit qui « sait dire non. »[158] Autant d’éléments qui expliquent qu’Eisenmann ait recherché les liens unissant les régimes politiques et les libertés publiques en vue de déterminer quel régime assure le mieux la garantie de ces dernières. Il faut également souligner que sa réflexion sur ce point ne s’est pas limitée au seul droit public car selon lui la notion de libertés publiques couvre l’ensemble du domaine juridique, autrement dit, aussi bien le « domaine des facultés reconnues à  des particuliers à  l’égard d’autres particuliers que le domaine des facultés reconnues traditionnellement aux individus dans leur rapport avec l’État. »[159] La majorité de son œuvre est consacrée au second type de rapport mais le premier n’en est pas totalement absent, signe de l’étendue particulièrement importante que l’auteur assigné au champ d’étude du constitutionnaliste. Une dernière précision sur la notion de libertés publiques dans sa pensée nous permettra de circonscrire notre propos. Eisenmann s’est vivement opposé à  toute conception holiste ou globale des libertés publiques tendant à  en faire un bloc indivisible, un ensemble solidaire d’éléments inséparables. Tout au contraire, il jugeait qu'elles constituaient un ensemble d’éléments hétérogènes pouvant parfaitement « être traitées de façon différente par une législation [ou] par un système politique. »[160] La conséquence directe de cette conception est l’impossibilité d’attribuer des labels de manière a priori à  des États, ces derniers pouvant se révéler libéral sur certains points et non sur d’autres. Dès lors, seul un examen au cas par cas semble permettre de déterminer si un régime politique favorise certaines libertés et toute tentative de systématisation théorique paraît condamner par avance. Afin de pallier cela, Eisenmann choisit dans de nombreux cours et articles d’étudier les corrélations entre régimes politiques et régimes de libertés publiques à  partir d’idéaux types c'est-à -dire des deux formes « pures » de régime politique que sont la dictature et la démocratie. Il justifie sa méthode en expliquant qu’il « n’est pas possible de prendre en considération toutes les variétés de régimes politiques qui ont pu exister ou qui existent » et qu’il est toujours possible ultérieurement de s’intéresser à  des régimes « intermédiaires » à  partir des corrélations établies à  partir de la réflexion sur des idéaux types. Il apparaît opportun de suivre la distinction proposée par Eisenmann lui-même et d’étudier sa théorie des régimes autoritaires (Section 1) puis les liens existant entre l’État démocratique et les libertés publiques (Section 2)

 

Section 1 – La théorisation des régimes autoritaires

Charles Eisenmann a véritablement construit une théorie juridique des régimes autoritaires dans la mesure où il ne s’est pas contenté d’évoquer ce type de régime en contrepoint de la démocratie. Il a recherché quelles en sont les caractéristiques spécifiques sur le plan du droit. Ce pan de son œuvre constitutionnelle relève un véritable intérêt pour le juriste car l’étude de tels régimes est souvent délaissée par les constitutionnalistes. Ils se contentent de les évoquer brièvement lorsqu’ils présentent une typologie des formes de gouvernement et n’analysent pas les traits déterminants de leur système juridique. Il revient très souvent aux politologues et aux philosophes de penser l’essence de l’autoritarisme et de la dictature. Eisenmann, dans un souci de rigueur intellectuelle et, sur ce point, fidèle à  la doctrine positiviste selon laquelle les problèmes de l’ordre juridique positif ne doivent être résolus que d’après les données de cet ordre lui-même, n’a pas souhaité s’en tenir aux définitions proposées par d’autres disciplines. Il souhaitait déterminer les critères juridiques des régimes autoritaires. Néanmoins, conscient du risque de sortir du domaine du droit et de formuler des jugements de valeur lors de l’étude de ce sujet, Il n’a eu de cesse de rappeler son souci d’objectivité scientifique. Il était primordial pour lui de n’associer à  la notion de régime autoritaire « aucun élément passionnel ou même simplement affectif, aucun potentiel de réprobation ou de condamnation. »[151]Ce type de jugement ne relève pas de l’office du juriste, celui-ci ayant pour tâche de décrire un ordre juridique sans porter sur lui d’appréciation morale. Si sur ce point, il est resté un juriste positiviste, il est en revanche sorti de la sphère du droit constitutionnel stricto sensu en raison de son objectif. Eisenmann a tenté de rendre compte juridiquement du problème politique suivant : quelle est la place réservée à  la liberté (aux libertés) au sein des régimes autoritaires ? Tous les écrits qu’il a consacrés à  l’analyse de ces régimes en viennent invariablement à  traiter du sort qu’ils réservent aux différentes libertés publiques. L’approche institutionnelle des dictatures n’est jamais qu’un préalable à  l’examen du régime des libertés publiques qu'ils instaurent. Conformément à  sa conception des libertés publiques, il ne se contente pas de réprouver la dictature en lui accolant l’étiquette de régime non libéral mais recherche au contraire sur quels points tel régime autoritaire est liberticide et sur quels autres il peut s’avérer ne pas l’être. Cette approche nuancée et soucieuse des réalités le conduit à  dresser une sorte de typologie au sein des régimes autoritaires en fonction de la plus ou moins grande emprise qu’ils exercent sur les libertés publiques. Cette typologie constitue une autre originalité majeure dans l’œuvre d’Eisenmann car il distingue les concepts de dictature et de totalitarisme. Or, si les constitutionnalistes traitent partiellement de la notion de dictature, celle de totalitarisme demeure l’apanage des sciences politiques et de la philosophie. L’attrait que témoigne Eisenmann pour ces problèmes montrent que tout en restant juriste (il évalue toujours ces notions à  partir du droit), il dépasse largement le champ traditionnel assigné au droit constitutionnel et, à  cet égard, il n’est pas exagéré de parler d’une science politique du droit constitutionnel. En outre, il faut également souligner le caractère particulièrement novateur de la pensée d’Eisenmann qui pressent la différence existant entre la dictature et le totalitarisme dans les deux articles qu’il publie sur l’Allemagne nazie en 1934 et 1935 ainsi que dans les deux articles sur Napoléon Bonaparte parus dans la revue Politiques au lendemain de la seconde guerre mondiale. L’ouvrage fondamental d’Hannah Arendt sur le concept de totalitarisme, Les Origines du totalitarisme, ne sera publié qu’en 1951 aux États-Unis et il faudra attendre jusqu’en 1982 pour que les trois tomes soient tous traduit en langue française[162].

La distinction opérée entre les notions de dictature et de totalitarisme est une grille d’analyse, un fil conducteur pour appréhender la position d’Eisenmann sur ces questions. Il l’a lui-même retenu dans son article sur le gouvernement de l’Allemagne national socialiste. Il déclare que l’Allemagne est une « dictature totalitaire »[163], cette formule marquant les « deux traits essentiels du gouvernement de cet État dont la constitution n’a en effet pas d’autre objet que de soumettre la vie nationale tout entière au pouvoir d’un seul. »[164] Elle indique surtout les « deux aspects sous lesquels il faut successivement considérer cette constitution : [d’une part] la structure de l’appareil de gouvernement qu’elle institue ; l’activité qu’elle lui assigne, - en termes un peu moins généraux dont le sens devrait s’éclairer par la suite : le gouvernement de l’État – [d’autre part] le gouvernement de la nation. »[165] En d’autres termes, la dictature concerne prioritairement les questions politiques touchant au mode d’exercice du pouvoir dans l’État et est en ce sens un gouvernement de l’État (Paragraphe 1). Le totalitarisme, quant à  lui, dépasse le seul cadre de l'organisation politique stricto sensu, il a une prétention à  régir tous les aspects de la société civile (Eisenmann le qualifie parfois de dictature idéologique) et constitue un véritable gouvernement de la nation (paragraphe 2)

Paragraphe 1 – La dictature : le gouvernement autoritaire de l’État

La dictature est une forme de gouvernement de l’État dont Eisenmann a défini les principaux critères (A). Il a également démontré à  partir de ces derniers que tout régime dictatorial impliquait un certain régime de libertés publiques plus précisément que le contrôle des libertés politiques était inhérent au régime dictatorial (B)

A - La notion de dictature

A titre liminaire, il faut préciser la méthode adoptée par Eisenmann pour dégager les critères servant à  qualifier un régime de dictature. Il existe en effet a priori deux méthodes envisageables pour opérer une telle qualification juridique. La première peut être qualifiée de formelle ou procédurale en tant qu’elle consiste à  déterminer la nature du régime politique en fonction de son processus d’établissement. Ainsi, un gouvernement sera réputé démocratique s’il a été mis en place à  partir d’une procédure démocratique, à  l’inverse il sera qualifié de dictatorial s’il est né à  l’occasion d’un procédé autoritaire. La seconde consiste à  qualifier la forme du gouvernement en fonction du régime de son exercice, il s’agit de définir des critères d’exercice effectif du gouvernement pour en déterminer la nature. Eisenmann récuse nettement la première méthode et opte pour la seconde. A l’occasion de l’article Sur la légitimité juridique des gouvernants, il condamne même de façon assez ferme le « légitimisme formaliste »[166] qui attache « les notions de légitimité et de non-légitimité, la qualité de gouvernement légitime ou de gouvernement illégitime, à  un trait de la naissance des régimes, du processus de leur établissement c'est-à -dire finalement à  l’origine ou sources juridiques de leur pouvoir envisagé sous un angle formel. »[167]Les questions de légitimité et de nature des régimes politiques sont certes distinctes mais Eisenmann rejette dans les deux hypothèses de procéder à  une qualification formelle. Il est intéressant de noter qu’un tel refus accrédite la thèse selon laquelle il ne serait pas le disciple dévoué et fidèle de Kelsen puisque le maître viennois adopta la position radicalement inverse en faisant de la procédure constitutionnelle le critère d’évaluation de légitimité des régimes politiques. En effet, tout changement de la constitution, aussi minime soit-il, non conforme à  la procédure de révision de la constitution doit s’interpréter comme une révolution. Elle est d'ailleurs définie par Kelsen comme « toute modification de la Constitution ou substitution de la Constitution qui ne sont pas légitimes, c'est-à -dire qui ne sont pas opérés conformément aux dispositions de la Constitution en vigueur. »[168] Rejetant ce formalisme trop éloigné des réalités, Eisenmann y substitue une approche matérielle. Il propose une définition assez politique de la dictature mais en tire par la suite des critères juridiques et il en expose ensuite le régime.

La dictature est « le régime du monopole politique d’un seul facteur politique, c'est-à -dire un régime par lequel le droit au pouvoir politique, au gouvernement de l’État est attribué a priori, donc réservé à  titre exclusif à  un facteur politique, à  une force politique déterminés, d’une façon qui se veut intangible, définitive, donc à  jamais à  titre révocable. »[169] La caractéristique essentielle de ces régimes est donc l’absence de concurrence pour l’accession au pouvoir politique. Cette définition appelle deux remarques. En premier lieu, elle est bien exempte de tout jugement moral ou de toute considération passionnelle. Eisenmann n’évoque pas non plus des notions, pourtant connus du juriste, telle que l’arbitraire ou le caractère absolu de la puissance du dictateur. Il précise d’ailleurs que des caractères souvent associés à  la dictature tels que l’existence d’une police secrète, la pratique de traitements inhumains à  l’encontre de tout ou partie des gouvernés ne sont pas inhérents au concept de dictature et qu’il est fort possible qu’après un certain laps de temps, les « méthodes de gouvernement [de ces régimes] deviennent assez pacifiques et cessent d’être brutales et cruelles. »[170] En second lieu, cette définition est plus large que les définitions traditionnelles puisqu’elle englobe en son sein un assez grand nombre de régime. Eisenmann y range en effet les monarchies autocratiques où le pouvoir absolu est détenu par un monarque et transmis selon les règles de l’hérédité dynastique, les dictatures stricto sensu où le détenteur du pouvoir suprême l’a acquis selon une procédure non conforme à  une règle préétablie, les régimes où le pouvoir est exercé par un nombre restreint d’individus (duumvirat, triumvirat et « juntes » militaires) et enfin les dictatures de parti où sont amenées à  participer à  l’exercice du pouvoir les seuls membres du parti unique ou officiel de l’État. Cette grande diversité des régimes amène Eisenmann à  définir une sous-qualification au terme de laquelle il distingue les formes extrêmes de dictature où le pouvoir est attribué à  un seul individu (monarchie autocratique et dictature stricto sensu) et les dictatures « modérées » au sein desquelles le pouvoir suprême est exercé par un collège plus ou moins important de gouvernants (duumvirat, triumvirat et « juntes » militaires et dictature de partis).

A partir de cette définition, Eisenmann dégage les critères juridiques de son régime, autrement dit il détermine comment le monopole du pouvoir politique est assuré dans et par l’ordre juridique tant au niveau de la forme de gouvernement que de la forme de l’État. Le critère déterminant de la dictature est le pouvoir sans limites, ni matérielle ni temporelle, qui est attribué au dictateur. Eisenmann souligne ce double caractère de la dictature lors de son examen de la constitution de l’Allemagne nazie. Il déclare ainsi à  propos des pouvoirs conférés à  Hitler que « la caractéristique du dictateur se rencontre bien en lui : un pouvoir sans bornes ni d’étendue, ni de durée ; la toute-puissance à  vie. »[171] Il précise que « l’illimitation dans le temps est un caractère nécessaire, essentiel de la pleine dictature [car] un organe dont le pouvoir est limité dans le temps ou révocable est un organe délégué dont le pouvoir repose sur la volonté d’un autre organe ; or qui dit délégué dit subordonné dit non souverain. »[172] Ce critère montre pourquoi Eisenmann refuse toute qualification formelle du régime c'est-à -dire qu’il refuse de considérer qu’un gouvernement qui se serait vu conférer par une procédure démocratique un pouvoir illimité soit qualifié de démocratique. En effet, si le peuple reste détenteur du pourvoir souverain alors les gouvernants, n’étant pas la source juridique de leur pouvoir, ne sont que des délégués et sont révocables à  tout moment. Par conséquent, leur pouvoir est limité dans le temps, au moins virtuellement, et ils ne sont pas tout puissant mais tenu par la puissance souveraine du peuple. En revanche, si le peuple souverain se dessaisit de ce pouvoir constituant, fût-ce de manière démocratique, le délégué n’en est plus un, il devient dictateur dès le moment où il devient source, juridiquement parlant, de son pouvoir. Eisenmann tire deux corollaires de ce premier critère, il s’agit d’une part de l’irrévocabilité ou l’inamovibilité du dictateur et d’autre part de son irresponsabilité. Selon lui « l’irrévocabilité ou l’inamovibilité est une condition sine qua non de la possibilité d’exercer un pouvoir dictatorial : si un autre organe, individu ou assemblée, avait le pouvoir de révoquer le prétendu dictateur, soit directement et formellement soit, ce qui revient au même, en le contraignant à  démissionner, il le tiendrait juridiquement et effectivement dans sa dépendance, il aurait la possibilité de diriger son action, d’infléchir comme il l’entendrait la politique du dictateur qui ne serait que son délégué, et ne serait plus du tout dictateur. »[172] L’irresponsabilité du dictateur découle de son irrévocabilité autant que de sa toute puissance. Dans l’hypothèse où il ne serait pas irresponsable, son action pourrait être jugée par un tiers et il aurait donc à  lui rendre des comptes et ce dernier pourrait éventuellement le démettre de ses fonctions en cas de faute. Dès lors, le dictateur ne serait plus la source de son propre pouvoir et comme « il n’y a de pouvoir souverain qu’autocratique, originaire »[172] il ne serait plus un dictateur ce qui permet à  Eisenmann d’affirmer que la « dictature signifie absence de contrôle, a fortiori irresponsabilité. »[172] L’autre caractéristique de la dictature concerne la forme d’État, Eisenmann estime qu’un État dictatorial est nécessairement unitaire et centralisé. La dictature implique en effet que l’ensemble des pouvoirs soit attribué au dictateur (ou à  un collège dans le cadre des dictatures « modérées »). Or, la décentralisation et a fortiori la fédération impliquent une autonomie des autorités locales ou fédérales qui va à  l’encontre de cette concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul. Il s’ensuit que la centralisation absolue au profit du gouvernement central est un « élément nécessaire d’une autocratie parfaite qui n’admet par définition même aucun pouvoir indépendant. »[176] Les collectivités locales peuvent continuer d’exister sous une dictature mais ne peuvent véritablement être qualifiées comme telles dans la mesure où elles auront perdu leur indépendance et seront placées sous le joug du gouvernement central. Eisenmann relève ainsi à  propos de l’organisation constitutionnelle du troisième Reich que les agents des collectivités locales sont placés sous la subordination du gouvernement central par le « double lien classique du pouvoir hiérarchique ou de commandement et du droit de nomination-révocation qui le sanctionne et le garantit. »[177] L’organisation fédérale de l’Allemagne sera progressivement supprimée par les lois du 31 mars 1933, 7 avril 1933 et surtout celle du 30 janvier 1934 sur la nouvelle organisation du Reich qui par son article quatre, transfère au Reich les droits de souveraineté des Länder, ce qui revient à  officiellement proclamer « le caractère unitaire du Reich. »[178]

La dictature est donc fondée sur une concentration des pouvoirs de l’État dans les mains du dictateur. Cette concentration est juridiquement assurée par la suppression de l’autonomie des agents du pouvoir central et a fortiori local qui ne sont que des délégués du dictateur et n’existent que par sa volonté. Cependant, l’organisation constitutionnelle stricto sensu ne suffit pas à  garantir l’autre trait caractéristique de la dictature qui est l’absence de concurrence pour l’accession au pouvoir politique. Seul le contrôle de certaines libertés publiques est à  même de garantir la pérennité du régime dictatorial et à  cet égard un régime spécifique d’encadrement des libertés politiques apparaît être une condition nécessaire et une caractéristique inhérente de la dictature.

B - Le contrôle dictatorial des libertés publiques : un « encadrement spirituel modéré »

L’objectif principal des dictatures est de se maintenir au pouvoir en éliminant toute concurrence politique susceptible de leur porter préjudice. Contrairement à  la dictature romaine classique caractérisée par son inscription dans la durée et qui n'avait pour finalité que de rétablir l'ordre juridique normal, les grandes dictatures contemporaines ont vocation à  être des « dictatures permanentes. » Cet aspect est décisif car il suppose une certaine attitude des régimes dictatoriaux à  l’égard des libertés publiques. La volonté des dictatures de s’inscrire dans la durée implique en effet qu’elles se préoccupent d’ « agir sur les esprits de leurs gouvernés, de les conformer plus ou moins, de les orienter dans un sens déterminé, d’une façon qui réponde aux idées, aux objectifs, à  l’intérêt du régime, c'est-à -dire, des gouvernants et de leur pouvoir. »[179] Il s’agit pour ces régimes de construire ce qu’on pourrait appeler une orthodoxie d’État ou une dictature spirituelle modérée. Le dictateur va revendiquer un monopole absolu « pour y faire seul la loi, pour y fixer la vérité une et unique, [dans] un domaine défini : celui des idées, des croyances, des sentiments d’ordre politique et moral. »[180] Ce critère permet de distinguer la dictature de deux notions connexes mais sensiblement différentes : la tyrannie et le totalitarisme.

La distinction avec la tyrannie est implicitement évoquée par Eisenmann lorsqu’il distingue les dictatures modernes, qui apparaissent selon lui à  compter de la révolution françaises et dont Napoléon serait le précurseur, des dictatures antiques. Les dictatures modernes souhaitent s’inscrire dans une durée impersonnelle autrement dit le dictateur entend pérenniser le régime qu’il a institué au-delà  de sa propre existence tandis que les dictatures antiques répondaient essentiellement à  « la volonté de puissance personnelle, rigoureusement égoïste d’un homme. »[181] A cet égard elles correspondent à  la définition classique de la tyrannie à  savoir une monarchie « qui vise l’avantage du monarque »[182] et « exerçant sur la communauté politique un pouvoir despotique. »[183] Cette différence d’objectif des deux formes de gouvernement (puissance personnelle pour la tyrannie, pérennisation du régime pour la dictature) se répercute sur l’encadrement des libertés publiques. La tyrannie adopte une forme d’action réactive, le tyran se contente de réprimer les dissidences sans chercher à  obtenir l’adhésion de la population alors que la dictature est proactive car elle souhaite au contraire obtenir l’approbation et le soutien des sujets. Eisenmann relève brièvement cette différence d'objectifs : « Dans le passé, le principal moyen de tous les gouvernements absolus était de maintenir leurs sujets dans l’obéissance passive par la pression et la crainte ; après 1789, les dictatures s’appliquent au contraire, à  obtenir leur appui, leur concours actif. »[184]La limitation de la dictature à  un domaine restreint, l’ordre politique (et moral en tant qu’il affecte l’État), est le critère qui le sépare du totalitarisme celui-ci ayant des prétentions beaucoup plus importantes comme nous le verrons par la suite. Cette limitation lui permet d'affirmer que les régimes dictatoriaux n'exercent qu'un encadrement spirituel « modérée » car l’orthodoxie de pensée qu’ils cherchent à  imposer « ne porte pas sur la totalité des secteurs de la vie spirituelle, même peut-être pas sur la totalité des idées intéressant directement la politique. »[185]Il arrive même que de tels régimes tolèrent un pluralisme idéologique, Eisenmann cite pour exemple la dictature du général Franco qui admet que « des opinions politiques différentes, touchant et la forme du gouvernement elle-même, et le régime à  envisager pour le moment où le général Franco aura disparu. » L’encadrement spirituel dans les dictatures est donc limité tant dans son extension, il ne porte pas sur tous les domaines de la vie spirituelle et a fortiori dans les autres domaines de la société civile, que dans son intensité, le contrôle des idées d’ordre politique pouvant se révéler plus ou moins important suivant les régimes. Avant d’examiner les principaux moyens de contrôle juridique mis en œuvre pour garantir cet encadrement spirituel il est intéressant de noter qu’Eisenmann juge qu’un système économique libéral n’est pas incompatible avec un régime dictatorial et surtout que la condamnation du libéralisme économique par un régime politique n’implique en aucune manière que ce régime soit dictatorial. Ainsi, il note que si « on supposait le refus de la limitation extrême des libertés spirituelles dans les systèmes socialistes de l’Est, alors - du point de vue de la liberté - il n’y aurait pas de condamnation idéologique à  prononcer à  leur encontre »[186] en raison de leur refus de consacrer le libéralisme économique et leur choix pour la monopolisation étatique des moyens de production.

Eisenmann a dressé une typologie des principales formes d’intervention juridique utilisées par les dictatures pour assurer ce contrôle des esprits dans les dictatures. L’instrument le plus usité est l’autorisation administrative préalable soit pour la publication de tout support d’information (livres, périodiques, émissions de télévision ou de radios …) soit pour l’exercice de professions liées à  la diffusion d’information. Les autorisations délivrées sont toujours révocables par l’administration, elle se réserve ainsi un pouvoir discrétionnaire particulièrement important et affecte la faculté de publier d’une « précarité extrême […], propre à  inciter les bénéficiaires d’autorisation à  une grande prudence »[187] voir à  une complaisance excessive à  l’égard du pouvoir en place. A cette autorisation préalable peut également s’ajouter une censure administrative préalable qui consiste pour l’administration à  examiner le contenu de chaque support d’information et à  refuser la publication d’une information déterminée sans pour autant interdire celle du support tout entier ou de l’ensemble de la ligne éditoriale. Outre ce mécanisme, l’État peut user de moyens indirects tels que l’établissement de charges financières particulièrement lourdes pour exercer une profession ou une activité. A titre d’exemple, Eisenmann cite la pratique du cautionnement et du droit de timbre sous la seconde république qui eut pour conséquences de priver les pauvres de tout moyen d’expression afin de les empêcher d’émettre des critiques contre l’ordre social et politique existants. Une caractéristique fondamentale des techniques de contrôles utilisées par la dictature est qu'elles sont essentiellement objectives, c'est-à -dire qu'elles sont dirigées contre la liberté de publication des idées et non contre la personne qui les véhicule. Il existe parfois des sanctions subjectives plus ou moins importantes telles que la condamnation d’un auteur ou de son complice à  des amendes ou des peines d’emprisonnement pour « délit d’opinion » mais elles ne sont pas inhérentes au contrôle de l’information dans la dictature. Ce type de méthodes beaucoup plus radicales marque un premier basculement de la dictature vers le totalitarisme.

Paragraphe 2 – Le totalitarisme : le gouvernement autoritaire de la nation

Contrairement à  la dictature, le totalitarisme est moins une forme de gouvernement de l’État qu'une forme d'action de l’État sur la nation dont il convient de préciser la nature (A) avant d’analyser les instruments juridiques caractéristiques de cette dernière (B).

A - La notion de totalitarisme

Le totalitarisme peut se définir comme une forme particulière de dictature, il s’agirait de la forme la plus extrême, la plus aboutie des dictatures à  raison de son caractère totalisant. Le propre du totalitarisme est en effet de ne pas limiter son action à  la seule sphère étatique (au domaine politique et moral) mais de l’étendre à  l’ensemble de la nation. Eisenmann souligne cette extension du champ d’action du totalitarisme par rapport à  la dictature lorsqu’il analyse les pouvoirs consentis à  Hitler. Il relève que le « pouvoir absolu qu’il tient de l’organisation du gouvernement, le dictateur national socialiste entend en faire usage pour régler et diriger à  sa volonté tous les domaines de la vie nationale sans exception, il veut gouverner totalement la nation. »[188] Le propre du totalitarisme est donc d’établir une doctrine étatiste holiste et d’y conformer tous les aspects de la société civile. La définition que donne Eisenmann du totalitarisme fait bien ressortir cette caractéristique. L’État totalitaire est celui dans lequel « les gouvernants […] s’efforcent de soumettre à  leur direction souveraine tous les domaines de la vie sociale, tous les aspects de la vie des individus. Notamment, ils n’admettent l’autonomie ni de la vie spirituelle ni de la vie économique, par quoi ils s’opposent d’une part à  l’État libéral et, en particulier, démocratique ; d’autre part à  l’état capitaliste. »[189]Il est intéressant de noter qu’Eisenmann use très peu du terme de totalitarisme et lui préfère celui de « dictature idéologique » ou de « dictature spirituelle extrême. » Cette terminologie montre qu’il n’existe pas, selon lui, de différence de nature entre la dictature et le totalitarisme mais simplement de degré. Ainsi, Le totalitarisme est un système dictatorial où « le pouvoir politique s’identifie avec une idéologie, avec un dogme officiel complet »[190] et dans l’expression « dictature spirituelle extrême » l’adjectif « extrême » signifie que « la dictature va […] couvrir la zone de l’activité de l’esprit, de l’activité mentale tout entière. »[191] Autrement dit, tout totalitarisme est nécessairement une dictature mais toute dictature n’est pas un totalitarisme, celui-ci n’étant que la forme extrême de celle-là . Cette thèse de l’auteur est selon nous contestable, la différence entre la dictature et le totalitarisme est plus de nature que de degré à  raison de l’objectif poursuivi par ces deux régimes. La dictature limite son champ d’action au domaine politique car elle vise à  pérenniser l’État autoritaire, elle souhaite garantir la survie de cette institution. En revanche, la fin ultime du totalitarisme n’est pas l’État mais le peuple ou la nation. Hannah Arendt évoque cette différence de nature dans les origines du totalitarisme : « le totalitarisme diffère par essence des autres formes d'oppression politique que nous connaissons, comme le despotisme, la tyrannie et la dictature. »[192]A la différence de la dictature, le totalitarisme ne promeut pas l’institution mais un mouvement permanent, en dernière instance son but est moins la domination de l’État que celle du peuple et c’est en cela que les deux notions semblent plus différer par nature que par degré contrairement à  l’hypothèse proposée par Eisenmann. Schématiquement, la dictature demeure une doctrine juridique, elle vise à  un renforcement indéfini des pouvoirs de l'État et serait une forme extrêmement poussée de la doctrine de l'État puissance (Machtstaat) tandis que le totalitarisme est une doctrine anti-juridique, son objectif ultime est l'anéantissement de l'État, seul devant subsister le mouvement, le peuple et son chef.

En dépit de cette réserve apportée à  sa conception du totalitarisme, force est de constater qu’Eisenmann a perçu avec une grande acuité les moyens employés par les régimes totalitaires pour contrôler les libertés publiques et les esprits des individus en propageant une « véritable Weltanschauung, une doctrine complète et, de ce fait même, autarcique. »[193]

B - Le contrôle totalitaire des libertés publiques : un « encadrement spirituel extrême »

Afin de réaliser une emprise totale sur la nation, le totalitarisme doit mettre en place un véritable gouvernement des esprits qui consiste pour les gouvernants à  assumer « la formation spirituelle – tant morale qu’intellectuelle – des gouvernés. »[194] L’action des gouvernants se caractérise par deux traits significatifs, elle est positive et illimitée. Les dictatures souhaitent, autant que faire se peut, recueillir le soutien de la population mais la majorité d’entre elles en restent à  une « action purement défensive »[195] consistant à  exercer un contrôle [pour prévenir] la diffusion, l’action de propagande spirituelle de certains courants. »[196] Eisenmann considère à  cet égard que Napoléon n’a été qu’un précurseur des dictatures idéologiques (qui sont pour lui l’équivalent du totalitarisme) car il en « resta au rôle de contrôleur beaucoup plus qu’il ne s’éleva à  celui d’animateur »[197] et la « part de la surveillance et du redressement [dépassa] de beaucoup celle de l’inspiration et du dicter » sous son empire. A l’inverse, dans les régimes totalitaires, le pouvoir politique développe une action positive, il souhaite prendre la « direction active, souveraine et totale, des esprits. »[195] A cette fin les dirigeants mènent une action offensive, c'est-à -dire de « propagation des idées bonnes de l’idéologie d’État ; ils entreprennent d’inculquer aux esprits tout ce qui est vérité d’État. »[196] L’autre trait du régime est sa « tendance impérialiste » c'est-à -dire qu’il incorpore tous les domaines dans le monopole spirituel de l’État y compris ceux qui lui sont étrangers tels que la science, l’histoire ou l’économie. Le totalitarisme abolit toute distinction entre le « théorique - qui ne relèverait que de la vérité purement intellectuelle - et le pratique. »[200]Ce critère est sans aucun doute le plus déterminant des deux car il est tout à  fait possible, selon Eisenmann, qu'un État développe une action très prégnante dans un domaine restreint de la société civile sans être pour autant totalitaire. Ce contrôle impliquera simplement qu'il ne soit pas entièrement libéral. Ainsi, lorsqu’il analyse la place réservée à  la religion par Rousseau au sein de la cité, il souligne que l' « État du contrat social n'est de loin pas totalement, pas parfaitement libéral ; puisqu'il est loin de consacrer, de la part de l'État, un entier libéralisme dans le domaine des croyances métaphysio-religieuses, donc en matière de pensées et d'opinions »[201] mais il refuse de l'affubler de l'étiquette de régime non libéral et a fortiori de régime totalitaire. La direction idéologique par l'État d'un domaine restreint de la vie spirituelle ne permet pas de conclure qu'il s'agit d'un État totalitaire car « on ne peut qualifier un État – et donc éventuellement une doctrine politique – de totalitaire, que s'ils sont, pour ainsi dire, totalement totalitaires, c'est-à -dire s'ils appliquent systématiquement le principe du totalitarisme à  tous les domaines de la vie nationale, à  l'organisation et à  l'action de l'État dans tous les secteurs de la vie des citoyens. »[202]

Les techniques juridiques mis en œuvre pour assurer cette dictature idéologique extrême sont beaucoup plus contraignantes que celles évoquées précédemment à  propos de la dictature. Il n’est plus ici question d’autorisation préalable ou de censure, les moyens d’information seront soit étatisés soit placés sous un contrôle étroit du gouvernement. La formation des esprits sera également assurée par la monopolisation de l’éducation par l’État, celle-ci jouant selon Eisenmann un « rôle fondamental. »[200] L’autre différence essentielle avec la dictature est l’emploi récurrent de sanctions subjectives le plus souvent sous la forme de « moyens de contrainte physique direct »[200] à  l’encontre des dissidents ne respectant pas l’orthodoxie d’État. Enfin, il n’existe pas de libertés politiques à  proprement parler puisque toute opinion politique contraire à  la pensée promue par le parti politique au pouvoir sera prohibée. Dès lors, même lorsque les citoyens sont invités à  se prononcer via un suffrage, Eisenmann estime qu’il n’est possible de parler que de « votes, non d’élections, puisqu’ils[205] n’ont pas à  choisir ou n’ont à  choisir »[206] qu’entre des membres du parti politique en place ou des candidats acceptés par lui.

Eisenmann parvient donc à  démontrer de manière convaincante qu’une corrélation lie les régimes autoritaires et un régime de contrôle étroit des libertés politiques et des libertés publiques. De plus, sa démonstration tend à  confirmer son hypothèse selon laquelle les doctrines politiques ont une priorité intellectuelle voir conditionnent l’organisation institutionnelle du pouvoir. En effet, le régime des libertés publiques apparaît comme un critère de qualification des régimes autoritaires. Il s’agit d’abord est avant tout de régimes où les libertés politiques sont inexistantes en raison de la monopolisation du pouvoir par une seule force politique. L’agencement du pouvoir au sein de l’État au profit d’un autocrate ou d’un collège n’est que secondaire et est destiné à  assurer cette monochromie politique. Enfin, c’est bien la différence de degré dans l’encadrement des libertés publiques qui permet, selon Eisenmann, de distinguer la dictature (« dictature spirituelle modérée ») du totalitarisme (« dictature spirituelle extrême »).

 

Section 2 – L’État démocratique : champ d’expression des libertés publiques

L'autre idéal type analysé par Eisenmann est le régime démocratique. La littérature juridique sur le sujet est beaucoup plus importante mais Eisenmann s'en démarque en abordant la question du lien existant la démocratie et le libéralisme (Paragraphe 1). En outre, cette partie de son œuvre est intéressante car son libéralisme politique l'amène implicitement à  développer une conception du rôle de l'État (Paragraphe 2)

Paragraphe 1 – Démocratie et libéralisme

Eisenmann s’est, à  notre sens, confronté en juriste à  une question de philosophie politique à  savoir le lien existant entre le régime politique qu’est la démocratie et la doctrine philosophique du libéralisme. Un grand nombre de théoricien libéraux postulent en effet, au nom du caractère indissoluble des libertés, un lien nécessaire entre la démocratie, le libéralisme politique et le libéralisme économique. Eisenmann expose cette thèse en citant Georges Burdeau, ce dernier affirmant que « toutes les libertés sont solidaires, car chacune d’elles ne fait qu’extérioriser la liberté fondamentale de l’individu dans un secteur particulier de son activité. La démocratie du libéralisme se rattache à  l’idée de malfaisance de l’État, l’ennemi déclaré ou sournois de l’individu. »[207] Selon cette thèse, la démocratie n’est pas une notion strictement politique ou constitutionnelle car elle relève également du champ économique et social. En d’autres termes, elle lie « l’idée de démocratie à  l’idée de l’ordre économique libéral. Sans liberté économique dit-elle (pour la résumer très schématiquement), il ne peut y avoir de véritable démocratie, de véritable autonomie politique de l’individu. »[208] La conséquence directe en est qu’un régime démocratique doit nécessairement consacrer des libertés politiques mais également des libertés économiques. A l’encontre de cette position Eisenmann va démontrer que la démocratie est une notion d’organisation gouvernementale sans contenu économique et social et qu'elle n’inclut dans sa définition que la consécration de droits et libertés politiques (A). La question du lien entre le libéralisme économique et la démocratie n’est cependant pas dénuée de pertinence à  ses yeux, elle est simplement d’une autre nature à  savoir qu’il ne s’agit pas d’un problème de définition mais de conditions de réalisation de la démocratie. Eisenmann montrera à  cet égard que le libéralisme économique ne fait pas parti du concept de démocratie mais qu’il lui est intimement lié (B)

A - Les libertés politiques inhérentes au concept de démocratie

La démocratie est le régime qui se « construit sur le principe fondamental de l’autonomie politique des gouvernés, du plus grand nombre possible de gouvernés. »[209] Il est intéressant de relever à  cet égard que la démocratie répond, dans une certaine mesure, à  un problème d’ordre éthique à  savoir la question du meilleur régime politique pour une société. Eisenmann souligne ce lien entre doctrines philosophiques ou morales et inspiration des régimes à  l’occasion d’un texte consacré au contrat social de Jean-Jacques Rousseau. En tant que constitutionnaliste, il lit le texte de Rousseau en ayant deux interrogations à  l’esprit. La première a trait au choix du régime que Rousseau préconise, il démontre sans difficulté que la démocratie directe est, pour ce dernier, le régime idéal d’une cité. La seconde, et la plus importante, est relative aux justifications théoriques de ce choix, Eisenmann s’interroge sur « les raisons qui font, selon Rousseau, que seul est vraiment bon et véritable un régime qui ce pouvoir[210] (ou la clé de ce pouvoir) au corps des citoyens, et assure ainsi réellement la souveraineté au peuple ? »[211] Selon lui, Rousseau répond à  cette question en deux temps. En premier lieu, il expose le postulat normatif selon lequel le « système politique doit assurer la liberté, l’autonomie des individus membres de la société, de la cité. »[212] En second lieu, il affirme que « seul le système constitutionnel que les modernes appellent démocratie directe réalise »[212] cette exigence normative, il est le seul assurant la pleine autonomie des sujets. Ceci montre, une fois de plus, que les doctrines politiques ou philosophiques ne peuvent être rejetées hors du droit constitutionnel car celui-ci a vocation à  les mettre en œuvre, à  les réaliser. C’est cette raison qui amène Eisenmann à  les étudier tout en gardant à  leur égard une approche juridique.

La démocratie est donc le régime institué en vue d’assurer l’entière autonomie des gouvernés. Elle y parvient par le biais des deux corollaires qui dérivent du principe de liberté politique, d’une part la participation des gouvernés à  la détermination plus ou moins directe des décisions gouvernementales et d’autre part la pleine reconnaissance du pluralisme politique ainsi que de la liberté d’expression et d’opinion qui en permettent l’existence. Les définitions de la démocratie proposées par Eisenmann mettent l’accent sur l’une ou l’autre de ces dimensions. Il privilégie parfois celle relative au pluralisme politique en estimant que la « notion fondamentale de la démocratie politique est la reconnaissance de la libre compétition entre les forces politiques »[214] et qu’à  cet égard elle est un « système qui repose sur l’admission, la pleine reconnaissance, du pluralisme politique, de la liberté d’opinion politique, de la liberté de chaque idéologie dans le cadre de l’État. »[73] Dans d’autres circonstances, il met l’accent sur la participation directe ou indirecte des gouvernés aux décisions politiques, il définit alors la démocratie comme « le régime dans lequel la détermination de la ligne politique se fait par une opération qui comporte désignation libre par chaque gouverné adulte (en principe) de celle qu’il souhaiterait voir adopter, donc une option de chaque gouverné, les décisions positives exigeant le consentement d’au moins la majorité des participants. »[216] Ainsi, un régime n’est véritablement démocratique que s’il reconnaît des droits politiques à  un maximum de gouvernés (1) et qu’il protège les libertés publiques leur garantissant une autonomie politique réelle (2)

1 - Le régime démocratique des droits politiques

Les droits politiques s’entendent comme la possibilité de participer de manière déterminante soit directement soit indirectement aux décisions gouvernementales. Le régime des droits politiques doit répondre à  une double condition pour être qualifié de démocratique. Ces droits doivent être universels et ils doivent permettre d’exercer une influence impulsive et déterminante autrement dit de « contribuer réellement à  orienter l’action du gouvernement. »[217]

L’universalité des droits politiques est le principe fondamental de la démocratie, il signifie que « tous les gouvernés ont droit à  participer au gouvernement, sans distinction d’opinions certaines ou présumées. »[218] Néanmoins, l’universalité n’est jamais absolue en ce sens qu’elle ne postule pas la reconnaissance de droits politiques à  tous les gouvernés. Elle signifie uniquement que le système d’attribution des droits politiques ne comporte pas certaines exclusions. Le problème essentiel consiste donc à  distinguer les exclusions qui sont compatibles avec l’idée d’universalité (et par suite de démocratie) et celles qui y sont contraires. Le critère déterminant pour opérer cette discrimination est téléologique, une restriction des droits politiques est anti-démocratique si elle est politiquement discriminatoire c'est-à -dire si sa finalité vise à  réduire aux silences certaines opinions politiques susceptibles de se prononcer contre l’ordre établi ou d’infléchir la ligne politique dans un sens non désiré par les gouvernants. Eisenmann considère ainsi comme contraire à  la démocratie des restrictions fondées sur la naissance ou l’appartenance à  une classe sociale. Ce type de restriction étant la caractéristique des régimes aristocratiques. Il rejette également les exclusions reposant sur une condition de propriété car elles ont un arrière-sens politique en ce qu’elles ont vocation à  « exclure ceux qui ne sont pas particulièrement favorisés par l’ordre social établi, et dont on pense que, vraisemblablement, ils se prononceraient contre cet ordre. »[219] En revanche, il estime compatible avec le régime démocratique des limitations fondées sur l’âge des gouvernés et plus étrangement sur leur sexe. Il estime que ces exclusions ne font pas obstacle à  ce qu’un régime soit qualifié de démocratique car, bien qu’elles influent sans aucun doute sur les rapports entre les forces politiques en présence, elles ne sont pas destinées à  entraver l’émergence d’une nouvelle force politique. En d’autres termes, le fait que ces exclusions ne reposent « pas sur une volonté de discrimination entre des opinions dont les unes seraient admises, les autres condamnées, c'est-à -dire se verraient refuser la liberté » ne les rend pas anti-démocratique. Afin d’atténuer son propos, Eisenmann précise que plus les droits politiques seront reconnus à  un nombre important de gouvernés plus le régime se rapprochera de la démocratie idéale. Enfin, Eisenmann évoque également le cas des exclusions de certains auteurs d’infractions de droit commun comme un exemple de restriction des droits politiques conforme au régime démocratique. L’idée directrice est donc que la non reconnaissance des droits politiques à  une part plus ou moins importante de la population n’est pas contraire au caractère démocratique du régime à  la condition qu’elle ne soit pas discriminatoire (au sens exposé précédemment).

Outre l’universalité, les droits politiques doivent permettre aux gouvernés d’influer de manière déterminante sur l’action politique par l’expression d’un choix réel. Cette condition ne pose aucun problème dans le cas de la démocratie directe puisque tous les gouvernés prennent eux-mêmes les décisions politiques. Cependant, un tel système est pratiquement irréalisable et il convient donc d’examiner cette condition dans le cadre des démocraties représentatives ou pour reprendre un terme que lui préfère Eisenmann des démocraties électives c'est-à -dire des systèmes dans lesquels les citoyens doivent non pas à  se prononcer eux-mêmes sur les décisions politiques mais désigner les représentants qui les prendront. Eisenmann souligne qu’il n’existe pas dans ces systèmes, une corrélation nécessaire entre le principe électoral et le principe démocratique, plus exactement que l’existence d’élections n’implique pas nécessairement un régime démocratique. En premier lieu, les élections peuvent ne pas être libres, elles ne sont alors pas l’expression d’un choix mais la simple désignation formelle d’un ou de plusieurs dirigeants. En second lieu, des élections libres peuvent être dénuées de tout impact sur la ligne politique. Eisenmann juge qu’une action électorale « ne peut être considéré comme déterminante que si elle s’applique au moins à  l’organe de gouvernement reconnu comme prépondérant, c'est-à -dire qui emporte, en fin de compte, les décisions majeures. »[220] A contrario, l’élection d’un organe dénué d’un pouvoir réel, celui-ci étant détenu par un organe non élu, ne permettrait pas de qualifier un régime de démocratique. Dans les démocraties électives où les électeurs élisent les véritables détenteurs des pouvoirs suprêmes de gouvernement, l’enjeu essentiel reste toutefois celui de la représentativité du corps politique par les élus. Eisenmann rejette la thèse selon laquelle la représentation proportionnelle serait plus démocratique dans la mesure où elle tend à  réaliser une représentation pleine et authentique du corps électoral. Il résulterait de cette identité entre l’organe élu et les votants que les décisions adoptées par celui-là  seraient en tout point identique à  celles adoptées par ceux-ci s’ils avaient dû se prononcer eux-mêmes. En réalité, il faut, selon Eisenmann, se placer en amont de la question de la correspondance entre l’organe élu et le collège élisant et s’interroger sur la possibilité même du vote de « représenter, d’exprimer avec une authenticité entière et certaine les votants. »[221] L’expérience montre que le vote ne permet pas cela, il n’est jamais pleinement représentatif et dans l’immense majorité des cas ne permettent aux citoyens que de s’exprimer sur des grandes tendances. En réalité, la représentation est toujours relative jamais absolue. Dès lors, l’hypothèse implicite du système proportionnaliste, selon laquelle le votant serait un adhérent total est erronée et il en découle que ce système ne réalise pas davantage l’idéal démocratique que le système majoritaire. Eisenmann en conclut que la « liberté du citoyen, l’authenticité corrélative de la représentation ne sont pas en fonction, de façon sensible du moins, du nombre des termes d’option qui leur sont offerts ; elles n’augmentent pas avec la multiplication de ces termes. »[107] En somme, il suffit donc que le vote permette aux gouvernés de pouvoir désigner librement les gouvernants qui décideront des choix politiques déterminants au sein de l’État et il n’est nul besoin que la représentation politique soit une représentation parfaitement adéquate au corps politique des citoyens.

L’octroi de tels droits politiques est une condition nécessaire mais non suffisante du régime démocratique. L’autonomie politique des gouvernés n'est possible que si un certain nombre de libertés politiques sont garanties par l’État.

2 - Les libertés politiques : le principe du libéralisme politique

Les libertés politiques dont il est question ne font pas stricto sensu parties de l’organisation constitutionnelle de l’État. Cependant, elles sont impliquées dans la notion de démocratie, elles sont les « assises ou les conditions de la démocratie politique. »[223] Toutes ces règles découlent du principe libéral selon lequel les actes politiques des gouvernés doivent être pris dans un milieu de liberté. Le régime de la démocratie politique doit donc être celui de la liberté politique. Par conséquent, le régime démocratique doit consacrer les libertés publiques assurant l’indépendance des citoyens par rapport à  l’État. A l’extrême opposé du totalitarisme, l’État démocratique ne doit pas avoir le droit de « déterminer ou d’influer par des procédés autoritaires les idées croyances ou opinions des gouvernés. »[224] Dès lors, la liberté de communication publique est pleinement reconnu en démocratie, le principe est celui du respect et de la libre expression de toutes les croyances et opinions.

Le régime de l’information dans une démocratie doit réunir un ensemble de critères propre à  garantir la liberté d'expression. Il exclut les modes de règlementation autoritaire des opinions par l’État tels que « les systèmes d’autorisation préalable des activités et moyens de diffusion des idées »[225] ainsi que la censure préalable portant sur le contenu des supports d’informations. Sont également exclut de ce régime la répression des expressions d’opinion (les délits d’opinion) ou toutes mesures indirectes qui ont pour objectif principal de faire obstacle ou de restreindre la propagation de certaines idées (Eisenmann évoque notamment l’instauration de charges financières excessives pour la pratique de certaines activités). En revanche, Eisenmann condamne la thèse traditionnelle selon laquelle le régime préventif qui use de procédés tendant à  empêcher la diffusion de certaines idées avant leur publication soit contraire au système démocratique libéral, seul le régime répressif lui étant conforme. Cette position découle de ce que les auteurs assimilent le régime préventif à  une intervention de l’administration, jugée favorable au pouvoir exécutif, et le régime répressif à  une intervention du pouvoir judiciaire, présumé garant des libertés individuelles. Or, « la valeur d’un système du point de vue de la liberté ne peut dépendre uniquement du caractère de l’organe qui est appelé à  appliquer ce système, en faisant abstraction du contenu même de ce système. »[226] Le contenu du système est plus important que l’organe qui est en charge de l’appliquer. Il est en effet parfaitement possible qu’une loi répressive appliquée par le juge soit liberticide alors qu’un régime préventif sous contrôle de l’administration se révèle extrêmement libéral en se limitant par exemple à  un simple contrôle de formalités procédurales. En d’autres termes, seul le contenu de la loi permet de décider si l’on a affaire à  un système qui restreint, qui atteint la liberté d’opinion, le caractère répressif ou préventif du régime n’est qu’un élément subsidiaire. Quant à  la nature de l’organe en charge d’appliquer les mesures, elle est a priori sans incidence sur leur caractère liberticide ou au contraire protecteur des libertés.

L’État démocratique implique également la liberté religieuse et Eisenmann affirme fermement qu’un tel État « ne peut pas être un État confessionnel : il ne doit pas y avoir d’église d’État »[227]. Cette exigence s’explique par la portée considérable du principe de la liberté de conscience. Il est extrêmement difficile voire même impossible de séparer dans le monde des idées le champ du politique du champ de la morale, des croyances et des sentiments. Ces idées sont toujours plus ou moins en connexions d’où la nécessité pour l’État de s’abstenir de toute intervention dans un quelconque de ces domaines. Il suit de cela qu’Eisenmann se révèle assez hostile à  l’idée d’une subvention des cultes importants pour deux raisons. L’une tient à  la difficulté de déterminer le champ d’application de ce soutien étatique tant en ce qui concerne la définition du culte (il s’interroge par exemple sur l’opportunité de subventionner une association privée promouvant une doctrine philosophique) qu’en ce qui concerne le seuil à  partir duquel un culte est suffisamment important pour bénéficier d’une subvention. L’autre tient à  la difficulté de calculer les subventions devant revenir à  chaque culte pour éviter tout risque de discrimination et par suite de promotion d’un courant d’idées aux dépends d’un autre.

Enfin la démocratie va de pair avec la liberté d’associations dont l’objet est la diffusion publique des idées des croyances et des opinions. Eisenmann prend bien soin de souligner que seule la liberté d’associations politiques est inhérente au concept de démocratie autrement dit « libéralisme[228] et démocratie politique ne se confondent pas. »[229] Il est donc a priori parfaitement concevable que la liberté d’association poursuivant des fins lucratives telles que l’envisage le libéralisme économique soit prohibée sans que soit remis en cause le caractère démocratique du régime comme nous le verrons par la suite.

En définitive, les libertés dérivant du libéralisme spirituel ne sont pas « des pièces du mécanisme gouvernemental démocratique »[230] à  l’instar des droits politiques mais elles n’en sont pas moins nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie. Eisenmann leur accorde même une certaine primauté par rapport aux règles institutionnelles, en affirmant qu’elles sont l’ « âme » de la démocratie et qu’elles participent de son « essence ». Néanmoins, il prend soin d’étudier la portée de cette liberté spirituelle autrement et se demande si un régime démocratique doit consacrer un libéralisme spirituel absolu, c'est-à -dire sans aucune restriction, ou s’il peut au contraire garantir uniquement une liberté spirituelle relative en la limitant partiellement. Eisenmann relève d’abord qu’au regard des droits positifs « aucun État ne reconnaît absolument, n’apporte aucune restriction au principe de la liberté des idées et de leur diffusion. »[231] Un libéralisme modéré paraît compatible avec la démocratie au nom de la nécessité de limiter les abus. Cependant, tout le problème consiste à  dégager le seuil à  partir duquel un abus est commis et où l’État peut limiter la liberté d’opinion des individus tout en restant conforme aux préceptes démocratiques. Eisenmann se révèle assez pessimiste puisqu’il affirme l’inexistence d’un critère à  valeur objective en la matière. Il tente tout de même de distinguer les limitations qui seraient conformes à  la démocratie et celles qui lui porteraient une atteinte limitée mais demeureraient compatibles avec elles. Selon lui, le libéralisme spirituel ne s’oppose pas à  l’interdiction de publier des informations fausses et des accusations calomnieuses ou diffamatoires. De même, la prohibition de révéler des secrets militaires, de professer des incitations à  la violence ou à  la commission d’actes pénalement réprimandés notamment de crimes politiques, n’est pas contraire au principe libéral. Il estime en revanche que d’autres prohibitions, pourtant admises dans le droit positif de nombreux États, sont plus contestables car leur finalité est de limiter la diffusion de systèmes d’idées politiques, morales ou touchant à  l’organisation sociale. Il classe dans ce second groupe l’interdiction de propager des doctrines anarchistes et libertaires qui condamnent l’existence de l’État, de promouvoir des thèses antimilitaristes. Enfin, appartiennent également à  cette catégorie la censure des idées contraire à  une certaine conception de la morale défendue par l’État et qui se voient par conséquent qualifiées d’immorales. Ces prohibitions sont condamnables car elles constituent de véritables exclusions idéologiques. Elles demeurent compatibles avec la démocratie tant qu’elles sont strictement définies. Cependant, Eisenmann souligne le danger inévitable, en ce domaine, qui est celui d’utiliser des notions vagues et indéterminées. L’usage de notions telles que « la sûreté de l’État », « le maintien de l’ordre public » octroie en effet au pouvoir en place une compétence particulièrement large voir même discrétionnaire pour limiter les libertés. L’idée implicitement suggérée par Eisenmann est que les restrictions visant des systèmes d’idées reconnues comme particulièrement subversives sont compatibles avec la démocratie si elles sont définies par des critères de qualifications précis et appliqués strictement et limitativement. En revanche, lorsque ces restrictions ne sont pas clairement définies et que les gouvernants peuvent interdire de façon discrétionnaire la diffusion d’idées alors les atteintes à  la démocratie deviennent potentiellement importantes et un tel régime de libertés devient incompatible avec la démocratie.

Eisenmann a traité à  part un problème particulièrement important qui est celui de savoir si le régime démocratique doit accorder des libertés politiques à  ces adversaires, à  des antidémocrates souhaitant instaurer un régime contraire aux principes libéraux. Eisenmann précise d’abord l’étendue de ce problème. Il ne porte pas sur les droits politiques, ceux-ci devant, en tout état de cause être reconnus même aux adversaires de la démocratie sans quoi elle serait elle-même une dictature idéologique. Seules sont en cause les libertés spirituelles, notamment la liberté d’association permettant la constitution de partis ouvertement hostiles à  la démocratie et la liberté d’expression au nom de laquelle des doctrines antidémocratiques sont professées. Par ailleurs, la prohibition de la violence n’entre pas dans le champ de la problématique, la démocratie n’étant pas tenue de la tolérer puisqu’elle l’interdit aux démocrates eux-mêmes. Il s’agit uniquement de savoir si les moyens de lutte pacifique, dont usent les démocrates pour accéder au pouvoir peuvent être refusés aux antidémocrates en raison de leurs idées et de leurs ambitions. Autrement dit, est-il légitime d’user de moyens anti-démocratiques pour sauvegarder la démocratie ? Eisenmann l’admet mais à  la condition qu’une telle pratique soit « restreinte au strict nécessaire »[232] et ne soit mise en œuvre que lorsque « les courants dictatoriaux représentent un danger réel pour l’État démocratique. »[233] Eisenmann pose donc une double limitation pour faire usage de tels procédés. La première a trait aux conditions de leur mise en œuvre, il doit exister un danger réel et immédiat pour la démocratie et pour elle uniquement. Ceci signifie que les restrictions aux libertés ne doivent pas s’étendre à  la protection des gouvernants en place, elles sont uniquement destinées à  protéger la forme démocratique du gouvernement. La seconde a trait aux méthodes utilisées, elles doivent être nécessaires, proportionnées et surtout objectives c'est-à -dire qu’il ne s’agît pas de punir les personnes qui véhiculent ces idées par des amendes et a fortiori des peines d’emprisonnement ou des déportations mais uniquement d'interdire la diffusion des supports d'information par lesquels ils véhiculent leurs idées.

B - Les libertés économiques étrangères au concept de démocratie

Eisenmann a également recherché si la démocratie impliquait un certain régime de libertés publiques dans le domaine économique. Il a formulé ce problème de la manière suivante : « est-ce que la démocratie politique implique des solutions aussi déterminées qu’en ce qui concerne les libertés spirituelles ? »[234] Conformément à  sa méthode critique, il réfute méthodiquement les arguments libéraux (au sens du libéralisme économique) avancés au soutien d’une réponse positive à  cette question avant de démontrer que les deux types de libéralismes (spirituels et économiques) ne sont pas conceptuellement liés et qu’en conséquence la notion de démocratie est purement constitutionnelle et n’implique aucune organisation sociale et économique déterminée.

Au soutien de la thèse selon laquelle les libertés économiques sont inhérentes au concept de démocratie, deux arguments sont traditionnellement évoqués. Le premier est historique, il consiste à  souligner l’apparition concomitante, à  la fin du XVIIIème siècle, des libertés spirituelles et économiques. A cette époque tous les pays évoluant vers un système démocratique ont en effet consacré les deux libertés et elles ont été liées sous l’idée générale de libéralisme. Cette reconnaissance simultanée des libertés serait, selon les libéraux, la preuve que la démocratie ne peut exister qu’en leur présence conjointe et qu’en l’absence d’une des deux le régime ne peut être qualifié de démocratique. Eisenmann rejette avec force cet argument, il estime qu’il n’est pas possible de se placer sur les terrains des faits pour dégager une liaison théorique nécessaire entre les notions. Seule une analyse rationnelle des deux concepts du libéralisme permet de déterminer s’il existe entre eux une implication logique. La proclamation des deux types de libertés serait un facteur contingent mais en aucun cas nécessaire. Il affirme à  cet égard que « même si historiquement les deux libéralismes ont pu se trouver liés, en ce sens que les forces dominantes, à  une époque donnée, ont prôné l’un et l’autre libéralisme », il n’est pas possible d’en déduire sur le plan théorique l’existence d’une liaison indissoluble entre ces derniers. Le second argument vise également à  prouver le lien entre les deux formes de liberté mais il est d’ordre logico-rationnel. Il s’agit de la thèse évoquée précédemment[235] du bloc indissoluble des libertés. La liberté engloberait l’ensemble des libertés publiques et ces dernières formeraient un ensemble homogène dont la consécration serait le trait distinctif de l’État démocratique libéral. A titre d’exemple, la liberté spirituelle ne serait réelle que si la liberté d’expression est protégée et que la libre concurrence joue en matière de diffusion de l’information et que l’État s’abstient de toute intervention dans le domaine de la diffusion des idées. Autrement dit, la liberté spirituelle comprendrait tout à  la fois l’absence de contrôle de l’État sur l’expression des idées mais également sa non intervention dans les appareils de diffusion des idées, l’étatisation de tout ou partie des instruments de communication seraient incompatibles avec la démocratie. Eisenmann réfute cette argumentation. Il refuse catégoriquement la conception monolithique de la liberté, les libertés publiques ne forment pas selon un tout homogène mais un ensemble hétéroclite et il s’ensuit que certaines peuvent être protégées alors que d’autres pourront être bafouées. Il en déduit que les libertés spirituelles et les libertés économiques « ne se situent pas sur le même plan »[236] et que les deux doctrines de libéralisme sont profondément différentes. Il admet que la liberté d’entreprendre dans le domaine de l’information ne soit pas sans lien avec la liberté d’expression et reconnaît que l’histoire montre que les gouvernements autoritaires ont cherché à  limiter indirectement celle-ci en frappant celle-là . Il souligne toutefois que cet argument abonde dans le sens de l’absence d’équivalence entre la liberté spirituelle et la liberté économique, au mieux il montre que la liberté économique est un moyen en vue de réaliser une fin : la liberté spirituelle. Il en conclut qu’ « il n’est pas possible de postuler au nom de la pure théorie l’indissoluble liaison entre libéralisme spirituel et libéralisme politique, donc démocratie et libéralisme économique ; ni davantage répétons-le de les traiter comme équivalents du point de vue de l’idéologie démocratique, d’effacer pour ainsi dire, la primauté, la valeur éminente de la liberté politique et de la liberté spirituelle qui en est l’assise. »[237]

Eisenmann tire deux conséquences de ce qui précède. En premier lieu, la notion de démocratie est économiquement neutre, elle n’implique aucun contenu économique et social déterminé. Elle est une forme d’organisation gouvernementale qui postule un régime spécifique de libertés spirituelles. Dès lors, c’est uniquement sur ce terrain qu’il convient de se placer pour qualifier un régime et toute invocation d’arguments économiques ou sociaux se révèle idéologique. L’étatisation des moyens de production ne fait ainsi pas obstacle au caractère démocratique d’un régime dans la mesure où il reconnaît pleinement la liberté spirituelle des individus. Eisenmann évoque une citation de Raymond Aron pour appuyer son point de vue. Le philosophe libéral estimait comme lui que « les institutions qui passent à  l’ouest pour caractéristiques de la liberté proprement politique, c'est-à -dire la participation du citoyen par l’intermédiaire des élections […] me paraissent tout à  la fois les plus conformes à  l’idéal démocratique et pourtant particulières, compatibles avec la société industrielle mais non impliquées par celle-ci. »[186] En second lieu, il concède l’existence d’une affinité entre les deux formes de libéralisme sans trop s’étendre sur le sujet. Il commence par relever que si l’organisation économique et sociale est étrangère à  la définition de la démocratie, il est toutefois envisageable qu’elle en constitue une condition de possibilité. Le problème est fort différent puisqu’il ne s’agit pas de savoir ce qu’est l’essence de la démocratie mais quelles sont les conditions nécessaires de sa réalisation effective. Sur le plan purement théorique, aucun mode d’organisation économique ne fait obstacle à  la démocratie politique, ni le libéralisme économique ni le socialisme étatique ne sont a priori incompatibles avec la liberté spirituelle des individus. Cependant, Eisenmann suggère que le libéralisme économique facilite le développement du modèle démocratique, il serait une cause efficiente plus efficace pour réaliser l’idéal démocratique. Il note ainsi que « le système du libéralisme économique est particulièrement favorable à  l’épanouissement de la démocratie politique » et qu’il est donc « recommandable, sur le plan pratique pour réaliser la démocratie politique et les libertés qu’elle appelle pour les hommes, d’adopter en matière économique le système libéral. »[239]

Paragraphe 2 – Une conception du rôle de l’État conditionnée par le libéralisme politique

Les écrits d’Eisenmann font apparaître en filigrane sa conception du rôle de l’État. Cette affirmation peut sembler déroutante de prime abord car l’auteur a toujours adopté une neutralité axiologique dans l’étude du droit. Selon lui, le juriste ne devait pas construire une théorie du droit et de l’État en fonction de ses présupposés moraux ou de données sociologiques. Il critiqua à  cet égard les théories de Duguit et d’Hauriou. Le premier aurait construit une théorie de l’État ayant pour objectif de limiter autant que possible la puissance publique et destinée à  garantir les libertés individuelles. Le second n’a pas masqué sa « volonté de subordonner les théories scientifiques aux doctrines pratiques »[240] et d’élaborer une théorie du droit faisant primer l’ordre individualiste, seul méritant à  ses yeux le nom d’État celui qui assure la stricte séparation du politique et de l’économique et garantit la jouissance de la liberté et de la propriété privée. Il n’en demeure pas moins que le libéralisme politique d’Eisenmann l’a, selon nous, conduit à  concevoir une conception particulière de l’État allant à  l’encontre des théories libérales hostiles à  celui-ci. Certes, Eisenmann est toujours resté un juriste positiviste dans la mesure où il n’a jamais développé une théorie normative prescrivant ce que l’État devait être ou devait faire. Néanmoins, à  l’occasion de la réfutation des thèses libérales promouvant une conception minimale de l’État en raison de son caractère autoritaire et des dangers qu’il présente pour la liberté individuelle, il a implicitement adopté une conception interventionniste de l’État. Loin de se limiter à  des fonctions régaliennes, il aurait en charge de permettre la réalisation effective de l’autonomie des individus autrement dit la liberté spirituelle ne pourrait s’exprimer que par le biais d’une intervention étatique. Afin de démontrer notre propos, il convient d'exposer comment Eisenmann à  réhabiliter l’État en récusant la thèse libérale de l’État minimal (A) et à  affirmer le rôle prépondérant de l’État dans la mise en œuvre des libertés publiques (B)

A - La réhabilitation de l’État

Eisenmann a, tout en gardant une objectivité impartiale, véritablement restauré l’honneur de l’État en récusant les thèses libérales selon lesquelles l’État serait par nature autoritaire et qu’en conséquence l’État démocratique devrait nécessairement être un État minimal. Avant d’examiner ces deux points, il convient de préciser pourquoi Eisenmann s’est intéressé à  cette question et pourquoi il considérait ne pas sortir du domaine du droit en se livrant à  cet exercice.

La question du rôle de l’État à  l’égard de la collectivité sociale est traditionnellement perçue comme relevant de la philosophie politique ou de la science politique. Cette problématique serait pour un juriste positiviste étrangère à  la science du droit. Cette position est exposée par Eisenmann lorsqu’il étudie la théorie des fonctions de l’État. Il relève que le terme de fonction peut recouvrir deux acceptions. Les fonctions peuvent désigner les manifestations de la puissance publique, ces différents modes d’exercice ou les activités de l’État-appareil gouvernant en rapport avec la vie de l’État-collectivité. Selon le premier sens, les fonctions sont les moyens à  disposition de l’État, selon le second elles sont les finalités visées par l’État. Eisenmann estime que cette distinction est pertinente mais qu’elle « n’implique en aucune façon acceptation de l’idée que la science du droit ne devrait retenir que les seules analyses intrinsèques des actes étatiques, que seule la théorie des fonctions-moyens la concernerait, c'est-à -dire correspondrait à  un point de vue vraiment juridique, l’analyse des attributions de l’État, la théorie des fonctions-fins intéressant, elle, exclusivement la politique théorique, ou science politique. »[241] Il récuse donc fermement la thèse défendue, entre autres par Carré de Malberg, selon laquelle la question des tâches étatiques n’est point une question juridique, mais un problème de science politique. Selon Eisenmann, le juriste ne sort pas de son rôle et continue de faire de la science du droit car il ne prescrit pas à  l’État quel devrait être son rôle ou les tâches qu’il devrait accomplir mais décrire ce que l’État fait, il se contente de dégager « l’image du rôle joué par l’appareil étatique au regard de la vie nationale prise en son entier. »[242] A aucun moment Eisenmann ne souhaite faire œuvre normative. Son objectif est exclusivement scientifique et descriptif mais il va le conduire à  critiquer des thèses inspirées d’une doctrine libérale hostile à  l’État et par conséquent à  se poser comme son défenseur.

Eisenmann a réfuté la thèse selon laquelle l’État serait forcément une puissance autoritaire menaçant la liberté individuelle lors de sa controverse avec le doyen Savatier sur la distinction entre le droit public et le droit privé. L’argument cardinal avancé par le doyen Savatier est que « droit privé égal droit de liberté, droit d'autonomie ; droit public égal droit de commandement, droit autoritaire. »[243] Ce postulat présuppose que l’État est naturellement dotée du droit de commandement et que son action sera forcément autoritaire et conduira à  limiter la liberté des individus. Il approfondit cet argument en évoquant la multiplication de la règlementation dans tous les domaines des relations privées qui aurait pour conséquence de limiter la liberté individuelle. Eisenmann est en profond désaccord avec cette vision de l’État et d’un droit public autoritaire permettant à  l’État de limiter l’autonomie des individus. Il commence par démontrer que quel que soit l’acception de l’autonomie retenue, le droit public n’en est pas la négation. Il relève à  cet égard que certaines règles de droit public s’imposent à  l’État ou aux personnes publiques au profit des personnes privées. Enfin, il critique la conception trop générale et trop abstraite de la liberté qui est défendue par le doyen Savatier. Conformément à  la thèse du caractère indissoluble des libertés, ce dernier pense qu’une législation limitant une liberté publique entraîne nécessairement une limitation de la Liberté. Or, Eisenmann est fermement opposé à  cette thèse, d’un bloc homogène des libertés et il prouve que toute limitation d’une liberté n’est pas préjudiciable à  la Liberté, il affirme même au contraire qu’elle peut augmenter la quantité globale de liberté dont jouissent les individus. En effet, l’édiction d’une règle régissant un rapport entre particuliers ou entre l’État et les particuliers, impose des obligations à  un sujet mais octroie des prérogatives à  un autre sujet. Or, dans de nombreux cas la quantité de sujets à  qui l’on octroie des prérogatives dépasse largement celle à  qui l’on impose des obligations aussi ces législations augmentent la quantité de liberté individuelle et ne la diminuent pas. Il conclut donc que l’étatisme n’est pas synonyme d’autoritarisme ou d’usage de prérogatives de puissance publique néfastes à  la liberté individuelle.

Eisenmann a également fermement condamné l’idée selon laquelle un État démocratique libéral devait nécessairement être un État minimal. Cette thèse chère aux théoriciens libéraux, reposent sur trois raisons, leur conception générale de la liberté, leur appréhension négative de l’État et de la définition des fonctions de l’État qu’ils développent. Il a déjà  été montré comment Eisenmann a rejeté les deux premiers arguments aussi nous n’analyserons que le troisième. A l’occasion de ses articles sur les fonctions de l’État, Eisenmann ne s’est pas arrêté à  l’étude de la théorie juridique des fonctions de l’État (les fonction-moyens), il a aussi abordé la théorie sociale des fonctions de l’État (les fonctions-fins). Il a proposé une typologie trialiste de ces fonctions. Selon lui l’État assure une fonction de police qui est destinée à  règlementer la conduite des particuliers et à  en assurer l’effectivité, une fonction internationale et peut assurer une fonction de prestation qui vise à  mettre à  la disposition des particuliers des biens ou des services. L’élément déterminant de la démonstration d’Eisenmann est qu’il considère la fonction de prestation comme ne faisant pas partie de l’essence de l’État. Autrement dit, le concept d’État ne comprend pas la fonction de prestation, elle n’entre pas dans la définition de l’État et Eisenmann estime que « c’est sans doute l’intuition de ce fait qui est à  la source de la thèse de la doctrine libérale individualiste classique qui distingue entre fonctions naturelles, nécessaires, normales de l’État –ce sont les deux premières- et fonctions accessoires ou facultatives. »[244] Cette distinction ne poserait pas en soi de problème, mais les libéraux en déduisent que l’État qui exercerait une fonction facultative sortirait de son rôle, outrepasserait les limites qui lui sont assignées et porterait atteinte à  la liberté individuelle. Ils font donc des fonctions naturelles une condition non seulement nécessaire mais aussi suffisante de la qualification d’État ; le véritable État se limite à  ses fonctions naturelles et uniquement celles-ci, s’il en exerce d’autres alors il cesse d’être un État ou plutôt il dégénère en un État autoritaire. Eisenmann dénonce le sophisme de ce raisonnement qui consiste à  tirer des conclusions pratiques à  partir d’une prémisse théorique. Il met bien en évidence que si la distinction entre les fonctions essentielles et facultatives « apparaît fondée sur le plan de l’analyse intellectuelle […] on ne saurait en tirer la conclusion politique que l’école en question [l’école libérale] y associe ou en déduit, à  savoir que l’État ne devrait assurer tout au plus que le minimum strictement indispensable des fonctions du second type, qu’au-delà  de ce minimum il sortirait de son rôle normal. »[245] Eisenmann conserve toutefois une grande neutralité scientifique, il se contente d’indiquer que l’on ne peut en aucun cas se fonder sur le concept théorique d’État pour lui prescrire son action dans le domaine pratique. Roland Drago souligne cette réserve en déclarant que l’analyse d’Eisenmann « constitue un cadre intellectuel utile » mais qu’il est regrettable qu’il n’est pas tranché ou au moins défini « ce qu’est ce rôle normal » de l’État. Il nous semble en réalité qu’Eisenmann s’est implicitement prononcé sur cette question dans ses écrits. Certes, à  aucun moment, il ne définit ce que doit être le rôle de l’État mais les solutions pratiques qu’il préconise pour résoudre certains problèmes juridiques voir politiques et la condamnation systématique des thèses libérales limitant l’État à  un rôle négatif laissent entrevoir qu’elle était sa conception de l’État.

B - L’État eisenmanien : la réalisation de la liberté individuelle

Eisenmann n’a pas uniquement critiqué les positions libérales, il a aussi développé une conception positive de l’État, même si celle-ci n’est pas explicite et qu’il n’a jamais entendu ni traiter cette question de manière systématique ni prescrire à  l’État quel devait être son rôle. Notre hypothèse est qu’Eisenmann considérait que la liberté spirituelle n’est pas une donnée de fait mais un résultat à  atteindre, à  construire même. Dès lors l’État ne devrait pas uniquement s’abstenir de porter atteinte à  la liberté mais aurait pour tâche de la produire. En effet, la liberté spirituelle est avant tout une concurrence des idées et celle-ci, à  l’instar de la concurrence économique qui suppose un cadre légal pour exister, doit être construite par une action positive de l’État. En d’autres termes, la démocratie politique repose sur un cadre légal mis en place par l’État, elle nécessite un interventionnisme étatique et ne peut donc pas pleinement exister, comme le laisse penser certains théoriciens libéraux, dans un État minimal se limitant à  assurer une certaine police entre les individus. Eisenmann déclare ainsi que « les vrais démocrates considèrent l’État comme un serviteur possible de cette liberté, serviteur au moyen d’une action propre, qui est peut-être même indispensable pour l’assurer, qui vise à  procurer aux individus tel ou tel bien (au sens large du mot), - et non pas simplement à  prévenir ou réprimer telle ou telle conduite de leur part. »[246] Il ajoute plus loin que les démocrates sont « convaincus qu’il ne suffit pas, pour la réalisation des exigences de l’idée démocratique, que les individus se voient reconnaître une liberté négative, c'est-à -dire une faculté à  laquelle l’État n’apporte simplement pas d’entraves. »[247]La réalisation de cette idée nécessite une « action positive du pouvoir politique »[247] pour transformer ces facultés juridiques théoriques en « facultés effectives réelles. »[247] Eisenmann justifie cette position en démontrant que dans le monde capitaliste moderne, les puissances économiques peuvent se révéler des dangers plus importants pour l’autonomie des individus que l’État et qu’il revient à  ce dernier de ne pas pratiquer la politique du « laissez passer, laissez faire » pour éviter que des inégalités économiques et sociales trop marquées n’entravent l’expression des libertés spirituelles et politiques.

Il est toutefois très important de noter qu’Eisenmann ne préconise pas un interventionnisme étatique dirigiste. Il n’est pas favorable à  une action directe de l’État sur les libertés publiques, entendue comme une direction autoritaire de ces libertés. Il envisage toujours une action étatique sur le cadre des libertés publiques c'est-à -dire que l’État doit définir une législation et agir positivement pour permettre la réalisation effective de la concurrence dans le domaine des idées (et non pas pour promouvoir lui-même telle ou telle idée). L’analyse des actions étatiques qu’il recense en matière de régimes d’informations est un parfait exemple du rôle qu’il escompte de l’État. Il doit agir positivement, « par une action de grande envergure en l’état actuel des techniques, en vue de favoriser la diffusion des idées et des opinions. »[250] Pour ce faire il peut procéder à  la nationalisation de tous les instruments de communication afin de donner la parole à  tous les courants d’expression sans qu’ils se heurtent à  des problèmes d’ordre technique et financier. Eisenmann relève cependant le danger inhérent à  une telle pratique : le risque que le pouvoir en place use de ce monopole à  son profit et bafoue le principe de l’égalité de diffusion de toutes les idéologies en proposant uniquement des informations servant son propre intérêt politique. La principale technique juridique pour éviter une telle dérive témoigne du caractère précurseur des idées d’Eisenmann puisqu’il propose de conférer à  ces entreprises nationales de communication, une autonomie à  l‘égard de l’autorité gouvernementale, de les constituer en « établissements publics autonomes. »[251] Cette solution fait écho au développement ultérieur des autorités administratives indépendantes et plus récemment à  l’exigence, imposée par l’Union européenne, en matière économique de soustraire de façon croissante les grands opérateurs nationaux à  l’influence du pourvoir exécutif. A cet égard, une autre action envisagée par Eisenmann montre bien que la construction de la concurrence spirituelle participe de la même philosophie que la construction de la concurrence économique. Eisenmann estime nécessaire que des mesures juridiques soient prises pour « lutter contre la tendance, spontanée, inévitable dans ce domaine [de la communication et de l’information] pour des raisons économico-techniques, à  la réduction du nombre des entreprises, à  la concentration et finalement la tendance au monopole. »[252]Autrement dit, il est indispensable de garantir la concurrence dans le domaine spirituel pour éviter tout monopole, toute dictature spirituelle. L’État peut notamment veiller à  ce qu’un groupe financier ne possède pas des intérêts majeurs dans les principales entreprises de communication de masse (télévision, périodiques …). Il doit également prendre garde à  ce qu’un groupement de caractère politique ou idéologique n’acquiert pas un monopole réel des ondes. Un monopole dans le domaine des idées serait encore plus préjudiciable que dans le domaine économique car il déboucherait sur l'imposition d'une pensée unique, et l'on sait que la formation des esprits est la caractéristique majeure du totalitarisme. Ainsi, les tenants de l'État minimal en lui interdisant toute intervention positive de régulation dans le champ politico-social encoure le risque de favoriser l'émergence d'une dictature idéologique privée (au sens où elle serait exercée par des individus et non par la puissance publique). Enfin, Eisenmann estime que l'État peut garantir les « principes du libéralisme par une action d'aide financière. »[251] Il ne s'agit pas de fournir des subventions directes au profit de sociétés d'information mais de leur octroyer des services ou de leur fournir du matériel à  des prix inférieurs au prix du marché afin de leur assurer une indépendance « par rapport aux puissances financières et économiques privées. »[251] Là  encore l'objectif d'Eisenmann est clair, il veut éviter que les puissances privées exercent une direction de la vie spirituelle de la nation et l'action étatique est là  pour veiller à  éviter de telles dérives. Il précise d'ailleurs qu'il ne s'agit pas de nier les principes de l'économie de marché dans le domaine de l'information puisque l'aide financière de l'État n'a pas vocation à  assurer une indépendance totale mais seulement une « indépendance supérieure à  celles dont bénéficieraient les sociétés d'information si l'État n'intervenait pas. »[251]

L'interventionnisme étatique prôné par Eisenmann n'est donc pas un dirigisme, il vise uniquement à  permettre une réalisation effective de la liberté politique des individus par la garantie d'une réelle concurrence dans le domaine spirituel. L'État ne saurait se limiter à  une action minimale, il doit au contraire agir activement pour construire la liberté politique. Sur ce point précis, Eisenmann nous semble rejoindre partiellement la conception de l'État qualifiée par Jean-François Kervégan d' « institutionnalisme faible. »[256] Selon cette conception, les « dispositions subjectives sont générées par les institutions de l'esprit objectif, elles ne sont pas déterminées par elles au sens où elles en seraient le reflet superstructurel. »[257] En d'autres termes, le cadre institutionnel et légal créé par l'État permet la constitution de la liberté mais il ne la détermine pas, il n'en fixe ni le contenu ni l'expression. Cette conception s'oppose donc radicalement au totalitarisme et à  toute forme d'interventionnisme dirigiste mais elle récuse aussi les thèses libérales prônant un État minimal, celui-ci laissant rapidement place à  l'arbitraire des individus plus qu'à  leur réelle liberté. Nous pensons donc qu'Eisenmann a bien développé une théorie étatique et non étatiste. Il voit dans l'État un instrument indispensable à  l'exercice de la liberté et défend sa légitimité à  cet égard mais il n'en fait qu'un moyen et non une fin. Cette conception du rôle de l'État est à  notre sens dictée par son attachement à  l'autonomie individuelle et à  l'indépendance intellectuelle dont il n'a jamais cessé de faire usage.

 

Conclusion

Au terme de cette étude il est possible de dégager deux traits caractéristiques de la pensée constitutionnelle de Charles Eisenmann.

Le premier est qu'il n'est ni le disciple inféodé à  Hans Kelsen ni le positiviste que l'on présente habituellement. Il s'est seulement inspiré du normativisme kelsénien et à  su développer à  partir des théories du maître viennois, une pensée qui lui est propre. En effet, sur le plan de la théorie du droit, il a adopté des positions sensiblement différentes de Hans Kelsen. Il a par exemple partiellement intégré une conception décisionniste du droit pour penser des concepts tels que la souveraineté ou le pouvoir constituant alors que Kelsen rejetait vigoureusement ce type de notions, les jugeant métaphysiques et étrangère à  la science du droit. De même, il n'a pas hésité à  rectifier voir critiquer les écrits de Kelsen. Grâce à  son indépendance intellectuelle, la science juridique du droit constitutionnel de Charles Eisenmann se révèle beaucoup moins dogmatique que celle de Hans Kelsen. Elle est fortement empreinte de la philosophie normativiste, Eisenmann promeut une conception formelle de la Constitution et voit dans la justice constitutionnelle le moyen d'en assurer l'effectivité, mais son réalisme lui permet d'en faire la critique et de souligner les dangers qu'elle comporte. Son pragmatisme ressort également dans son étude de l'organisation du régime politique des États. L'homme, qu'il soit gouvernant ou gouverné, est au centre de ses préoccupations. Sa réflexion sur la classification des régimes politiques l'atteste parfaitement puisque c'est moins la question de savoir qui exerce le pouvoir suprême qui intéresse Eisenmann que l'autonomie individuelle dont jouissent les gouvernés dans chaque régime. Ce réalisme de Charles Eisenmann l'a amené à  se détacher de manière beaucoup plus nette des thèses de Hans Kelsen. Il a en effet remis en cause partiellement l'idée de pureté de la science juridique en prônant un dualisme modéré entre cette science et les sciences politiques. Contrairement à  Kelsen, Charles Eisenmann n'a pas réduit le droit à  la science du droit. Il a véritablement fait, en juriste, de la science politique du droit constitutionnel en abordant des problèmes politiques, sociologiques et philosophiques comme le montre sa tentative de penser juridiquement les régimes autoritaires et dictatoriaux ou le lien existant entre la philosophie libérale et le régime politique démocratique. Ce champ d'étude particulièrement étendu qu'il assignait au constitutionnaliste témoigne de l'originalité et de l'intérêt de son œuvre.

Le second trait caractéristique de sa pensée est relatif aux principes politiques qu'il a implicitement défendus lorsqu'il aborda des sujets de sciences politiques. Charles Eisenmann a toujours proclamé la nécessité, au nom de la pureté de la science du droit (la pureté devant s'entendre ici comme une neutralité axiologique du chercheur), d'« exclure de l'étude et de la solution des problèmes de la théorie juridique toute doctrine politique ou sociale »[37]mais il n'a pas entièrement respecté cette exigence. A raison de son inspiration libérale, il a vigoureusement combattu les doctrines autoritaires et les doctrines libérales prônant un état minimal (état-gendarme). A l'encontre de ces dernières, il s'est évertué à  démontrer la nécessité d'une intervention étatique pour réaliser pleinement la liberté individuelle. Cet aspect de son œuvre est particulièrement intéressant à  deux égards. D'une part, Eisenmann s'efforce toujours de relier les principes politiques aux règles de droit qui en assurent la transposition dans l'ordre juridique. Il montre ainsi dans quelles mesures un juriste peut et même doit s'intéresser à  des problèmes extra- normatifs pour mieux comprendre les normes juridiques sur lesquelles il travaille. D'autre part, il cherche à  penser un interventionnisme étatique non dirigiste et les mécanismes juridiques permettant de mettre en œuvre une telle intervention. L'actualité de ces questions montre que sa pensée est loin d'être obsolète et recèle une utilité bien au-delà  de la seule théorie du droit.

La thèse implicitement défendue par Eisenmann d'un État interventionniste fixant un cadre légal pour permettre aux individus de réaliser leur liberté fait écho aux théories ordo-libérales mises en œuvre dans la république fédérale allemande dans l'immédiat après-guerre. Les tenants de cette école ont été fortement influencés par la pensée kantienne, à  l'instar de Hans Kelsen, et ont été très actifs durant les années 1920 à  1930 en Allemagne et en Autriche. Il serait intéressant d'étudier si Eisenmann a eu connaissance de leurs idées et dans l'affirmative de chercher dans quelles mesures elles ont pu influencer sa conception du rôle de l'État et du droit. Par, ailleurs, la question des rapports exacts entre la pensée de Hans Kelsen et de Charles Eisenmann sur les problèmes de théorie du droit mériterait d'être plus amplement approfondie. Notre étude se contente de montrer que Charles Eisenmann a remis en cause la conception radicale de la pureté du droit telle que la concevait Kelsen, et qu'il a également fait quelques entorses au normativisme à  raison de son intérêt moindre pour l'épistémologie juridique. En revanche, une comparaison méthodique et exhaustive des théories des deux auteurs fait défaut et un travail plus poussé sur ce sujet serait un apport précieux.

Laurent Bonnard est un ancien étudiant du Master 2 Droit Public Approfondi Université Panthéon-Assas Paris II souhaitant préparer une thèse en droit constitutionnel

 

Bibliographie générale

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IV.- Articles de journaux

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Pour citer cet article :
Laurent Bonnard «La pensée constitutionnelle de Charles Eisenmann », Jus Politicum, n° 8 [https://www.juspoliticum.com/article/La-pensee-constitutionnelle-de-Charles-Eisenmann-561.html]