Les régimes français et américain qui se sont constitués à la fin du XVIIIe siècle portent la marque d’un rejet des prémices d’un parlementarisme alors en cours de développement en Angleterre. Parmi celles-ci figure le refus de reconnaître aux membres de l’Exécutif un droit d’entrée et de parole au sein du Parlement. La volonté d’empêcher ainsi toute communication directe entre eux est conçue comme un moyen de les préserver de toute influence réciproque et de sauvegarder la séparation des pouvoirs. Cette séparation « physique » des pouvoirs apparaît à ce titre comme l’une des caractéristiques de l’agencement des pouvoirs pensé par les régimes « préparlementaires ».

The French and American regimes that were formed in the late XVIIIth century bear the mark of a rejection of the beginnings of a parliamentarism then under development in England. Among these is the refusal to grant members of the Executive a right of entry and speech in Parliament. The desire to prevent any direct communication between them is thus conceived as a means of preserving them from mutual influence and safeguarding the separation of powers. This “physical” separation of powers thus appears as one of the characteristics of the arrangement of powers thought by “preparliamentary” regimes.

L’analyse des constitutions de la fin du xviiie siècle laisse apparaître une tendance à vouloir limiter le droit d’entrée et de parole des membres du pouvoir exécutif dans le sein des assemblées parlementaires. La Constitution de 1791 encadre ainsi strictement cette rencontre dans une section relative aux « Relations du Corps législatif avec le roi[1] ». Celle de 1795 va jusqu’à prohiber tout contact direct en prévoyant que les Conseils et les membres du Directoire communiquent par des messages écrits[2]. L’application d’un principe similaire peut être observée dès les premières années d’existence du régime américain[3].

Cette attitude contraste avec celle adoptée dans la plupart des régimes actuels qui s’inscrivent dans le paradigme parlementaire. Au Royaume-Uni, matrice de ce modèle, les ministres ayant la qualité de parlementaire, leur accès à l’hémicycle apparaît comme consubstantiel à la compatibilité de ces deux fonctions. S’ils l’ont parfois fait selon des modalités particulières, les États d’Europe continentale ayant instauré un régime parlementaire ont également reconnu un droit d’accès au Parlement au profit des membres responsables de l’Exécutif[4]. Ainsi, l’octroi au profit des ministres de la Ve République d’un droit d’entrée et de parole au Parlement[5] apparaît comme une compensation de l’incompatibilité de ces fonctions avec l’exercice de tout mandat parlementaire[6] : si le constituant de 1958 a fait le choix d’une telle incompatibilité afin de lutter contre l’instabilité ministérielle, cet accès à l’hémicycle parlementaire apparaissait indispensable à l’exercice de la responsabilité politique des ministres caractéristique du parlementarisme[7].

Le refus des constituants de la fin du xviiie siècle de reconnaître un droit d’entrée et de parole au profit des membres de l’Exécutif apparaît à cet égard caractéristique du rejet du système anglais du cabinet responsable alors en cours d’élaboration outre-Manche. La majorité des constituants français de l’époque refuse ainsi notamment d’admettre la compatibilité des fonctions de ministre avec un mandat parlementaire dans la mesure où elle est perçue, dans le système anglais, comme un risque de corruption par l’attrait des fonctions ministérielles[8]. Le même type d’argumentation avait pu être observé auparavant chez les constituants américains qui, sur ce point comme sur d’autres, ont entendu se construire par opposition à l’exemple anglais[9]. L’encadrement des contacts entre l’Exécutif et le Parlement institué par ces régimes doit ainsi être replacé dans le cadre d’une conception de la séparation des pouvoirs antérieure à l’arrivée à maturité du paradigme parlementaire.

À la fin du xviiie siècle, l’agencement des pouvoirs est pensé à partir du partage du pouvoir législatif, qui est conçu comme le pouvoir souverain ou, à tout le moins, comme l’une de ses marques essentielles[10]. Dans la typologie des régimes de l’époque, on distingue donc entre ceux qui attribuent ce pouvoir à une seule autorité, et ceux qui le distribuent entre plusieurs. Si le premier système réalise bien une séparation des pouvoirs puisque les différentes autorités instituées sont en charge d’une seule fonction, ce mode de séparation risque selon ses détracteurs de ne pas parvenir à son but. En effet, dès lors que la fonction exécutive – fonction d’application – est subordonnée à la fonction législative, le détenteur de cette dernière se trouverait en mesure de modifier les règles relatives à la répartition des fonctions et de réunir celles-ci. En conséquence, il ne suffit pas de séparer les pouvoirs, encore faut-il mettre en place un système qui assure qu’ils « restent séparés[11] ». Aussi, la seule façon d’empêcher leur réunion semble-t-elle consister dans le fait de distribuer la fonction législative entre plusieurs organes capables de se faire contrepoids, le consentement de chacun étant nécessaire pour former un acte législatif.

Ce système, qualifié de « balance des pouvoirs », est susceptible d’être mis en œuvre selon différentes modalités que viennent illustrer les constitutions retenues dans le cadre de cette étude. Il est d’abord possible d’associer le pouvoir exécutif à l’élaboration de la loi, par exemple en lui confiant, comme en 1791, un droit de sanction sur les lois. Il est également envisageable de répartir le pouvoir législatif entre différents organes en divisant le Parlement en plusieurs chambres ; c’est le choix réalisé par les constituants de 1795. Il est enfin possible d’associer ces deux systèmes en instituant un Parlement bicaméral et en remettant dans le même temps au chef de l’État un droit de veto, comme l’illustre le régime états-unien.

Or, dans l’esprit des constituants et des acteurs de l’époque, permettre aux membres du pouvoir exécutif de venir s’exprimer devant les parlementaires, c’était prendre le risque de remettre en cause la distribution de la fonction législative, lorsque qu’un membre de l’Exécutif y participait, et celle des fonctions législative et exécutive. En effet, à l’occasion de cette mise en relation, l’une des autorités était susceptible de prendre le pas sur l’autre et de capter son pouvoir. Comme on s’attachera à le démontrer en détail dans cette contribution, l’encadrement de la venue des membres du pouvoir exécutif devant le Parlement visait en conséquence à assurer la pérennité de la séparation des pouvoirs établie par les différents régimes étudiés. Sujet apparemment mineur, la question de la communication entre les autorités est alors conçue comme centrale : on instaurait ainsi une séparation « physique » des pouvoirs.

Dans le cadre de cet article, on se propose à cet égard de contribuer à la connaissance des systèmes de balance des pouvoirs à l’époque préparlementaire en étudiant le rôle qu’y joue la séparation physique.

De ce point de vue, le système adopté en 1791 est intéressant en ce qu’il illustre une différenciation des régimes de communication entre les différents membres de l’Exécutif et les parlementaires fondée sur les rôles respectifs des premiers dans la balance des pouvoirs. Le risque lié à la rencontre de l’Exécutif et du Parlement n’est en effet pas de la même nature selon que le membre du pouvoir exécutif concerné est également organe partiel du pouvoir législatif ou non. En effet, s’il l’est, le risque est de nature essentiellement juridique : on réunit les organes qui possèdent chacun une parcelle du pouvoir législatif. S’il ne l’est pas, le risque est de nature matérielle : les parlementaires peuvent être influencés quant au contenu de leurs décisions. Une telle différence dans la nature du risque encouru va conduire à une différence dans la façon d’encadrer le droit d’entrée et de parole des membres de l’Exécutif à raison de leur participation au pouvoir législatif. Ainsi, en 1791, on observe une différenciation des régimes de communication du chef de l’État et des ministres. Une solution plus simple consiste à interdire toute venue des membres de l’Exécutif dans l’enceinte parlementaire, ce qui dispense de penser la spécificité des risques liés à chacune d’entre elles. Aucune différenciation des régimes de communication n’est alors nécessaire. C’est ce qui explique que l’on puisse trouver ce type de séparation physique des pouvoirs tout à la fois dans les régimes de balance dans lesquels un membre du pouvoir exécutif participe au pouvoir législatif – comme les États-Unis –, et dans ceux dans lesquels aucun membre du pouvoir exécutif n’y participe – comme le Directoire. En effet, l’interdiction de venir permet d’empêcher tout risque et dispense de s’interroger sur sa nature juridique ou matérielle.

Si la différenciation opérée par les constituants de 1791 est intéressante, on observera toutefois qu’elle est essentiellement tournée vers la protection de l’Assemblée. À cet égard, l’intérêt essentiel de l’étude de la séparation physique des pouvoirs sous le régime français de l’an III et le régime états-unien réside pour leur part dans le caractère systématique de son organisation. Contrairement à ce que l’on observe en 1791, l’organisation de la communication arrêtée témoigne de leur volonté d’assurer tant une protection des parlementaires contre les empiètements des membres du pouvoir exécutif, qu’inversement.

Afin de mettre en lumière les différents intérêts présentés par ces régimes au regard de la connaissance de la séparation des pouvoirs, on examinera d’abord la façon dont les constituants de 1791 ont entendu adapter le régime de communication des différents membres du pouvoir exécutif à leurs rôles respectifs dans la balance des pouvoirs (I). On étudiera ensuite le tour systématique que les constituants de l’an III comme les protagonistes du régime américain ont entendu donner à la protection résultant de l’encadrement de la communication entre les membres de l’Exécutif et les parlementaires (II).

 

I. 1791 : l’instauration d’une séparation physique différenciée

 

En 1791, le roi comme les ministres se voient reconnaître un droit d’entrée et de parole devant l’Assemblée législative. Cette reconnaissance peut étonner dès lors que l’on conçoit l’exercice d’un tel droit comme un risque de compromission de la séparation des pouvoirs. Si les constituants l’ont finalement admis, par respect de la tradition pour le roi, et par souci de réalisme pour les ministres, il faut cependant relever que sa mise en œuvre est encadrée de manière à préserver la distribution des pouvoirs. Plus précisément, cette réglementation est adaptée au risque que comporte la venue des membres de l’Exécutif au sein de l’Assemblée à raison de la fonction qu’ils assurent dans cette répartition. À ce titre, le régime de communication du roi, dont le consentement est nécessaire à la formation des actes législatifs, est différencié (A) par rapport à celui de ses ministres (B).

A. Le droit d’entrée et de parole du roi co-législateur

Si le poids de la tradition paraît amener les constituants à reconnaître assez naturellement la possibilité pour le monarque de venir s’exprimer devant les députés (1), celle-ci est adaptée au rôle législatif du monarque (2).

1. La consécration d’un droit d’entrée et de parole traditionnel 

L’emprise que la tradition monarchique exerce sur le premier régime qui émerge de la Révolution pourrait expliquer que la Constituante ne se soit pas posé la question de la suppression de l’accès du roi à l’Assemblée nationale constituante (puis à l’Assemblée nationale législative). Il s’agissait là d’un droit « trop conforme à l’institution monarchique pour être contesté[12] ».

Les relations entre le roi et l’Assemblée s’inscrivaient en ce sens dans le prolongement de celles qu’entretenait le roi avec les États généraux, dans le cadre desquels les États étaient liés au monarque par le devoir de conseil et devant lesquels il intervenait naturellement, étant à l’origine de leur convocation. Le roi venait ainsi ouvrir les États par la cérémonie de l’« os apertum » durant laquelle il exposait aux députés la raison de leur convocation et venait par la suite clôturer leurs travaux[13]. Ainsi, encore aux États de 1789, Louis XVI était venu ouvrir leur session en personne pour exposer aux députés les raisons de leur convocation[14].

Au moment de l’élaboration de la constitution, ses auteurs estimaient en tout état de cause que le maintien d’un contact direct était nécessaire au fonctionnement harmonieux des nouvelles institutions[15].

C’est donc assez naturellement que les constituants consacrèrent dans le texte même de la Constitution un « discours du trône » permettant au roi de s’adresser en personne aux parlementaires au début de chaque session législative[16]. Il était également prévu que le roi puisse venir « faire la clôture de la session[17] ». Ces occasions ne devaient toutefois pas être entendues de manière limitative. Et le roi vint en personne en dehors de ces habilitations constitutionnelles chaque fois que la solennité de l’occasion le justifiait et sans que cela ne soulevât la moindre objection[18].

Si ces occasions devaient être rares – les relations quotidiennes avec l’Assemblée étant assurées par les ministres, ses agents[19] – les interventions royales n’en étaient pas moins redoutées, notamment du fait du rôle de législateur qu’il partageait avec l’Assemblée. D’où un encadrement spécifique de ses venues à l’occasion des « séances royales ».

2. L’encadrement de la venue du co-législateur
Encadrer la procédure législative

La venue du roi dans l’hémicycle parlementaire fait l’objet d’une différenciation de réglementation par rapport à celle de ses ministres que l’on peut imputer à sa fonction de co-législateur. Dans le processus législatif habituel, le consentement du roi est en effet nécessaire dans la mesure où les décrets votés par l’Assemblée doivent être revêtus de la sanction royale[20]. Dans certaines matières pour lesquelles les constituants estimaient que l’initiative devait revenir plus naturellement au pouvoir exécutif, le roi se voit reconnaître celle-ci, mais il ne dispose toujours pas du pouvoir de décider. Il en va ainsi en matière de déclaration de guerre : « La guerre ne peut être décidée que par un décret du Corps législatif, rendu sur la proposition formelle et nécessaire du roi, et sanctionné par lui[21] ».

Dans ces différentes configurations, il s’agit toujours de préserver une balance du pouvoir législatif : il est nécessaire de maintenir le consentement de chacun des organes partiels du pouvoir législatif dans la formation des actes législatifs. À cet égard, la venue du roi devant les parlementaires représente le risque d’abolir ce système : la distinction de l’expression des consentements n’apparaît plus satisfaite dès lors que les deux autorités sont physiquement réunies et peuvent délibérer ensemble. Afin de préserver la balance, les constituants vont ainsi interdire à l’Assemblée d’exercer sa parcelle du pouvoir législatif en la présence du roi, en prévoyant que « [l]e Corps législatif cessera d’être corps délibérant, tant que le roi sera présent[22] ». Ainsi, par exemple, lorsque le 20 avril 1792, Louis XVI vient en personne proposer la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême, le président de l’Assemblée lui répond que celle-ci ne délibérera sur cette proposition qu’une fois que le roi aura quitté l’hémicycle[23].

Antoine de Baecque préfère pour sa part replacer cette disposition dans l’ensemble des « signes traditionnels de la dignité royale » que l’Assemblée reprend à son compte pour assurer un certain équilibre entre deux apparats : l’Assemblée « renonce à son droit de parole devant le monarque[24] ». Cette interprétation paraît néanmoins contestable. La notion de « délibération » ne semble en effet pas s’épuiser dans la prise de parole : elle suppose la prise de décision. Dans le vocabulaire d’Ancien Régime, qui a encore cours sous la Constituante, le terme de « délibérer » est pris comme synonyme de « voter[25] ». Dès lors, s’il est admis que la délibération ne se résume pas à la prise de parole, il n’est pas possible de conclure que la finalité de cette disposition résiderait dans le respect de la dignité royale.

Encadrer l’influence législative

Si la Constitution vient empêcher l’Assemblée de prendre toute décision en la présence du roi, sa présence lui permet toutefois de chercher à influencer leurs délibérations ultérieures. La crainte à l’égard de cette influence royale est ainsi en partie à l’origine de vives discussions relatives au cérémonial de réception du roi dans l’Assemblée.

Le choix d’un cérémonial n’est jamais anodin ; quand il organise la rencontre de deux autorités politiques, il « traduit la réalité constitutionnelle[26] ». Une telle question est ainsi d’autant plus sensible dans le cadre d’une révolution politique. À partir de juillet 1789 et de la première venue de Louis XVI devant les députés qui entendent contester son pouvoir, la façon dont cette réception doit être organisée soulève les passions. Ce problème du cérémonial de réception du roi cristallisant l’enjeu de pouvoir entre le roi et l’Assemblée, les révolutionnaires lui donnent une place non négligeable dans leur réflexion sur les relations entre les pouvoirs. À ce titre, plusieurs dispositions relatives au cérémonial figurent dans le texte constitutionnel[27] et, lorsque la Constituante voudra figer celui-ci à l’issue de son mandat, elle estimera que cette question appartient à la matière législative – ce qui suppose donc la sanction du roi – et non de la police intérieure à l’Assemblée – ce qui ne suppose pas une telle sanction[28]. Certains députés avaient en effet tenté de soutenir que le cérémonial relevait de simples questions de convenances qui devaient être laissées à l’appréciation de l’Assemblée[29]. Mais on se rangea à l’opinion de ceux qui soutenaient – tel Vosgien – que les décisions en la matière regardaient « les relations entre le corps législatif et le roi [qui] tiennent à des actes législatifs[30] ».

Si par ces dispositions il s’agit de garantir l’égale « dignité » – pour reprendre un terme souvent utilisé dans les débats – des deux pouvoirs, s’y joue aussi la question de l’influence du monarque sur les parlementaires comme en témoignent les critiques formulées à l’égard du cérémonial adopté le 29 septembre 1791 par la Constituante. Il faut dire que par rapport aux cérémonials adoptés pour les précédentes venues de Louis XVI, celui-ci présentait un caractère particulièrement « conservateur », en ce qu’il prévoyait une déférence marquée à l’égard du roi[31] :

Ce cérémonial, suivi dès le lendemain de son adoption pour la clôture des travaux de l’Assemblée constituante[33], était destiné à s’appliquer aux séances royales qui se tiendraient sous les assemblées qui lui succéderaient. L’Assemblée législative le remit toutefois en cause dès les premiers jours de sa réunion, alors que Louis XVI devait se présenter devant elle à l’ouverture de la session. Si finalement la Législative va se raviser et revenir au cérémonial adopté par la Constituante, l’analyse des débats ayant conduit à son remplacement temporaire ne manque pas d’intérêt. Elle illustre en effet l’importance que le cérémonial revêt aux yeux de nombreux députés dans l’encadrement de l’influence royale.

Ainsi, lors de la séance du 5 octobre 1791, au cours de laquelle se manifeste la volonté de revenir sur le décret adopté quelques jours plus tôt par la Constituante, plusieurs députés estiment que le cérémonial tel qu’il ressort de ce texte va conduire à une soumission de l’Assemblée à son interlocuteur. Il ne s’agit pas dans leur esprit d’une simple soumission symbolique mais bel et bien d’une soumission de leurs actions à la volonté du roi. Selon eux, les règles du cérémonial conduisant les parlementaires à suivre les mouvements du roi vont se diffuser dans les relations que les deux autorités entretiennent. En ce sens, Guadet estime que

Si un tel argument peut surprendre, plusieurs parlementaires estiment de la même façon qu’un tel cérémonial les conduira à devenir des « automates[35] » dans les mains du roi. C’est cette crainte vis-à-vis de l’influence du roi co-législateur sur le Parlement qui va conduire au retrait provisoire[36] du cérémonial adopté par la Constituante et à l’adoption d’un nouveau[37].

B. Le droit d’entrée et de parole des ministres

L’interdiction de délibérer faite à l’Assemblée en la présence du roi ne concerne que celui-ci au sein du pouvoir exécutif car seul lui participe à la fonction législative. L’Assemblée délibère ainsi normalement en la présence des ministres. Ce qui ne signifie pas que l’influence des ministres n’est pas conçue comme un danger pour la séparation des pouvoirs : les ministres sont les agents du roi et s’ils venaient à pouvoir influencer librement les délibérations parlementaires, la balance disparaîtrait. À la faculté d’empêcher du roi, s’ajouterait une faculté de faire captée cette fois à son profit par ses ministres. Les constituants de 1791 vont en conséquence encadrer le droit d’entrée et de parole des ministres de manière à contenir leur influence (1). Dans la pratique, ce mécanisme fera l’objet d’une application très restrictive pour la parole ministérielle (2).

1. La mise en place d’un droit d’entrée et de parole encadré

La volonté des constituants de 1791 d’encadrer l’influence ministérielle sur le Corps législatif les avait déjà conduits à rejeter la compatibilité des fonctions de ministre avec un mandat de député. À cet égard, on peut s’étonner qu’un droit d’entrée et de parole soit reconnu au profit des ministres alors que cette prérogative apparaissait, pour les défenseurs de la compatibilité et de la responsabilité ministérielle, comme une conséquence nécessaire de ce dispositif. Mirabeau, par exemple, prônait la mise en place d’un tel droit d’entrée et de parole au profit des ministres dans le cadre de son système d’« harmonie des pouvoirs[38] » au sein duquel le roi devait désigner un ministère ayant la confiance de l’Assemblée.

L’admission finale d’un tel droit d’entrée et de parole par la Constituante apparaît comme une concession faite au réalisme au moment de la relecture finale du texte constitutionnel. Avant cela, la volonté de composer s’était cependant déjà faite sentir lors du débat des 6 et 7 novembre sur l’incompatibilité. Si une motion de Mirabeau visant à faire octroyer aux ministres une voix consultative avait été frontalement rejetée par Lanjuinais[39], Blin et Montlosier étaient favorables à ce que des contacts aient lieu entre les ministres et les comités de l’Assemblée[40]. De même, au moment de la fuite de Varennes, Charles de Lameth estima qu’il était non seulement nécessaire que les comités de l’Assemblée travaillassent avec les ministres mais également que les ministres fussent admis dans le sein de l’Assemblée[41]. Les circonstances n’expliquaient pas tout et traduisaient le souhait d’une partie de l’Assemblée d’accorder une forme de droit d’entrée et de parole aux ministres[42].

Mais ce n’est qu’au moment de la relecture du texte constitutionnel que le Comité de Constitution proposa que les ministres aient libre entrée dans l’Assemblée. Ainsi, au sein de la section IV relative aux « Relations du corps législatif avec le roi », Thouret fit lecture d’un article X ainsi conçu :

Cette proposition était liée, dans l’esprit de Thouret, à la reconnaissance de la compatibilité des fonctions de ministre avec le mandat parlementaire : le même jour, le Comité avait tenté de faire disparaître cette dernière du texte constitutionnel[44]. Le 6 novembre, Mirabeau avait d’ailleurs lui-même déjà fait une proposition similaire[45] qu’il envisageait comme une première pierre vers la reconnaissance de la compatibilité des fonctions de ministre avec le mandat parlementaire.

Robespierre demanda la question préalable sur cet article inacceptable selon lui puisqu’il méconnaissait la séparation des pouvoirs en octroyant aux ministres « le droit de diriger les délibérations et d’exercer une influence directe sur la formation de la loi[46] ». Si les autres membres de l’Assemblée trouvaient l’article du Comité excessif, ils n’en admettaient pas moins désormais le principe de la présence des ministres aux séances de l’Assemblée. On souhaitait simplement empêcher que leur influence sur les débats ne mette en danger la répartition des pouvoirs en leur permettant de capter la faculté de faire des députés. Barère proposa ainsi de limiter le droit de parole des ministres aux « objets relatifs à l’exercice de leurs fonctions » qu’ils soient requis de le faire ou qu’ils le fassent de leur propre initiative : leur permettre de participer aux discussions, c’était leur confier l’initiative[47]. Lanjuinais maintenait quant à lui le droit des ministres d’intervenir dans la discussion mais le subordonnait à l’autorisation de l’Assemblée[48]. Camus alla dans le même sens[49]. On entendait ainsi priver les ministres de « voix consultative autonome[50] ». Malgré l’opposition de Beaumetz[51] et de Barnave[52], qui défendaient l’adoption de celle-ci, l’Assemblée finit par se ranger à une rédaction de compromis proposée par Charles de Lameth :

Les constituants estimaient ainsi parvenir à un accommodement réaliste entre deux exigences. D’une part, la nécessité d’entendre les ministres pour qu’ils puissent rendre compte de leur action et éclairer les députés sur les lois en débat de leur point de vue d’exécutants. Et d’autre part, le refus de les autoriser à cumuler leur fonction avec celle de député, ce qui leur aurait donné un accès permanent à la Chambre et l’opportunité d’exercer une grande influence sur les délibérations de l’Assemblée. L’article tel qu’il est finalement adopté tend à encadrer l’influence ministérielle que visait le rejet de la compatibilité des fonctions de ministres avec la députation, et ainsi à mettre en cohérence les deux décisions de l’Assemblée. On entend permettre aux ministres de rendre compte de leur action en les empêchant dans le même temps de diriger les débats législatifs, leur intervention « sur les objets étrangers à leur administration » (c’est-à-dire étrangers à la pure gestion[54]) étant soumise à une autorisation de l’Assemblée.

L’efficacité d’une telle mesure semblait devoir être laissée à l’attitude de l’Assemblée en pratique. Or, sous la Législative, le droit d’entrée et de parole des ministres fut encore réduit.

2. Une pratique restrictive du droit d’entrée et de parole

Le caractère restrictif de la pratique de ce dispositif peut s’apprécier à deux égards. D’une part, la possibilité même offerte aux ministres de s’exprimer sur un objet étranger à leur administration fut sévèrement comprise : l’Assemblée fit bien usage du caractère discrétionnaire de son pouvoir en n’octroyant pas systématiquement la parole aux ministres. Ainsi, par exemple, au cours de la séance du 24 novembre 1791, le président Vergniaud s’adressant au ministre de la Justice déclara : « M. le ministre de la justice demande à faire une observation ; mais j’ai l’honneur de lui remarquer [sic] qu’il ne peut pas faire une observa- [sic] sur la question même qui se discute en ce moment et qu’il ne peut parler que sur un point de fait, ou pour donner des renseignements[55] ».

D’autre part, quand les ministres intervenaient effectivement sur des objets étrangers à leur département en proposant l’adoption de certaines mesures, on faisait en sorte d’empêcher l’influence ministérielle en refusant d’en débattre sur-le-champ. On en voit un exemple dès les premiers jours de la Législative : après que le ministre de la Justice – Duport-Duteurtre – a proposé une dérogation dans l’attribution des affaires aux tribunaux criminels provisoires, Basire demande l’ajournement : « Je demande qu’on ne s’accoutume pas à délibérer sur-le-champ sur les propositions d’un ministre », ajournement qui est décrété[56]. En pratique, l’Assemblée entend donc de manière très restrictive le droit de parole des ministres dont elle souhaite voir l’influence strictement encadrée.

Si l’article finalement adopté par la Constituante tendait à éviter l’influence ministérielle sur les débats parlementaires, et par suite la confusion des pouvoirs au profit de l’autorité exécutive, elle laissait grande ouverte la voie au contrôle de l’action de l’Exécutif par l’Assemblée. Aussi soucieux de se prémunir contre le despotisme des parlementaires que contre celui des membres du pouvoir Exécutif, les régimes de 1787, aux États-Unis, et de 1795, en France, paraissent avoir été plus conséquents dans l’organisation des rapports entre ceux-ci.

 

II. 1787 et 1795 : l’instauration d’une séparation physique systématisée

 

Les protagonistes du régime américain, tout comme les constituants de 1795, partagent avec les constituants de 1791 la même volonté d’éviter la confusion des pouvoirs qui pourrait résulter de la mise en contact des membres de l’Exécutif avec le Parlement. Cependant, leur choix d’interdire tout contact les dispense d’opérer la différenciation observée en 1791. C’est davantage par la systématicité du processus institué que ces régimes sont remarquables. En effet, tandis que les constituants de 1791 paraissent avoir avant tout souhaité protéger l’Assemblée législative des empiètements des membres du pouvoir Exécutif, on observe tout autant en 1787 (A) et en l’an III (B) un souci de protection de ces derniers contre les parlementaires.

A. Dans le régime états-unien

L’interdiction faite aux membres du pouvoir exécutif de se rendre devant le Congrès (Chambre des représentants ou Sénat) n’apparaît pas dans le texte même de la Constitution. Elle ressort néanmoins clairement de la pratique des premiers Exécutifs qui a servi de précédent et s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui dans une intention assumée des acteurs. Cette protection contre la confusion des pouvoirs s’observe tant à l’égard du Président (1) que de ses secrétaires (2).

1. L’interdiction à l’égard du Président

La prévention de toute confusion des pouvoirs implique d’abord que le Président ne soit pas à même d’influencer le Congrès. Ainsi, c’est avec beaucoup de réserve que Washington consentit à exercer le devoir de recommander que la Constitution lui impose[57]. Lors de son premier discours inaugural du 30 avril 1789 – discours prononcé au moment de l’investiture présidentielle – devant le Congrès, il estima même cette tâche inutile[58]. La réticence de Washington s’explique essentiellement par sa crainte d’influencer la branche séparée du gouvernement que constituait le Congrès[59], crainte qui était d’ailleurs partagée par les congressmen[60].

En retour, le risque de soumission du Président au Congrès a également préoccupé les différents protagonistes. Si en principe le chef d’État d’un régime républicain est responsable[61], la séparation des pouvoirs s’opposait à ce que le président américain le fût devant les Chambres à la manière d’un ministre en régime parlementaire. Son indépendance était en effet nécessaire au bon fonctionnement de la balance des pouvoirs : afin de pouvoir faire contrepoids aux deux chambres du Congrès dans le cadre de l’exercice de la fonction législative, il était nécessaire qu’il puisse recourir librement à sa faculté d’empêcher[62]. Dans le no 71 du Fédéraliste, Hamilton exprime ce principe, selon lequel la balance des pouvoirs suppose ainsi l’indépendance des organes qui y participent, de la manière suivante :

Cette logique impliquait que le Président ne se présente pas devant les Chambres. On retomberait alors dans les travers déjà mis en lumière à travers l’étude du cas français : soit le Président dominerait le Congrès, soit le Congrès dominerait le Président. Dans les deux hypothèses, comme en 1791, la balance serait ruinée. C’est ce qui explique qu’encore assez récemment le Speaker de la Chambre des représentants – M. O’Neil – ait refusé en juin 1986 au président Reagan le droit de s’adresser directement à la Chambre pour défendre son projet d’aide aux contras nicaraguayens[64]. Au cours de cette séance le représentant Walker adressa au Speaker pro tempore – M. Miller – ses regrets quant au refus d’O’Neil. Il se fonda sur l’article II, section 3 de la Constitution, relatif au message sur l’état de l’Union, estimant que cette disposition autorisait le Président à recommander à l’attention des membres du Congrès toute mesure qu’il juge nécessaire et opportune. Bien qu’il n’existât pas de précédent en la matière il argua de l’importance de l’affaire pour autoriser cette nouveauté, mais sans succès[65]. Le Président fut donc contraint de s’adresser à la Chambre par un message écrit dans lequel il regrettait de ne pas pouvoir s’adresser en personne aux Représentants[66].

Le risque de confusion des pouvoirs apparaît essentiellement lors des débats parlementaires quotidiens où l’Exécutif est susceptible d’influencer le Congrès dans son rôle législatif et où ce dernier est susceptible de contrôler l’action du premier. Cela explique l’admission de deux types de prises de parole exceptionnelles.

La première hypothèse correspond à la venue du Président à l’occasion du message annuel sur l’état de l’Union. Adepte – comme Fédéraliste – des traditions anglaises, Washington décida à son arrivée à la présidence de calquer l’adresse sur l’état de l’Union que la Constitution impose au Président de prononcer, sur le discours du trône anglais. Il en fit ainsi un discours annuel prononcé par le chef de l’État en personne aux Chambres réunies en début de session législative. Outre son annualité, Washington inscrivait donc dans la tradition états-unienne le prononcé de ce message en personne. Jefferson rejeta par la suite cette pratique et établit un précédent en adressant son message sur l’état de l’Union par écrit, précédent qui fut remis en cause par Wilson en 1913 et suivi de manière inégale depuis lors[67].

Il n’est pas évident d’établir que le précédent créé par Jefferson contribue dans son esprit à garantir la distribution des pouvoirs établie[68]. Il semble plutôt qu’il faille y voir un rejet de l’aspect monarchique d’une adresse annuelle prononcée par le chef de l’État rappelant trop aux yeux des républicains la pratique anglaise du discours du trône. Dans sa lettre adressée au président du Sénat accompagnant son premier message d’ouverture de session, Jefferson défendit les avantages pratiques de ce nouveau procédé : il devait en résulter un confort accru pour le Congrès dans la mesure où celui-ci pourrait commencer immédiatement son travail sans avoir à élaborer une adresse[69] sur des sujets qu’il ne maîtrisait pas pleinement[70]. Toutefois, il semble que l’abandon de l’oralité pour le message annuel soit aussi – voire avant tout – motivé par un motif idéologique. En effet, cette procédure établie par des présidents fédéralistes[71] était critiquée par les républicains qui y voyaient une réplique inopportune des traditions monarchiques anglaises[72]. Ainsi quand Jefferson – membre du parti républicain – accéda à la présidence, il mit en œuvre la simplicité dont son camp se réclamait[73].

Le fait que Washington, puis Adams, aient décidé de présenter l’état de l’Union en personne ne remet pour autant pas en cause le principe de l’interdiction. En effet, il semble qu’il faille comprendre ce prononcé direct, au même titre que le désir d’importer le rite du discours du trône anglais[74], comme la volonté d’organiser un moment solennel de rencontre entre les pouvoirs constitués. Le discours a ainsi encore lieu aujourd’hui dans le cadre d’une séance commune des deux Chambres (joint session), distincte de la procédure législative habituelle, et à laquelle les membres du Congrès ne sont d’ailleurs pas les seuls à assister : sont également conviés, outre les secrétaires, les chefs de l’état-major interarmées et les juges de la Cour suprême[75]. Tous les autres messages sont par ailleurs transmis par écrit[76], il n’est pas question pour le Président de se présenter régulièrement devant les Chambres. Élisabeth Zoller note ainsi que dans l’esprit de ses concepteurs, ce discours – la partie relative au rapport sur l’état de l’Union tout du moins – avait pour objectif d’éviter le risque de dislocation de la nation[77].

Cette dimension du discours annuel est peut-être de nos jours quelque peu brouillée dans la mesure où le message sur l’état de l’Union est devenu le discours d’ouverture de session législative d’un Président devenu « chief legislator ». Toutefois, si les présidents ont trouvé un potentiel dans la Constitution pour se bâtir un rôle législatif, celui-ci n’était pas prévu en tant que tel par le texte constitutionnel[78] et une telle portée ne pouvait à l’origine être prêtée au discours sur l’état de l’Union. Cette disposition est d’ailleurs plus directement inspirée de l’article 19 de la Constitution de l’État de New York[79] que de l’exemple anglais[80]. Outre le fait que la disposition se situe dans l’article relatif au pouvoir exécutif, l’absence d’objection qu’elle paraît avoir suscité chez les anti-fédéralistes, pourtant attentifs à tout risque d’empiètement du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif[81], paraît conforter cette interprétation.

Dans la pensée des constituants de Philadelphie, une telle mise en rapport ne pouvait d’ailleurs pas avoir la portée d’une réelle initiative législative que la séparation des pouvoirs américaine ne saurait admettre. S’il est vrai que le Président doit à cette occasion « recommand[er] à [l’]attention [du Congrès] toute mesure qu’il jugera nécessaire et opportune », il s’agissait surtout d’offrir la possibilité au Président d’éclairer le Congrès depuis sa position particulière, comme les constituants français l’admettront en 1791 et en 1795[82]. Sa présence régulière dans l’hémicycle n’était d’ailleurs pas envisagée, la Constitution prévoyant simplement qu’il devait s’adresser au Congrès « de temps en temps » (from time to time).

La seconde hypothèse concerne la venue occasionnelle des présidents américains devant le Sénat. On ne saurait analyser cette pratique – pas plus que celle du prononcé en personne du message sur l’état de l’Union – comme la négation de l’interdiction faite au Président de venir devant les Chambres. Si certains présidents se sont crus autorisés à venir devant le Sénat c’est que cet organe participe notamment au pouvoir exécutif et ne constitue pas à ce titre l’organe d’une autre fonction[83].

Washington vint ainsi deux fois devant le Sénat en 1789 pour la négociation d’un traité. S’il s’estima autorisé à se présenter devant le Sénat, c’est qu’il avait interprété les dispositions l’obligeant à obtenir l’avis et le consentement de celui-ci – d’ailleurs présidé par le vice-président – dans certaines matières comme faisant de celui-ci un organe quasi-exécutif, « une sorte de conseil d’État[84] ».

L’expérience se révéla néanmoins décevante pour Washington. Se rendant au Sénat le 22 août 1789 pour demander aux sénateurs leur avis et leur consentement sur un projet de traité qui devait être passé avec les indiens, les sénateurs lui répondirent que le traité devait être renvoyé en comité et discuté par la Chambre. Cette réponse déçut Washington qui était venu accompagné de son secrétaire à la guerre – Knox – pour fournir toutes les informations nécessaires et dut revenir quelques jours plus tard pour recevoir la réponse des sénateurs. Ce devait être la dernière fois qu’un président américain s’adressait directement au Sénat au sujet de la passation d’un traité : contrarié par la tournure des événements, Washington ne revint plus devant celui-ci et cet usage acquit valeur de précédent[85].

2. L’interdiction à l’égard des secrétaires

Si le système de la responsabilité ministérielle n’était pas encore fermement établi en Angleterre à l’époque de la rédaction de la Constitution américaine[86], les conventionnels de Philadelphie n’en avaient pas moins connaissance de ses prodromes[87]. Craignant tout autant que les constituants français la corruption et l’influence ministérielle qu’ils associaient au régime anglais, les constituants états-uniens firent notamment le choix de rendre incompatibles les fonctions de secrétaire avec tout mandat parlementaire[88]. En retour, la nécessité de protéger l’Exécutif contre le Congrès conduisit à la « Décision de 1789[89] » par laquelle le Congrès refusa d’exercer un droit de regard sur la révocation des secrétaires qui devaient être les agents du seul Président.

Il suit de là que les secrétaires n’étant pas responsables des actes du Président, chef du pouvoir exécutif, et les membres du Congrès craignant leur influence, les Chambres refusent de les entendre[90], bien que rien ne soit prévu dans la Constitution en ce sens[91]. Les secrétaires peuvent toutefois être entendus par les comités des Chambres mais cette audition n’a pas la même portée que celle qu’aurait leur intervention en assemblée plénière. En effet, quand un secrétaire est auditionné par un comité, il n’intervient qu’en tant que témoin (witness) et non pour défendre sa gestion ou ses idées[92].

Le cas du secrétaire au Trésor constitue une hypothèse distincte dans la mesure où, contrairement à ce qu’il avait décidé pour les autres secrétaires d’État, le Congrès avait prévu qu’il devrait régulièrement le tenir informé soit par écrit, soit en personne – selon ce qui serait demandé – des problèmes soulevés par les Chambres ou relatifs à son département[93].

Sur le fondement de ce texte, Hamilton, secrétaire au Trésor, tenta, notamment sous Jefferson, de présenter son rapport sur les finances en personne. Jefferson voyant dans cette ambition une tentative pour contrôler et diriger la législature s’y opposa. Le Congrès alla dans le même sens[94]. La volonté du troisième président des États-Unis de parer par cette mesure à la confusion des pouvoirs – contraire selon lui aux principes républicains – ressort clairement de la présentation qu’il en fit à la fin de sa vie :

Garder la législature « pure » et la préserver des « souillures » impliquait donc l’absence de contact entre le secrétaire au Trésor et le Congrès. Cette pratique initiée sous Jefferson acquit également valeur de précédent. Le secrétaire au Trésor restait comme les autres secrétaires un agent du Président qui se voyait interdire de dialoguer avec les membres du Congrès.

En 1795, les constituants français sont allés jusqu’à consacrer dans le texte même de la Constitution cette séparation physique des pouvoirs.

B. Sous le Directoire

La Constitution de 1795 fait naître une situation unique dans l’histoire constitutionnelle française en prohibant tout contact entre les autorités exécutive et législative[96]. Au-delà de la protection qu’elle procure aux membres des Conseils en obligeant le Directoire à communiquer avec eux par écrit (1), la Constitution de l’an III établit également un rempart contre une confusion des pouvoirs au profit de l’autorité législative en défendant aux Conseils de mander les membres du Directoire (2).

1. L’interdiction pour les membres de l’Exécutif d’entrer dans le sein des Conseils

La volonté des constituants de 1795 de séparer les pouvoirs les conduit à compléter l’incompatibilité des fonctions de membre du pouvoir exécutif et du Corps législatif[97] par une interdiction de communication directe entre eux.

L’interdiction faite au Directoire de se présenter devant les Conseils n’est pas explicitement posée en tant que telle par la Constitution de l’an III mais résulte de plusieurs articles qui organisent sa communication avec eux et prévoient que celle-ci se fera par écrit. Ainsi, au sein du titre IV consacré au « Pouvoir exécutif », l’article 162 prévoit que « [l]e Directoire est tenu, chaque année, de présenter, par écrit, à l’un et à l’autre Conseil, l’aperçu des dépenses, la situation des finances, l’état des pensions existantes, ainsi que le projet de celles qu’il croit convenable d’établir » (nous soulignons). De même, l’article 163 prévoit que le Directoire « peut, en tout cas, inviter, par écrit, le Conseil des Cinq-Cents à prendre un objet en considération » (nous soulignons).

Afin de démontrer l’existence d’une interdiction pour les membres du Directoire de se rendre dans le sein des Conseils, la doctrine invoque souvent l’institution des messagers d’État chargés par l’article 170 de la Constitution[98] de transmettre aux Conseils toutes les communications du Directoire[99].

Il faut toutefois relever qu’il existe également de tels messagers entre les Conseils qui sont pour leur part insusceptibles de se rattacher à la séparation des pouvoirs[100]. Il semble ainsi difficile de conclure que les messagers du Directoire participent au dispositif visant à établir une séparation physique des pouvoirs. La lecture des travaux préparatoires de la Constitution apprend à cet égard que si les dispositions précitées prescrivant au Directoire de communiquer par écrit avec les Conseils figuraient dans le projet présenté à la Convention par la commission chargée de préparer un projet de Constitution – dite « Commission des Onze » –, celui-ci ne prévoyait pas de messagers d’État attachés au Directoire[101]. Seuls existaient à ce stade des messagers attachés aux deux Conseils pour leurs communications réciproques et pour la transmission des actes législatifs aux membres du Directoire, au titre IV relatif au « Pouvoir législatif[102] ». La mise en place de cet office par les constituants semble résulter d’une volonté d’instaurer davantage de solennité dans le fonctionnement des institutions républicaines, notamment dans le cadre de l’adoption des lois. On en trouve un indice au moment de la présentation de la proposition de loi « concernant l’ordre et la tenue qui devront s’observer dans les délibérations de l’un et l’autre Conseil, dans leurs relations entre eux, et dans leurs relations avec le Directoire exécutif[103] », présentée après l’adoption de la Constitution. Après s’être montré critique à l’égard du « chaos » et des manières des précédentes assemblées, Lareveillère-Lépaux, qui rapporte au nom de la commission des Onze, propose un ensemble de mesures destinées à assurer plus d’ordre et de solennité dans le fonctionnement des Conseils, parmi lesquelles un chapitre spécial est consacré aux messagers d’État[104]. Le rapporteur les justifie en ces termes :

La décision finale d’attribuer un corps de messagers au Directoire pour communiquer avec les Conseils ne paraît ainsi pas devoir être comprise comme une tentative de perfectionner une séparation physique des pouvoirs qui pouvait se passer d’eux[105], mais comme une volonté d’assurer également une forme de solennité dans les relations que le Directoire entretient avec les Conseils. Il ne faut toutefois pas se dissimuler que si les messagers du Directoire permettent de conférer une certaine pompe à ces communications, ils viennent se greffer sur l’interdiction du Directoire de se rendre devant les Conseils qui vise à prévenir toute confusion des pouvoirs. Ils constituent un habillage solennel de la communication écrite – qui aurait sinon pu être transmise par un messager sans besoin de créer un corps spécial. En l’absence d’une telle interdiction les agents du pouvoir exécutif se seraient en effet rendus en personne devant les Conseils, ce qui n’était pas envisageable pour les relations entre ces derniers.

Les ministres ne peuvent pas non plus se présenter devant les Conseils. Il faut d’abord relever à cet égard que, contrairement à ce qui a pu être observé en 1791[106], aucune disposition ne vient consacrer le droit d’entrée et de parole des ministres.

Surtout, il faut considérer que l’interdiction organisée par le titre VI de la Constitution et qui vise les membres du Directoire concerne a fortiori les ministres qui sont leurs « commis ».

Réciproquement, la Constitution prévoit l’interdiction faite à l’autorité législative de convoquer les membres du pouvoir exécutif.

2. L’interdiction pour les Conseils de convoquer les membres de l’Exécutif en leur sein

Si les membres du pouvoir exécutif ne peuvent pas prendre l’initiative de se rendre devant les Conseils, ces derniers se voient également empêchés de les convoquer. L’article 160 de la Constitution prévoit ainsi : « Hors les cas des articles 119 et 120, le Directoire, ni aucun de ses membres, ne peut être appelé, ni par le Conseil des Cinq-Cents, ni par le Conseil des Anciens[107]. » Il est complété par un article 161 : « Les comptes et les éclaircissements demandés par l’un ou par l’autre Conseil au Directoire, sont fournis par écrit ».

En 1791, l’organisation de la communication entre l’Assemblée nationale et les membres du pouvoir exécutif, et en particulier les ministres, paraissait avoir été pensée à l’avantage de la première : si l’Assemblée pouvait librement entendre les ministres, ceux-ci ne pouvaient librement s’exprimer que pour rendre compte de leur action et étaient tenus dans les autres hypothèses d’obtenir l’autorisation de s’exprimer de la part de l’Assemblée. Or la Législative ne se priva pas de recourir à cet outil pour assurer la soumission des ministres[108].

Combinées avec les articles 162 et 163, les articles 160 et 161 font davantage preuve d’un esprit de système dans l’organisation des rapports entre les autorités exécutive et législative que les dispositions correspondantes de la Constitution de 1791. Là où les constituants de 1791 paraissaient surtout soucieux de protéger les députés contre l’Exécutif qu’inversement, ceux de 1795 montrent autant de souci à prévenir les deux types de confusion des pouvoirs. Cette évolution semble traduire une volonté de revaloriser l’Exécutif, notamment après l’expérience récente de la Convention[109]. Ainsi, les débats parlementaires laissent apparaître l’idée selon laquelle la soumission de l’Exécutif à la loi ne doit pas être synonyme d’une soumission au législateur, et qu’à cet égard il est nécessaire de protéger l’indépendance de l’Exécutif, notamment à travers la question de la communication. Boissy d’Anglas intègre ainsi dans son discours l’interdiction faite aux Conseils de mander les membres du Directoire au mouvement de renforcement de l’Exécutif[110]. De la même manière, Thibaudeau peut dire : « Il ne doit exister aucun rapport immédiat entre le corps législatif et les ministres si l’on veut que l’autorité du Directoire ne soit point illusoire et qu’il y ait quelque stabilité dans le gouvernement[111] ».

Réhabilité, le pouvoir exécutif[112] bénéficie ainsi dans le texte final de la Constitution d’une protection comparable à celle de l’autorité législative. Par cette disposition des choses, les conventionnels de 1795 entendent prévenir toute confusion des pouvoirs.

 

Conclusion

 

Si les trois régimes étudiés ont chacun formalisé le principe de la balance des pouvoirs de manière différente, ils ont tous recouru à un mécanisme de séparation physique. Celui-ci permet de protéger autant la répartition de la fonction législative entre ses organes partiels, lorsqu’un membre de l’Exécutif y participe, que la répartition des fonctions législative et exécutive. De cette manière, du point de vue de la séparation physique, la différence entre les régimes dans lesquels le pouvoir exécutif participe au pouvoir législatif et les autres n’existe pas nécessairement, comme l’illustre la confrontation des régimes de 1787 et 1795.

L’efficacité de ce dispositif est toutefois limitée. L’influence dont on cherche à se préserver en recourant à la séparation physique s’inscrit dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions par les différents organes concernés. Ce dispositif ne permet pas de protéger les protagonistes en dehors de ce cadre formel, et une influence peut naturellement se développer en dehors de ces rencontres institutionnalisées. Barras retrace à cet égard dans ses Mémoires[113] les conférences que les membres du Directoire entretenaient en dehors des Conseils avec certains parlementaires, et qui lui permettaient de discuter des affaires en cours et d’orienter l’action législative des Conseils. De même, aux États-Unis, Woodrow Wilson a pu faire état du « parlementarisme de couloirs[114] » qui régnait au Congrès.

Les États-Unis représentent aujourd’hui le dernier régime dans lequel l’absence de droit d’entrée et de parole au profit des membres de l’Exécutif peut s’analyser comme une application de cette séparation physique des pouvoirs. Dans le cadre du développement du paradigme parlementaire, qui a pris son essor au début du xixe siècle et est aujourd’hui dominant, le principe explicatif de l’absence de droit d’entrée de parole a accusé un déplacement. Dès lors que ce droit est devenu consubstantiel de la responsabilité politique des ministres, son absence apparaît comme l’expression de l’irresponsabilité du chef de l’État.

 

Nicolas Thiébaut

Chercheur post-doctoral au cnrs (Institut des sciences sociales du politique, umr 7220 : cnrs, ens Paris-Saclay, Université Paris Nanterre).

 

Pour citer cet article :
Nicolas Thiébaut «La séparation « physique » des pouvoirs sous les régimes préparlementaires », Jus Politicum, n° 25 [https://www.juspoliticum.com/article/La-separation-physique-des-pouvoirs-sous-les-regimes-preparlementaires-1358.html]