Le destin de la théorie du dépérissement de l’État. De la formation du marxisme russe à la dérive totalitaire du régime soviétique

Thèmes : Marx (Karl) - Russie - Communisme - Dépérissement de l'État - Union des républiques socialistes soviétiques (URSS)

La thèse marxiste du dépérissement de l’État a connu une réception problématique, en particulier dans l’espace intellectuel du marxisme russe. Confrontée pour la première fois à l’exercice du pouvoir après une révolution hétérodoxe, cette théorie devient un objet polémique et programmatique : il s’agit de l’adapter à une situation radicalement différente de celle envisagée par Marx, celle d’une révolution dans un pays peu industrialisé, dans lequel le prolétariat est extrêmement minoritaire, les forces productives n’ayant pas achevé le cycle de développement au terme duquel les contradictions internes au capitalisme doivent produire son dépassement. Les évolutions du statut de la théorie du dépérissement de l’État dans les écrits des principaux marxistes russes nous renseignent sur les difficultés, voire les apories, du rapport entre une certaine tradition marxiste et la théorie de l’État.

The fate of the « withering away of the State » theory. From the birth of Russian Marxism to the totalitarian drift of the Soviet regime. The « withering away of the state » marxist theory had a complicated welcome, especially in the Russian Marxism intellectual world. Faced with the exercise of power for the first time after a heterodox revolution, this theory became a polemical and programmatic subject. The stake was to adapt this theory to a radically different situation than the one envisioned by Marx: a revolution in a hardly industrialized country, in which the proletariat was by far in minority, due to the fact that the productive forces had not completed the development cycle at the end of which capitalism’s internal contradictions must lead to its overcoming. Developments in the « withering away of the state » theory that can be found in the writings of the main Russian Marxists inform us about the difficulties, even the aporias, of the relation between a certain Marxist tradition and the theory of the State.

C

omment, lorsqu’on sait l’importance qu’avait pour Marx la critique de l’État et le projet de sa disparition, expliquer que le premier régime se revendiquant ouvertement du marxisme soit devenu une dictature, un État totalitaire, d’une puissance et d’une omniprésence rare ? L’étonnement du lecteur attentif de Marx est renforcé par la lecture attentive des bolcheviks, puisque ces derniers se seront targués, avant la Révolution d’Octobre, d’avoir mené à bien une œuvre de redécouverte de la théorie exacte de Marx, opération parachevée par L’État et la révolution de Lénine.

Cette théorie du dépérissement de l’État n’a pas été l’objet d’un magnum opus de Marx : elle est disséminée dans nombre de ses écrits, est une constante de sa pensée puisqu’elle apparaît dès ses écrits de jeunesse et se maintient après la maturité matérialiste et les écrits programmatiques des années 1870. Marx critique, dans la modernité, la scission entre société civile et État, reproduite au sein de chaque individu qui est à la fois producteur et citoyen. La résorption de cette scission doit se faire par l’autonomisation d’une société rendue à elle-même ; devenue une « communauté des individus complets », débarrassée de l’État qui est en dernière analyse un dispositif produit par la contradiction de classes. Quels détours historiques ont conduit à l’échec de ce programme ?

La réponse doit, en partie, être recherchée dans les théories maniées par les marxistes russes les plus importants : leurs écrits possèdent à la fois une dimension programmatique expliquant réellement certains de leurs choix, et les révisions et évolutions qui jalonnent leurs productions théoriques sont un indicateur des changements d’état d’esprit au sein, notamment, du parti bolchevik. Pour obtenir une tentative d’explication plus complète, il importe également de confronter les intentions déclarées des acteurs et la réalité de leur action politique, confrontée à des circonstances matérielles spécifiques. Ces évolutions permettent alors de dessiner la manière dont les bolcheviks utilisèrent leur outil principal, l’État, et d’éclairer par contraste le destin qui lui était réservé dans leurs écrits. Sans répondre à la question de la nécessité ou de la contingence d’un tel mouvement, la construction du régime soviétique est un processus particulièrement intéressant pour illustrer les apories du marxisme russe à son endroit, dont les conséquences sont connues de tous. Mais elle permet également de confronter le marxisme en général à sa propre historicité et à sa pertinence « en contexte ».

En effet, le marxisme russe n’a pas eu le destin des partis ouvriers d’Europe continentale : dans un pays arriéré industriellement, où le prolétariat demeure extrêmement minoritaire parmi les classes dominées, il a été confronté à des questions rares au sein du marxisme, notamment autour de la classe paysanne, et surtout à la question centrale de la possibilité d’une dictature du prolétariat sans véritable prolétariat. La théorie a dès lors un statut de plus grande proximité avec la pratique, comme l’illustre le mot de Lénine en conclusion de L’État et la révolution : « il est plus agréable et plus utile de faire l’“expérience d’une révolution” que d’écrire à son sujet[1] ». La justesse de la théorie est évaluée à l’aune des résultats pratiques qu’elle permet, ce qui pourra conduire à des controverses conséquentes avec la vision théorique plus philosophique que manient les critiques allemandes de la révolution de 1917 attachés à justifier et adapter le marxisme tandis que les auteurs russes ont, selon Jacques Ellul, une lecture plus exégétique, cherchant à comprendre un corpus établi dont le contenu n’est pas remis en cause (cette différence se manifestant notamment dans la controverse opposant Kautsky et Lénine). Cette position est décisive dans le déclenchement de la Révolution d’Octobre et du succès mondial du modèle léniniste à travers la constitution de la IIIe Internationale. Elle peut également expliquer le succès du coup d’État de la tendance bolchevik, pourtant minoritaire dans l’opinion et dans les institutions, face aux autres partis révolutionnaires se partageant le pouvoir après la révolution de février 1917.

Il convient d’aborder d’abord brièvement le cas de Plekhanov, afin d’illustrer à travers lui le développement du mouvement marxiste en Russie, pour ensuite s’attarder plus longuement sur les théories de Lénine, notamment celles développées dans L’État et la révolution suite à la réactualisation de la perspective du dépérissement de l’État par Boukharine. Le projet développé par Lénine en 1917 subit ensuite des évolutions importantes, notamment durant le communisme de guerre, période au cours de laquelle l’État se renforce considérablement, puis au cours de la Nouvelle Politique économique (Novaïa Ekonomitcheskaïa Politika ; nep), qui voit l’Union soviétique adopter un modèle plus proche de celui du capitalisme occidental afin d’accélérer son développement. Lénine réoriente alors son approche théorique vers une défense de l’État ouvrier, position appuyée dans un premier temps par Trotski. La prise du pouvoir par Staline conduit à une disparition, en pratique, de la théorie du dépérissement de l’État, qui se survit à elle-même sous la forme d’un discours de légitimation du régime soviétique. Ce nouveau statut de la théorie conduit à l’éviction de ses derniers défenseurs, notamment Pašukanis, juriste ayant construit son œuvre autour de la perspective du dépérissement du droit.

 

I. Plekhanov et l’introduction du marxisme dans la Russie tsariste

 

D’abord proche du mouvement populiste russe, Plekhanov s’en détache après la découverte du marxisme : il ne peut plus, une fois cette philosophie de l’avenir découverte, défendre les solutions de ce mouvement, qui considère qu’il est possible de parvenir au socialisme en s’appuyant sur des institutions traditionnelles slaves, notamment en ce qui concerne la gestion collective de la terre. Il combattra alors aussi bien les populistes que les anarchistes, et que les marxistes modérés : la pensée de Marx faisant pour lui système, il ne peut être pertinent de l’accepter partiellement.

Sur la question de l’État, s’il reconnaît que marxistes et anarchistes partagent l’objectif de sa disparition, il défend une position de suppression progressive, proche du terme « dépérissement » pris dans son sens propre. Cette conception de l’évolution historique de la superstructure le conduira à une polémique avec Lénine, qu’il influence dans sa conversion au marxisme. Il craint en effet qu’une révolution prolétarienne qui ne soit pas précédée d’une révolution bourgeoise ne puisse aboutir qu’à « une dictature sur le prolétariat et non une dictature du prolétariat[2] ». De manière générale, Plekhanov entreprend de réhabiliter Marx comme philosophe de l’histoire, proposant un modèle du développement de l’humanité proche de celui de L’idéologie allemande (qu’il ne pouvait cependant pas connaître puisque ce texte n’a été publié qu’au début des années 1930), dans lequel l’évolution économique de l’homme se fait sous le coup de la nécessité physique, produisant à son tour une nécessité économique. L’homme finit par prendre conscience de cette dernière ce qui conduit à son abolition « en introduisant la conscience là où règne actuellement la nécessité économique aveugle[3] ». Le développement technique, notamment, annonce cette dernière phase de développement de l’humanité. Dans le Programme du groupe social-démocrate « Libération du travail » (première organisation marxiste russe qu’il contribue à fonder), Plekhanov écrit que « le développement de la technique moderne dans les sociétés civilisées ne fournit pas seulement la possibilité matérielle de cette organisation ; il la rend nécessaire et inévitable pour la solution des contradictions qui s’opposent au développement normal et harmonieux de ces sociétés[4] ». Cette conception du matérialisme historique le conduit donc à une position plus rigide que celle de Lénine et s’oppose à un volontarisme qui ne se donnerait pas pour base solide une analyse cohérente du développement historique.

Le point le plus intéressant de la théorie de Plekhanov est son combat contre l’économicisme : il défend un modèle d’interactions entre les rapports de production et la superstructure dans lequel cette dernière agit en retour sur la base par la prise de conscience des hommes.

Cela conduit Plekhanov à appréhender la superstructure comme ayant un fondement idéel à côté de son fondement réel : les hommes ont une conscience relative de la réalité des rapports de production et leurs besoins spécifiques à un certain stade d’évolution produisent une influence idéale sur la superstructure. Sur la question de l’État, dès le début de son parcours marxiste Plekhanov reprend à son compte le projet de sa disparition. Toujours dans le même programme, il écrit que « l’on peut, dès maintenant, prédire la destruction du plus important des organes de la lutte chronique à l’intérieur des sociétés, c’est-à-dire de l’État en tant qu’organisme politique opposé à la société[6] ». Toutefois cette prédiction ne donne pas lieu à un programme de destruction immédiate de l’État : il considère impossible que la superstructure disparaisse immédiatement pendant la révolution, et préconise plutôt une démocratisation intégrale de l’État par la législation populaire directe et l’abolition du régime représentatif[7]. Il y a donc une articulation entre la transformation de l’État en organe placé en dessous de la société par des demandes d’ordre constitutionnel et l’annonce de sa disparition future.

Sa théorie de l’histoire conduit alors Plekhanov à une certaine modération : bien qu’il refuse de cantonner la lutte politique au plan uniquement parlementaire, et qu’il condamne l’abandon des méthodes illégales (il est notamment le fondateur de l’Iskra – L’Étincelle –, célèbre journal russe qui devra être imprimé à l’étranger en raison de la censure du régime tsariste), il s’oppose également au courant bolchevik mené par Lénine, à qui il reproche un certain aventurisme et une trop grande intransigeance dans son refus du passage par la révolution bourgeoise, qui est indispensable dans son schéma. Il anticipe ainsi les principales critiques qui seront adressées à Lénine, notamment sur la question du prolétariat, qui doit être construit avant que se produise la révolution qui l’amènera dans une position dominante. La Russie est un pays encore très largement paysan (même en 1928, à la fin de la nep, qui visait à accélérer l’industrialisation du pays, les ouvriers ne représenteront que 14,6 % de la population de l’urss), et il est nécessaire de passer par une phase de domination de la bourgeoisie pour développer les moyens de production et produire les conditions de passage au communisme. L’attitude de Lénine revient au contraire à produire un prolétariat de manière volontariste. Cette croyance en la possibilité d’une accélération artificielle du cours de l’histoire est le point sur lequel Lénine s’éloigne le plus de l’orthodoxie marxiste. Cette approche aura toutefois un succès certain suite à la prise du pouvoir par les bolcheviks et de leur hégémonie théorique dans les partis communistes issus des scissions avec le socialisme réformiste.

 

II. La redécouverte léniniste de la théorie du dépérissement de l’État

 

A. Boukharine et la critique de l’État impérialiste : une réapparition explicite du dépérissement de l’État

Nikolaï Boukharine, jeune bolchevik proche de Lénine, est généralement considéré comme responsable de la réapparition du thème du dépérissement de l’État dans la théorie marxiste : c’est en effet à lui qu’on attribue d’avoir rappelé à Lénine les passages de Marx et d’Engels concernant la disparition de l’État comme conséquence logique de l’abolition des classes sociales. L’État et la révolution a pour origine une tentative de la part de Lénine de disqualifier les analyses de son jeune camarade, mais l’étude approfondie des textes marxistes sur l’État le conduira finalement à se ranger au point de vue de Boukharine.

Lorsqu’au début des années 1910 Boukharine commence sa production théorique, il se trouve face à une situation, dans l’Occident où il est exilé, qui le conduit à se poser des questions semblables à celles qui agitent la social-démocratie sur son versant réformiste, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’évolution du capitalisme entraîne, dans les pays les plus avancés, des modifications considérables du rôle de l’État qui n’apparaît plus immédiatement comme organe de domination de la bourgeoisie. Pour expliquer le renforcement du pouvoir de l’État et la prise en charge de missions sociales, il ne se range cependant pas à l’étatisme de Bernstein, mais écrit dans sa Contribution à une théorie de l’État impérialiste que « les “activités socialement utiles” de l’État sont essentiellement les conditions pour prolonger et favoriser au plus haut point l’exploitation des classes asservies de la société contemporaine, surtout du prolétariat[8] ». Sa théorie du renforcement du pouvoir d’État inspire celle de Lénine dans la rédaction de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : l’idée est que cette montée en puissance n’est pas le signe d’une socialisation accrue des missions de l’État, mais de son inféodation renforcée à la classe capitaliste arrivée à un stade de développement succédant à celui du capitalisme libéral. « Notre temps, au contraire, est caractérisé par la tendance exactement opposée, dont la limite logique est le capitalisme d’État, ou l’inclusion d’absolument tout dans la sphère de la régulation étatique[9]. » Le rôle de l’État évolue avec le changement de dimension de la concurrence : l’uniformisation de l’activité de la bourgeoisie, avec la perte de pouvoir de sa dimension foncière, produit une concurrence ne se déroulant plus principalement au sein même des classes dominantes nationales mais entre les classes dominantes des différents pays développés. La situation a évolué depuis la IIe République et le Second Empire : Marx décrivait alors l’incapacité de la bourgeoisie de s’unir autour d’un projet politique cohérent, la conséquence de cet échec étant le bonapartisme comme conciliation autoritaire des différents intérêts. Le pouvoir politique gagne alors une autonomie relative. Au contraire, l’uniformisation des intérêts de la bourgeoisie à l’époque de la domination du capital financier produit une situation dans laquelle la concurrence se joue au niveau international. Ainsi

Conséquence de la loi de baisse tendancielle du taux de profit, les bourgeoisies nationales cherchent de plus en plus à conquérir de nouveaux marchés : l’État impérialiste est alors mandaté pour accomplir cette mission et orienter son action principalement vers l’étranger. Le capitalisme prend donc une forme impériale dans laquelle la lutte pour l’expansion extérieure de la bourgeoisie nationale unifiée remplace la lutte interne pour l’extension des intérêts divergents au sein-même de la bourgeoisie. Boukharine emploie le terme de « capitalisme d’État » pour définir cette nouvelle étape du mode de production.

Répondre à la question du renforcement du pouvoir d’État à l’aune de cette théorie permet à Boukharine de condamner le révisionnisme : plutôt que de reconstruire Marx à partir de ses présupposés méthodologiques, il convient d’approfondir ses conclusions et de construire leur prolongement logique selon la marche du capitalisme qui a suivi. Dans Les luttes de classe en France et Le 18 Brumaire, Marx expliquait l’échec de la révolution bourgeoise par le manque d’unité de la classe dominante française. Dès lors se pose la question de ce que produirait une unité de la bourgeoisie en termes politiques : la théorie de l’État impérialiste y répond. Cette approche de Boukharine est significative de la façon qu’auront les bolcheviks de résoudre les problèmes pratiques auxquels ils sont confrontés. En effet, les conditions matérielles dans lesquelles se déploie leur activisme politique sont difficiles à intégrer au schéma d’explication marxiste. Leur volontarisme révolutionnaire prête alors le flanc aux critiques centristes. Face à cela il n’est pas possible de se contenter d’un « retour à Marx », qui doit être la première étape d’une construction théorique répondant aux problèmes spécifiques au contexte russe comme aux évolutions du capitalisme dans les pays occidentaux. D’une certaine manière, cette approche revient à abandonner l’horizon d’une révolution internationale, puisque les conditions matérielles divergentes imposent des stratégies divergentes et donc des temporalités révolutionnaires différentes.

Le dépérissement de l’État reste logiquement d’actualité dans les théories de Boukharine du fait de sa critique du révisionnisme et de sa perception de l’évolution du pouvoir d’État. Toujours dans sa Contribution, il écrit que

Il indique ensuite, à propos de la révolution et de la période de transition, que

Il est intéressant de noter que Boukharine n’a pas recours à la rhétorique du « demi-État » ou de « l’État qui n’est plus à proprement parler un État », expressions que Lénine utilisera abondamment dans L’État et la révolution en les reprenant notamment à Engels. Boukharine ne s’embarrasse pas d’une définition claire de ce que doit être l’État dans la dictature du prolétariat, et l’on observe un parallélisme entre sa définition de l’État en général (« l’organisation la plus générale des classes dominantes, sa fonction de base étant de préserver et d’étendre l’exploitation des classes opprimées[13] ») et la dictature du prolétariat qui reste une « domination de classe ». Dès lors il ne semble pas théoriser la programmation du dépérissement dès la révolution, comme le fait Lénine, il ne reprendra explicitement le mot d’ordre de « l’explosion (Sprengung), la cassure (Zerbrechen) de la machine d’État[14] » qu’après la publication de L’État et la révolution, paradoxalement au moment où cette perspective commence à définitivement s’éloigner. Il est donc simplificateur de considérer que la théorie de l’État de Lénine n’est qu’adhésion à celle de Boukharine : sur le plan des préoccupations immédiates, une différence existe. Dans son testament politique, Lénine dira d’ailleurs de son jeune camarade que « ses vues théoriques ne peuvent qu’avec la plus grande réserve être tenues pour parfaitement marxistes, car il y a en lui quelque chose de scolastique[15] ». L’aspect pratique ne semble en effet pas sa préoccupation principale, bien qu’il s’en soit défendu lors de la publication de sa Contribution.

B. L’État et la révolution de Lénine : le dépérissement de l’État comme doctrine centrale des bolcheviks

À propos de la leçon de Marx selon laquelle « la classe travailleuse “ne peut se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État pour la faire fonctionner à son propre compte” », Daniel Bensaïd nous dit que « c’est cette leçon que les dignitaires de la IIe Internationale s’empresseront d’enterrer, et qu’exhumera Boukharine pendant les premiers mois de la guerre mondiale. (Re)découverte si étonnante que Lénine lui-même, dans un premier temps, y vit une foucade libertaire[16] ». Cette redécouverte mènera pourtant à L’État et la révolution, ouvrage parfois qualifié de « chef d’œuvre libertaire[17] » tant son auteur est virulent dans son attaque de l’État. L’ouvrage est significativement sous-titré La doctrine marxiste de l’État et les tâches du prolétariat dans la révolution, annonçant sa double ambition : rétablir ce qui a été effectivement oublié par la social-démocratie allemande, et établir une stratégie immédiate pour la prise du pouvoir et l’utilisation de l’État (ce livre a en effet été écrit en 1917, après la révolution de février, et ne sera pas terminé en raison de la participation de Lénine aux événements d’octobre 1917). Lénine annonce clairement que « ce qui s’éteint après cette révolution, c’est l’État prolétarien, autrement dit un demi-État[18] ». La « suppression de l’État en tant qu’État[19] » est alors conçue comme le remplacement d’un pouvoir de répression par un autre, celui de la bourgeoisie par celui du prolétariat. Pour Lénine, l’État en tant qu’il est proprement un État ne peut être que l’État bourgeois. Il reprend alors, malgré des difficultés de vocabulaire héritées de Marx et d’Engels, l’idée selon laquelle la Commune « n’était plus un État au sens propre[20] », ce qui oriente ses préconisations quant à ce que doit devenir l’État sous la dictature du prolétariat. Contre les anarchistes, il explique que si « seule la révolution peut “supprimer” l’État bourgeois », « l’État en général, c’est-à-dire la démocratie la plus complète, ne peut que “s’éteindre”[21] ». Ainsi le volontarisme s’arrête une fois la démocratisation la plus complète achevée, et c’est là la tâche du prolétariat dans la révolution qu’annonce le sous-titre. Lénine reste donc dans une certaine orthodoxie sur ce point, malgré le volontarisme qui le caractérise dans ses options stratégiques et qui sera le point autour duquel se noueront les critiques émanant du centre de la IIe Internationale. Du Manifeste du parti communiste, Lénine retient l’idée que l’État, dans la période de transition qu’est la dictature du prolétariat, est « le prolétariat organisé en classe dominante[22] ». Lénine interprète cette formule ainsi : « d’après Marx, il ne faut au prolétariat qu’un État en voie d’extinction, c’est-à-dire constitué de telle sorte qu’il commence immédiatement à s’éteindre et ne puisse pas ne point s’éteindre[23] ». Nous pouvons à partir de ces citations commencer à déterminer plus précisément la théorie de l’État que manie Lénine.

Premièrement, l’État au sens propre du terme ne peut être qu’un État bourgeois, comme « pouvoir spécial de répression ». Lorsque le prolétariat s’en empare, il ne peut l’utiliser comme tel sans le changer. Et en tant qu’il est l’État de la bourgeoisie, le simple fait que le prolétariat s’en empare est déjà un acte d’abolition de cet État.

Deuxièmement, le caractère de classe de l’État conduit Lénine à considérer qu’utiliser ce qui reste de cet organe pour en faire un pouvoir spécial de répression contre les ennemis du prolétariat, ce n’est pas faire fonctionner la machine d’État pour le compte du prolétariat mais bien déjà l’abolir et enclencher le processus du dépérissement du reste de cet État. Cette analyse par classe considère donc que ce que Marx désignait sous le terme de « machine d’État » ne peut pas être appréhendé d’un point de vue uniquement objectif : cette qualification dépend en grande partie de son caractère de classe. Ainsi un État utilisant une police organisée, une bureaucratie, une armée (dont les formes ont certes changé), reste un État en voie de dépérissement tant que ces institutions sont dirigées contre les anciennes classes dominantes (cet État n’opprime pas, il réprime). Ainsi « l’État de cette période-là doit donc nécessairement être démocratique d’une manière nouvelle (pour les prolétaires et les non-possédants en général) et dictatorial d’une manière nouvelle (contre la bourgeoisie)[24] ».

Il semble que l’analyse de Lénine conduise à considérer que la prise du pouvoir d’État par le prolétariat est déjà résorption (au moins partielle) de la scission entre l’État et la société. En ce sens il reprend l’idée d’Engels selon laquelle la prise de possession des moyens de production est le seul acte par lequel l’État se fait réellement représentant de la société tout entière. Sur la question de l’État, Lénine est donc volontariste quant au déclenchement du processus, mais mécaniciste quant à son achèvement. Il faut en effet laisser au prolétariat un État qui ne peut pas ne pas s’éteindre, la disparition doit être programmée (au sens presque informatique du terme) par l’acte révolutionnaire initial. À propos de la Commune de Paris, Lénine écrit que

L’ambition est grande puisqu’ici est envisagée une disparition de la bureaucratie et une prise en charge immédiate de l’intégralité des fonctions étatiques par la population, soit la disparition de toute scission qui doit être déjà en partie accomplie dès le moment révolutionnaire. La question de la temporalité se pose car la Commune semble, selon Marx puis Lénine, être arrivée à un tel résultat en l’espace de deux mois seulement tandis que la révolution d’octobre produira au contraire une prolifération de la bureaucratie (justifiée dans un premier temps par le communisme de guerre : le spectre de l’échec militaire de la Commune hante les orientations stratégiques de Lénine et des bolcheviks). Le terme « pouvoir spécial de répression » que Lénine utilise doit donc être relativisé : la clé de compréhension du processus de dépérissement de l’État est justement que ce pouvoir perd progressivement son caractère « spécial » : « ici, l’organisme de répression est la majorité de la population, et non plus la minorité[26] ». Cette évolution est notamment illustrée par la décision de la Commune de supprimer les privilèges attachés au statut de fonctionnaire et de réduire les traitements au niveau du salaire ouvrier de l’époque. Il faut à ce sujet noter une contradiction entre cette théorie et la réalité du prolétariat russe de l’époque, qui reste une classe extrêmement minoritaire du fait du retard de la Russie en matière de développement industriel. Aux critiques qui insistaient sur cette situation, Lénine répondait que la paysannerie pourrait être ralliée à la révolution prolétaire, illustration d’une influence diffuse mais constante du mouvement populiste russe (cette théorie pourtant peu orthodoxe est à l’origine du symbole du communisme le plus diffusé : la faucille et le marteau, représentant l’alliance des deux classes).

La révolution ne peut être qu’une première étape dans le dépérissement. Polémiquant avec les anarchistes, Lénine écrit :

Il est donc clair que l’État doit dépérir mais que ce projet reste, dans le cadre immédiat de la révolution russe, un horizon encore lointain. Selon Lénine, les anarchistes « voient les hommes, non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils voudraient qu’ils fussent[28] ». Cette distinction illustre que la résorption de la scission produira un homme nouveau, et que ce n’est qu’au cours de ce processus qu’apparaîtront les hommes pouvant se passer définitivement de l’État. Dans l’immédiat, la tâche du prolétariat dans la révolution doit contenir une dimension d’organisation qui nécessitera le maintien de certaines fonctions techniques héritées de l’aliénation et des traces qu’elle laisse sur les hommes. Lénine reprend ici les propos d’Engels dans sa préface à La guerre civile en France, prophétisant l’apparition d’une génération nouvelle pouvant se passer de l’État, tout en désavouant les théories exposées par celui-ci dans De l’Autorité sur la naturalité de l’autorité hiérarchique dans l’organisation du travail.

Le dépérissement de l’État est également possible grâce à une donnée nouvelle : la grande industrie et son automatisation débutante. Lénine considère en effet que si les fonctions de surveillance et de comptabilité sont accessibles à n’importe quel citadin, c’est grâce au développement d’une organisation du travail nouvelle qui décompose les tâches au point où elles deviennent d’une simplicité telle qu’il n’est plus besoin d’une compétence particulière pour les exercer. La domination par la compétence technique et organisationnelle n’a alors plus de légitimité, il s’agit « d’enlever à ces fonctions tout caractère privilégié, “hiérarchique”[29] ».

Bien qu’il se défende ici d’être utopiste, la finalité du projet contient indiscutablement une dimension presque divinatoire, voire messianique : le pragmatisme de Lénine n’empêche pas que la redécouverte de la critique marxiste de l’État produise une certaine exaltation. L’État et la révolution est à ce titre un écrit particulier dans l’œuvre de Lénine, puisqu’il ne se limite pas aux développements stratégiques qui constituent son principal héritage, mais s’autorise à dessiner les traits de la société communiste à venir, qui évoquent les écrits des socialistes utopiques français, l’usine moderne ayant remplacé la manufacture ou le phalanstère. Ainsi, Lénine écrit que

Ce programme porte clairement la trace du saint-simonisme et de sa réception par Engels, reprenant la fameuse formule « l’administration des choses » remplaçant le « gouvernement des hommes ». Il s’agit cependant là de la première phase du communisme, dans laquelle l’État n’a pas disparu totalement (bien qu’en tant qu’il est constitué des « ouvriers armés », il se soit radicalement démocratisé – selon Lénine – et la scission déjà partiellement abolie). En quoi consiste alors la seconde phase du communisme ? Lénine répond

On observe alors que le dépérissement de l’État ne présente pas une différence objective avec la première phase du communisme, mais bien plutôt une intériorisation complète des conditions de production de la première phase. L’État disparaît donc, conséquence de l’inutilité de contrôler les « éléments récalcitrants » à la discipline prolétaire mise en place, puisque tous auront l’habitude du respect parfait des règles de la production sociale. Les classes sociales ont donc bien disparu avec l’universalisation-abolition accomplie de la condition du prolétariat et la disparition de la contradiction entre classes. Mais, d’un point de vue matériel et non pas psychologique, la situation ne semble pas véritablement nouvelle. Antoine Artous observe que

L’introduction de l’élément de la grande industrie dans le passage à la phase supérieure du communisme, qui permet le dépérissement de l’État, revient à reproduire certains des aspects du capitalisme les plus aliénants, réintroduisant la contrainte, désormais intériorisée, de la division du travail.

L’État et la révolution, malgré ses apories, reste une profession de foi fort éloignée de ce que deviendra l’État soviétique. Ce qui ne rendra pas plus simple la tâche de ses successeurs lorsque viendra le moment d’entretenir le socialisme réel. Ce livre a donc un statut paradoxal : il constitue à certains égards une véritable résurrection de la théorie du dépérissement de l’État, qu’il place au centre des préoccupations théoriques du mouvement communiste. Mais sa description pratique reste limitée, et ses choix politiques ne seront poursuivis ni par Lénine en tant que dirigeant de l’Union Soviétique, ni par ses successeurs.

C. Le rôle de l’État dans la théorie de Lénine après L’État et la révolution et la prise du pouvoir

Dès le mois de mai 1918, Lénine écrit que

Face à l’intensification de la lutte des classes résultant de la prise du pouvoir en octobre 1917, il devient nécessaire de réviser le programme immédiatement annoncé par L’État et la révolution, qui appréhendait cependant déjà les difficultés à venir (« cette période est nécessairement marquée par une lutte des classes d’un acharnement sans précédent[34] »). Les circonstances politiques immédiates ne sont qu’une donnée du problème, l’arriération industrielle de la Russie jouant également un rôle considérable. En effet, le programme de Lénine s’appuie sur la grande industrie, or cette dernière n’existe pas encore. Si donc le communisme doit être « les soviets plus l’électricité », il faut alors une politique d’électrification qui ne peut être menée uniquement par un groupe d’ouvriers armés. Les critiques de la social-démocratie centriste se rappellent alors à nous : la révolution russe devait être une révolution bourgeoise pour pouvoir augurer d’une révolution prolétarienne. Octobre 1917, qui tient plus du coup d’État que de la révolution, doit donc être le coup de départ de la construction d’un système industriel producteur avant que puisse être envisagé le passage au communisme. Car il faut rappeler que selon Marx, le communisme est un stade du développement économique qui ne peut être atteint que lorsque les forces productives de la société dépassent les capacités du mode de production. En Russie, le prolétariat n’est pas dans cette situation : le capitalisme n’existe qu’à peine, il convient alors de le construire pour le dépasser.

Dès lors Lénine cède du terrain sur l’ambition pratique de ses thèses sur le dépérissement de l’État : la réhabilitation théorique reste pertinente, mais l’application immédiate de ce programme des « tâches du prolétariat » est ajournée. Ce sera donc le communisme de guerre, puis la Nouvelle Politique économique, deux régimes marqués par des mesures en contradiction totale avec la description que faisait Lénine de la première phase du communisme et de cet État qui n’est plus vraiment un État. Significativement, l’armée rouge se professionnalise, et une police politique est créée : l’effort de destruction de la machine d’État est manifestement renvoyé à une période plus paisible qui n’arrivera pas. Dans De l’État, Lénine annonce : « cette machine, nous l’avons enlevée aux capitalistes, nous nous en sommes emparés. Avec cette machine, ou avec ce gourdin, nous anéantirons toute exploitation[35] ». La discordance avec les formules de La guerre civile en France est consommée, et si le ton reste le même, il n’est plus question dans ce texte du dépérissement de l’État, de son extinction, sauf dans la conclusion qui, en contradiction avec l’ambition immédiate de 1917, annonce : « alors seulement [une fois que le prolétariat sera devenu la seule classe] nous mettrons cette machine à la ferraille. Alors, il n’y aura plus d’État, plus d’exploitation ». Conclusion qui évoque celle de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (ouvrage auquel ce texte de Lénine fait constamment référence) et marque le retour de Lénine à une politique plus explicitement autoritaire. La résignation est achevée dans La maladie infantile du communisme, où Lénine défend le fonctionnement de la république soviétique et le rôle du Parti comme instance dirigeante. Ainsi « dans notre République, il n’est pas une question importante, politique ou d’organisation, qui soit tranchée par une institution de l’État sans que le Comité Central du Parti ait donné ses directives[36] ». Quant aux masses de la population de l’Empire russe qui n’appartiennent pas au prolétariat, il convient de « les subordonner tous à l’État prolétarien et à la direction prolétarienne[37] ». Le parti doit donc assumer la direction du pouvoir public, direction dont on peine à envisager qu’elle n’ait pas de caractère politique vu l’organe qui doit en être responsable[38]. La dictature de la majorité est également abandonnée, puisqu’en nombre le prolétariat (à supposer qu’il soit réellement le composant directeur de cet État prolétarien) représente toujours une minorité.

La disparition immédiate de l’État n’a donc été maintenue qu’un temps comme orientation politique fondamentale, et n’a finalement de place centrale que chez Lénine et Boukharine. Les écrits des autres bolcheviks le confirment lorsque, dans leur défense de la révolution d’octobre, ils insisteront sur la nécessité d’une terreur politique. Trotski, tant par son action de chef de l’armée rouge que par ses écrits, est représentatif de cette approche.

 

III. Les évolutions de la théorie de l’État chez les successeurs de Lénine

 

A. Une défense du renforcement de la puissance d’État : l’exemple de Trotski pendant le communisme de guerre

Dès 1920, dans Terrorisme et communisme, Trotski écrit :

L’approche est caractéristique du climat théorique général du communisme de guerre, dans lequel la perspective du dépérissement de l’État prend un aspect utopique et est renvoyée à une période indéterminée. La formule de « l’État le plus impitoyable » est une radicalisation des termes du Manifeste du parti communiste qui parlait seulement « d’interventions despotiques ». Trotski donne donc raison, dans son interprétation, aux critiques que Jellinek formulait à l’égard de la conception marxiste de l’État : « la société est abolie par l’État[40] ». La scission prend bien fin, mais dans un sens inverse de celui préconisé par Marx, et il n’est même pas question d’une primauté du prolétariat puisque ce sont bien « tous les citoyens » qui sont concernés.

Le régime de terreur est alors justifié par le communisme de guerre, mais notre position nous permet de juger que l’adoucissement postérieur n’a été que relatif : l’histoire de l’urss tout entière tend à montrer qu’elle ressembla bien plus à ce que diagnostiquait Jellinek qui, s’il n’avait manifestement pas compris l’attitude de Marx vis-à-vis de l’État, anticipe parfaitement ce que deviendra effectivement le régime soviétique. Dans sa polémique avec Kautsky (représentant éminent de la social-démocratie allemande « centriste » et critique virulent des positions théoriques des bolcheviks), Trotski développe donc ses positions autoritaires notamment dans une discorde d’interprétation sur la nature de la Commune de Paris, dont il affirme qu’elle était « la négation vivante de la démocratie formelle, car, dans son développement, elle a signifié la dictature du Paris ouvrier sur la nation paysanne[41] ». Le thème de la démocratie formelle reste un grand classique de la littérature bolchevique, utilisé pour ne pas à avoir à répondre de l’oubli des formes de la démocratie tout en arguant d’un caractère intrinsèquement démocratique du régime, conséquence de son caractère de classe qui lui confère la légitimité de la majorité. Nous avons déjà vu que cet argument ne tient pas pour la simple raison que la répartition socio-professionnelle de la Russie de l’époque ne permet pas une domination du prolétariat qui soit en même temps une domination de la majorité. Quant à l’idée d’une « dictature du Paris ouvrier sur la nation paysanne », elle ne correspond pas à la réalité du pouvoir exercé par la Commune qui est resté essentiellement circonscrit à la capitale. Les critiques des limites militaires de la Commune sont admises par Trotski, mais il réfute alors la comparaison avec le prolétariat russe : « Les ouvriers russes ont montré qu’ils sont capables de se rendre maîtres aussi de la “machine de guerre”[42] ». La rhétorique de l’utilisation de la machine reste présente, et demeurera finalement une constante dans les publications des bolcheviks.

Il est clair que la terreur doit être temporaire, que la scission n’a pas vocation à être définitivement abolie dans ce sens : cet État qui « s’empare impérieusement de la vie des citoyens » a toujours un objet qui lui est extérieur, l’ensemble des individus. Il n’y a pas identification immédiate, bien qu’il soit difficile de parler de société dans un cas pareil où le lien social ne conserve aucune autonomie. Surtout, la vocation temporaire de ce programme totalitaire (le mot ne nous semble pas trop fort, ni prématuré) implique que la marche vers la disparition de l’État puisse reprendre après la période de terreur, et donc que le sujet producteur de ce processus ne perde pas définitivement toute autonomie, qu’il soit capable de se reconstruire sans devenir la chose de l’État, d’exister sans devoir s’appuyer sur lui. L’urss prend au contraire la direction d’une dictature personnelle de Staline, empêchant toute autonomisation de la société, régime qui devra cependant se doter d’une légitimation théorique. Nous pouvons dès lors nous intéresser au discours tenu par Staline, d’un point de vue plus historique que théorique puisqu’il ne devrait pas être trop difficile de prouver que la théorie du dépérissement n’a pas été la boussole de ce régime.

B. Le statut du dépérissement de l’État dans le discours de légitimation de Staline

Staline ne fut pas un grand théoricien (on raconte d’ailleurs qu’il rencontre Boukharine pour la première fois afin de se faire aider dans la rédaction d’un article), c’est pourquoi chercher dans ses écrits une innovation théorique n’a que peu d’intérêt. Mais le destin du dépérissement de l’État dans son œuvre est significatif des usages qui en seront faits pour légitimer le régime soviétique en dépit de la contradiction manifeste entre la construction de son État et la théorie qui préside à la Révolution d’Octobre.

Lorsqu’en 1924 Staline prononce une conférence sur le thème des Principes du léninisme, il cite encore abondamment L’État et la révolution, défendant l’idée selon laquelle le pouvoir d’État que connaît l’urss a été érigé sur les ruines de l’État bourgeois, qu’il s’agit d’une forme nouvelle. Il se place dans une certaine orthodoxie, adoptant la seule interprétation de la réhabilitation du dépérissement de l’État qui est compatible avec la situation soviétique de l’époque. Il écrit alors que

Les formules sont identiques à celles de Lénine, avec une légère innovation puisque Staline mentionne également les soviets, absents dans L’État et la révolution. « L’essence du pouvoir des Soviets, c’est que les organisations de masse – les plus vastes et les plus révolutionnaires – de ces classes […] forment maintenant la “base permanente et unique de tout le pouvoir d’État, de tout l’appareil d’État”[44] ». Opinion discordante avec la réalité des faits dans un pays qui a vu renaître armée professionnelle et police politique. De plus, si les soviets sont placés à la base de l’État, ce dernier étant, selon Staline, appuyé sur eux, c’est bien au parti communiste que revient le rôle de diriger l’État. Or ce parti n’est pas contrôlé par les soviets, produisant une forme de centralisme démocratique sans la démocratie. Le recours aux soviets a ici essentiellement un rôle de légitimation proprement idéologique du pouvoir de l’État, sans qu’un mot soit dit de la bureaucratie qui se développe alors. Staline renchérit en affirmant que

Moshe Lewin nous apprend pourtant que « sous Lénine le véritable appareil du pouvoir au sein du parti était partage entre le Sovnarkom (Conseil des commissaires) et les soviets locaux. Mais la guerre civile disloqua ces derniers[46] ». À supposer que les soviets aient donc eu un rôle important dans la direction du parti, ce n’était plus le cas en 1924, leur emploi a donc ici une fonction proprement idéologique, un discours masquant la réalité. Faire la comparaison avec les textes de Lénine postérieurs à L’État et la révolution et avec ceux de Trotski est éclairant : ces derniers continuent à mentionner le dépérissement de l’État mais assument son renforcement temporaire ; que ce soit sur le mode du capitalisme d’État ou de la terreur. Au contraire Staline avance que ce dépérissement est déjà en marche malgré les preuves du contraire.

Georges Labica retrace l’évolution à partir de 1924, insistant sur une progression dans la radicalité du discours. En 1926, Staline « s’élève “contre ceux qui confondent la dictature du prolétariat avec le pouvoir de tout le peuple”. Le parti communiste est le seul dirigeant de l’État, “qui ne partage et ne peut partager la direction avec d’autres partis”[47] ». La place des soviets n’est plus la même que celle de son discours de 1924 : il est établi que « les masses », ce n’est pas « le peuple tout entier », mais bien plutôt un fétiche à la fonction légitimatrice.

Dans le rapport politique du Comité central au XVIe Congrès du Parti communiste de l’urss, Staline déclare :

Staline assume alors la contradiction entre ces deux termes du raisonnement, tout en la considérant parfaitement normale dans le cadre du matérialisme dialectique (ou plutôt du « Diamat » et de son fétichisme de la contradiction). Il sera reproché à Staline, du bout des lèvres, d’avoir oublié l’importance de l’État et la révolution : en effet, de tels développement sont parfaitement contraires à la thèse du « demi-État ». Staline compare d’ailleurs l’État soviétique à « tous les États ayant existé à ce jour », explicitant que la différence du premier n’est fonction que de sa puissance tentaculaire. La rhétorique est proche de celle de Trotski, mais s’ancre encore une fois dans un discours présentant le dépérissement comme imminent, prétendant que ses conditions de possibilité sont en cours de formation (et reconnaissant donc que cet État pourrait ne pas s’éteindre, contrairement aux propos de Lénine sur la « programmation » du dépérissement qui devait faire partie des premières tâches de la révolution). Un dernier argument défend le renforcement de l’État, exposé dans le Rapport du Comité central au XVIIIe Congrès du pcus (Parti communiste de l’Union soviétique) en 1939. Défendant la thèse exprimée par Engels dans L’Antidühring, Staline dit à son sujet :

La thèse du « socialisme dans un seul pays » est donc utilisée pour justifier le maintien et le renforcement de pouvoirs régaliens. Sachant que cette thèse est un des apports de Staline et une des raisons principales du désaccord entre trotskistes et marxistes-léninistes, la boucle est bouclée : la perspective du dépérissement de l’État est abandonnée, mais Staline feint de la maintenir dans son programme. Il parvient ainsi à sauvegarder les apparences de l’orthodoxie, tout en empêchant sa réalisation concrète puisque la disparition de l’État soviétique est conditionnée à la disparition de tous les autres États. Citons Georges Labica pour conclure ce passage rapide sur la production idéologique stalinienne : « La naïveté n’a point de part ici. Au contraire, l’énormité de la révision exige qu’elle soit parfaitement dissimulée et enfouie sous les justifications de circonstances[50] ». De plus, « la révision […] de la thèse du dépérissement de l’État avait eu pour conséquence de frapper d’interdit la thèse concomitante du dépérissement du droit durant la période de transition[51] ». La théorie officielle du droit sous l’époque stalinienne sera celle de Vichinsky, qui défend une conception volontariste du droit et « considère comme contre-révolutionnaire toute critique de la notion de droit socialiste[52] ». La théorie du dépérissement du droit était, elle, défendue par Evgeny Pašukanis, juriste letton dont l’ouvrage La théorie générale du droit et le marxisme proposait une conception du droit bien différente qui lui valut d’être exécuté en 1937.

C. Dépérissement de l’État et dépérissement du droit dans la pensée de Pašukanis

Pašukanis possède un statut particulier dans la théorie marxiste du droit. Ainsi dans sa postface à la réédition de la traduction française de La théorie générale du droit et le marxisme, Léon Loiseau nous dit que cet ouvrage

En effet, le droit en tant que tel est resté un angle mort de la plupart des théories marxistes. Pašukanis n’est pas le seul et compte quelques illustres prédécesseurs, notamment Pēteris Stučka. Mais « à la différence de Marx et Pašukanis, ce n’est pas la forme du droit que Stučka critique. Au contraire, il la préserve, par-delà le communisme de guerre[54] ». L’originalité de la Théorie générale réside dans sa critique de la forme juridique en elle-même, et pas uniquement la critique de son contenu. Pašukanis défend la thèse du dépérissement intégral du droit, et surtout du non-remplacement des formes juridiques bourgeoises par des formes juridiques prolétariennes. Sa théorie implique donc de considérer que les tentatives de créer un ordre juridique prolétarien ne peuvent aboutir qu’à la reproduction des catégories bourgeoises. Ainsi à « l’horizon borné du droit bourgeois », dont parle Marx dans la Critique du programme de Gotha, il ne faut pas substituer un horizon élargi du droit prolétarien. La forme juridique est appelée à dépérir.

Pašukanis interprète la forme juridique comme étant le résultat d’un processus historico-génétique de production du rapport capitaliste. Le droit, dans son existence contemporaine, est le reflet du fétichisme de la marchandise :

Le rapport juridique est donc considéré ici comme un corollaire de la base économique, et doit donc nécessairement dépérir avec elle. Il n’y a pas de primauté logique ou génétique dans la production des catégories juridiques :

On trouve ici un des apports les plus considérables de Pašukanis, en rupture avec les théories juridiques marxistes de ses prédécesseurs : si le droit est en effet fondé sur les rapports économiques, il possède un caractère déterminant, « le principe de la subjectivité juridique […] est aussi un principe réellement agissant[57] », et « pas seulement un moyen de tromperie et un produit de l’hypocrisie bourgeoise[58] ». Il exprime clairement la conséquence de cette thèse dès l’introduction de son ouvrage :

Selon ce cadre théorique, la période de transition doit avoir comme conséquence pour la jeune urss la disparition progressive de toutes les catégories juridiques et des formes d’expression juridique, concomitamment avec le dépérissement de l’État. Pašukanis se place certes dans le cadre théorique de Lénine et ne considère pas que ce dépérissement doit être immédiat. Toutefois ce cadre de justification de l’existence du droit et de l’État ne peut pas être mis en conformité avec les thèses staliniennes selon lesquelles la superstructure doit être maintenue en raison notamment de la menace militaire : il n’est pas nécessaire, pour assurer la sécurité nationale, de produire de nouvelles normes de droit. Un « droit prolétarien » est, dans cette optique, un non-sens. Leçon difficile à entendre pour un État qui en 1936 se targuera d’avoir la « Constitution la plus démocratique du monde » : selon Pašukanis, peu importe la profondeur du caractère démocratique de ce texte, il n’est que l’expression des catégories juridiques bourgeoises, dont le contenu a certes changé, mais leur persistance doit conduire à la conclusion qu’un tel régime ne fait en définitive que bricoler à l’intérieur des catégories héritées de l’ancien ordre des choses. Mais en 1936 Pašukanis était déjà sur le point d’être écarté. Sa réhabilitation posthume en 1956 n’a pas pour conséquence la redécouverte de sa théorie puisque la constitution soviétique de 1977 affirme que « les buts de la dictature du prolétariat ayant été atteints, l’État soviétique est devenu l’État du peuple tout entier ».

À propos de l’État, Pašukanis ne se contente pas de l’orthodoxie selon laquelle il serait « avantageux pour la classe dominante d’ériger un écran idéologique et de cacher sa domination de classe derrière le paravent de l’État[60] ». L’État n’est pas une production consciente de la classe dominante, il est nécessaire pour le développement des rapports de production capitalistes. Ce qui est en revanche une production consciente de la classe dominante, c’est ce que Pašukanis désigne sous le terme « d’interprétation juridique », de « théorie juridique » de l’État.

Pašukanis affirme ainsi « l’extériorité de l’État par rapport à la forme juridique[62] ». L’État n’est donc pas créateur du droit, toute théorie le prétendant n’est selon lui qu’idéologie. Au contraire, le droit n’est pas, comme l’État, un rapport dérivé, mais est partie inhérente du rapport principal qu’est le rapport économique. Et en tant qu’il est un aspect de ce rapport, il disparaît avec lui : la disparition des rapports de production capitalistes sous une société communiste doit donc s’accompagner du dépérissement du droit, et doit intervenir dans le même temps. Pašukanis est ici dans la droite continuité des analyses de Marx concernant le droit dans la Critique du programme de Gotha, texte dans lequel il considère à propos du droit égal que « comme tout droit, c’est dans son contenu un droit de l’inégalité[63] ». En effet, le rapport juridique contient un principe d’équivalence, nécessaire pour la formation du rapport d’échange capitaliste. L’application de ce rapport juridique au contrat salarial produit une inégalité sous la forme d’une rémunération ne prenant pas en compte les besoins de la personne. De manière générale, l’inégalité (conçue comme différence – « ce ne seraient pas des individus différents s’ils n’étaient pas inégaux[64] ») que recèle la forme juridique révèle « l’antagonisme des intérêts privés » qui est « une des prémisses fondamentales de la réglementation juridique[65] ». La théorie du droit de Marx est limitée, mais – telle qu’elle est reçue par Pašukanis – elle contient tout de même ce principe d’analyse premier selon lequel le contenu du droit est déterminé par sa forme : le simple changement de contenu ne peut donc pas mettre fin aux conséquences inégalitaires de la forme.

Suite à la disparition de la forme salariale, et des catégories de l’économie politique en général, le droit dépérit, c’est le terme précis employé par Pašukanis. Pourtant, malgré l’identité terminologique, le dépérissement du droit et le dépérissement de l’État ne sont pas des phénomènes identiques. Nous avons vu que dans sa théorie de l’État Pašukanis refuse de considérer qu’il y ait identité entre le droit et l’État. Dans sa première préface, il renvoie d’ailleurs à L’État et la révolution, affirmant que le travail de la théorie de l’État est accompli, ou du moins qu’il a une base solide, ce qui n’est pas le cas de la théorie générale du droit. Cette dernière ne peut se contenter d’analyser le droit comme un simple rapport de coercition, reproche adressé notamment à Boukharine. Pašukanis annonce la disparition « de certaines catégories précisément et non pas de telles ou telles prescriptions[66] », car c’est la catégorie qui fait la spécificité du mode de production capitaliste. Il reproche ainsi à Karl Renner de définir le concept de droit comme « impératif adressé à l’individu par la société[67] ». Cette optique n’est pour lui pas suffisante puisqu’elle trouve à s’appliquer à toute époque (un tel concept appréhenderait d’ailleurs la fameuse formule « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » comme étant une règle de droit). Le dépérissement de l’État est appréhendé sous la forme proprement léniniste, « l’État bourgeois sans bourgeoisie » et « le droit bourgeois sans bourgeoisie » persistent dans un même mouvement sans pour autant être deux faces du même phénomène. On a d’ailleurs pu faire à Pašukanis le reproche d’évacuer la notion de coercition de ses analyses, pour se concentrer uniquement, dans son analyse du droit, sur les questions de catégories, laissant à l’État le monopole théorique de la violence de classe. Il n’y a donc pas d’identité entre les deux dépérissements, mais ils sont tout de même liés, Pašukanis précisant que « Marx ne mentionne pas la nécessité d’un pouvoir d’État qui assure par sa contrainte la réalisation de ces normes du droit “inégal” […] mais cela va évidemment de soi[68] », clarifiant ainsi la liaison matérielle entre droit et État.

L’application du schéma de la Théorie générale à la situation de l’urss pose un problème conséquent : Pašukanis écrit son ouvrage au moment où la nep bat son plein, et justifie le maintien du droit bourgeois par la situation concurrentielle dans laquelle se trouvent les entreprises. Le marché existe encore comme catégorie économique, et l’antagonisme des intérêts n’est pas éliminé. Mais cette situation ne dure pas, et la planification intégrale de l’économie commence dès 1928 avec le premier plan quinquennal. Or l’optique de Pašukanis prévoit la disparition totale du droit dans une économie planifiée, conséquence de la disparition de l’antagonisme des intérêts que ce dispositif économique est censé produire. Maintenir cette théorie contre l’apparence d’une société unifiée dans un but commun implique de se poser la question du maintien de divergences d’intérêts, donc de contradictions de classes, au cœur même de la société soviétique. C’est l’hypothèse que défendra Trotski pour expliquer la « dégénérescence » de l’État ouvrier.

 

 

La théorie du dépérissement de l’État ne disparaît pas avec la constitution du régime stalinien : elle servira de repère aux critiques de la gauche communiste, et ce jusqu'à nos jours. Mais son destin malheureux ne connaîtra pas de véritable réhabilitation puisque la plupart des grands régimes se revendiquant du communisme marxiste se rangeront à une conception marxiste-léniniste de l’État. Ainsi la République Populaire de Chine, à l’exception de l’épisode de la révolution culturelle – qui illustre d’autres difficultés du rapport à l’État et à la résorption de la scission entre la société civile et lui – et l’ensemble des démocraties populaires et régimes satellites. Trotski reviendra de ses positions extrêmement autoritaires lorsque, depuis son exil, il entreprendra d’expliquer la « dégénérescence de la théorie », pour expliquer que la dérive du régime soviétique était essentiellement la conséquence d'une inadaptation de l’action politique des bolcheviks aux circonstances matérielles de la Russie. Mais sa critique accuse également Staline d’avoir délibérément mis le processus en échec. L’indétermination de l’importance respective des différents facteurs demeure, illustrant la difficulté que contient le rapport des mouvements communistes avec la théorie qu’ils se donnent, notamment lorsque vient le moment de se confronter à la puissance de l’État et à la configuration matérielle que suppose cette dernière.

 

Baptiste Bianchi

Doctorant contractuel à l’Université Panthéon-Assas (Paris II).

 

Pour citer cet article :
Baptiste Bianchi «Le destin de la théorie du dépérissement de l’État. De la formation du marxisme russe à la dérive totalitaire du régime soviétique », Jus Politicum, n° 25 [https://www.juspoliticum.com/article/Le-destin-de-la-theorie-du-deperissement-de-l-Etat-De-la-formation-du-marxisme-russe-a-la-derive-totalitaire-du-regime-sovietique-1353.html]