Le concept de dissolution, l’histoire des dissolutions de la Chambre des députés du Luxembourg et la coutume (Première partie)

Thèmes : Mandat politique - Dissolution - Luxembourg - Hart (H.L.A.) - Règle de reconnaissance - Coutume constitutionnelle

Grâce à  l’étude des matériaux parfois insolites du droit constitutionnel luxembourgeois, droit peu connu en-dehors des frontières de cet État, cet article invite à  renouveler l’analyse scientifique de deux concepts-clés du droit constitutionnel : celui de dissolution du parlement et de coutume constitutionnelle. Suite à  l’allégation, en 2013, par le Conseil d’État luxembourgeois, de l’existence d’une « coutume constitutionnelle » relative à  la dissolution, la présente étude s’interroge non seulement sur le sens possible de cette formule ambiguë (en distinguant entre un sens fort et un sens faible de « coutume constitutionnelle »), mais aussi — ce qui est plus rarement fait — sur le fondement normatif qui puisse autoriser un acteur juridique à  émettre une telle allégation. La recherche d’une norme « supérieure », fondant la coutume, explore quatre perspectives, parmi lesquelles il y a lieu de souligner le concept de « rule of recognition » défini par Hart. La controverse de 2013 a également mis en exergue le caractère faussement évident du concept de « dissolution ». Ses angles morts et incertitudes se révèlent une fois que l’on essaie de l’appliquer à  la pratique, ici à  la pratique historique du Luxembourg. Ainsi, une « dissolution de plein droit » est-elle, au sens strict du terme, une dissolution ? En quoi celle-ci se distingue-t-elle de la fin usuelle des mandats qu’est l’échéance du terme ? La cessation des mandats parlementaires peut-elle être due à  deux causes juridiques : dissolution et échéance ? La distinction entre terme précis et terme imprécis, connue en droit privé, est-elle également opératoire en droit constitutionnel ? Est dégagée ainsi, au fil de l’analyse des cas originaux observables dans l’histoire luxembourgeoise, une vision théorique plus fine des divers types de fin collective des mandats parlementaires.

L’histoire du droit constitutionnel luxembourgeois est un champ de savoir assez mal exploré. Si certains pans sont connus en profondeur, d’autres ne le sont que superficiellement. Pour d’autres encore, tout quadrillage reste à  faire. Ces pans inexplorés, obscurs, ne concernent pas seulement quelques détails ; ils ont trait parfois à  des aspects cruciaux de l’organisation de l’État luxembourgeois. Qu’il suffise ici de rappeler brièvement l’exemple du Fürstenrecht (droit princier) dont l’existence et le contenu avaient longtemps disparu de la mémoire collective, profane et savante[1]. Les insuffisances du savoir historique en matière de droit constitutionnel ont aussi été mises à  nu lors des multiples rebondissements de la crise politique qu’a traversée le Luxembourg en 2013. Lorsque se sont posées des questions délicates quant à  l’avenir politique du pays — les motions de censure déposées contre le ministre des finances Luc Frieden (présenté alors comme l’héritier présomptif au poste de premier ministre)[2], l’engagement de la responsabilité du premier ministre Jean-Claude Juncker lui-même[3], l’appel à  des élections anticipées par la voie éventuelle d’une autodissolution de la Chambre des députés, la dissolution effective de la Chambre des députés en vertu d’un arrêté grand-ducal de dissolution « à  effet différé »[4], la nomination, au lendemain des élections anticipées du 20 octobre 2013, d’abord d’un informateur (et non d’un formateur) en la personne du président de la Cour administrative Georges Ravarani[5], la création d’une coalition à  trois partis[6], etc. —, à  chaque fois l’opinion publique s’est interrogée, non sans raison, sur l’existence de précédents dans le passé, dans son passé. Le retour en arrière est, avec le regard au-delà  des frontières (le recours au droit comparé), une façon pour le citoyen de « recadrer » un événement abrupt, potentiellement inquiétant, qui surgit sur scène. Quel sens faut-il lui donner ? Comment réagir ?

Les enjeux de la problématique

Ce ressourcement dans son propre passé a quelque chose d’existentiel, et c’est ce qui fait que les problèmes actuels du Luxembourg avec son histoire, sa mémoire collective, sont aussi, à  des degrés variables, d’ordre existentiel. Ce dernier mot peut être compris de diverses façons.

Connaître son passé, connaître les problèmes et aussi (et surtout) les solutions d’antan permet de mieux faire face aux défis actuels. C’est un gain de temps : il n’est pas nécessaire de réinventer la roue. Le savoir historique sert de boîte à  outils pour gérer les problèmes actuels. Le retour en arrière, aux « racines », a aussi une dimension socio-psychologique. Les problèmes « nouveaux », s’ils se sont déjà  présentés dans le passé, perdent en partie leur aspect inquiétant. La crise, de prime abord dérangeante, voire angoissante — on sort de l’ordinaire —, est recadrée, ramenée au statut d’un phénomène connu, catalogué, ordonné, presque ordinaire, dont l’issue est (presque) prévisible. Cet usage de la science historique en tant que « calmant » ou « anxiolytique social » peut ne pas intéresser le juriste. En revanche, il en va autrement lorsqu’un pays, et c’est le cas du Luxembourg actuellement, entend réformer sa Constitution. Si l’on tourne une page, il vaut mieux l’avoir lue. Refaire la Constitution suppose, entre autres, de connaître le présent et le passé du pays. Or, depuis la controverse autour de la dissolution de 2013, tout le monde a pris brutalement conscience qu’il était urgent de revoir le mécanisme de la dissolution de la Chambre des députés, un point qui, jusqu’alors, n’avait pas du tout été abordé dans la proposition de révision de la Constitution n°6030. Celle-ci s’était contentée de reprendre tel quel l’actuel énoncé de l’article 74 de la Constitution de 1868[7].

Enfin, le caractère existentiel de cette crise prend une dimension juridique particulièrement prégnante lorsque, comme c’est le cas avec l’avis du Conseil d’État du 18 juillet 2013[8], il est allégué que la coutume ferait partie des sources du droit constitutionnel luxembourgeois et qu’elle pourrait même déroger aux normes consacrées dans le texte de la Constitution. Si la connaissance déficiente de l’histoire constitutionnelle par les juristes peut, à  la limite, être excusée lorsque, selon le système des sources en place, le droit est censé se trouver dans les textes et dans l’interprétation de ces textes, il est pour le moins paradoxal d’ériger la coutume en source du droit, en l’absence d’une mémoire historique savante qui puisse prétendre à  l’objectivité. Or, le Conseil d’État a argué d’une coutume en matière de dissolution de la Chambre des députés, alors même que l’histoire des dissolutions de la Chambre des députés luxembourgeoise est une zone blanche sur la carte de l’historiographe. Dès lors, affirmer l’existence d’une coutume en l’absence de tout savoir historique scientifiquement validé revient à  une opération juridique aléatoire qui n’est pas sans dangers. Celui qui, sans base solide, argue de l’existence d’un usage traditionnel, et même d’une coutume – l’un n’est pas un synonyme de l’autre —, risque à  tout le moins de provoquer des débats infinis sur l’existence, ou non, de cette « coutume ». Là  où le droit est censé pacifier les relations sociales et résoudre la crise, l’invocation de la coutume ne fait qu’aggraver celle-ci, en y ajoutant un nouveau foyer de controverses. Au pire, l’acteur invoquant une coutume risque de se voir accuser d’usurpation : loin d’avoir découvert une coutume, il aurait lui-même créé celle-ci de toutes pièces.

La complexité et richesse de la problématique

Lorsqu’on aborde l’histoire des dissolutions du parlement luxembourgeois (Chambre des députés, auparavant : Assemblée des états)[9], le premier constat qui s’impose est la virginité du terrain d’étude. Au Luxembourg, ni les juristes ni les historiens, ni les savants ni les praticiens ne se sont intéressés à  ce sujet[10]. Le silence est souvent total. Il n’existe pas même un premier quadrillage, avec une simple liste des dissolutions. Certes, deux scientifiques étrangers ont essayé dans le passé d’établir une telle liste, mais celle-ci est datée et incomplète[11]. En outre, ces deux auteurs n’ont pas étudié ce champ sous l’angle de l’existence d’une éventuelle coutume. Quant à  la liste des dates et événements fournie par le Conseil d’État dans son avis du 18 juillet 2013 (lire §§ 13-19), cette liste est peu claire, voire, en partie, inexacte. Certains événements cités n’ont aucun rapport avec une quelconque dissolution ; d’autres faits liés effectivement à  une dissolution n’y sont pas évoqués.

Il faut donc commencer par recueillir les premières données. Combien de dissolutions y a-t-il eu au Luxembourg depuis 1841 — par facilité, je prends ce point de départ même si, stricto sensu, l’histoire constitutionnelle moderne du Luxembourg commence dès 1815, sous l’empire de la Loi fondamentale néerlandaise[12] — jusqu’à  la récente dissolution du 20 octobre 2013 ? À quelle date, et selon quelles règles juridiques, ces dissolutions ont-elles eu lieu ? Parmi ces règles, existe-t-il éventuellement des règles coutumières ? C’est là  que surgit la complexité du sujet, à  un degré que l’on n’aurait point imaginé a priori.

Le caractère redoutable de la problématique a trait d’abord aux difficultés d’accès à  la réalité du droit de l’époque, à  supposer d’ailleurs que celle-ci puisse encore être reconstituée à  partir des traces dont nous disposons. Le droit ne se réduit pas seulement à  des textes, aux textes des normes du droit positif qui, eux, pour l’essentiel, sont archivés, publiés et connaissables. Ces textes se situent dans un certain contexte : ils se situent au sein d’un univers intellectuel — l’univers intellectuel des juristes — qui est fait de constructions, d’images, de montages, de concepts, de modes de raisonnement, de « valeurs ambiantes », tout ce que d’aucuns essaient de résumer sous les formules de la « mentalité des juristes », de leurs « précompréhensions » ou de la « culture juridique[13] ». Cette structuration de l’esprit des juristes influe, en amont, sur la conception (i. e. la rédaction) et, en aval, sur la compréhension (l’interprétation) des textes juridiques. Or ces univers ne se laissent pas toujours reconstruire à  partir du simple résultat définitif (le texte de la norme), surtout si ce texte est peu prolixe, voire confus sur ses propres fondements, sa propre nature. En général, l’historien du droit peut accéder à  ce contexte à  travers les traces laissées soit par les juristes-acteurs de l’époque (débats, mémoires, témoignages, lettres, etc.), soit par les juristes-observateurs de l’époque (ici est pointé le rôle crucial de la doctrine, de la science juridique). Or, au Luxembourg, dans le passé, il n’y a pas eu de façon systématique une science juridique. Celle-ci est lacunaire. Sur le sujet des dissolutions, elle est même totalement absente. C’est ce qui explique que la présente contribution a la force — et la faiblesse — d’une première exploration. Nonobstant ces difficultés, la recherche a pu toutefois déboucher sur des découvertes parfois surprenantes. S’il n’en faudrait citer qu’une seule, il y a lieu de mentionner la découverte d’une autodissolution décidée, en 1919, par la Chambre des députés, un fait historique totalement ignoré de nos jours.

Au-delà  de cette première difficulté (le passé peut-il être reconstitué ?), le caractère redoutable de la problématique réside aussi, et même surtout dans les pièges de la grille d’analyse appliquée au passé. Que veut dire « dissolution » ? Puisqu’il nous faut débusquer, identifier et compter (avec précision !) à  la fois les mécanismes de dissolution du parlement luxembourgeois (les normes générales instituant un pouvoir de dissolution, à  l’instar de l’actuel article 74 Const.) et leurs usages effectifs (les normes particulières de dissolution : les divers arrêtés grand-ducaux de dissolution, par exemple), il nous faut un critère certain, un concept clair de l’objet à  chercher (« dissolution du parlement »). Cette dernière expression paraît si familière que, souvent, on ne se pose pas même la question de sa définition, ou l’on se contente d’une définition superficielle. Pourtant, à  ce sujet, l’historien du droit constitutionnel luxembourgeois est confronté à  de délicats problèmes de délimitation. Dans sa recherche, il ne peut se laisser guider par le simple mot « dissolution », au risque de délimiter de façon biaisée son objet d’étude. Tantôt il arrive en effet que le terme « dissolution » soit présent dans les textes du droit positif luxembourgeois ou sous la plume des juristes luxembourgeois, alors que, en vérité, il est impropre en l’espèce. Tantôt, au contraire, le terme est absent du droit positif et du discours des juristes, alors qu’en vérité, il devrait être présent.

Pour donner un petit avant-goût de ces difficultés, il suffit de citer l’ancien article 114 de la Constitution de 1868 (d’avant la réforme de 2003), qui évoquait une « dissolution de plein droit »[14]. L’observateur scientifique du droit se doit-il de reprendre cette auto-qualification ? Le mot reflète-t-il la chose ? Ce syntagme, composé du terme « dissolution » et de la formule « de plein droit », reflète-t-il fidèlement la nature de la construction intellectuelle sous-jacente ? La question est cruciale car si la « dissolution de plein droit » est une dissolution — il sera démontré que c’est faux —, la majorité des dissolutions du parlement luxembourgeois seraient des « dissolutions de plein droit ». La question de la pertinence de l’expression « dissolution de plein droit » n’est pas seulement une question du passé, l’ancien article 114 ayant été abrogé en 2003. Elle se pose encore de nos jours, quoique de façon très marginale, à  propos de l’article 7 alinéa 2 de la Constitution de 1868 : « En cas de vacance du trône [au moment du décès ou de l’abdication du monarque régnant, la dynastie est éteinte], la Chambre pourvoit provisoirement à  la régence [elle désigne un chef de l’État provisoire]. — Une nouvelle Chambre convoquée en nombre double dans le délai de trente jours, pourvoit définitivement à  la vacance » [elle désigne le chef de l’État définitif qui, à  cause du caractère monarchique de l’État luxembourgeois, deviendra le fondateur ou la fondatrice d’une nouvelle dynastie[15]]. C’est de manière seulement allusive que l’article 7 Const. prévoit la cessation des mandats de tous les députés (« une nouvelle Chambre… »). Il ne précise ni le mode ni la date exacte de la cessation. Les mandats expirent-ils, une fois le régent désigné ? Le régent, chef de l’État provisoire, doit-il se servir de l’article 74 de la Constitution afin de dissoudre la Chambre des députés ? Ou la « dissolution » est-elle automatique, de plein droit ? Le régime de cet article, qui n’a d’ailleurs jamais été appliqué, reste en partie obscur. Si la doctrine contemporaine insiste, non sans raison, sur les problèmes insolubles de délais soulevés par cet article[16], elle ignore toutes les autres questions relatives notamment à  la cessation de la Chambre des députés en place et à  la cessation de la Chambre spéciale qui serait à  élire[17]. Si l’on se réfère à  l’interprétation retenue au XIXe siècle par Paul Eyschen[18], et que semble encore reprendre Pierre Majerus[19], mais qui n’est plus mentionnée ni dans le manuel de Paul Schmit, ni dans le commentaire de la Constitution du Conseil d’État[20], l’article 7 opère une « dissolution de plein droit ». Eyschen semble retenir cette lecture eu égard aux délais serrés qu’impose l’article 7 pour la désignation d’une nouvelle Chambre. Il se peut aussi qu’il y ait eu, chez lui ou chez Majerus, une influence de la doctrine belge qui, confrontée à  une disposition analogue[21], a toujours retenu l’idée, non mentionnée non plus dans l’énoncé constitutionnel belge, d’une « dissolution de plein droit »[22]. Or, même à  admettre le fond de la réponse d’Eyschen — aucun arrêté de dissolution n’est nécessaire de la part du grand-duc —, est-il bien judicieux de parler à  ce propos d’une « dissolution de plein droit » ? Ne serait-ce pas un oxymore que, à  juste titre, le rédacteur de l’article 7 n’a pas retenu ? Ne vaudrait-il pas mieux parler d’un cas « d’expiration extraordinaire » des mandats parlementaires ?

Les difficultés de délimitation de l’objet « dissolution » ne s’arrêtent pas à  l’ancien article 114 et à  l’actuel article 7 Const. Il y a d’autres cas problématiques. Lorsque, par exemple, il est question de la dissolution au sens de l’actuel article 74 Const., faut-il mentionner, ou non – dans son avis du 18 juillet 2013, le Conseil d’État n’en a pas fait état –, ces deux actes curieux que sont les arrêtés grand-ducaux portant « dissolution de la Chambre des députés » du 4 juin 2004 et du 19 mai 2009[23] ? La plupart des acteurs et observateurs, en 2004 et 2009, étaient convaincus que ces élections trouvaient leur origine dans l’échéance du terme ordinaire de cinq ans. Pourtant, au Mémorial, figurent deux actes se qualifiant expressis verbis de normes particulières de « dissolution ». Cela soulève encore une autre question qui se rencontrera aussi à  propos de l’ancien article 114 Const. : la fin des mandats parlementaires peut-elle être due à  deux causes, à  deux dispositifs normatifs ? Autre problème de qualification : la « dissolution de la Chambre des députés » décidée en 1856 par le roi grand-duc Guillaume III dans le cadre de son coup d’État et la « Auflösung der luxemburgischen Abgeordnetenkammer » (litt : dissolution de la Chambre des députés luxembourgeoise) imposée en 1940 par le chef de l’administration civile, le Gauleiter Gustav Simon, dans le cadre de l’occupation nazie, constituent-elles des dissolutions au sens strict du terme, au sens où, habituellement, nous définissons ce mot ?

Car, s’il importe de mettre de l’ordre dans les mots, de faire un certain « nettoyage de la situation verbale » pour citer une formule chère à  Bentham[24], et d’opérer certaines disqualifications et requalifications, c’est uniquement par respect du sens central que nous tous, habituellement, attachons au mot « dissolution ». L’objectif de cette étude n’est pas d’imposer de l’extérieur un nouveau concept (restrictif ou extensif) du terme « dissolution ». Il s’agit simplement de prendre le sens central usuel du syntagme « dissolution du parlement » au sérieux et d’en tirer les conséquences logiques, à  savoir que ce vocable ne saurait être accolé à  un phénomène juridique qui ne remplit pas les critères de ce concept central. Cette opération de requalification s’impose d’autant plus s’il existe, dans l’outillage du juriste, un autre mot qui reflète parfaitement la nature de l’objet en question. Il s’agit d’appeler un chat un chat. Ce travail de requalification permettra ainsi de mieux cerner la réalité qui se cache derrière le mot « dissolution » lorsque celui-ci est utilisé à  mauvais escient. Tout le monde y gagnera – le citoyen avide de connaître la réalité des choses, le juriste avide d’un langage juridique précis et net –, même si cela implique que nous corrigions, à  certaines occasions, nos habitudes sémantiques reprises du passé.

Objet et trame de la démonstration

L’objet de cette étude est double. En premier lieu, il convient d’identifier l’intégralité des dissolutions qui ont eu lieu, au Luxembourg, au cours de son histoire constitutionnelle allant de 1841 jusqu’en 2013. Ce quadrillage du champ d’étude présuppose de disposer d’un concept clair et net de « dissolution ». Il faut en effet — ce qui n’est pas toujours si aisé en droit luxembourgeois — départager les cas relevant stricto sensu de la dissolution (et si oui, de quel type de dissolution, car il y en a plusieurs) et les cas relevant d’autres modes de cessation collective des mandats parlementaires. À cette fin, il conviendra d’affiner et d’approfondir les définitions du mot « dissolution » qui figurent habituellement dans la littérature scientifique (Ire partie).

Une fois le classement des divers cas de cessation effectué, il sera possible de se focaliser sur la catégorie particulière des dissolutions discrétionnaires de l’article 74 Const. et des articles analogues dans le passé. L’objet de ce second volet de la recherche consiste à  scruter de plus près les usages historiques de cette prérogative, afin de savoir si, lors de ces précédents au sens historique, s’est cristallisé un précédent au sens juridique, c’est-à -dire une coutume. Les usages anciens ont-ils acquis — dans l’esprit des acteurs d’antan — la qualité de coutume, de norme juridique ? Sur ce point, disons aussitôt qu’à  rebours de ce qu’affirme le Conseil d’État, aucune trace d’une éventuelle reconnaissance d’une coutume n’a pu être identifiée dans le passé. L’étude approfondie et systématique du passé permet de qualifier la piste de la coutume constitutionnelle d’impasse, de Holzweg : un chemin qui ne mène nulle part, un chemin qui, contrairement à  ce qui est allégué, ne mène ni à  la constatation de normes coutumières en matière de dissolution, ni même à  la découverte d’une source générale du droit que serait la coutume constitutionnelle.

La présente problématique pose en effet, de manière générale, la question de l’existence, dans le système juridique du Luxembourg, d’une source du droit intitulée « coutume constitutionnelle ». Le Conseil d’État, à  diverses occasions (mais non de façon systématique), en a affirmé l’existence. Or cette thèse, que l’on retrouve aussi sous la plume d’une minorité d’auteurs (Léon Metzler, Paul Schmit & Emmanuel Servais), soulève de sérieuses difficultés. Quel est le sens de l’expression « coutume constitutionnelle » ? Signifie-t-elle que la coutume a le même rang que le texte de la Constitution et qu’elle peut donc contredire (i.e. implicitement abroger) les normes véhiculées par le texte ? Ou cette expression a-t-elle un autre sens, moins fort (dans l’affirmative, lequel) ? En vertu de quoi – en vertu de quelle norme –, un acteur ou un auteur est-il habilité à  affirmer l’existence d’une source du droit, ici de la coutume constitutionnelle ? Sur ce point, crucial, les défenseurs de la coutume n’apportent pas de réponse satisfaisante, si déjà  ils abordent cette question. Or, si l’on approfondit de façon rigoureuse cette question, en se servant de l’outil de la « rule of recognition (règle de reconnaissance) » théorisé par Herbert Hart, il s’avère qu’en droit luxembourgeois, il n’existe point de coutume constitutionnelle, quel que soit le sens de cette expression ambiguë, ni en matière de dissolution, ni de manière générale. Le discours du Conseil d’État, sur ces deux registres, est dépourvu de tout fondement (IIe partie).

PREMIERE PARTIE

Le quadrillage du champ d’étude : Qu’est-ce qu’une dissolution ? Quelles ont été les diverses dissolutions au Luxembourg ?

Il nous faut une grille conceptuelle qui nous permette de qualifier et classer les divers cas de cessation collective des mandats parlementaires qui ont eu lieu dans l’histoire constitutionnelle luxembourgeoise (1841-2013). Pour y arriver, il conviendra de procéder en trois temps. Le point de départ sera la distinction habituelle entre, d’un côté, la dissolution et, de l’autre, l’expiration des mandats pour échéance du terme (A). Si cette première distinction est utile et importante, elle ne peut toutefois prétendre au rang de summa divisio. Pour qu’elle le soit, il faudrait qu’elle puisse embrasser l’ensemble des cas de cessation des mandats parlementaires observables, notamment dans l’histoire du Luxembourg. Or ce n’est pas le cas. L’étude de divers cas problématiques découverts dans l’histoire parlementaire du Luxembourg oblige à  revoir et à  affiner cette première grille (B). Au final, en appliquant cette grille d’analyse affinée, il est possible de brosser un tableau synthétique répertoriant l’intégralité des cas de cessation collective des mandats parlementaires au Luxembourg (C).

A - La dichotomie habituelle dissolution/échéance du terme

Il faut définir le sens de l’expression « dissolution de la Chambre des députés » en positif (ce qu’elle recouvre) et en négatif (ce qu’elle exclut)[25]. Toute définition d’un mot étant, comme l’a montré en linguistique Ferdinand de Saussure, le produit d’une convention sociale — convention qui peut évoluer dans le temps et l’espace —, il est nécessaire de préciser à  quelle convention sociale il est fait référence. La dissolution est, en effet, un mécanisme dont les origines remontent à  la période pré moderne de la monarchie féodale, et qui, au fil du temps, a subi de profondes transformations. Le même mot « dissolution » renvoie à  des réalités juridiques fort variées.

1° La cessation (collective) des mandats parlementaires

Il est tout à  fait usuel de parler de la « dissolution de la Chambre des députés ». Cette locution se trouve dans le langage profane, dans le droit positif[26] et même en science. Pourtant, cette locution si familière est imprécise. Prise à  la lettre, elle est même inexacte. Stricto sensu, au vu de la théorie moderne de l’État, la « Chambre des députés » ne peut être « dissoute ». Pour s’en rendre compte, il suffit d’approfondir le sens de chacun des deux termes. Le verbe « dissoudre » évoque d’habitude, notamment en chimie, l’idée de décomposition d’un organisme par la séparation de ses composantes, ce qui, au pire, débouche sur l’idée de destruction, d’annihilation[27]. En droit, en droit privé, on se sert de ce dernier sens du mot « dissolution » pour parler de la « dissolution d’un mariage » ou de la « dissolution d’une société commerciale »[28]. Or, en droit constitutionnel, si ce dernier sens de destruction / annihilation avait une raison d’être dans un passé très reculé, à  une époque où l’on assimilait la dissolution à  la « mort civile du parlement »[29], il est totalement impropre à  l’heure actuelle où, depuis la théorie de la personnalité morale de l’État, le parlement ne s’identifie pas (plus) aux personnes des députés, mais est conçu comme un organe. Or, il va de soi que l’organe d’État « Chambre des députés » ne peut être supprimé par le biais d’une simple dissolution. Comme l’indique de façon éloquente la section 10, al. 3, du New Zealand Constitution Act 1986 : « The House of Representatives shall be regarded as always in existence, notwithstanding that Parliament has been dissolved or has expired »[30]. Une simple dissolution ne peut entamer l’existence de l’organe[31]. Seule une révision de la Constitution peut faire disparaître l’organe, en abrogeant les normes instituant ce dernier.

En conséquence, ce qui est dissous (détruit) dans la dissolution, ce n’est pas l’organe « Chambre des députés », mais la totalité des mandats parlementaires attribués par voie de l’élection à  certains individus. Echappent à  la dissolution les mandats des éventuels membres nommés à  vie et des membres de droit d’une assemblée ; ils doivent leur mandat à  une certaine qualité qui, elle, n’est point affectée par la dissolution[32]. En langage correct, il faudrait donc parler, dans le cas luxembourgeois, de la « dissolution des mandats parlementaires des députés » et non de la « dissolution de la Chambre des députés ». L’idée véhiculée est que tous les individus qui, jusque-là , en vertu de l’élection, avaient la qualité de député, de membre de l’organe d’État « Chambre des députés », perdent collectivement, au même moment, cette qualité, sans que celle-ci ne passe à  d’autres individus (les députés ne sont pas remplacés dans leurs mandats par leurs remplaçants). Le mandat parlementaire n’est pas transféré d’un individu (le député sortant) à  un autre (son remplaçant) qui le poursuivrait. Le mandat est, définitivement, détruit. Tous les mandats sont détruits, à  la même date, par la norme particulière de dissolution. Dès lors, faute de députés, de titulaires physiques (en allemand « Organwalter »), l’organe « Chambre des députés » n’est plus opérationnel, effectif : entre la fin du mandat des députés sortants et le début du mandat des nouveaux députés se situe un écart, un laps de temps pendant lequel il n’existe aucun individu ayant qualité d’agir au nom de l’organe « Chambre des députés ».

Pour éviter cet inconvénient de ce que l’on appelle usuellement la « non-permanence du parlement », de plus en plus de constitutions prévoient que même en cas de dissolution le mandat des députés sortants ne cesse qu’au jour où débute le mandat de nouveaux députés[33]. Dès lors, il n’y a plus de moment de « vide », de « vacance », où le parlement n’est pas opérationnel. Le dispositif de la dissolution autorise certes d’avancer la date des élections, mais il n’autorise plus l’exécutif à  faire cesser immédiatement les mandats parlementaires et de provoquer ainsi ce temps de vacance. Dans le sillage de cette réforme profonde, certains constituants d’Europe du nord évitent même de se servir du terme « dissoudre » ou « dissolution ». Ils évoquent simplement « le droit de convoquer des élections anticipées » (solution danoise) ou, plus rarement, « le droit de convoquer des élections extraordinaires » (solution de la Suède)[34]. Il est vrai que, dans ce modèle, il manque un élément traditionnel de la dissolution : le droit de l’exécutif de faire cesser immédiatement (à  la date de sa convenance) les mandats parlementaires et de créer ainsi cette vacance plus ou moins longue. Ce mécanisme permettait autrefois aux rois de « se débarrasser » de leur parlement récalcitrant ou inutile, étant précisé qu’à  l’époque médiévale, les rois, après une dissolution, n’étaient point obligés de convoquer de nouvelles élections (ce temps sans parlement opérationnel pouvait ainsi durer des années, voire des décennies).

En tant que mode de cessation collective des mandats, la dissolution doit être distinguée de ce que certains appellent la « cessation individuelle » (la cessation d’un mandat individuel)[35]. Un individu qui jusque-là  avait la qualité de membre de l’organe parlementaire peut perdre ce titre pour des raisons qui ne sont pas collectives (affectant la catégorie ou classe des députés), mais qui sont propres à  sa personne. Les exemples sont multiples : invalidation de l’élection, décès[36], démission[37], la survenance en cours de mandat d’une inéligibilité ou d’une incompatibilité, la révocation par ses électeurs (le recall aux États-Unis et en Amérique latine), le changement de parti politique[38], l’absentéisme aux travaux du parlement[39], l’interdiction de son parti politique[40], etc. Parler dans ce contexte de « cessation du mandat » n’est toutefois pas entièrement exact. Lorsque, par exemple, un député décède, c’est l’individu qui décède. Son droit subjectif d’exercer le mandat parlementaire cesse, mais le mandat lui-même ne cesse pas, puisqu’il est transmis au remplaçant qui poursuit et finit le mandat. Il serait donc plus adéquat de parler dans ce type de situation de « déchéance », de la « perte du mandat », de la « perte de la qualité de membre du parlement »[41]. L’expression « cessation de mandat » devrait être réservée aux hypothèses où, véritablement, le mandat est en soi supprimé, ce qui est seulement le cas dans la cessation collective des mandats. Celle-ci vise l’ensemble des mandats parlementaires accordés par la voie de l’élection et a pour objet d’anéantir ceux-ci.

2° Deux modes de cessation collective [42] : dissolution versus terme (précis ou imprécis)

À l’heure actuelle, dans la plupart des pays européens à  l’exception notable de l’Autriche et, en partie, de l’Angleterre[43], l’expression « dissolution du parlement », « Parlamentsauflösung », « dissolution of Parliament », « disolución », « scioglimento delle camere », « Ontbinding van het parlement », etc. n’est point considérée comme un synonyme de « cessation collective des mandats ». La dissolution n’est qu’un type, qu’une catégorie de cessation collective. À l’inverse, lorsqu’on remonte aux premières origines du parlementarisme en Angleterre, le mot « dissolution » englobait tous les modes de cessation collective des mandats parlementaires : la mort du monarque (la convocation du parlement établit un lien intuitu personae entre le monarque et les membres de son conseil), le congé royal (la décision royale mettant fin à  la validité des mandats parlementaires, ce qu’on appelle de nos jours, au sens strict du terme, une dissolution), et, une fois que l’institution d’un terme précis fut établie (en Angleterre ce ne fut qu’en 1694), l’échéance du terme. Dans chacune de ces hypothèses, l’on disait que le parlement était « dissolved »[44]. À rebours de cet ancien usage sémantique englobant, ou totalisant — usage qui s’est maintenu en Autriche et, en partie, en Angleterre —, la littérature scientifique des autres pays d’Europe se réfère de nos jours généralement à  deux types de cessation collective des mandats qu’elle désigne par deux vocables distincts : d’une part, et en premier lieu, l’échéance du terme, considérée comme la cause de cessation la plus importante car la plus fréquente, et, d’autre part, en second lieu, la dissolution qui, historiquement, a certes précédé l’apparition du terme[45], mais qui, entre-temps, en termes quantitatifs, a perdu en importance.

Or comment distinguer ces deux expressions, ces deux cas de figure ? Le plus souvent, la distinction entre dissolution et échéance du terme est établie à  partir d’un critère chronologique : la dissolution est censée abréger les mandats parlementaires, elle intervient avant terme. Si ce critère chronologique est souvent pertinent, il ne l’est toutefois pas toujours. La définition de la dissolution en référence au terme présuppose l’existence de ce dernier. Cela va de soi de nos jours (encore qu’on verra, pour le Luxembourg, une exception rare durant la Deuxième Guerre mondiale où le terme a été aboli). Mais, cela ne vaut point pour la période initiale, médiévale, du parlementarisme. Pour cette période historique, en l’absence d’un terme, la définition du concept de dissolution devait nécessairement faire abstraction du critère chronologique. Il doit donc exister, plus profondément, un autre critère permettant d’identifier la dissolution. Cet autre critère, technique, existe effectivement, encore de nos jours, mais il passe souvent inaperçu. Si l’on fait abstraction du critère chronologique, ce qui différencie fondamentalement la dissolution de l’échéance du terme est que le premier mode de cessation présuppose l’existence d’un acte de volonté, d’une décision – un organe d’État prend une norme particulière dont l’objet direct et exclusif est de mettre fin à  tous les mandats –, alors que le second mode de cessation (l’échéance du terme) opère par voie d’expiration, expiration qui est déclenchée par la survenance d’un certain fait prédéterminé. Ce fait déclenche automatiquement la fin des mandats, sans qu’il y ait besoin d’un acte de volonté, donc d’une nouvelle norme.

a) Au cœur des règles de l’échéance du terme : la technique de l’expiration

Étudions d’abord le mode de cessation qu’est l’échéance du terme, mode de cessation le plus important de nos jours (en termes quantitatifs), mais qui, dans le passé le plus reculé, n’existait pas. En rapport avec le mandat parlementaire, le terme se présente le plus souvent sous la forme de ce que le droit privé (spécialement le droit du travail) appelle un terme « précis ». Le droit définit la date future précise à  laquelle les mandats parlementaires cesseront. En droit anglais, le Meeting of Parliament Act de 1694 (section 3), qui introduisait pour la première fois un terme, avait fixé celui-ci à  trois ans, avant qu’il ne fut allongé à  sept ans par le Septennial Act de 1715, puis ramené à  cinq ans par le Parliament Act de 1911 (durée de cinq ans maintenu par le récent Fixed-term Parliaments Act 2011). En droit luxembourgeois, de 1841 jusqu’en 1956, la durée normale d’un mandat parlementaire était de six ans, avec renouvellement de la moitié des mandats tous les trois ans. À partir de la réforme, en 1956, de l’article 56 de la Constitution de 1868, la durée de validité du mandat parlementaire a été raccourcie à  cinq ans et le système du renouvellement partiel de la Chambre, par moitié, a été aboli. À noter aussi : dans le cas d’une éventuelle prolongation du mandat – si celle-ci maintient 1. l’idée d’un mandat à  durée déterminée et 2. l’idée d’un terme précis –, le terme précis initial est remplacé par un terme précis nouveau. Le terme précis est simplement décalé, déplacé[46].

Une question qui est rarement soulevée en droit public est de savoir si le terme d’un mandat parlementaire peut également se présenter sous la forme d’un terme « imprécis », à  l’instar de ce qui est observable en droit privé. En droit du travail, un contrat à  durée déterminée est un contrat pourvu soit d’un terme « précis », soit d’un terme « imprécis »[47]. Dans la dernière hypothèse, le droit définit l’identité d’un événement futur et certain dont la survenance, à  une date non définissable d’avance, entraîne la fin de la relation contractuelle. Ce fait futur et certain peut consister, par exemple, dans l’achèvement de la mission. Ce critère est plus délicat à  mettre en œuvre, mais il n’est pas moins présent en droit privé, spécialement en droit du travail[48]. Qu’en est-il en droit public, en ce qui concerne les mandats parlementaires ? La littérature de droit constitutionnel ignore ce cas de figure[49]. Serait-il totalement absent en droit positif ? Ce serait une conclusion un peu hâtive, au moins au regard du droit luxembourgeois. Il y a eu, en effet, en droit luxembourgeois un cas rare, jamais étudié jusqu’ici, de terme imprécis. Il s’agit du mandat des membres de l’Assemblée des états constituante élue en 1848 ; leur mandat était délimité dans le temps par un terme imprécis[50].

Dans les deux types de situation, qu’il s’agisse d’un mandat parlementaire à  durée déterminée avec un terme précis ou d’un mandat parlementaire à  durée déterminée avec un terme imprécis, le mode de cessation impliqué est à  chaque fois le même : les mandats expirent. Qu’est-ce que cela signifie ?[51] Leur validité cesse « d’elle-même », elle « s’éteint ». En termes juridiques plus précis : dans le cas de l’expiration, une norme générale attache à  la survenance d’un fait futur (l’arrivée d’une date précise ou d’un événement précis) l’effet de l’extinction automatique, « mécanique », de plein droit, du mandat, sans qu’aucun organe de l’État n’ait besoin d’intervenir, c’est-à -dire de produire une norme. C’est une fin automatique, prédéterminée : le cadre normatif est fixé, il suffit d’attendre tel fait pour que, en vertu de la norme générale fixée d’avance, les mandats cessent. En présence de tel fait, tous les acteurs concernés (organes d’État, citoyens) ne doivent plus attribuer la qualité de « député » aux individus qui, jusque-là , en étaient investis. Il se peut qu’il y ait un acte formel d’une autorité de l’État, à  l’instar de l’acte de convocation des électeurs, qui constate la survenance de ce fait et les conséquences qui en découlent (la cessation des mandats). Mais cet acte ne fait que constater l’expiration ; il ne la « déclenche » pas, il ne la décide pas (il fixe, tout au plus, d’autres aspects relatifs par exemple aux modalités des nouvelles élections, si une norme doit être prise à  ce sujet). En ce qui concerne la cessation des mandats, l’acte n’a qu’une valeur informative à  destination du grand public. Son absence n’empêcherait pas l’expiration d’avoir lieu car le terme survient par le simple écoulement du temps imparti, sans aucun formalisme. Nul n’a besoin de l’énoncer ; il suffit que, sur d’autres points, par la suite, chaque organe d’État agisse en conséquence.

b) Au cœur des règles de dissolution : la technique de la cessation volontaire

Après l’expiration, il convient d’analyser les cas où le mandat est volontairement abrégé ou, en des termes plus neutres — car le verbe « abréger », renvoyant au critère chronologique, risque d’être trop restrictif — « arrêté ». À la fin mécanique, automatique, du mandat parlementaire qu’est l’expiration s’oppose la fin qui est le fruit d’un acte de volonté, d’une décision plus ou moins discrétionnaire qui se traduit, en droit, par l’émission d’une norme particulière de cessation des mandats (ex. l’arrêté grand-ducal de dissolution de la Chambre des députés). Comme l’écrit fort justement Marcel Prélot : « La dissolution est le renouvellement anticipé de l’ensemble des députés à  raison d’une décision émanant du pouvoir exécutif, du corps électoral ou parfois même de l’Assemblée »[52]. La dissolution présuppose une décision. D’ailleurs, le mot même « dissolution » renvoie habituellement à  la décision particulière de dissolution (tel arrêté grand-ducal de dissolution), et non au dispositif général de dissolution (au Luxembourg : art. 74 Const.). De nos jours, dans la plupart des pays, le sens central de la locution « dissolution du parlement » est illustré par des mécanismes du type de l’article 74 de la Constitution luxembourgeoise de 1868, de l’article 12 de la Constitution française de 1958, de l’article 46 de la Constitution belge, de l’article 68 du Grundgesetz allemand, etc. Or, au cœur de ces mécanismes se situe une décision, la norme particulière de dissolution. En droit luxembourgeois, la décision de dissolution est usuellement écrite ; elle prend la forme d’un « arrêté grand-ducal portant dissolution de la Chambre des députés » (l’aspect écrit, ou non écrit, de la décision de dissolution sera examiné ultérieurement).

Des usages contemporains concordants de la locution « dissolution du parlement » dans les divers pays d’Europe (hors le cas spécial de l’Autriche) se laisse dégager, par voie de synthèse, une définition générale de la « dissolution », c’est-à -dire une définition relevant de la théorie générale du droit constitutionnel. Le consensus conceptuel se situe à  cinq niveaux :

1. Le mot « dissolution » renvoie à  un phénomène normatif, à  des normes. Le plus souvent, par « dissolution », est désignée la norme particulière de dissolution (ex. la dissolution de la Chambre des députés luxembourgeoise décidée par arrêté grand-ducal du 10 novembre 1915), et non la norme générale, le dispositif général qui autorise cette décision (au Luxembourg : l’article 74 Const. 1868). Mais l’opération de dissolution présuppose dans tout système juridique l’action de deux normes : la norme particulière (appelée aussi « la décision de dissolution ») et la norme générale qui fonde/autorise celle-là . La norme générale est désignée d’habitude sous le syntagme « le droit de dissolution », la « prérogative de dissolution », le « pouvoir de dissolution ». Je propose aussi de l’appeler le « dispositif général de dissolution ». En ce qui concerne la norme particulière de dissolution (la « décision »), elle est le fruit d’un acte de volonté d’un ou plusieurs titulaire(s) physique(s) d’un organe d’État (Organwalter ou Organträger). D’où la qualification de la dissolution comme un mode de cessation volontaire.

2. La dissolution désigne un mode de cessation visant l’intégralité des mandats parlementaires attribués en vertu du critère de l’élection, à  l’exception des mandats des membres de droit ou des membres nommés à  vie.

3. Le dispositif général de dissolution autorise une instance à  faire cesser la totalité des mandats parlementaires avant l’échéance du terme, s’il existe un terme, ce qui est généralement le cas dans les droits positifs actuels. Un point doit être souligné et clarifié, car il passe souvent inaperçu. Au Luxembourg, le grand-duc peut dissoudre avant l’échéance du terme, mais il ne lui est pas interdit de dissoudre à  la date où le terme vient à  échéance. L’antériorité est autorisée par le droit positif, elle n’est pas une obligation. Dès lors, il se peut en droit positif luxembourgeois, aussi absurde que cela puisse apparaître à  première vue, qu’une dissolution soit décidée de telle façon à  ce que la date de la fin du mandat ainsi provoquée coïncide avec la date de l’échéance normale du terme. Le caractère anticipé de la dissolution est certes, dans la quasi-totalité des cas, le but politique visé par ce mécanisme ; la poursuite de ce but est autorisée en droit par tous les dispositifs de dissolution, mais, dans la plupart des systèmes juridiques, le droit positif n’en fait pas une condition de validité de la norme particulière de dissolution[53].

4. Par « dissolution » est désignée, de nos jours, une opération juridique à  double facette. Son objet est double, alors qu’autrefois, à  l’époque de la monarchie médiévale et absolue, il était simple. L’opération appelée de nos jours « dissolution » comporte non seulement une facette destructive (la cessation des mandats), mais aussi une facette constructive (l’obligation de faire désigner de nouveaux députés par le biais d’élections générales anticipées, extraordinaires). « La dissolution — écrit Jacques Velu — est nécessairement liée à  des élections générales. L’acte par lequel une autorité prononcerait la fin d’une assemblée élective sans organiser des élections générales dans les quarante jours ou sans convoquer une nouvelle Chambre dans les deux mois, ne serait pas à  proprement parler une dissolution mais une abolition de cette assemblée »[54]. Ce que Velu a écrit en référence au droit belge peut être étendu à  tous les pays démocratiques. La dissolution se traduit ainsi par deux normes particulières intimement liées (la validité de l’une est liée à  la validité de l’autre) : une première norme particulière fait cesser les mandats, une seconde norme particulière convoque les électeurs pour des élections générales extraordinaires (« anticipées »). Parfois, le droit positif exige même que les deux normes soient réunies dans le même instrument, qu’elles soient prises de façon concomitante dans le même texte[55]. Sur ce point, le mot « dissolution » a subi un changement radical de sens car, d’antan, au tout début de l’existence des parlements, les règles relatives à  la prérogative royale de dissolution n’obligeaient nullement le monarque à  organiser des élections, ni immédiatement, ni à  court terme[56]. La dissolution n’avait qu’une seule facette.

5. Divers organes d’État peuvent être l’auteur de la décision particulière de dissolution[57]. Traditionnellement, la dissolution est une prérogative réservée au monarque, au chef de l’État ou, plus généralement, à  l’exécutif. Récemment encore, Francis Delpérée[58] a insisté sur l’idée que la dissolution a pour particularité d’être un « renvoi », et non une « révocation ». La dissolution permettrait non pas à  ceux qui ont désigné les élus (les électeurs), mais à  une tierce personne (le chef de l’État et/ou le gouvernement) d’interrompre le mandat des parlementaires. Si on retenait ce critère traditionnel, il serait incohérent de parler d’autodissolution du parlement ou de dissolution décidée par le peuple (ce que l’on appelle, pour l’instant, tantôt « recall », tantôt « Abberufung des Parlaments », tantôt « révocation des élus »). Or, sur ce point, il faut noter que les conventions sémantiques au sein des droits positifs des démocraties et, partant, au sein de la théorie générale du droit constitutionnel évoluent. La définition fournie par F. Delpérée vaut pour la dogmatique du droit belge ; c’est une définition particulière, mais non une définition de théorie générale du droit constitutionnel. Il est de plus en plus admis dans les diverses démocraties occidentales qu’une dissolution peut être le résultat d’une décision prise par les parlementaires : on parle alors « d’autodissolution du parlement », de « Selbstauflösungsrecht des Parlaments », de « autoscioglimento delle assemblee », etc. Comme le note Armel Le Divellec, « contrairement à  l’idée reçue, le droit de dissolution n’est pas réductible à  une ‘arme’ du pouvoir exécutif à  l’encontre du pouvoir délibérant (…) »[59]. En écartant le critère organique de l’exécutif, l’usage sémantique actuel élargit le champ du mot « dissolution » non seulement à  l’hypothèse de l’autodissolution parlementaire, mais aussi – ce qui est moins présent à  l’esprit des observateurs – à  la procédure de révocation populaire lorsque celle-ci vise l’ensemble des mandats des députés (aux USA, à  l’inverse de la Suisse, le mécanisme de la révocation populaire peut aussi ne viser qu’un seul parlementaire) et a pour effet de déclencher de nouvelles élections. Car, dans ce cas, la décision populaire de révocation est : 1. une norme ; 2. un mode de cessation volontaire qui vise l’intégralité des membres élus d’une assemblée ; 3. une fin qui peut être anticipée ; 4. un mode de fin qui oblige, en outre, à  organiser de nouvelles élections. Ergo, ce phénomène est à  ranger sous la rubrique des « dissolutions ».

B - L’affinage de la summa divisio à  partir de et dans les cas problématiques du droit luxembourgeois

Pour l’instant, la grille d’analyse disponible est la distinction entre, d’un côté, la dissolution et, de l’autre côté, l’échéance du terme. Or, dès qu’on essaie de subsumer la réalité historique luxembourgeoise sous cette grille, des difficultés surgissent. La grille s’avère trop étroite pour embrasser l’éventail des situations réelles.

Quels sont ces cas difficiles ? La première difficulté surgit à  propos de la soi-disant « dissolution de plein droit » : de quel côté faut-il ranger ce type d’opération juridique ? Est-ce une dissolution, comme l’indique la dénomination, ou un cas d’expiration à  l’instar de l’échéance du terme ? A la lumière de la définition dégagée du mot « dissolution », la formule « dissolution de plein droit » s’avère inexacte, car elle ne reflète pas la nature de l’opération juridique en cause. Il ne s’agit pas d’une dissolution, mais, au contraire, d’un type d’expiration (1). Autre cas à  classer/reclasser : les soi-disant « dissolutions » de 1856 et de 1940. Ce qui est en cause dans l’action du roi grand-duc Guillaume III et du Gauleiter Gustav Simon n’est pas une dissolution, mais une abolition pure et simple de l’organe « Chambre des députés » (2). À l’inverse, l’étude de la cessation des mandats des députés en 1919 oblige à  introduire un nouveau type de dissolution — l’autodissolution — dont l’existence n’a jamais été évoquée pour l’instant dans la doctrine de droit constitutionnel luxembourgeois (3). Du côté de l’échéance du terme, l’examen des matériaux historiques luxembourgeois amène aussi à  une vision plus fine de cette catégorie : l’étude de la cessation des mandats des membres de l’Assemblée des états spéciale élue en nombre double en 1848 fait apparaître l’existence d’un rare cas de mandat à  terme imprécis (4). Enfin, l’exemple très complexe de la cessation, en 1945, des mandats des députés élus en 1934/1937 fait apparaître l’existence non seulement, à  titre exceptionnel, d’un mandat parlementaire à  durée indéterminée, sans terme, mais aussi d’un dispositif de dissolution spécial, distinct du dispositif ordinaire de l’article 74 Const. (5).

1° L’objet mal nommé de la « dissolution de plein droit » (ancien art. 114, art. 7 Const. 1868) : un type d’expiration

Le premier cas litigieux a trait à  la « dissolution de plein droit » prévue d’antan dans le cadre d’une révision de la Constitution et, selon une certaine analyse doctrinale, dans le cadre de l’article 7 Const. (vacance du trône). Le procédé de la « dissolution de plein droit » est très ancien. Il remonte à  la Constitution de 1848 qui, sur ce point, s’inspirait de la Constitution belge de 1831[60]. À partir de la Constitution de 1848 et jusqu’à  la réforme de 2003[61] — avec une brève parenthèse sous la Constitution de 1856[62] —, la procédure de révision prévoyait l’intervention de ce que le texte lui-même, inspiré du modèle belge, appelait une « dissolution de plein droit » (cf. art. 118 Const. 1848[63] ; art. 114 Const. 1868[64] ; en Belgique : art. 131 Const. de 1831 version originale ; aujourd’hui encore art. 195 Const. belge). À propos de cette procédure, deux questions méritent d’être analysées. D’une part, s’agit-il d’une « dissolution » ? (a) D’autre part, comment cerner ce phénomène étrange et complexe qui est que, au Luxembourg, à  de nombreuses reprises dans le passé, les mandats parlementaires ont cessé pour deux motifs juridiques : l’expiration ordinaire du mandat à  laquelle s’est ajoutée une « dissolution de plein droit » ? (b)

a) Ni dissolution grand-ducale, ni autodissolution, ni dissolution d’un autre genre

La « dissolution de plein droit » (d’aucuns parlent aussi de « dissolution automatique ») est-elle une dissolution ? L’ensemble des auteurs, au Luxembourg, en Belgique et ailleurs[65], semblent en être convaincus puisque nul n’a jamais soulevé cette question. Pourtant, le doute est permis. Car, au fond, de quoi s’agit-il ? Pour se faire une idée exacte de l’identité de l’opération juridique en cause, il est utile de focaliser son regard sur les quelques rares exemples dans l’histoire du Luxembourg où la procédure de l’ancien article 114 Const. a été appliquée « à  l’état pur », c’est-à -dire de façon exclusive, sans être « polluée » par l’application concomitante d’une autre règle de cessation des mandats parlementaires. Comme l’on verra (voir infra b), l’article 114 Const. a été appliqué très souvent dans un contexte où les (des) mandats parlementaires venaient déjà  à  expirer pour cause d’échéance du terme (art. 56 Const.). Ce phénomène d’interaction de deux régimes juridiques de cessation des mandats ne permet pas toujours de faire la part des choses : les effets de l’article 56 et de l’article 114 s’imbriquent, se cumulent d’une façon qu’il n’est aisé ni de cerner ni de décortiquer. Comment d’ailleurs en parler ? À travers quel mot (« interaction » ? « cumul » ? ou quelque autre terme ?) est-il possible de désigner la nature de ce phénomène complexe ? Dans l’histoire luxembourgeoise, il n’y a eu que deux cas dans lesquels l’article 114 Const. a été appliqué de manière exclusive : en 1918 (élections du 28 juillet 1918[66]) et en 1968 (élections du 15 décembre 1968).

Dans les deux cas, le grand-duc n’a point signé un arrêté grand-ducal de dissolution de la Chambre (art. 74 alinéa 1er Const.). Le terme « dissolution de plein droit » n’a jamais été compris, ni au Luxembourg ni en Belgique[67], dans le sens que le monarque serait obligé d’utiliser son droit discrétionnaire de dissolution. Une « dissolution de plein droit » n’est pas à  confondre avec une « dissolution obligatoire »[68]. Le seul acte dont on peut constater la présence en 1918, en 1968 et, de manière générale, dans tous les autres cas d’application de l’ancien article 114 Const., est, tout au plus, l’acte de convocation des électeurs, signé tantôt par le ministre d’État, tantôt par le grand-duc[69]. L’acte de convocation, à  son tour, ne comportait non plus une décision de dissolution, explicite ou même implicite[70]. Il se contentait de constater la « dissolution de plein droit » de la Chambre. En témoigne la formulation particulièrement éloquente retenue par l’arrêté grand-ducal de convocation des collèges électoraux du 4 novembre 1968 : « Nous Jean, par la grâce de Dieu, grand-duc de Luxembourg, duc de Nassau, etc., etc., etc.; considérant que la Chambre des députés est dissoute de plein droit en vertu de l’art. 114 de la Constitution à  la suite de la déclaration du pouvoir législatif qu’il y a lieu à  révision de l’art. 52 de la Constitution, (…) »[71]. La rédaction retenue a le mérite de la clarté : au moment de l’édiction de l’arrêté de convocation des électeurs, la cessation des mandats parlementaires avait déjà  eu lieu. Elle était immédiate. L’ancien article 114 disait : « après cette déclaration, la Chambre est dissoute de plein droit ». Sous cette formule, il convient d’entendre que la cessation des mandats avait lieu le jour de la signature de la déclaration de révision par le grand-duc[72]. Une fois celle-ci signée, il suffisait — et c’était l’objet de l’acte de convocation — de passer à  la suite, de tirer les conséquences de cette constatation : il fallait fixer la date des élections pour le renouvellement intégral de la Chambre, suivant le délai fixé par l’ancien article 114 Const. qui, sur ce point précis, renvoyait à  l’article 74 Const. (art. 114 : « Il en sera convoqué une nouvelle, conformément à  l’art. 74 de la présente Constitution »). Si, comme il est arrivé, l’acte de convocation citait l’article 74 Const., ce n’était pas le premier alinéa de cet article qui était visé (« Le grand-duc peut dissoudre la Chambre »), mais le second alinéa (« Il est procédé à  de nouvelles élections dans les trois mois au plus tard de la dissolution »).

Dans le cadre de l’ancien article 114 Const., la Chambre des députés ne s’auto dissolvait non plus. En vérité, la cessation des mandats parlementaires en cas d’utilisation de la procédure de révision de l’article 114 Const. était due à  une expiration. L’ancien article 114 Const. contenait un dispositif général d’expiration de l’ensemble des mandats parlementaires qui était déclenché automatiquement par l’adoption d’une déclaration de révision, sans l’intervention d’aucun acte de volonté spécifique. La déclaration de révision était le fait déclencheur de ce dispositif normatif. À l’égard de ce dernier, la déclaration de révision avait la qualité non pas d’une norme, mais d’un fait. Or l’autodissolution, à  l’instar de la dissolution décidée par le grand-duc, est une norme. Ce point crucial mérite d’être souligné car il pourrait prêter à  confusion. Selon une lecture « intuitive » (qui est une lecture de science politique), l’on est tenté de voir dans le recours à  l’ancien article 114 Const. une sorte d’autodissolution. Prenons, par exemple, les événements de 1968. En automne 1968, la coalition entre chrétiens-sociaux et socialistes (le gouvernement Werner-Cravatte) s’est brisée suite à  une divergence de fond sur la politique salariale à  l’égard des fonctionnaires. Pour sortir de la crise, les deux partis ont été d’accord d’avancer les élections, prévues d’ordinaire pour le mois de juin 1969 et de soumettre ainsi leur divergence au corps électoral. Pour ce faire, ils n’ont pas eu recours à  la dissolution de la Chambre des députés par le grand-duc en vertu de l’article 74 Const., mais ils ont fait adopter par la Chambre des députés une déclaration de révision le 4 novembre 1968, signée par le grand-duc Jean le même jour[73]. La Chambre a été considérée immédiatement, le jour même, comme étant « dissoute de plein droit ». Ne serait-ce pas une forme d’autodissolution ?

Si ce rapprochement peut paraître justifié du point de vue de la science politique, qui s’intéresse à  l’usage social d’un mécanisme juridique, l’analyse de science juridique qui s’appuiera sur des critères de classification liés aux normes juridiques, devra, si elle reste fidèle à  ces critères juridiques, rejeter une telle assimilation. N’est pas en cause le préfixe « auto » : c’est bien la Chambre, et elle seule, qui était maître de la déclaration de révision, c’était elle qui était la puissance de décision[74]. Ce qui pose problème est le mot « dissolution ». Le rapprochement que l’on opère avec l’idée d’autodissolution, dans le cas des événements de 1968, s’explique par le fait que la déclaration de révision, qui est le fait déclencheur de l’effet extinctif à  l’égard des mandats parlementaires, n’est pas un fait totalement extérieur au parlement, comme peut l’être l’écoulement du temps. Ce fait est le produit de la volonté des députés eux-mêmes. Là  où le juriste verra dans la déclaration de révision, dans ce contexte, un « fait », le politiste verra un acte de volonté et, partant, par raccourci, une autodissolution.

La différence, pour le juriste, entre la déclaration de révision de l’ancien article 114 Const. et une autodissolution peut encore être éclairée sous un autre angle. Selon la définition consensuelle dégagée plus haut (voir critère n°2), la dissolution est une norme dont l’objet est la cessation volontaire des mandats parlementaires. La cessation est l’objet direct et exclusif de cette norme. Or, la déclaration de révision avait pour objet direct et exclusif d’exprimer l’accord du parlement à  ce que la procédure de révision soit enclenchée à  propos de certains articles de la Constitution nommément désignés. Ces articles du texte constitutionnel changeaient de statut, de régime : d’intangibles, ils ont été déclarés « révisables ». Voilà  l’objet premier de la déclaration de révision. La cessation des mandats parlementaires n’en était qu’un effet indirect, incident, et cet effet devait son existence à  la norme, incluse dans l’ancien article 114 Const., selon laquelle tous les acteurs de l’État et les citoyens devaient considérer que les mandats des députés cessaient dès la signature d’une déclaration de révision par le grand-duc (mécanisme d’expiration).

En conclusion, l’ancien article 114 Const. n’est pas à  ranger dans la catégorie de la cessation collective volontaire des mandats (dissolution), mais dans celle des cas d’expiration des mandats. C’était un mécanisme d’expiration extraordinaire de l’ensemble des mandats parlementaires, distinct du mécanisme d’expiration ordinaire pour cause d’échéance du terme. La procédure de l’ancien article 114 Const. ne faisait intervenir aucun acte de volonté ayant pour objet direct et exclusif la cessation des mandats parlementaires. Le terme « dissolution » est donc impropre, surtout lié à  l’adjectif « de plein droit », qui, lui, suggère une automaticité là  où le mot « dissolution » exige la présence d’un acte de volonté. Le syntagme « dissolution de plein droit » (ou « dissolution automatique ») est donc un oxymore.

b) L’étrange et complexe phénomène de cumul de deux régimes de cessation

La pratique de l’ancien article 114 Const. soulève une autre question intéressante, que l’on rencontrera encore dans d’autres contextes et dans d’autres pays, et qui a trait à  l’application concomitante de deux régimes juridiques de cessation des mandats parlementaires[75]. L’expiration pour cause de l’ancien article 114 a pu en effet, dans le passé, « aller de pair »/« interagir » avec l’expiration pour cause d’échéance normale du terme (article 56 Const.). Cette situation était extrêmement fréquente au Luxembourg : dans le passé, il y a eu six cas (1954, 1974, 1984, 1989, 1994, 1999) où les élections trouvaient leur origine juridique à  la fois dans l’article 56 Const. et dans l’ancien article 114 Const[76]. C’est la pratique, bien connue au Luxembourg, mais aussi en Belgique et aux Pays-Bas[77], où le parlement adoptait une déclaration de révision à  la dernière séance de la législature, lorsque la date des élections était déjà  fixée en vertu de l’article 56 Const. L’élection ordinaire fondée sur l’article 56 coïncidait avec l’élection déclenchée en vertu de l’article 114. Ici ce sont deux règles d’expiration qui s’imbriquent (l’expiration ordinaire de l’article 56 Const. et l’expiration extraordinaire de l’ancien article 114 Const.). Il y a eu aussi quatre cas — en 1919, 1945, 2004 et 2009 —, où la fin des mandats était due à  l’interaction entre, d’une part, une règle d’expiration (art. 56 Const. ou ancien art. 114 Const.) et, d’autre part, une règle de dissolution (art. 74 Const., art. 217 de la loi électorale du 16 août 1919, art. 2 de la loi du 29 août 1939). En revanche, l’interaction de deux dispositifs de dissolution n’a pu être observée au Luxembourg.

Ce phénomène, qui, pour l’instant, a été qualifié de façon vague par divers termes (« interaction », « imbrication », « cumul ») intrigue par sa complexité. En soi, une telle situation est tout à  fait concevable en droit. Imaginons, par analogie, un individu qui, dans un pays, a commis deux crimes distincts et qui est condamné pour chaque crime à  la peine capitale (la mise à  mort) par deux décisions de justice distinctes. Si chaque condamnation prévoit le même mode d’exécution (ex. la pendaison), l’exécution, par pendaison, se fera sur le fondement de deux normes. Si, en revanche, chaque infraction engendre un mode d’exécution différent (l’une la pendaison, l’autre la guillotine), il est clair que le bourreau ne pourra respecter à  100 % les deux décisions de justice[78]. La mise à  mort se fera soit par pendaison, soit par la guillotine. Mais, cela n’empêche pas qu’en droit il y a bien eu deux condamnations à  mort de cet individu. La cessation de sa vie était due à  deux normes. Une telle situation peut se retrouver, mutatis mutandis, dans la « mise à  mort du parlement » (i.e. la destruction des mandats des députés).

Pour cerner de plus près cette situation, il faut une grille d’analyse théorique. Le premier paramètre à  considérer est le facteur temps. Soit l’interaction des deux normes est parfaitement concomitante : imaginons, dans l’exemple précité, que l’individu soit condamné à  mort par les deux juges le même jour. Soit il existe un léger décalage entre les deux normes : dans un premier temps, il n’y a qu’une seule norme applicable ; elle seule régit le cas avant que n’entre en jeu la seconde norme qui, dès lors, prétend régir les aspects non encore fixés ou déjà  fixés par l’autre norme. Au Luxembourg, en matière d’interaction de deux règles de cessation des mandats parlementaires, les deux types de situation peuvent être observés, étant précisé que le deuxième cas (celui d’un léger décalage) est de loin le plus fréquent[79]. Le second paramètre dont il convient de tenir compte est la nature du rapport entre les deux normes ou deux régimes juridiques (s’il s’agit de deux ensembles de normes). À cet égard, il est utile de se référer à  la classification des divers cas de « concurrence de normes (Normenkonkurrenz) » proposée en théorie du droit par Peter Koller[80]. Ce théoricien du droit autrichien distingue quatre types de Normenkonkurrenz : 1. le chevauchement (« überlappende Normenkonkurrenz ») : deux normes visent la même hypothèse et ont exactement le même contenu ; 2. le cumul (« kumulative Normenkonkurrenz ») : deux normes imposent dans la même hypothèse deux conduites distinctes qui, toutefois, ne sont pas incompatibles et peuvent être exécutées de façon cumulée ; 3. l’évincement (« verdrängende Normenkonkurrenz ») : les contenus des deux normes visant la même hypothèse sont incompatibles, c’est la norme la plus spéciale qui s’applique en vertu de la règle de conflit lex specialis derogat legi generali ; 4. l’alternative (« alternative Normenkonkurrenz ») : l’incompatibilité des contenus des deux normes ne peut être résolue par le biais de la règle de conflit lex specialis ; l’acteur chargé de l’application des deux normes choisit la norme applicable.

De quelle catégorie de concurrence de normes relèvent les diverses situations observables au Luxembourg, en matière de cessation des mandats ? Deux options sont, en soi, envisageables : le chevauchement et le cumul. Il y aurait chevauchement si les deux régimes de cessation visaient à  faire cesser le mandat parlementaire à  la même date, avec les mêmes effets (obligation d’organiser une nouvelle élection), à  l’égard des mêmes députés. Or ce cas ne s’est jamais présenté en droit luxembourgeois. Avant la réforme de 1956, l’article 56 Const. ne visait que le renouvellement de la moitié des mandats, alors que la dissolution (art. 74 Const.) et la soi-disant « dissolution de plein droit » (ancien art. 114 Const.) visaient l’intégralité des mandats. Certes, depuis 1956, la règle du renouvellement ordinaire concernait la totalité des mandats. Or un écart subsistait : en exécution de l’article 56 Const., la loi électorale prévoyait (et prévoit toujours à  l’heure actuelle) que le mandat cesse à  la date de l’élection[81] ; en cas de « dissolution de plein droit », le mandat expirait immédiatement, à  la date de la signature de la déclaration de révision par le grand-duc[82], donc avant l’élection. Une autre différence a trait au fait que, si les deux articles 56 et 114 Const. exigeaient l’organisation de nouvelles élections, l’article 114 avait, en plus, pour effet d’habiliter la nouvelle Chambre à  modifier la Constitution, ce que n’autorisait pas l’article 56. On est donc face à  un phénomène de cumul de normes au sens de la typologie de Peter Koller.

L’existence d’un cumul, et non d’un simple chevauchement, explique aussi l’intérêt pratique d’une telle imbrication de deux régimes de cessation des mandats parlementaires. Car si les acteurs ont fait en sorte d’amalgamer deux régimes, c’est qu’ils y ont trouvé (du moins dans la plupart des cas[83]) un réel intérêt. Le second régime apportait quelque chose de neuf, de différent. Cela est évident dans le cas de l’application concomitante des articles 56 et 114 Const. : en se servant de l’article 114 peu de temps avant la date des élections ordinaires, les députés sortants pouvaient en plus déclencher la procédure de révision de la Constitution, sans pour autant abréger outre mesure leur mandat. Le caractère « punitif » de l’article 114 était, certes, présent, mais à  dose très faible : le mandat des parlementaires était tout au plus abrégé de quelques jours, de ce laps de temps séparant la date de la déclaration de révision de la date des élections. En général, cet avancement de la date de cessation du mandat n’était noté ni par le grand public, ni par la doctrine, ni par les députés eux-mêmes, pour la simple raison qu’il n’a jamais suscité un problème en pratique[84]. Dans ce cumul de deux dispositifs de cessation, « le » régime de la cessation était donc marqué tantôt par l’article 56, tantôt par l’article 114, tantôt par les deux ensemble (lorsque leur contenu était identique). Ainsi, la convocation des électeurs, qui datait souvent d’avant la déclaration de révision, se faisait au regard du seul article 56 Const.[85]. C’est en vertu du régime de l’article 56 (en particulier des délais fixés par cet article) que fut déterminée la date de l’élection et, partant, une première date d’expiration des mandats (i.e. la date de l’élection). L’adoption de la déclaration de révision introduisait dans ces modalités, par voie de cumul, divers changements : a) avant 1956, le recours à  l’article 114 avait pour effet d’étendre la cessation à  la totalité des mandats, au-delà  de la moitié des mandats visée par le seul article 56 ; b) la date d’expiration des mandats était avancée ; c) l’article 114 exigeait que la révision projetée soit non pas le sujet exclusif de la campagne électorale (comme il fut parfois argué, à  tort, dans le débat luxembourgeois[86]), mais un sujet parmi d’autres[87] ; d) quant au mandat de la nouvelle Chambre, les deux articles convergeaient dans l’idée que cette Chambre était investie du pouvoir législatif ; l’article 114 y ajoutait (phénomène de cumul de deux normes !) le pouvoir de révision. Pour ce qui était, en revanche, des modalités de l’élection elle-même, les deux articles 56 et 114 se chevauchaient puisqu’ils se référaient aux mêmes règles de la loi électorale.

Cette première série de cas difficiles étant résolue (les « dissolutions de plein droit » ne sont pas des dissolutions), passons à  présent à  une deuxième série.

2° Les soi-disant « dissolutions » de 1856 et 1940 : la différence entre « dissolution » et « abolition de l’organe parlementaire »

Cette deuxième série a trait également à  des opérations juridiques qualifiées de « dissolutions », alors même que ce vocable est totalement usurpé.

En 1856 a lieu le fameux coup d’État du roi grand-duc Guillaume III. À cette occasion est opérée une soi-disant « dissolution » de la Chambre des députés. Avant d’octroyer, de façon illégale, au pays une nouvelle Constitution réactionnaire (art. 2 de l’ordonnance royale grand-ducale du 27 novembre 1856 portant révision de la Constitution), Guillaume III avait d’abord, dans l’article 1er de cette ordonnance, proclamé la « dissolution » de la Chambre des députés[88]. Or, de même que l’octroi de la nouvelle Constitution s’est fait par une rupture de la légalité (coup d’État), de même la soi-disant « dissolution » a constitué une violation de la Constitution de 1848. Car, selon l’article 76 de la Constitution de 1848, une dissolution impliquait nécessairement l’organisation d’élections dans un très bref délai (30 jours). Or, le monarque n’a point respecté cette exigence et il n’a d’ailleurs pas même invoqué l’article 76 dans les visas de son ordonnance pour donner ne serait-ce qu’un simulacre de constitutionnalité à  son action. Si la présence du mot « dissolution » pouvait avoir un sens dans la logique réactionnaire qui animait Guillaume – dans les temps très reculés de l’Ancien Régime, une dissolution n’obligeait point le monarque à  organiser de nouvelles élections –, le terme « dissolution » était, en revanche, totalement usurpé si l’on tient compte de sa définition moderne, qui, elle, était inscrite dans l’article 76 Const. 1848. L’usage du mot « dissolution » n’était, en vérité, qu’un élément du coup d’État lequel visait à  abroger la Constitution de 1848. L’article 1er de l’ordonnance royale grand-ducale n’était qu’une redite (sous un terme techniquement inadapté, mais médiatiquement tonitruant) de l’article 2 de l’ordonnance qui, parmi ses diverses mesures, abrogeait les normes fondant l’organe « Chambre des députés ».

Une situation en partie analogue s’est présentée en 1940, lorsque, quelques mois après l’occupation du territoire luxembourgeois par les troupes nazies (10 mai 1940), le Gauleiter Gustav Simon, par une ordonnance du 22 octobre 1940, a proclamé « la dissolution de la Chambre des députés et du Conseil d’État »[89]. En vérité, cet acte n’était pas une dissolution stricto sensu, car il n’y a pas eu de nouvelles élections. Il ne visait pas à  détruire simplement les mandats parlementaires ; était visée l’existence même de la « Chambre des députés » en tant qu’organe de l’État luxembourgeois. L’acte, qui ne se fonde point sur la Constitution luxembourgeoise, vise à  saborder celle-ci : son objet est d’abroger les normes de la Constitution établissant l’organe « Chambre des députés ». Aussi n’est-il pas surprenant que cet acte de « dissolution » du Gauleiter ait été considéré comme nul et non avenu par le système constitutionnel luxembourgeois, maintenu par le gouvernement en exil[90] [91]. Du point de vue de la Constitution luxembourgeoise, seule une révision en bonne et due forme (art. 114 Const.) pouvait abroger ces normes de la Constitution.

Les deux « dissolutions » de 1856 et de 1940 sont donc deux actions visant à  supprimer l’organe « Chambre des députés ». Si l’une a atteint son but — en 1856, Guillaume a réussi à  faire accepter son nouvel ordre constitutionnel et, ce faisant, à  substituer à  la Chambre des députés un nouvel organe parlementaire intitulé « Assemblée d’états » –, l’autre a échoué in fine, lorsque le sort des armes a penché en faveur des prétentions de l’ordre juridique luxembourgeois.

3° Un cas unique et ignoré d’autodissolution en droit luxembourgeois : 1919

Au cours du XXe siècle, la problématique de la dissolution change fondamentalement de configuration. Dans nombre de pays d’Europe, y compris au Luxembourg, la fin de la Première Guerre mondiale va de pair avec une crise des institutions. Débute une nouvelle vague de démocratisation, parfois radicale, des régimes hérités du passé. En témoignent, ici et là , l’abolition ou du moins la neutralisation de la monarchie, la proclamation de la souveraineté du peuple et du suffrage universel, la naissance des partis de masse, les nouvelles techniques de rationalisation du parlementarisme, etc. L’instrument de la dissolution subit à  son tour des transformations. Si la dissolution par l’exécutif reste présente un peu partout (encore que quelques pays l’aient supprimée[92]), la discrétion autrefois accordée au chef de l’État est souvent restreinte par des règles plus strictes, de fond et de procédure, qui sont censées garantir l’usage démocratique de cet outil[93]. Le changement le plus radical a trait à  l’entrée en scène de nouveaux acteurs en matière de dissolution. Tantôt la dissolution est décidée, voire déjà  initiée par les électeurs : c’est la procédure de la Abberufung, l’une des variantes de la démocratie semi-directe inventée en Suisse[94]. Tantôt la dissolution est décidée par les députés eux-mêmes : c’est l’autodissolution. Celle-ci a déjà  connu quelques rares précédents en Angleterre durant la période agitée du XVIIe siècle[95] et en France dès 1789[96]. Mais le mécanisme de l’autodissolution va être thématisé surtout à  partir des années 1920, avec sa consécration dans les Länder allemands, en Autriche, en Pologne, en Grèce, etc. Il connaîtra un succès remarquable dans les nouvelles constitutions qui ont vu le jour après la chute du mur de Berlin[97]. La dissolution devient un instrument de vérification de la confiance mutuelle entre élus et électeurs, instrument qui est entre les mains non pas d’un tiers (monarque, exécutif républicain), mais des deux acteurs impliqués directement dans le lien de représentation. De la puissance de ce mouvement de transformation témoigne le cas du Royaume-Uni, patrie du régime parlementaire, où, depuis l’adoption du Fixed-term Parliaments Act 2011, le pouvoir royal de dissolution a cessé d’exister. Des élections anticipées (« early parliamentary general Élections ») ne peuvent être provoquées que par la Chambre des communes elle-même, soit qu’elle adopte une motion en ce sens à  la majorité des deux-tiers de ses membres légaux, soit qu’elle vote une motion de censure à  l’encontre du gouvernement sans exprimer par la suite, dans un délai de 14 jours, sa confiance à  l’égard d’un nouveau cabinet[98].

Comment se situe le droit luxembourgeois par rapport à  ces évolutions ? Certaines innovations n’ont rencontré, jusqu’à  ce jour, aucun écho au Luxembourg. Il en va ainsi des divers mécanismes de révocation populaire (Abberufung, recall). Pour d’autres, l’impact a été réduit. Ainsi, la restriction de l’ancien pouvoir discrétionnaire du grand-duc en matière de dissolution n’a donné lieu, ni en 1919 ni plus tard (comme en Belgique), à  une réécriture de l’article 74 Const. La restriction est toutefois présente puisque, désormais, l’article 74 doit être lu et combiné avec les articles 1er (démocratie), 32 (souveraineté de la nation) et 51 (démocratie parlementaire). Mais les restrictions qui en découlent doivent être dégagées par voie d’interprétation, de surcroît par voie d’interprétation de normes du type des « principes », ce qui est une source potentielle de controverses comme l’illustre la crise de 2013. Quant à  l’autodissolution (un temps évoquée lors de cette crise), la réponse habituelle apportée par les juristes luxembourgeois est double : il n’y a jamais eu d’autodissolution au Luxembourg dans le passé et il ne saurait y en avoir dans l’avenir. Dans son avis du 18 juillet 2013 et déjà  auparavant dans son commentaire de la Constitution, le Conseil d’État a argué qu’une autodissolution était implicitement interdite par l’article 56 Const., qui définit la durée des mandats parlementaires et ne prévoit pas, du moins pas de façon explicite, une possibilité de dérogation, « fût-ce par une loi »[99]. Si, sur le plan de la dogmatique du droit positif actuel, cette affirmation peut s’appuyer sur certains arguments de poids[100], l’étude du droit luxembourgeois ancien montre toutefois une image plus complexe. Car, dans le passé, il y a eu un cas d’autodissolution de la Chambre des députés, nonobstant (ou conformément à  ?) la Constitution.

a) Une autodissolution à  effet différé

Ce cas unique d’autodissolution n’est pas facile à  situer. Il est d’ailleurs oublié dans la mémoire collective et ignoré par la doctrine juridique luxembourgeoise, ancienne ou contemporaine. Ce cas n’est pas lié à  l’usage de l’article 114, puisque, comme déjà  vu, cette procédure n’établit ni une dissolution ni a fortiori une autodissolution, nonobstant un certain rapprochement intuitif dû à  une analyse de science politique. N’est pas non plus à  qualifier d’autodissolution un autre cas de figure qui est la démission collective de tous les députés. Cette hypothèse ne s’est jamais présentée au Luxembourg, ni, à  ma connaissance, dans quelque autre pays, et il est peu probable que cet événement ne se produise un jour. C’est un cas d’école. Mais le juriste scientifique se doit d’évoquer tous les cas de figure, y compris les cas qualifiés, précisément, « d’école ». Ce mode de cessation n’est pas exclu en droit positif luxembourgeois. Le droit positif luxembourgeois reconnaît à  chaque député une liberté entière de démission. Celle-ci entre en vigueur du seul fait de l’expression de la volonté du député, la Chambre des députés se contentant d’en « prendre acte »[101]. Le droit luxembourgeois n’interdit pas l’exercice collectif de cette liberté individuelle (sauf à  penser qu’il s’agirait d’un abus de droit, ce qui resterait à  justifier). Serait-ce dès lors une forme, parmi d’autres, d’autodissolution de la Chambre des députés ? La réponse est négative : ce qui pose problème, une fois de plus, n’est pas le préfixe « auto », mais la racine « dissolution ». Selon le sens communément admis de nos jours, une « dissolution » est un mode de cessation de tous les mandats qui implique nécessairement de nouvelles élections[102]. Or, en cas de démission collective des députés, le droit luxembourgeois (art. 167 loi électorale de 2003) prévoit non pas de nouvelles élections, mais le remplacement des députés démissionnaires par leurs suppléants (les candidats suivants, en nombre de voix, sur la liste des candidats soumis par leur parti lors des dernières élections législatives). À vrai dire, la démission collective n’est pas même un mode de cessation (collective) des mandats. Il s’agit seulement de l’exercice concomitant par tous les députés de leur droit subjectif de renoncer au mandat. Mais les mandats restent valides : ils passent des titulaires aux remplaçants. Le résultat serait certes un renouvellement intégral du personnel politique parlementaire, mais ce ne serait pas pour autant une autodissolution.

Le véritable cas d’autodissolution en droit luxembourgeois est l’article 217 de la loi du 16 août 1919 concernant la modification de la loi électorale[103]. Cet article, complété par un arrêté ministériel, a mis fin de façon anticipée à  la totalité des mandats des députés élus le 28 juillet 1918. Des élections générales ont, en effet, eu lieu le 26 octobre 1919. La cessation, en 1919, du mandat des députés élus en 1918 est toutefois très complexe car elle est le résultat de deux causes juridiques : en premier lieu, d’une autodissolution et, en second lieu, d’une « dissolution de plein droit » (donc d’une expiration extraordinaire) pour cause de déclenchement de la procédure de révision de la Constitution (ancien art. 114 Const.). L’autodissolution ayant été décidée en premier, il convient de l’évoquer en premier.

Ce cas d’autodissolution de la Chambre des députés est unique dans l’histoire luxembourgeoise. Le contexte était le suivant : dans le sillage de la révision constitutionnelle du 15 mai 1919 qui avait aboli le suffrage censitaire au profit du suffrage universel, masculin et féminin, de tous les nationaux luxembourgeois âgés de plus de 21 ans[104], la nouvelle loi électorale du 16 août 1919 a traduit et inscrit ce basculement au niveau de la loi (article 1er de la loi). Se posait dès lors la question de savoir si les députés, qui venaient à  peine d’être élus en 1918 selon les anciennes règles du régime censitaire, pouvaient rester en place alors que le régime électoral venait de subir un changement radical. Selon une interprétation classique, la réponse était affirmative puisque la durée ordinaire des mandats était de six ans. En Belgique, à  la même époque, le professeur de droit constitutionnel Paul Errera défendait un avis inverse : selon lui, il existait une obligation constitutionnelle implicite de dissolution en cas de profond changement du régime électoral[105]. Au sein de la doctrine belge, cette lecture a rencontré un accueil mitigé : si Pierre Wigny s’en est fait également le défenseur, les autres membres de la doctrine l’ont rejetée[106]. En pratique, toutefois, les grandes réformes du droit électoral belge ont été suivies d’une dissolution décidée par le roi en vertu de son droit de dissolution discrétionnaire[107]. Au Luxembourg, le projet gouvernemental de réforme de la loi électorale prévoyait dès le début un renouvellement intégral de la Chambre. L’article 217, situé dans la section intitulée « Dispositions transitoires » de la nouvelle loi électorale du 16 août 1919, énonçait ainsi : « Trois mois au plus tard après l’entrée en vigueur de la présente loi, il sera procédé au renouvellement intégral de la Chambre et il ne sera pas pourvu aux vacances qui pourront se produire avant ce renouvellement. Le renouvellement intégral des conseils communaux aura lieu aux élections du mois d’octobre 1920 »[108].

Déjà  auparavant, le pouvoir législatif avait modulé la durée du mandat parlementaire dans le sens d’un court allongement[109]. Ici apparaît, pour la première fois, une norme législative opérant un raccourcissement, de surcroît radical, de la durée des mandats. A travers la première phrase de l’article 217, la Chambre des députés a estimé nécessaire un renouvellement, avant terme, des mandats parlementaires selon les nouvelles règles du suffrage universel. Cette loi était-elle conforme à  la Constitution, qui, en son article 56, fixait la durée légale des mandats parlementaires à  six ans ? La révision cruciale du 15 mai 1919 avait certes consacré le nouveau principe du suffrage universel dans l’article 52 Const., mais elle n’avait, de façon expresse, arrêté aucune norme transitoire au sujet des députés en place. Elle n’imposait pas expressis verbis un renouvellement anticipé des mandats. Invoquant les intentions démocratiques de l’auteur de la révision, le conseiller de gouvernement Alphonse Nickels, auteur de l’avant-projet de loi, écartait d’un revers de main tout doute quant à  la constitutionnalité de cette mesure. Sous l’article 215 de son avant-projet de loi [= futur art. 217 de la loi], il écrivit : « Je n’ai éprouvé aucune hésitation à  la rédaction de cette disposition. Car si la Constituante introduit le suffrage universel, c’est qu’elle entend voir créer des corps représentatifs sur la base du nouveau scrutin. Cela me semble péremptoire »[110]. De fait, il n’y a pas eu de débat sur ce sujet. Cette norme était donc considérée, par les acteurs de l’époque, comme étant conforme à  la Constitution.

Or, en abrégeant de façon radicale et à  titre exceptionnel (« transitoire ») la durée de leurs mandats, qui était en principe de six ans, les députés ont opéré sans le dire une autodissolution[111]. À travers l’article 217, ils ont obligé l’exécutif à  convoquer, avant terme, des élections générales anticipées, extraordinaires. Ces élections ont eu lieu le 26 octobre 1919, suite à  la convocation des électeurs par l’arrêté du ministre d’État Émile Reuter du 4 octobre 1919[112]. Il convient de noter que le fondement de ces élections anticipées n’est pas à  chercher dans un quelconque usage du droit de dissolution prévu par l’article 74 Const. Le chef du gouvernement Reuter ne pouvait exercer ce droit et, à  l’inverse de la pratique belge, la grande-duchesse Charlotte n’a signé aucun arrêté grand-ducal de dissolution en 1919. Le fondement de la cessation volontaire des mandats se situait donc bien dans l’article 217 qui, du reste, était mentionné dans les visas de l’arrêté de convocation des électeurs du ministre d’État. C’est l’article 217 qui était la source de cette dissolution « sans nom » qui, de surcroît, était une autodissolution, même si le mot « dissolution » et a fortiori celui d’« autodissolution » ne furent employés ni dans l’article 217 ni dans l’arrêté du ministre d’État[113].

Ce dispositif d’autodissolution présente trois particularités techniques. La première particularité est qu’en vertu de sa qualité de norme transitoire, il s’agissait d’un mécanisme à  usage unique. Il visait les députés en place en 1919, et eux seuls. Depuis, l’article 217 a été abrogé. La deuxième particularité réside en ce que le mécanisme s’appuyait sur deux normes. Si l’article 217 avait arrêté le principe de la fin anticipée des mandats et avait fixé une date limite pour l’organisation des élections (« trois mois au plus tard après l’entrée en vigueur de la loi »), il n’avait, en revanche, fixé ni la date exacte des élections, ni celle de la cessation des mandats. La date des élections sera déterminée dans l’arrêté de convocation des électeurs signé par le ministre d’État[114]. La date de cessation des mandats n’a été précisée nulle part et elle peut, tout au plus, être reconstruite rétrospectivement. A ce sujet, il est à  noter que dans le cas d’une dissolution fondée sur l’article 74, le texte de la Constitution luxembourgeoise n’obligeait pas le grand-duc à  faire cesser immédiatement les mandats parlementaires. Il en avait le droit, mais il n’y était pas obligé. Il était donc libre de dissocier la date de cessation des mandats de la date d’entrée en vigueur de l’arrêté de dissolution (« dissolution à  effet différé »), une pratique récusée en Belgique par la doctrine, mais parfaitement admise aux Pays-Bas[115]. Cette solution ancienne est d’ailleurs encore valide de nos jours. Remarquons aussi qu’en cas de renouvellement ordinaire de la Chambre, selon le droit luxembourgeois de l’époque, le mandat des députés sortants cessait à  la date des élections[116]. Or quelle était la solution applicable en 1919, lors de l’autodissolution ? Faute d’une règle spéciale, l’article 217 aurait-il repris implicitement la règle ordinaire selon laquelle le mandat parlementaire cessait à  la date des élections ? Cela paraît probable. D’ailleurs, en 1919, les députés n’ont pas cessé tout travail, une fois la nouvelle loi électorale du 16 août entrée en vigueur. L’autodissolution était donc à  effet différé, ce qui constitue la troisième particularité technique de cette dissolution.

b) Un autre cas de cumul de deux régimes de cessation

Pour conclure, il faut encore mentionner qu’à  cette autodissolution s’est ajoutée, en vertu de l’ancien article 114 Const., une « dissolution de plein droit ». Il s’agit, là  encore, d’un exemple de cumul de deux régimes de cessation. En effet, après avoir voté la réforme des quatre articles de la Constitution déclarés révisables (articles 32, 37, 52 et 75) ainsi que la nouvelle loi électorale du 16 août 1919, la Chambre des députés a adopté une nouvelle déclaration de révision portant cette fois-ci sur l’article 114 Const. Afin de mesurer l’incidence de cet acte sur la cessation des mandats des députés, il faut insister sur les dates : la déclaration de révision a été approuvée le 26 septembre 1919 par la Chambre et signée le 19 octobre 1919 par la grande-duchesse Charlotte et les ministres[117]. La déclaration de révision n’était donc valide qu’à  la date du 19 octobre et c’est à  cette même date qu’elle a déployé ses effets incidents à  l’égard de la Chambre (celle-ci était, à  cette date, « dissoute de plein droit » ; les mandats expiraient de façon extraordinaire). Or, à  la date du 19 octobre, la convocation anticipée des électeurs avait déjà  été décidée par le ministre d’État au vu de l’article 217 de la loi électorale de 1919. Son arrêté date du 4 octobre. Autrement dit, la fin des mandats parlementaires est bien due, en premier lieu, à  une autodissolution (art. 217 et arrêté du ministre d’État). Les effets de la « dissolution de plein droit » (ancien article 114 Const.) se sont ajoutés par la suite[118].

4° L’énigmatique cessation de l’Assemblée des états spéciale de 1848 : un cas rare d’expiration d’un mandat parlementaire à  terme imprécis

Un autre cas problématique intéressant concerne la fin de l’Assemblée des états, appelée aussi parfois « Assemblée nationale »[119], qui, suite à  une décision grand-ducale de dissolution[120], avait été élue le 19 avril 1848 en nombre double conformément à  l’article 52, dernier alinéa, de la Constitution de 1841. Le mandat de ces députés avait pris fin après quelques mois seulement, vers la fin de l’été 1848, sans que les actes publiés au Mémorial n’explicitent la date ainsi que la raison juridique de la cessation. Fut-ce une dissolution implicite de la part du monarque (aucun acte explicite de dissolution n’a été pris) ? Fut-ce une autodissolution à  l’instar de l’autodissolution de 1919 ou de certains précédents en France[121] ? Ou cette durée si courte était-elle la durée normale des mandats des députés de cette assemblée, auquel cas il s’agissait d’un cas d’expiration pour échéance du terme ?

a) Une dissolution grand-ducale peut-elle être non écrite ou implicite ?

Essayons d’abord de cerner le (ou les) rôle(s) de cette Assemblée des états. Cette Assemblée avait assurément pour fonction de réviser la Constitution de 1841 (art. 52 Const. 1841) ; en cela, elle était un organe constituant. Ensemble avec le grand-duc, elle a adopté la Constitution du 9 juillet 1848. Avait-elle, aussi, un rôle législatif ? Le texte de la Constitution de 1841 (art. 52 dernier alinéa) ne le précisait pas. La pratique était ambiguë. Certains indices suggèrent que, dans l’esprit des acteurs de l’époque, cette Assemblée des états spéciale ne devait s’occuper, pendant une courte période, que de la révision de la Constitution et non des affaires courantes (budget annuel, lois ordinaires, etc.). Ab initio, cette Assemblée des états fut considérée par le grand-duc Guillaume II comme étant investie d’une « mission spéciale »[122]. La session de l’assemblée était qualifiée tout au long de son existence de « session extraordinaire »[123] (elle n’a jamais connu de session « ordinaire »). Dès le départ, suivant les suggestions de son gouvernement, Guillaume II opérait une distinction entre la question de la convocation des états en « session annuelle ordinaire » pour l’année 1848, afin notamment de faire voter le budget de 1849, et la convocation de cette Assemblée des états extraordinaire. Dans l’arrêté royal grand-ducal du 29 mars 1848 « décrétant la dissolution des états actuels et la convocation de nouveaux états en nombre double pour la révision de la Constitution » – acte crucial car c’est dans cet acte que les premiers linéaments de l’identité de cette assemblée sont fixés –, Guillaume II énonçait dans l’article 3 : « Il sera statué ultérieurement, et suivant les dispositions nouvelles à  intervenir [donc selon les dispositions de la nouvelle Constitution], sur la session ordinaire annuelle pour 1848 de la représentation du pays »[124]. Cela signifiait que l’Assemblée des états spéciale élue le 19 avril 1848 devait se focaliser limitativement sur la révision et fixer, en plus, le régime électoral de la nouvelle représentation du pays. Ce faisant, elle devait agir vite afin qu’un parlement ordinaire puisse encore être convoqué en automne de l’année 1848.

Les membres de cette Assemblée des états ont, à  leur tour, été amenés à  discuter de leur propre rôle. Lorsque, la session extraordinaire à  peine ouverte, le gouvernement a demandé à  l’Assemblée des états de légiférer sur les modalités de désignation des députés luxembourgeois à  envoyer à  l’Assemblée constituante allemande réunie à  Francfort, de très nombreux députés s’y opposèrent en souhaitant voir cette question renvoyée au futur législateur ordinaire[125]. Si, pour certains, les motifs de cette demande d’ajournement étaient davantage tactiques — il s’agissait de gagner du temps sur un sujet politique sensible[126] —, d’autres développaient un argumentaire constitutionnel, selon lequel l’Assemblée des états élue en nombre double était incompétente. Ils estimaient être « investis uniquement du droit de faire la Constitution »[127]. Ce à  quoi d’autres députés répliquèrent, non sans raison, que la définition du régime électoral des représentants luxembourgeois à  l’Assemblée de Francfort — assemblée constituante ! — avait une dimension constituante. Au final, l’Assemblée s’est penchée en partie sur la question, mais a laissé surtout le gouvernement agir (c’est lui qui a arrêté, par voie de règlement, le régime électoral). Par la suite, l’Assemblée a également voté trois lois ordinaires. Si la loi électorale pour la Chambre des députés du 23 juillet 1848[128] pouvait encore se rattacher à  sa mission de faire la Constitution (pour qu’une Chambre des députés puisse être élue conformément aux exigences de la nouvelle Constitution, il fallait adapter le droit électoral), en revanche l’Assemblée a glissé insensiblement hors du périmètre de sa mission constituante, même comprise au sens large (matériel), en approuvant « à  titre transitoire » la loi sur les élections communales du 23 juillet 1848[129] et, surtout, en approuvant la loi du 15 juillet 1848 autorisant les toitures en chaume[130]. La question de savoir si l’Assemblée était compétente pour donner son accord à  ces trois lois à  titre exceptionnel, annexe, ou si l’Assemblée avait de manière générale une double fonction, constituante et législative, n’a point été soulevée ni discutée. Pourtant, en pratique, dans ces trois cas, l’Assemblée a agi comme législateur (nul n’a argué que ces trois lois avaient valeur constitutionnelle). Elle a agi comme un législateur soumis aux exigences de fond de la nouvelle Constitution de 1848.

Au vu de ces éléments, comment peut-on, rétrospectivement, essayer d’expliquer la cessation de cette Assemblée ? Peut être écartée l’idée d’une éventuelle autodissolution : à  l’inverse de ce qui arrivera en 1919, il n’y a eu aucune disposition en ce sens, ni dans la (nouvelle) Constitution de 1848, ni dans la loi électorale du 23 juillet 1848 pour la Chambre des députés. Une autre hypothèse qui doit être creusée davantage est celle d’une dissolution par le grand-duc. À supposer que cette Assemblée avait une double fonction, constituante et législative, et que le terme de son mandat était défini en fonction de sa mission législative — ce qui sera la pratique constante par la suite, sous le régime de l’ancien article 114 de la Constitution de 1868[131] —, il s’ensuivrait logiquement que les mandats des députés élus en nombre double le 19 avril 1848 auraient dû courir, pour une moitié jusqu’en 1851, et pour l’autre moitié jusqu’en 1854 (la durée du mandat de député étant de six ans, avec renouvellement par moitié, tant sous la Constitution de 1841 que sous celle de 1848). Comme le mandat de tous les députés élus en 1848 a pris fin plus tôt, après quelques mois seulement, la seule explication plausible dans le cadre des présuppositions indiquées — celles-ci sont-elles exactes ? — est celle de l’intervention d’une dissolution grand-ducale. Or cette dernière hypothèse paraît peu crédible.

Un premier point en défaveur de l’hypothèse d’une dissolution est l’absence de tout acte formel évoquant de façon explicite une « dissolution ». Si une dissolution avait eu lieu en 1848, il faudrait supposer que la décision de dissolution a été (et a pu être) soit non écrite, au sens d’orale (absence de tout écrit), soit implicite (implicite à  un autre écrit, en lien avec la dissolution, à  l’instar de l’acte de convocation des électeurs). Ceci soulève une question générale intéressante, rarement discutée en science juridique, qui est de savoir si le droit positif exige, à  peine de nullité, l’existence d’un écrit formel intitulé « dissolution » pour qu’une décision de dissolution soit valide. L’un des rares auteurs à  avoir soulevé, en droit belge, la question est Jacques Velu. Étant donné que l’article de la Constitution belge relatif à  la dissolution (art. 71 dans la version originale, art. 46 al. 5 de nos jours) évoque un « acte de dissolution » qui doit contenir certaines précisions (« L’acte de dissolution contient convocation des électeurs dans les quarante jours, et des Chambres dans les deux mois »), Velu en déduit que « l’acte de dissolution doit obligatoirement revêtir la forme écrite d’un arrêté royal (…) »[132]. Il précise toutefois que, en soi, une dissolution décidée par voie uniquement orale (par un discours) est imaginable et peut être admise dans un droit positif étranger ; il se réfère à  ce sujet au droit britannique qui, dans le passé, n’exigeait pas un support écrit[133].

Qu’en est-il du droit luxembourgeois en 1848 ? Pour répondre à  cette interrogation, il convient d’abord de déterminer quelle Constitution était applicable à  la cessation de cette Assemblée des états : l’ancienne ou la nouvelle ? La Constitution luxembourgeoise de 1848 reprenait la formulation belge et donc la mention d’un « acte de dissolution contenant convocation des électeurs… » (art. 76 Const. 1848). À l’inverse, la Constitution de 1841 (art. 18 al. 3), comme d’ailleurs plus tard les textes constitutionnels de 1856 (art. 74) et de 1868 (art. 74), ne mentionnait point l’existence d’un instrument écrit. Selon la Constitution luxembourgeoise de 1848, il fallait donc un « acte de dissolution ». Or qu’est-ce qu’un acte de dissolution : un acte qui dissout et pour ce faire se sert du verbe « dissoudre » ou un acte qui dissout, mais sans le dire explicitement ? Un acte du premier type était indéniablement absent en 1848 ; en revanche, l’on pourrait arguer que l’acte de clôture de la session de cette Assemblée (acte présent) ou l’acte convoquant de façon anticipée les électeurs (acte également présent) comportait une décision implicite de dissolution. La dissolution en serait le fondement, non explicite. Toutes ces constructions intellectuelles sont pensables, en soi. Ont-elles, effectivement, été présentes dans l’esprit des acteurs de l’époque ? Sur ce point, le doute est permis.

b) Une assemblée constituante dotée d’un mandat à  terme imprécis

Il n’est pas certain qu’aux yeux des acteurs de 1848, l’Assemblée des états élue en nombre double ait eu, pleinement, un double rôle. Certains indices, de poids, l’infirment. Certes, cette Assemblée a adopté trois lois, mais de la lecture des débats il ressort l’impression générale que ces interventions législatives furent autant de digressions, parfois inconscientes[134], par rapport à  la mission sinon exclusive, du moins principale, qui était de rédiger une nouvelle Constitution. L’Assemblée n’a d’ailleurs pas discuté d’autres projets de loi[135]. Or, si l’on admet que le rôle de l’Assemblée des états était sinon exclusivement, du moins principalement constituant, et que le mandat de ses membres était toujours limité par un terme, il s’ensuit que ce terme était déterminé en fonction non pas du rôle législatif (rôle inexistant ou, à  tout le moins, annexe, limité), mais du rôle constituant (rôle exclusif ou, du moins, principal). Quel était alors le terme ?

Si on laisse de côté le rôle législatif de cette Assemblée, il n’y a plus de terme précis car le droit luxembourgeois applicable en 1848 n’en prévoyait pas pour une assemblée constituante. Le seul terme qui puisse être imaginé est un terme imprécis : l’achèvement de la mission, de la mission de pouvoir de révision. Il est vrai que, lorsque le 3 août 1848 le président du gouvernement de la Fontaine a clos la session (extraordinaire) de l’Assemblée des états élus en nombre double, il l’a fait en se référant à  la « décision prise par l’Assemblée extraordinaire des états dans sa séance finale du 28 juillet [1848] »[136]. Lors de cette séance (l’ultime séance), l’Assemblée a acté le fait que sa mission était achevée[137]. Dès lors, rétrospectivement, la clôture de la session le 3 août prend un double sens : ce n’était pas seulement la clôture d’une session (signification explicite), mais aussi, plus fondamentalement, la constatation (implicite) de l’expiration du mandat spécial, à  durée spéciale, de cette Assemblée spéciale. Son mandat était épuisé. Dès lors, il ne restait plus à  l’exécutif qu’à  en tirer les conséquences, en convoquant les électeurs pour la désignation de la nouvelle Chambre des députés prévue par la Constitution de 1848[138].

Selon cette lecture, qui paraît la plus crédible au regard des éléments de preuve disponibles, la cessation de la totalité des mandats des membres de l’Assemblée des états élue en nombre double le 19 avril 1848 n’était pas l’effet d’une quelconque décision de dissolution (dissolution implicite par le grand-duc ou autodissolution). Elle était due à  l’expiration des mandats après échéance d’un terme à  la fois imprécis (l’achèvement de sa mission de constituant) et rapproché (l’assemblée spéciale devait faire vite afin qu’un parlement ordinaire puisse encore être élu en automne 1848, afin de voter le budget de 1849[139]).

5° L’énigme de 1945 : un mandat sans terme, une dissolution grand-ducale implicite et une expiration extraordinaire (art. 114 Const.)

Un dernier cas complexe (véritable nœud gordien !) à  évoquer est la cessation en 1945 des mandats de la totalité des députés, dont une moitié avaient été élus le 3 juin 1934 et l’autre le 6 juin 1937. Normalement, en vertu de la loi électorale du 31 juillet 1924 (articles 92 et 105), les mandats des députés de la première série auraient dû venir à  échéance le 2 juin 1940. L’ordre de convocation pour cette élection avait d’ailleurs été publié au Mémorial le 27 avril 1940[140], en pleine « drôle de guerre », mais l’invasion du territoire luxembourgeois par les troupes d’Hitler le 10 mai 1940 a mis fin abruptement au processus électoral. Le maniement juridique de cette situation par les autorités luxembourgeoises a été quelque peu chaotique, ce qui n’est guère surprenant eu égard au contexte dramatique de l’époque. Avant le début de la Deuxième Guerre mondiale, la Chambre des députés avait pourtant pris des précautions et prévu un régime d’exception, afin de parer à  la menace d’une déflagration militaire jugée imminente. Parmi diverses mesures extraordinaires, la loi du 29 août 1939 portant extension de la compétence du pouvoir exécutif[141] avait prévu entre autres, dans son article 2, que :

    Dans le cas d’une guerre européenne et si la réunion des collèges électoraux se heurtait à  des obstacles invincibles ou qu’elle fût de nature à  provoquer des inconvénients graves, le gouvernement est autorisé à  différer les dates des élections politiques et sociales, et notamment celles des élections législatives, communales et professionnelles.

Au cas où le gouvernement fera usage de la faculté lui accordée par les dispositions du présent article, les mandats venus à  expiration seront prorogés jusqu’à  de nouvelles élections qui auront lieu dès que les circonstances ayant motivé la prorogation auront cessé.

Nonobstant la faculté accordée par cet article, le gouvernement luxembourgeois dirigé par Pierre Dupong n’avait pas renoncé à  l’organisation des élections régulières de 1940. Comme indiqué, l’ordre de convocation fut promulgué. Mais les élections projetées du 2 juin 1940 n’ont jamais eu lieu. Le pays a été envahi le 10 mai. La Chambre des députés a encore tenu une séance formelle le 16 mai, puis a été éclipsée progressivement par l’occupant nazi[142]. Le 19 août 1940, l’administration civile d’occupation (la Zivilverwaltung) a envoyé une lettre à  Emile Reuter, président de la Chambre, et à  Albert Wehrer, chef de la commission administrative, leur indiquant que, désormais, la Chambre des députés n’était plus autorisée à  se réunir sans l’accord préalable, sur un ordre du jour déterminé, du chef de la Zivilverwaltung, le Gauleiter Gustav Simon[143]. Quatre jours après, le 23 août 1940, ce dernier a interdit tous les partis politiques luxembourgeois, tout en maintenant la mouvance pronazie[144]. Le 22 octobre 1940, le Gauleiter a décidé par voie d’ordonnance la « dissolution » (en vérité : l’abolition) de la Chambre des députés et du Conseil d’État. A partir de ce moment, deux systèmes juridiques ont été en concurrence et ont prétendu régir la situation : d’une part, le système juridique nazi imposé de force au Luxembourg par l’occupant (cf. la « dissolution » de la Chambre par le Gauleiter), et, d’autre part, le système juridique luxembourgeois maintenu et entretenu de l’extérieur par le gouvernement luxembourgeois en exil. Au moment de la Libération en 1944, le gouvernement luxembourgeois a agi comme si, en droit, les mandats des députés élus en 1934/37 étaient toujours valides. La soi-disant « dissolution » de la Chambre par le Gauleiter a été considérée implicitement, en vertu des règles fixées par le gouvernement en exil[145], comme un acte nul et non avenu. Quant à  la règle du droit luxembourgeois relative à  l’expiration des mandats pour échéance du terme de six ans, elle a été considérée comme n’ayant joué ni en 1940 (à  l’égard des députés élus en 1934), ni en 1943 (à  l’égard de ceux élus en 1937). Or, en vertu de quelle règle de droit (positive ou supra-positive, écrite ou non écrite), l’expiration ordinaire des mandats a-t-elle été empêchée ? S’agit-il de l’une des multiples irrégularités juridiques qui ont eu lieu à  cette époque ?[146] Qu’est-il arrivé, en droit luxembourgeois, aux mandats de ces députés ?

La loi du 29 août 1939 avait prévu une règle de droit positif pour ce type de situation : le gouvernement pouvait, avant les élections, prolonger les mandats en repoussant les élections. Or, jusqu’à  l’invasion du 10 mai, le gouvernement n’a pris aucun acte formel afin de différer les élections imminentes du 2 juin. Après le 10 mai, surtout après le 2 juin (date à  laquelle, d’ordinaire, les mandats de la première série de députés expiraient), il n’a pas non plus eu recours à  l’article 2 de la loi de 1939. D’autres soucis étaient prioritaires, ce que l’on comprend aisément. Juste après la Libération, par un arrêté grand-ducal du 7 juillet 1944, l’exécutif a formellement invoqué l’article 2 de la loi de 1939 afin de différer les élections[147]. Il s’est contenté de repousser les élections, sans indiquer la date des prochaines élections. Par la suite, la Chambre des députés sera ajournée, concurrencée par l’Assemblée consultative (composée des divers groupes de résistants), puis convoquée, sans exercer toutefois un pouvoir normatif sauf l’adoption d’une déclaration de révision[148]. Puis, les mandats des députés ont pris fin. Des élections générales ont été organisées le 21 octobre 1945. La nature et le fondement de la cessation de la totalité des mandats sont peu clairs. L’arrêté grand-ducal du 24 septembre 1945 portant convocation des collèges électoraux de toutes les circonscriptions[149] a fixé la date des nouvelles élections (le 21 octobre 1945), mais ne s’est pas prononcé sur la nature juridique de la cessation qui concernait d’ailleurs la totalité des mandats parlementaires et non seulement une moitié. L’arrêté grand-ducal ne parle ni de « dissolution », ni de « dissolution de plein droit ». Les visas figurant dans l’arrêté ne sont pas non plus éloquents. Ne sont cités ni l’article 114 de la Constitution, ni l’article 74 (« Le grand-duc peut dissoudre la Chambre »). S’agissait-il alors d’un cas d’expiration ? Mais, dans ce cas, quel aurait été le terme, celui-ci n’étant plus le terme ordinaire de six ans ? En même temps, ces députés avaient adopté le 14 septembre 1945 une déclaration de révision qui fut également approuvée formellement par la grande-duchesse Charlotte et les ministres le 27 septembre 1945. La cessation de la totalité des mandats des députés était-elle due à  l’utilisation de l’article 114 Const. ?

Pour démêler ce nœud, il faut distinguer deux questions : Selon quelles modalités juridiques, les mandats des députés élus en 1934/37 ont-ils été prolongés ? (a) En vertu de quelle règle, ces mandats prolongés ont-ils pris fin ? (b)

a) La loi de 1939 : l’abolition du terme des mandats parlementaires

Pour ce qui est de la première question, il importe d’examiner la nature de la prolongation des mandats parlementaires qu’autorisait l’article 2, alinéa 2, de la loi du 29 août 1939. In abstracto, une prolongation, ou prorogation, de mandats parlementaires à  durée déterminée (avec un terme précis) peut prendre trois formes. Solution n°1, la plus simple et ordinaire : on remplace la date initiale des élections par une nouvelle date précise qui lui est postérieure. Au terme précis initial est substitué un autre terme précis.[150] Solution n°2, déjà  plus originale et peu fréquente : le terme précis est remplacé par un terme imprécis. Celui-ci est censé survenir à  une date postérieure non précisée puisque, par définition, cette date ne peut être déterminée d’avance. Solution n°3, autrement plus originale, voire iconoclaste : on supprime tout terme. Les mandats parlementaires à  durée déterminée sont transformés en mandats parlementaires à  durée indéterminée, sans terme. Les mandats sont prolongés ad vitam aeternam, sauf à  être interrompus collectivement par une cause juridique autre que la règle du terme (exemple : une dissolution)[151].

À quelle solution, parmi les trois, se rattachait l’article 2 de la loi du 29 août 1939 ? La réponse n’est pas d’une parfaite clarté, ce texte étant en partie vague. Sa formulation n’utilise pas le langage technique de la typologie juridique décrite à  l’instant. Son sens n’a pas non plus été clarifié, ni lors des débats parlementaires, ni dans l’avis du Conseil d’État de l’époque[152], ni dans l’arrêté grand-ducal de 1944. Ce dernier s’est appuyé sur cette loi sans en définir le sens, sans dire si cette loi s’inscrivait dans la logique n°2 ou n°3. Un point est, en effet, certain : la logique n°1 peut être écartée d’office puisque ni la loi de 1939 ni l’arrêté de 1944 n’ont prévu une date précise de substitution. La loi de 1939 appliquait-elle la solution n°2 ? C’eût été le cas si la loi avait prévu que le mandat de tous les députés élus en 1934/1937 expirait automatiquement au moment du « rétablissement d’une situation à  peu près normale permettant l’organisation d’élections ». Si cette dernière formule, qui est présente dans l’article 2 (voir « …dès que les circonstances ayant motivé la prorogation auront cessé… »), avait valeur de terme imprécis, la loi de 1939 — mobilisée au plus tard en 1944 par l’exécutif — aurait transformé le mandat à  terme précis des députés élus en 1934/37 en un mandat à  terme imprécis. Or, il semble que ce ne soit pas le cas. Il est en effet à  noter que l’article 2, alinéa 2, a utilisé le verbe « expirer » en début de phrase, pour évoquer le régime ordinaire, mais ne s’en est plus servi pour définir le nouveau mode de cessation des mandats parlementaires après leur prorogation. En outre, l’article 2 n’affirmait pas que les mandats venus à  expiration étaient prorogés jusqu’au rétablissement de la paix ou jusqu’à  l’avènement de conditions normales permettant à  nouveau l’organisation d’élections. Il énonçait que « les mandats venus à  expiration [étaient] prorogés jusqu’à  de nouvelles élections ». C’est l’élection — élection dont la date était décidée par l’exécutif — qui mettait fin aux mandats. C’est un acte de volonté — autrement dit une dissolution — qui, dans le régime établi par la loi de 1939, était censé provoquer la cessation des mandats. Si l’exécutif ne prenait pas une telle décision, et tant qu’il ne prenait pas une telle décision, les mandats parlementaires restaient valides. Ceux-ci étaient valides sans limitation de durée.

Quant à  cette dissolution « sans nom » (car le terme « dissolution » n’a point été utilisé dans ce contexte), l’on peut estimer que l’article 2, alinéa 2, de la loi de 1939 se référait implicitement au dispositif général de dissolution consacré à  l’article 74 Const. En même temps, il en infléchissait le régime sur un point crucial. En effet, l’article 2, alinéa 2, de la loi du 29 août 1939 restreignait le pouvoir discrétionnaire dont étaient investis le grand-duc et les ministres en matière de dissolution, puisqu’il énonçait : « De nouvelles élections […] auront lieu dès que les circonstances ayant motivé la prorogation auront cessé ». Le futur (« auront lieu ») avait ici, visiblement, valeur d’un impératif : les élections devaient avoir lieu… L’exécutif devait convoquer les électeurs et, donc, au préalable, il devait dissoudre la Chambre des députés dès que le contexte permettait à  nouveau l’organisation d’élections dans des conditions à  peu près normales. De discrétionnaire, la dissolution était devenue obligatoire, lorsque ces conditions étaient remplies. Dans le système établi par la loi du 29 août 1939, le caractère iconoclaste d’un mandat parlementaire à  durée illimitée, sans terme, a été adouci par l’établissement d’une obligation de dissolution pesant sur l’exécutif. Le législateur de 1939 avait donc prévu une nouvelle forme, spéciale, de dissolution : un dispositif de dissolution plus encadré pour la simple raison que, dans le contexte de la future guerre, les mandats parlementaires pouvaient être, sur décision de l’exécutif, prorogés de façon illimitée, et que la dissolution était censée être l’instrument pour mettre fin à  ces mandats sans terme.

b) La cessation de ces mandats : un cumul de deux régimes de cessation

Si l’on admet que les mandats des députés élus en 1934/37 ont été prolongés par la voie d’une transformation en des mandats à  durée indéterminée, il reste la seconde question : comment ces mandats ont-ils effectivement pris fin ? Trois possibilités sont à  évoquer : 1. Les mandats ont été interrompus en vertu d’une dissolution prise, de manière implicite, sur le fondement de l’article 74 Const. et de l’article 2 de la loi de 1939 (la solution imaginée par le législateur de 1939). 2. Les mandats ont expiré, en application de la règle de l’article 114 Const. (ce mode de cessation n’avait pas été évoqué en 1939, mais, bien évidemment, il n’était pas exclu, étant prévu de manière générale par la Constitution). 3. Ces deux modes de cessation ont été cumulés d’une certaine façon.

La cause juridique à  laquelle l’on est tenté de penser en premier est le déclenchement de la procédure de révision (solution n°2). La Chambre des députés a effectivement adopté une déclaration de révision, avant les élections du 21 octobre 1945. L’ancien article 114 Const. a indéniablement déployé des effets juridiques : il a permis la grande réforme de la Constitution de 1948 et il a, aussi, de façon incidente, eu un impact sur certaines modalités de la cessation de la Chambre des députés. En a-t-il été, dès le départ, le fondement ? Selon une analyse juridique rigoureuse, qui s’attache à  la chronologie des actes, la réponse est négative. La déclaration de révision de 1945 n’était valide qu’à  partir du moment où la grande-duchesse Charlotte et les ministres avaient apposé leur signature. Or celle-ci intervint seulement le 27 septembre 1945, à  une date où l’arrêté grand-ducal de convocation des électeurs du 24 septembre 1945 était déjà  promulgué. Le recours à  l’article 114 Const. ne pouvait donc fonder l’acte de convocation[153]. L’article 114 étant inopérant à  la date du 24 septembre 1945, il devait donc exister (à  supposer une certaine régularité juridique) un autre fondement de la cessation. Or le seul autre fondement juridique imaginable est l’hypothèse d’une dissolution fondée sur le dispositif de l’article 74 Const. combiné avec l’article 2, alinéa 2, de la loi du 29 août 1939. L’arrêté grand-ducal du 24 septembre 1945 convoquant les électeurs ne comporte point le mot « dissolution ». Or, à  ce moment, en vertu de la Constitution (art. 74 Const. 1868), une dissolution pouvait être implicite[154]. L’article 74 de la Constitution de 1868, à  la différence de l’article 76 de la Constitution luxembourgeoise de 1848, n’exigeait pas/plus l’existence d’un acte formel intitulé « dissolution ».

En conclusion, à  la lumière de tous ces éléments, il apparaît que les mandats des députés élus en 1934/37 — mandats qui, en vertu de la loi du 29 août 1939, ont été transformés en mandats à  durée illimitée, sans terme, par l’arrêté grand-ducal du 7 juillet 1944 — ont cessé d’être valides en fonction de deux mécanismes juridiques. D’une part, il y a eu une décision implicite de dissolution, qui était fondée sur le dispositif spécial fixé par l’article 2 de la loi du 29 août 1939 combiné avec l’article 74 Const. D’autre part, les mandats ont expiré du fait du déclenchement de la procédure de l’article 114 Const. (expiration extraordinaire). Il s’agit donc d’un cas de cumul d’un régime (spécial) de dissolution et d’un régime (spécial) d’expiration.

c) Un tableau récapitulatif des modes de cessation des mandats des députés (1841-2013)

Au vu de tous les éléments recueillis, il est à  présent possible de présenter une version affinée de la grille d’analyse, dont les subdivisions, au fil de nos investigations historiques, ont été repensées et enrichies. La summa divisio s’opère non pas, comme il est souvent avancé, entre « dissolution » (y compris « dissolution de plein droit ») et « échéance du terme », mais, plus largement, entre, d’une part, les divers cas d’expirations collectives (dont l’échéance du terme est une illustration parmi d’autres) et, d’autre part, les divers cas de cessation volontaire de la totalité des mandats (les divers types de dissolution). Cette grille est reproduite dans le tableau suivant. Focalisé sur le ou les fondements juridiques de chaque élection pour le parlement luxembourgeois (des premières élections ordinaires en 1845[155] jusqu’aux dernières élections du 20 octobre 2013), ce tableau récapitule les divers types et cas de cessation des mandats parlementaires dans l’histoire du Luxembourg. Lorsque des mandats de députés ont cessé pour deux motifs juridiques, ces cas atypiques ont été mis en évidence par l’inscription d’un double X (« XX ») dans les deux colonnes concernées.

Le tableau « Fondement(s) juridique(s) des élections du parlement luxembourgeois (1845-2013) » est disponible en .pdf ci-dessous

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Pour la période historique allant de 1841 jusqu’en 2013, l’on observe au total trois types distincts de dissolutions : le dispositif général de la dissolution discrétionnaire par le grand-duc (art. 18 Const. 1841, art. 76 Const. 1848, art. 74 Const. 1856, art. 74 Const. 1868) ; le dispositif spécial, à  usage unique, de la dissolution obligatoire par le grand-duc prévu dans le contexte de la Deuxième Guerre mondiale par la loi du 29 août 1939 ; enfin, l’autodissolution de la Chambre des députés décidée par celle-ci à  travers l’article 217 de la loi électorale du 16 août 1919 (pour l’autodissolution, il n’existe pas de dispositif général). Le nombre effectif de dissolutions (normes particulières de dissolution) s’élève à  dix. Elles sont intervenues en 1848, 1854, 1915, 1919 (autodissolution), 1925, 1945 (dissolution obligatoire), 1958, 2004, 2009 et 2013. Il reste à  présent à  étudier de plus près l’usage (les usages) du droit de dissolution plus ou moins discrétionnaire confié, à  titre général, par toutes les Constitutions luxembourgeoises à  l’organe de l’État « grand-duc » (dissolutions de 1848, 1854, 1915, 1925, 1958, 2004, 2009 et 2013). C’est la catégorie la plus vaste, la plus importante en termes quantitatifs, qui mérite à  présent d’être décortiquée. Quels ont été les usages de cette faculté ? Autour de ces usages (uniformes ?), des règles coutumières se sont-elles cristallisées, ainsi que l’a affirmé le Conseil d’État dans son avis du 18 juillet 2013 ?

Luc Heuschling est Professeur de droit constitutionnel à  l'Université du Luxembourg et membre de l’Institut grand-ducal (Luxembourg).

Pour citer cet article :
Luc Heuschling «Le concept de dissolution, l’histoire des dissolutions de la Chambre des députés du Luxembourg et la coutume (Première partie) », Jus Politicum, n° 13 [https://www.juspoliticum.com/article/Le-concept-de-dissolution-l-histoire-des-dissolutions-de-la-Chambre-des-deputes-du-Luxembourg-et-la-coutume-Premiere-partie-901.html]