L'approche du droit politique, malgré la diversité des points de vue qui s'y rattachent, se fonde sur une logique de dépassement des nombreuses dichotomies théoriques, typiques du normativisme. Le concept de sanction cristallise cette opposition doctrinale et permet de mettre en lumière les spécificités du droit politique comme discours, ainsi que les particularités de la constitution comme objet. En confrontant le droit politique à d'autres positions théoriques, comme celle du droit souple et de la constitution matérielle de Mortati, l'article cherche à clarifier des aspects de cette approche.

The "Political Law" approach, in its multiple manifestations, intends to overcome the dichotomies that are typical of the normative theory by Hans Kelsen. The concept of sanction concentrates this theoretical opposition and makes the specificity of the Political Law discourse appear, as well as the characteristics of the constitution as its main object. By confronting Political Law to other theories, such as the Soft Law approach or the theory of material constitution by Costantino Mortati, this paper attempts to clarify certain aspects of this particular approach.

P

armi les candidats à la prochaine élection présidentielle aux États-Unis, Pete Buttigieg, qui se présentait pour les primaires du Parti Démocrate, a cherché à se démarquer par sa proposition de « dépolitiser » la Cour suprême en augmentant le nombre de ses juges[1], de manière à obtenir cinq juges provenant de chaque parti politique principal (Démocrate et Républicain) et cinq juges « apolitiques » choisis par leurs pairs. Cette proposition, jugée saugrenue par les uns et originale sinon intéressante par les autres, pose une question fondamentale pour comprendre l’approche du droit politique : le droit constitutionnel est-il intrinsèquement politique ou, au contraire, sa politisation est-elle une dérive qu’il faudrait à tout prix éliminer ou du moins réduire ? En fonction de la réponse apportée à cette question, la compréhension des régimes politiques, qu’il s’agisse de la fédération nord-américaine ou de la Ve République française, est amenée à varier.

L’actualité de la question est manifeste. Néanmoins, posée ainsi, elle comporte le risque d’une confusion entre les différentes significations du terme « politique », en fonction des contextes de son utilisation. Par exemple, dans le cadre des critiques de « politisation » excessive adressées à la Cour suprême des États-Unis, le caractère politique se réfère à la possibilité de connaître l’appartenance partisane (démocrate ou républicaine) et la position idéologique (progressiste ou conservatrice) des juges sur les questions sociétales. Cela est possible en faisant le lien avec les présidents des États-Unis les ayant nommés, ainsi qu’avec le contenu de l’audition des juges devant le Sénat en vue de leur confirmation[2]. Ces auditions, qui durent en général plusieurs jours et qui sont très médiatisées, sont très détaillées et permettent de connaître assez clairement la position « politique » des juges sur des sujets sensibles tels que l’avortement, l’intervention de l’État dans l’économie, ou la peine de mort, même si cela ne vaut pas nécessairement pour l’avenir du mandat des juges suprêmes, qui, étant un mandat à vie, permet aux juges d’évoluer au fil des années[3].

En revanche, lorsqu’on parle de « droit politique » pour désigner le discours sur le droit constitutionnel se réunissant autour de la revue Jus Politicum, l’adjectif renvoie bien plus largement à l’ensemble d’éléments qui se trouvent exclus d’une conception normativiste et formaliste de la discipline. En ce sens, « politique » renvoie à tout élément réel et concret dans l’application du droit constitutionnel écrit, comme le contexte historique et le système politique auquel la norme constitutionnelle s’applique, par distinction des normes abstraites en vigueur. En ce sens, schématiquement, lorsque le droit constitutionnel est conçu comme « politique », la conception du droit qui le sous-tend s’oppose à une théorie du droit « pur » d’inspiration kelsenienne[4]. Le concept de politique est ici bien plus large que l’appartenance partisane ou le positionnement sur le spectre idéologique allant de conservateur à progressiste ou libéral. Il se réfère au pouvoir et à ses applications dans la réalité politique, ainsi qu’à l’histoire et à la culture qui habitent le régime constitutionnel en question ; en un mot, le « politique » renvoie alors au contexte.

Le droit politique ne sera pas considéré ici comme une doctrine juridique univoque et cohérente, mais comme un ensemble de discours doctrinaux. Dans ces discours, sont réunies les approches proposées par de nombreux auteurs présentant des points de vue différents, dont il est possible de retenir certains points communs qui n’effacent pas les nombreuses dissemblances. Il s’agira plus généralement de confronter la théorie normativiste du droit (constitutionnel) à l’approche contextuelle qu’il est possible de reconduire au « droit politique », et, ce, à travers le prisme du concept de sanction. En effet, nous allons démontrer que la question de la sanction constitutionnelle – la sanction des violations de la constitution – cristallise les différences entre les deux discours et fait apparaître l’opposition fondamentale entre les deux approches du droit constitutionnel.

En simplifiant, il est possible d’affirmer que dans le cadre du normativisme, les normes constitutionnelles existent dans un monde où règnent les divisions entre être et devoir-être, fait et droit, faits et valeurs, efficacité et validité, etc. et donc ultimement entre droit et non droit. L’un des critères qui sépare ces sphères, dans les discours que l’on peut réunir dans la catégorie non étanche du « normativisme constitutionnel », est la présence ou l’absence d’une sanction au niveau de la norme constitutionnelle. En utilisant une définition stipulative[5] qu’il convient de proposer au préalable, la sanction constitutionnelle peut être définie comme l’argument qui préconise l’existence d’un moyen de rendre la constitution obligatoire, efficace, et par conséquent véritablement juridique : ce moyen, du point de vue du normativisme constitutionnel, est le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des normes. La sanction constitutionnelle et le contrôle de constitutionnalité ne coïncident pas, puisque les deux notions ne se situent pas au même niveau de discours : la première est un méta-concept[6] qui, dans le constitutionnalisme libéral occidental contemporain, se réfère quasi-systématiquement à la seconde.

Le droit politique, pour sa part, renvoie à un monde où ces divisions sont considérées comme stériles, conduisant à une simplification abusive à la fois de la constitution comme objet, et du droit constitutionnel comme science. Par conséquent, la sanction (juridictionnelle) ne peut avoir de place prépondérante selon l’approche du droit politique, du moment que l’objectif est d’éviter d’oublier, dans l’analyse de l’objet constitutionnel, le contexte historique et l’influence des rapports de pouvoir[7]. Or, mettre l’accent sur la sanction constitutionnelle reviendrait à tout reconduire à la jurisprudence constitutionnelle dans l’étude du droit constitutionnel, en négligeant d’autres éléments plus pertinents[8]. Cette erreur de point de vue est attribuée généralement à l’École d’Aix initiée par le Doyen Favoreu, pour qui la « juridicisation » du droit constitutionnel passe en effet par sa « dépolitisation »[9].

Sur la base de ces éléments, rapidement évoqués, se construit l’argument principal de l’analyse ici présentée : le discours normativiste tend, à travers la sanction constitutionnelle, à exclure ce qui ne relève pas du droit dans l’étude du droit constitutionnel alors que l’approche du droit politique tend au contraire à y inclure plus d’éléments et, ce faisant, met de côté la sanction constitutionnelle (sans pour autant en nier l’existence). Dans la Théorie pure du droit, Kelsen utilise comme exemples d’« états de fait » des articles de la constitution qui affirmeraient que « tous les citoyens sont libres et égaux » ou que « le but de l’État est d’assurer le bonheur des citoyens[10] ». Ces états de fait sont juridiquement indifférents pour Kelsen, qui exclut ces propositions du champ du droit pour les reléguer dans le champ des faits. Du point du vue du droit politique, au contraire, il n’est pas question d’exclure d’emblée des aspects de la constitution s’ils ont un impact sur l’évolution et la compréhension du droit constitutionnel. Et il est fréquent que des affirmations de ce type aient un impact bien visible : il suffit de voir les effets sur le droit constitutionnel français à partir de 1971 de la proclamation solennelle de l’« attachement aux Droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le Préambule de Constitution de 1946 » de la Constitution du 4 octobre 1958. Du point de vue du droit politique, une telle affirmation fait bien partie de la réalité du droit constitutionnel et permet de mieux le comprendre, indépendamment de la formulation descriptive et non prescriptive de ces dispositions, et de l’absence de mesure de sanction juridique directe.

Pour ces raisons, la distinction entre être et devoir-être n’est pas considérée comme pertinente du point de vue du droit politique : autrement, le rôle des acteurs politiques ne pourrait être pris en considération. D’un point de vue formel, ils n’ont pas nécessairement d’autorité de la chose jugée au sujet de la constitution. Pourtant, leur interprétation de la constitution est nécessaire à la mise en œuvre de la constitution et peut mener à des véritables changements constitutionnels, même en l’absence de révision formelle[11]. Est-il légitime d’ignorer ces aspects, si l’on veut comprendre le droit constitutionnel ? La réponse du droit politique à la question ainsi posée est négative et conduit à dépasser les distinctions sur lesquelles se fonde le normativisme constitutionnel. Telle est la caractéristique de cette approche, principal objet de l’analyse proposée : la volonté de dépassement que cette approche manifeste.

Le droit politique peut d’abord se comprendre comme un discours du dépassement, en général, des dichotomies qui traversent le droit des positivistes normativistes et qui permet d’atteindre une meilleure compréhension du droit constitutionnel (I) ; et ensuite comme un discours du dépassement de la sanction constitutionnelle en particulier (II).

 

I. Le droit politique, discours du dépassement

 

Le droit politique cherche à dépasser les séparations étanches sur lesquelles se fonde la conception normativiste du droit constitutionnel. Il s’agit donc d’insister sur l’importance des facteurs contextuels qui ont conduit à l’entrée en vigueur de normes constitutionnelles afin d’en comprendre la portée réelle.

La révision la plus discutée de la Constitution de la Ve République peut servir d’exemple : la modification du mode de scrutin du président de la République. Comprendre cette révision constitutionnelle requiert de ne pas oublier que 1962 n’a pu exister que grâce à la légitimité politique du général de Gaulle, avant même de se pencher sur les conséquences de l’élection au suffrage universel direct sur la légitimité électorale de la fonction présidentielle. Pour prendre un exemple plus récent, la décision du Conseil constitutionnel, hors de tout cadre juridique formel – dans un communiqué de presse –, de rendre publiques les « portes étroites », ne peut être comprise sans tenir compte des pressions de la doctrine juridique et de la société civile en ce sens[12]. Ce sont là des éléments non strictement juridiques, donc factuels, qui entrent à plein titre dans l’approche du droit politique pour une meilleure compréhension du droit constitutionnel de la Ve République.

Dans sa volonté de dépasser la dichotomie entre fait et droit afin d’accéder à la « réalité » du droit constitutionnel plutôt que d’en rester à sa forme abstraite, le droit politique en tant que discours est l’équivalent fonctionnel du discours du droit souple. Si cette analogie peut à première vue surprendre, du fait des grandes différences théoriques entre les tenants de ces deux discours, elle peut être démontrée à travers le prisme de la sanction (A). La logique de dépassement propre au droit politique se retrouve dans une doctrine plus ancienne, la constitution au sens matériel de Costantino Mortati, dont les thèses cherchent également à passer outre la logique dichotomique kelsenienne (B).

 

A. Un équivalent fonctionnel du discours du droit souple

 

Le « soft law », ou droit souple, apparaît dans les discours de la doctrine française accompagné du constat d’une crise[13] du droit moderne, qui expliquerait l’évolution vers un droit « post-moderne »[14]. Malgré les difficultés du travail de définition du droit souple (pas toujours réussi, d’ailleurs), l’absence de sanction apparaît comme le commun dénominateur entre les visions plurielles de celui-ci. En ceci se situe la similitude principale entre discours du droit souple et discours du droit politique. En effet, ces deux discours partagent la forte critique adressée à la sanction comme élément unique de définition du droit. Dans les deux, on insiste sur la nécessité de dépasser la distinction binaire entre droit et non-droit : il ne s’agit pas uniquement d’une critique de l’identification dans la sanction juridictionnelle du critère unique du droit (pars destruens), mais également d’une volonté constructive de proposer une alternative à la vision binaire typique du normativisme (pars construens).

Les similitudes fonctionnelles entre ces discours sont de deux ordres, correspondant aux deux niveaux possibles d’une stratégie doctrinale : politique et épistémologique[15]. Elles sont relatives à la discipline juridique qui est en cause d’abord, et à la structure même des normes juridiques décrites[16] ensuite.

Premièrement, d’un point de vue métathéorique, les deux discours remplissent une même fonction par rapport à la branche du droit dans laquelle ils évoluent. En effet, le discours du droit souple peut être également considéré non tant comme une théorie du droit unitaire, mais comme une approche très diversifié et multiple adoptée afin de mieux rendre compte des évolutions du droit contemporain. Le concept de droit souple est initialement proposé dans le cadre de la doctrine internationaliste comme une meilleure façon de décrire la normativité spécifique du droit international[17]. Souffrant dans de nombreux cas d’une absence de juridicité, notamment du fait de l’absence d’une autorité habilitée à imposer le respect des règles en cas de refus des acteurs de s’y plier, les normes internationales apparaissent à une partie de la doctrine comme étant mieux décrites par une efficacité non impérative (non sanctionnée). Il s’agit donc, en termes stratégiques, de réhabiliter certains domaines du droit comme étant précisément… du droit.

Pour sa part, le droit constitutionnel a également souffert à une certaine époque en France d’un défaut de juridicité du fait de son caractère politique. Il s’agit alors d’interpréter ce caractère non pas comme un défaut qu’il faut exclure de l’analyse, mais comme une spécificité qui mérite d’être prise en considération en tant que telle, de la même manière que le droit international a pu sortir de l’impasse du caractère non obligatoire de ses normes à travers le concept de droit souple. En cela, la fonction des deux discours relativement à la discipline à laquelle ils s’appliquent est similaire.

Deuxièmement, les deux discours insistent sur l’importance de la liberté et donc du consensus des acteurs (notamment des destinataires des normes internationales et constitutionnelles), par opposition à la contrainte, pour expliquer l’efficacité de ces normes juridiques[18]. En effet, les destinataires classiques des normes de droit international sont les États souverains, auxquels il est malaisé d’imposer un comportement assorti de sanction contre leur gré. De la même manière, les autorités politiques peuvent être souveraines dans leur appréciation de la norme constitutionnelle : il suffit de se souvenir à titre d’exemple du refus de François Mitterrand de signer les ordonnances du gouvernement de Jacques Chirac pendant la première cohabitation, dans une interprétation de l’article 13 de la Constitution qui ne dépend que de la décision ultime du Chef de l’État auquel la norme s’adresse. Les deux discours ont ainsi une approche qu’on peut qualifier d’horizontale – plutôt que verticale – du droit, qui permettrait de mieux décrire son efficacité.

La recherche de la réalité du droit au-delà de ses aspects purement abstraits est un caractère qui paraît fondateur de la logique de dépassement qui traverse le droit politique. De ce point de vue, parmi les auteurs qui inspirent cette approche, doit être signalé l’italien Costantino Mortati dont les thèses participent de cette volonté de dépassement des dichotomies du droit constitutionnel.

 

B. Une logique du dépassement visible dans la constitution au sens matériel

 

La théorie de la constitution de Costantino Mortati (juriste italien, 1891–1985) est un exemple du dépassement de l’opposition entre deux conceptions possibles de la norme constitutionnelle. Avec sa conception de la « constitution au sens matériel », il ne se propose pas de renverser ou substituer la conception normative de la constitution, qu’il attribue à Kelsen. Les deux, au contraire, se superposent en partie et coexistent dans la même description de la réalité constitutionnelle. Selon Mortati, l’ordre constitutionnel matériel

Mortati n’est pas désintéressé, bien au contraire, de la recherche du caractère juridique et normatif de la constitution ; il affirme à propos de la constitution au sens matériel que

La preuve en est que, comme beaucoup de juristes italiens qui avaient investi beaucoup d’espoirs dans la nouvelle Constitution républicaine, Mortati a été assez vite déçu par le blocage politique qui a suivi son adoption en 1947. Il a donc soutenu très activement la mise en œuvre de la Constitution afin qu’elle s’impose comme véritable norme juridique efficace. Une fois terminés les travaux de l’Assemblée constituante italienne de 1946–1947, en effet, le texte constitutionnel a vu son application suspendue de fait car la première majorité élue en 1948, composée notamment de la Démocratie chrétienne centriste, ne souhaitait pas s’engager dans les réformes sociales d’envergure que la Constitution préconisait[21]. L’activisme de Mortati en faveur de la mise en œuvre de la Constitution s’est manifesté dans son activité académique et doctrinale, mais aussi juridictionnelle, puisqu’il a été l’un des avocats des parties requérantes lors de la première audience de la Cour constitutionnelle italienne en 1956. La Cour faisait partie des institutions qui n’avaient pas pu siéger pendant des années à cause de l’inertie du législateur organique, alors qu’elles existaient bien dans le texte constitutionnel. Le premier arrêt de la Cour, no 1/1956, a accueilli les demandes des avocats des parties requérantes (dont Mortati) et a défini la normativité de la Constitution italienne dans tous ses aspects, même ceux qui paraissaient les plus politiques – « programmatiques » selon l’expression de l’époque – comme les droits et libertés.

Dans la constitution matérielle de Mortati, la norme est donc bien présente en même temps que la décision politique :

D’ailleurs, le clivage entre norme et fait politique est précisément l’objet de la critique que Mortati a adressée à Carl Schmitt, dont il connaissait bien les travaux : il lui a reproché de ne pas avoir réussi à réunir le droit et le fait dans un seul et même élément. Mortati veut au contraire rassembler les deux sphères : cela ne signifie pas les réduire l’une à l’autre, mais implique d’assumer pleinement la notion stricte de politique comme « activité́ téléologique pratique, c’est-à-dire [comme] la détermination des fins de l’État ou l’assurance de l’adéquation des moyens aux fins[23] ».

La constitution matérielle devient la source de validité́ de la constitution formelle ; elle ne s’oppose pas à la constitution formelle, elle la soutient et l’éclaire ; elle en fonde la normativité́. La position de Mortati n’est donc pas un refus de la normativité de la constitution ; c’est en revanche sur d’autres aspects du droit constitutionnel que sa théorie s’oppose radicalement au normativisme constitutionnel. Plus précisément, l’efficacité dont parle Mortati pour déterminer la juridicité de la constitution au sens matériel est très différente de l’efficacité́ juridictionnelle de Kelsen. Pour Mortati, l’efficacité vient de la « volonté politique dominante, capable d’exercer sur autrui une puissance coercitive permettant d’obtenir l’obéissance[24] ». Et cette volonté́ efficace revêt les habits de la juridicité, qui ne sont plus réservés à la seule constitution écrite (formelle), mais « habillent » également la pratique politique. En un sens, Mortati pousse à ses extrêmes conséquences la thèse « mixte » de la validité kelsénienne[25] : la volonté politique est seule à fonder la juridicité de la volonté́ juridique des constituants originaires.

En cas de non-conformité́ entre les deux constitutions, la constitution matérielle (réelle), fondée sur les rapports de force sociaux, enlève sa positivité́ à la constitution formelle[26]. Cette dernière est ainsi dépossédée de sa dimension juridique ; elle est privée de tout fondement, en raison de son incapacité́ à appréhender la réalité politique. Les conséquences de cette thèse sont radicales : un acte non conforme à la constitution formelle peut être néanmoins conforme à la constitution originaire matérielle. Pour reprendre cette thèse en termes conventionnels, des violations de la constitution écrite (formelle) peuvent constituer de nouvelles conventions valides d’après la constitution matérielle. Le rapport de Mortati avec la hiérarchie des normes est ainsi anti-kelsenien à l’extrême, puisque sa position fait perdre toute signification à la « pyramide » de Kelsen.

C’est sur ce point de la théorie de Mortati que peut se révéler le caractère autoritaire de la constitution au sens matériel, qui a valu à son auteur des nombreuses critiques, essentiellement dues au contexte historique et politique de la publication de son ouvrage, paru en 1940 et ayant contribué, selon certains, à justifier le régime du parti unique. Sans avoir jamais été le théoricien constitutionnel officiel du fascisme, il est indéniable que Costantino Mortati a, pendant et après l’époque fasciste, théorisé le gouvernement comme quatrième fonction de l’État, indépendante des autres et au-dessus d’elles[27], et a successivement assujetti le gouvernement au rôle dominant du parti unique. Les commentateurs se partagent entre une lecture historique et une lecture principalement théorique de cette notion, selon qu’ils l’analysent à la lumière du contexte politique dans lequel elle s’inscrit[28] ou qu’ils décident d’en faire abstraction[29]. Sans entrer directement dans cette controverse doctrinale, il faut bien admettre que la conception de Mortati est en opposition souvent explicite avec le constitutionnalisme libéral. En ce sens, il faut remarquer qu’elle a subi une profonde mutation avec l’avènement de la République, ce qui laisse penser que la première version du concept de constitution au sens matériel était plus influencée par le fascisme que certains commentateurs ne veulent bien l’admettre.

La force politique dominante de Mortati rend également inutiles les procédures formelles de révision de la constitution, et fait disparaître la distinction sieyèsienne entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués. De ce point de vue, la sanction politique de la constitution n’est rien d’autre qu’une autre décision politique qui s’impose et qui, selon les mots de Pierre Avril, est « inévitablement discrétionnaire[30] ». La sanction politique de la constitution deviendrait ainsi une sanction anti-libérale car autoritaire, alors que la sanction constitutionnelle juridictionnelle serait bien plus proche d’une protection objective des droits et libertés. Mais cette nouvelle dichotomie – sanction juridictionnelle synonyme de sécurité juridique et impartialité, sanction politique synonyme d’arbitraire et incertitude – se fonde sur une vision formaliste du droit et de son interprétation. Elle ne prend justement pas en compte les aspects politiques et les relations de pouvoir qui existent également dans les décisions des juges constitutionnels, ce que le droit politique s’efforce, au contraire, de faire.

Mortati cherche à associer norme et pratique politique ; il s’agit pour lui de donner un fondement à la conception de la constitution comme une norme différente des autres. Cet objectif est réalisé lorsqu’il attribue une valeur juridique aux normes constitutionnelles conventionnelles : celles-ci sont juridiques car elles sont efficaces, elles sont normatives non pas grâce à un mécanisme formel, mais grâce à l’existence de sanctions implicites dans l’organisation politique qui empêchent le pouvoir politique d’être entièrement arbitraire. On peut tout de même se demander comment ces sanctions implicites peuvent limiter l’arbitraire du politique, alors qu’elles ne peuvent être identifiées qu’a posteriori et qu’elles pourraient être considérées tout aussi arbitraires que les décisions initiales[31].

C’est pour cela qu’on peut se demander si le droit politique ne va pas plus loin que Mortati dans la logique du dépassement, en mettant de côté de manière plus décisive la logique de la sanction.

 

II. Le droit politique, dépassement de la sanction constitutionnelle ?

 

Appliquée plus spécifiquement à la question de la sanction constitutionnelle, l’approche du droit politique semble conserver la même logique de dépassement. Cependant, il n’est pas certain que cette logique puisse être appliquée à la sanction de la même manière qu’elle s’applique à la distinction entre être et devoir-être. Certes, intuitivement, la sanction doit également faire l’objet de dépassement, puisqu’elle apparaît comme le critère de cette distinction : le devoir-être, mode d’existence des normes juridiques, est caractérisé par la présence d’une sanction qui les rend normatives et, partant, les sépare du monde du non-droit. Or, le droit politique réfute la pertinence de cette distinction pour le droit constitutionnel, ce qui pourrait conduire à réfuter également l’idée même de sanction.

Il convient donc de s’interroger plus en détail sur la compatibilité du discours du droit politique avec cet élément classique du discours du constitutionnalisme d’inspiration normativiste qu’est la sanction constitutionnelle. Incarnée par le mécanisme du contrôle de constitutionnalité des lois, ce méta-concept est-il vraiment incompatible avec l’approche du droit politique (A) ? Si la logique du dépassement qui caractérise le droit politique s’avère applicable également à la sanction constitutionnelle, quelles sont les conséquences sur le statut du droit constitutionnel comme droit politique (B) ?

 

A. L’incompatibilité présumée entre droit politique et sanction constitutionnelle

 

La sanction constitutionnelle est un argument typique des doctrines normativistes (qu’elles se revendiquent explicitement comme telles ou non). Il consiste à affirmer que, en présence d’une sanction juridictionnelle, la constitution est « normalisée », au sens où elle est assimilée aux autres normes de l’ordre juridique qui, en cas de violation, sont susceptibles de provoquer une réaction juridictionnelle selon des formes très diverses (peine, amende, nullité, abrogation, réparation, etc.). L’abrogation de la loi jugée contraire à la constitution entre dans cette catégorie. La normativité de la constitution est ainsi étroitement liée à la présence d’un juge susceptible de contrôler la constitutionnalité des lois[32].

Même en l’absence de lien direct avec le normativisme, un tel raisonnement conduit inévitablement à faire de la sanction la seule preuve de la juridicité d’une norme – d’en faire donc la condition sine qua non de l’appartenance au monde des normes. Cela peut avoir des conséquences théoriques, par exemple la fermeture du système juridique sur lui-même, comme dans la recherche de la preuve de la validité de la norme fondamentale par son efficacité (Kelsen) ; mais également des conséquences stratégiques du point de vue de la discipline, puisqu’insister sur la sanction constitutionnelle revient à remettre la jurisprudence au centre de l’étude du droit constitutionnel, faisant des constitutionnalistes des juristes aussi légitimes que les autres (ainsi du geste de l’École d’Aix).

L’approche du droit politique s’éloigne de cette vision, qu’elle juge réductionniste[33]. Est ainsi rejetée la « tentation » de Kelsen d’affirmer que les constitutions des États qui ne connaissent pas de juridictions constitutionnelles ne sont que des « constitutions descriptives ». Cela est inacceptable dans la vision du droit politique, qui prend en considération des aspects à la fois institutionnels et axiologiques pour comprendre certaines constitutions « sans juge » comme étant « un cadre contraignant pour les acteurs, institutions et individus »[34]. C’est par exemple le cas de la Constitution anglaise ou de la Constitution française de la IIIe République.

Nier la pertinence de la sanction juridique comme seule preuve de juridicité revient, dans le discours du droit politique, à insister sur la spécificité de la norme constitutionnelle par distinction de sa normalisation. La constitution ainsi entendue n’est donc pas une norme comme les autres :

De ce point de vue, le droit politique semble permettre de sortir d’une impasse logique de la doctrine constitutionnaliste au sujet de la sanction, qui est une question aussi persistante que celle de la définition du droit elle-même. En effet, la doctrine dite « dominante[36] » se trouve face à une alternative au sujet de la sanction : soit la sanction est le critère du droit et donc la constitution, lorsqu’elle n’est pas sanctionnée, n’est pas du droit (et, réciproquement, seule une constitution prévoyant un contrôle de constitutionnalité est juridique) ; soit la sanction n’est pas le critère du droit et il ne faudrait pas poser les questions de l’efficacité de la constitution comme norme, mais simplement interroger son rôle de contrat politique, comme ordre de valeurs ou comme créatrice d’institutions.

Cette dualité ne paraît pas satisfaisante et il semble que le discours du droit politique ne s’en satisfasse pas non plus. En effet, les dimensions de l’application et de l’efficacité du droit constitutionnel font partie des préoccupations du droit politique : la place que prennent les normes constitutionnelles non écrites dans cette approche en est la démonstration. Coutumes constitutionnelles[37] ou conventions de la constitution[38], les normes constitutionnelles non écrites sont essentielles pour comprendre la normativité des constitutions. Des sanctions non juridictionnelles existent d’ailleurs pour le non-respect de ces normes, qu’il s’agisse d’un sentiment d’obligation ou de mécanismes de responsabilité politique.

C’est ainsi que cette approche apparaît plus féconde que les simples critiques qui s’adressent au droit-sanction, par exemple en provenance du discours du droit souple. Les éléments de l’efficacité et de la normativité du droit constitutionnel ne sont pas absents du droit politique ; bien au contraire. Il ne s’agit donc peut-être pas d’effacer la sanction mais d’élargir la définition du méta-concept pour y inclure la sanction politique en plus de la sanction juridictionnelle. Ce dépassement comporte néanmoins des conséquences sur le statut de la science du droit constitutionnel.

 

B. Dépasser la sanction constitutionnelle : à quel prix ?

 

Comme évoqué plus haut, la sanction constitutionnelle n’est pas un objet juridique en soi, mais un méta-concept utilisé en doctrine comme argument en faveur d’une certaine conception de la constitution. La sanction juridictionnelle typique du discours normativiste est le contrôle juridictionnel de constitutionnalité des normes, mais le même méta-concept pourrait s’entendre d’une manière bien plus large. Une sanction constitutionnelle pourrait être une sanction de type politique, permettant d’intégrer des valeurs politiques (et morales) dans l’ordre constitutionnel, comme l’a fait la Cour constitutionnelle allemande dans la célèbre décision États du Sud-Ouest de 1951, qui définit la constitution comme un « ordre objectif de valeurs[39] ». La particularité du droit constitutionnel par rapport au reste du droit est alors le lien important existant entre le droit et la morale, exprimée dans les constitutions en termes de valeurs politiques. La constitution serait ainsi une forme particulière de transformation des valeurs morales en droit.

Cette conception de la constitution se retrouve dans l’approche du droit politique. La querelle du droit politique avec le constitutionnalisme normativiste ne porte donc pas sur la normativité ou de la juridicité de la constitution, ni même sur la sanction constitutionnelle. La constitution est bien une norme, et elle est bien sanctionnée par des mécanismes de responsabilité politique et/ou de contrôle de constitutionnalité, sans qu’une distinction fondamentale ne soit faite entre les différents acteurs du droit constitutionnel, juges ou autres acteurs politiques. En revanche, la normativité de la constitution ne dépend pas uniquement de ces sanctions, auxquelles n’est pas attribué le rôle de critères univoques tendant à exclure les aspects factuels, politiques, historiques et institutionnels de la sphère juridique et constitutionnelle. C’est en cela que la sanction constitutionnelle est dépassée par le droit politique : elle n’est plus essentielle ni à la stratégie épistémologique ni à la stratégie politique (disciplinaire) du droit constitutionnel.

Comment se fait concrètement ce dépassement ? C’est la coutume constitutionnelle qui devient, en lieu et place de la sanction, le signe distinctif du droit constitutionnel. Dans l’approche du droit politique, deux visions de la coutume constitutionnelle semblent coexister.

Dans une première vision moins radicale, les coutumes ne sont que des sources du droit constitutionnel parmi d’autres, notamment les sources formelles, et elles sont étroitement dépendantes de la perception des acteurs[40]. Dans ce cas, la structure du normativisme constitutionnel n’est pas véritablement remise en cause : il existe une norme – qui dans ce cas peut avoir deux sources, formelle ou coutumière – et une sanction en cas de violation – juridictionnelle ou politique, au sens psychologique du sentiment d’obligation présent chez les acteurs[41]. Cette vision non radicale des coutumes constitutionnelles ne semble ni révolutionnaire par rapport à la doctrine dominante, ni entièrement satisfaisante. La difficulté est en effet de pouvoir distinguer entre une violation de la constitution formelle et une nouvelle coutume : souvent, la seule distinction possible est la sanction du juge ou son absence, par exemple lorsque le Conseil constitutionnel a refusé, en 1962, de sanctionner l’usage par le général de Gaulle du référendum de l’article 11, laissant ainsi apparaître une nouvelle coutume. La sanction juridictionnelle n’est alors pas dépassée, au contraire, elle fait la différence entre coutume et violation.

Les conventions de la constitution montrent en ce sens une version plus radicale[42] du discours du droit politique, en ce qu’elles constituent un vrai dépassement de la dichotomie entre droit et fait. Dans la définition qu’en donne Pierre Avril, ces conventions ne se situent pas en dehors ou à côté des normes constitutionnelles écrites ou formelles, mais elles en sont l’application. Ces sont des décisions mises en œuvre par des organes établis par la constitution et qui exercent des compétences prescrites par la constitution elle-même. Ces pratiques

Dans ce discours, l’objet constitutionnel est un ensemble d’énoncés normatifs, le plus souvent écrits en ce qui concerne le constitutionnalisme moderne occidental, unis à des règles non écrites que les acteurs produisent « chemin faisant ». Cet ensemble est caractérisé par la liberté́ des acteurs, ce qui renvoie à leur consentement nécessaire pour l’application des règles de toute sorte (écrites et non écrites) dans le champ constitutionnel.

On voit donc que la logique de la contrainte n’est pas au cœur des conventions constitutionnelles. Il faut plutôt prendre en considération la marge de manœuvre des institutions existante à l’intérieur des limites posées par la constitution[44]. Cette marge de manœuvre – que le discours du droit politique s’engage à prendre en considération – est identifiée dans l’action politique, alors qu’elle est exclue du discours normativiste. Deux questions restent alors en suspens : reste-t-il une place pour la contrainte juridique, même si elle n’est plus le critère central de la normativité constitutionnelle ? La réponse était positive dans la version moins radicale du constitutionnalisme coutumier ; l’est-elle également dans la version plus radicale des conventions de la constitution ? La deuxième question concerne la marge de manœuvre : est-elle véritablement limitée par la constitution ? Le cas échéant, comment connaître les limites constitutionnelles autrement que par une sanction constitutionnelle – juridictionnelle (le contrôle de constitutionnalité des lois) ou politique (l’opposition politique ou le manque de légitimité) ? Dans ce cas, au lieu que passer outre la sanction constitutionnelle, le droit politique réinvestit ce méta-concept en l’élargissant, mais sans le nommer comme tel du fait de sa connotation normativiste.

Si l’on résume, les conventions constitutionnelles sont donc, d’abord, pratiquement normatives ; ensuite, elles sont produites par les hommes et femmes politiques, pour les hommes et femmes politiques ; enfin, elles sont des normes horizontales, comme les normes de droit souple, en ce qu’elles nécessitent l’accord (la reconnaissance) des destinataires pour être appliquées. Toutes ces caractéristiques distinguent clairement les conventions constitutionnelles des normes kelséniennes et pourtant des éléments comme leur validité, leur efficacité, leur caractère obligatoire et normatif sont pris en compte pour les décrire.

Le droit politique, que l’on peut rapprocher du positivisme méthodologique au sens de Bobbio (neutralité axiologique), adopte une vision du droit qui n’obéit pas au positivisme théorique fondé sur la loi de Hume. Il est possible, et même nécessaire, du point de vue du droit politique de tirer des normes constitutionnelles des faits (politiques, historiques), sous peine de ne pas pouvoir pleinement comprendre l’objet du droit constitutionnel dans sa réalité. L’insistance sur la validité juridique des pratiques revient à faire disparaître la distinction, chère au normativisme, entre droit et fait : disparait à vrai dire également toute réflexion en termes de validité comme mode d’existence typique d’un droit normatif. Le droit constitutionnel ne s’impose pas à ses destinataires, mais se nourrit de leurs interactions et leurs « relations de puissance » dont la constitution « n’est que le reflet[45] ». En ce sens, le droit politique réussit bien mieux que le discours du droit souple à dépasser les dichotomies provoquées par la sanction comme élément de définition du droit. En déplaçant beaucoup plus radicalement l’attention sur l’efficacité du droit constitutionnel, le droit politique évacue la question de la distinction entre droit et non-droit. L’efficacité se situe en effet sur un terrain ambigu, y compris dans la Théorie pure du droit, à cheval entre droit et non-droit, ce qui crée d’ailleurs des difficultés à la pureté de la science du droit kelsénienne[46].

Le dépassement de la sanction constitutionnelle a néanmoins un prix : la perte de l’abstraction du critère de la sanction et la reconstruction de critères bien plus concrets et situés pour définir le droit constitutionnel – les critères de sa « politicité » au sens de « réalité », « historicité », etc. – le rendent absolument spécifique. Le prix à payer est donc de prendre le risque d’une certaine « incommunicabilité » du droit constitutionnel comme discours, qui semble renoncer à une « démystification[47] » pour monter dans une « tour d’ivoire » à laquelle seuls les initiés ont droit d’accès.

Dans cette tour, tout est spécificité : spécifique la juridicité des pratiques politiques, à mi-chemin entre droit et fait ; spécifique la norme constitutionnelle, qui ne peut être comprise sinon à l’aune de la méthode historique[48] ; spécifique la Constitution de la Ve République qui ne peut se comprendre que grâce à une connaissance presque intime de positions et relations politiques de ses acteurs. Autrement dit, pour dépasser les dichotomies entre devoir-être et être, droit et fait, droit et politique, une autre est créée : entre le droit constitutionnel et le reste du droit positif.

Est-ce véritablement une critique qui peut être adressée au droit politique ? De la spécificité absolue du droit constitutionnel comme droit politique pourrait également naître une solution pour résoudre une fois pour toutes la question du statut du droit constitutionnel : permettre d’assumer le caractère inéluctablement politique de ce droit. Cette solution pourrait se référer non seulement à la doctrine, mais également aux organes juridictionnels en charge de contrôler la constitution. Reviendrait-il au Conseil constitutionnel français de se « politiser » officiellement, en suivant l’exemple de la Cour suprême américaine, plutôt qu’à cette dernière de se dépolitiser ? Faudrait-il que le juge constitutionnel renonce à un formalisme affiché par des formules désormais classiques, tendant à préserver le pouvoir d’appréciation du législateur ou à rattacher les principes constitutionnels dégagés par le juge à des sources de droit écrit ? Une telle évolution semble non seulement peu probable dans la réalité du droit constitutionnel français, mais aussi peu souhaitable, notamment si elle ne correspond pas à une réforme significative dans la composition de l’instance constitutionnelle française.

Une autre possibilité semble envisageable : en s’inspirant de l’équivalence fonctionnelle entre droit politique et droit souple déjà évoquée, il serait possible d’étendre l’approche du droit politique à d’autres branches du droit. Le droit souple, dont le discours s’est d’abord diffusé auprès des internationalistes, est désormais répandu bien au-delà du droit international[49]. L’approche du droit politique pourrait-il désormais s’appliquer à d’autres branches du droit, par exemple le droit administratif[50] ? Peut-il y avoir un droit politique fiscal ou financier ? Un droit politique de la fonction publique ? Un droit politique pénal et un droit politique des affaires ? La logique du dépassement ne serait alors plus typique de l’objet constitutionnel, mais du droit tout court.

 

 

En guise de conclusion, deux séries de réflexion d’ouverture peuvent être proposées au sujet du droit politique comme approche du dépassement.

Premièrement, la critique que l’approche du droit politique adresse à l’« École d’Aix » et en général à une trop grande attention donnée par les constitutionnalistes à la jurisprudence atteint-elle sa cible ? Ne pourrait-on pas rétorquer qu’afin atteindre l’objectif du droit politique de dépasser la vision contentieuse du droit constitutionnel, il fallait nécessairement en passer d’abord par une juridictionnalisation du droit constitutionnel ? Fallait-il ainsi que l’essor du droit constitutionnel soit tel qu’il est aujourd’hui afin que le droit constitutionnel sanctionné et « normalisé » puisse ainsi être critiqué, et finalement dépassé ? Dans ce cas, le droit politique ne devrait pas viser un retour à une doctrine institutionnel d’avant la « dépolitisation » du droit constitutionnel, mais plutôt une « ré-politisation » construite sur la légitimité récemment acquise de la discipline.

Deuxièmement, le droit constitutionnel comparé peut-il être une forme de droit politique ? Si le discours du droit politique veut échapper au danger de l’essentialisation du droit, cet objectif ne peut-il être atteint que par un regard constant sur le droit étranger, à travers la comparaison ? En ce sens, le droit politique peut être un révélateur du fonctionnement de la Ve République française uniquement dans la mesure où il se force à en sortir pour y adresser un regard extérieur.

L’actualité politique et juridique en France et ailleurs montre l’importance du débat autour du caractère politique ou juridique de l’objet constitutionnel. Ce débat permet d’ailleurs de se demander jusqu’à quel point la proposition du candidat démocrate américain cité plus haut vient d’un véritable désir de « dépolitiser » la Cour Suprême américaine ou si, au contraire, il ne s’agit pas plutôt de rééquilibrer sa politique interne en faisant ce que Roosevelt n’avait pas réussir à accomplir : la technique du « pack the court », c’est-à-dire l’augmentation du nombre de juges afin qu’ils ne bloquent pas le New Deal[51], une initiative politique par excellence.

Le grand nombre d’interrogations que le droit politique suscite, dont celles exposées ici ne sont que quelques exemples, met en lumière le caractère extrêmement fécond de cette approche du droit constitutionnel. La richesse des débats lors du colloque qui y a été consacré n’en sont qu’une illustration supplémentaire.

 

Eleonora Bottini
Eleonora Bottini est professeure à l’Université de Caen Normandie et directrice du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132). Elle est l’auteure de La sanction constitutionnelle. Étude d’un argument doctrinal (Paris, Dalloz, 2016).

 

Pour citer cet article :
Eleonora Bottini «Le droit politique et le dépassement de la sanction en droit constitutionnel », Jus Politicum, n° 24 [https://www.juspoliticum.com/article/Le-droit-politique-et-le-depassement-de-la-sanction-en-droit-constitutionnel-1327.html]