Les rapports entre les citoyens et la loi dans l’œuvre de Carré de Malberg

Thèmes : Citoyenneté - Peuple souverain - Carré de Malberg (Raymond) - Volonté générale - volonté du peuple

Selon une thèse largement partagée, l’analyse de Carré de Malberg des rapports entre les citoyens et la loi évoluerait sensiblement entre sa Contribution à la théorie générale de l’État et son œuvre plus tardive. Passé d’une adhésion au régime purement représentatif des révolutionnaires à la promotion du referendum d’initiative populaire, l’auteur strasbourgeois aurait finalement abandonné le cadre conceptuel qu’il avait bâti dans sa Contribution, dans lequel il avait conçu ces rapports. Cette étude rejette cette thèse et soutient l’idée d’une continuité intellectuelle dans toute son œuvre. La citoyenneté est ainsi conçue dans la Contribution comme un concept biface, tantôt assimilée à la nationalité, tantôt regardée comme permettant au citoyen d’agir sur la formation de la loi. Plus qu’un renoncement, c’est une oscillation entre ces deux sens qui structure l’œuvre de Carré de Malberg, l’interprétation de l’article 6 de la Déclaration de 1789 servant de pivot à ce mouvement. L’État représentatif fondé sur la souveraineté nationale est finalement préservé, car dans le gouvernement démocratique, les citoyens n’agissent qu’en tant qu’organe suprême.

According to a widely shared opinion, Carré de Malberg’s analysis of the relationship between citizens and the law evolved significantly between his Contribution to the General Theory of the State and his late work. Switching from an affiliation to the Revolutionnaries purely representative regime, to promoting the referendum based on popular initiative, the Strasbourg professor eventually abandoned the conceptual framework he originally built. This study rejects such an assertion and supports the idea of an intellectual continuity through his entire work. The citizenship conceived in the Contribution is a two-faced concept, either assimilated to nationality, either perceived as a way for citizens to act on the making of the law. More than a renunciation, it is an oscillation between these two meanings that structures Carré de Malberg’s work, with the interpretation of article 6 of the Declaration of 1789 being the linchpin of this movement. The representative state based on national sovereignty is finally preserved, since citizens act as the supreme organ within a democratic government.

L

a participation des citoyens à la formation de la loi forme un aspect essentiel de l’œuvre de Carré de Malberg. L’explication de sa théorie de l’organe et de ses origines révolutionnaires, de la souveraineté nationale, du pur régime représentatif conçu entre 1789 et 1791 puis de son altération ultérieure sont autant d’occasions pour l’auteur strasbourgeois de livrer sa conception des rapports entre les citoyens et la loi. Cette conception n’est cependant peut-être pas unique dans toute son œuvre. Entre sa Contribution à la théorie générale de l’État publiée entre 1920 et 1922[1] et ses Considérations théoriques sur la combinaison du referendum avec le parlementarisme parues en 1931[2], les termes que Carré de Malberg emploie semblent avoir changé de signification, « Nation, peuple, État, Constitution n’ont plus exactement le même sens, ni surtout la même fonction[3] », rendant hasardeuse la restitution de la pensée de l’auteur. Selon l’interprétation dominante, cette variation du vocabulaire de Carré de Malberg renverrait à un profond bouleversement conceptuel entre la Contribution et son œuvre plus tardive[4].

L’idée d’une rupture dans l’œuvre de Carré de Malberg n’est pas nouvelle. En 1961, après avoir assisté à une partie des échanges qui se déroulaient dans le cadre des journées d’études en l’honneur de Carré de Malberg, S. Rozmaryn constatait que

Tandis que les premiers soutiennent que l’œuvre de l’auteur strasbourgeois est fixe et témoigne d’une pensée inscrite dans le temps, pour les seconds « le Carré de Malberg de la “Contribution” serait entièrement différent du Carré de Malberg de la “Loi, expression de la volonté générale”[5] ». Depuis ce constat, ce second courant n’a cessé de progresser et les plus récentes études de l’œuvre de Carré de Malberg ont régulièrement insisté sur sa volte-face dans ses dernières publications.

Dans cette revue, D. Mineur a ainsi soutenu que « dans ses derniers ouvrages, Carré de Malberg paraît renoncer à l’essentiel de sa lecture des principes du droit public français ». Puisqu’en effet le régime représentatif de la Contribution se définissait comme celui où l’expression de la nation est organisée par la Constitution, sa promotion du referendum témoigne non seulement de sa renonciation « à la neutralité axiologique [dont il avait fait preuve] mais, en consacrant la souveraineté populaire et en appelant à l’introduction, dans le régime parlementaire, d’éléments empruntés à la démocratie directe, il abandonne aussi l’ambition de comprendre le droit public français sur le modèle de l’État de droit, où tous les pouvoirs sont soumis au droit[6] ». É. Maulin a également souligné l’altération de sa méthode positiviste, laquelle polluerait en quelque sorte le produit final, qui se serait alors vicié. À propos des Considérations, É. Maulin note ainsi que « Ce texte [est] incontestablement politique en ce qu’il outrepasse les limites méthodologiques que l’auteur s’assigne en général[7] ». Sa proposition d’un référendum d’initiative populaire doit alors être regardée comme une

Alors que la théorie de l’organe développée dans sa Contribution gommait la présence des représentés, les Considérations les auraient fait réapparaître. Sa proposition de réforme de la IIIe République en faveur de l’introduction d’une procédure de participation du « peuple » l’aurait fait ressurgir d’une œuvre dont il avait été méticuleusement exclu. C. Schönberger, enfin, a soulig né que les notions clefs de la Contribution se voient abandonnées, au profit d’autres, lesquelles correspondent à un cadre intellectuel en opposition avec le précédent :

Le sens qu’il convient de donner à l’orientation finale de l’œuvre de Malberg demeure mystérieux, car il n’en a pas expliqué les déterminants : « La rupture avec la “Contribution” est [donc] très nette, bien que l’auteur ne s’en explique pas[9] ».

Sans épuiser la liste des auteurs qui ont considéré qu’un changement brutal s’était opéré entre la Contribution et les Considérations[10], on voudrait cependant souligner la rareté des pistes proposées pour comprendre comment Carré de Malberg aurait pu passer d’une description laudative du régime purement représentatif dans la Contribution à sa remise en cause profonde dans ses Considérations. Sans être tout à fait convaincu de l’hypothèse qu’il avance, G. Bacot avait envisagé que les préférences personnelles de l’auteur aient finies par s’exprimer plus nettement dans cette dernière publication : « cette nouvelle attitude pourrait avoir été le fruit d’un changement d’opinion puisque la réserve délibérée de Carré de Malberg dans ses écrits antérieurs, dissimulait précisément alors son jugement personnel[11] ». Cette explication peine toutefois à emporter l’adhésion, puisqu’aucun élément de son œuvre ou de sa biographie ne tend à conforter cette hypothèse[12]. D. Mineur, a, lui, cherché dans l’œuvre même de Carré de Malberg les raisons de sa transformation ultérieure. Selon cet auteur, il y aurait une « tension, latente dans la Contribution, entre projet positiviste et visée prescriptive, [laquelle] amène finalement à l’éclatement de l’entreprise positiviste[13] » car l’ambition de l’auteur strasbourgeois d’élaborer une théorie générale se serait vue parasitée par son attention exclusive au droit constitutionnel français. Malgré ces propositions, aucune d’entre elles ne semble, pour le moment, être parvenu à susciter un véritable consensus.

L’absence, selon nous, d’explication satisfaisante des causes de cette rupture dans l’œuvre justifie d’examiner une nouvelle fois la question de l’existence même d’un tel bouleversement. En ce sens, la démarche isolée de F.-G. Dromard mérite, selon nous, une attention particulière, en ce qu’il a revivifié le premier courant évoquée par S. Rozmaryn. En effet F.-G. Dromard s’est opposé à cette interprétation selon laquelle l’œuvre de l’auteur strasbourgeois devrait être scindée entre deux parties, la seconde étant incompatible avec la première. F.-G. Dromard affirme que « La Contribution à la théorie générale de l’État, en effet, n’est ni, comme on l’a longtemps pensé, une ode au système représentatif, ni une apologie de la IIIe République[14] ». Dès lors, entre la « Contribution [et] les autres écrits de Carré de Malberg », il ne saurait donc y avoir un quelconque « hiatus[15] ». Bien qu’on s’éloignera des résultats de F.-G. Dromard, on souscrit toutefois à cette idée que la Contribution n’est pas un éloge du régime représentatif. Les longs et substantiels développements dédiés aux principes qui sous-tendent le régime conçu par les révolutionnaires ne témoignent d’aucune adhésion de la part de Carré de Malberg mais seulement d’une extrême attention à l’étude de ses fondements juridiques car, ainsi qu’il l’écrivit lui-même, « Constater n'est pas faire sien[16] ». En outre, l’auteur strasbourgeois n’a jamais admis avoir changé sa conception du régime représentatif.

Selon nous, aucune rupture n’affecte l’œuvre de l’auteur strasbourgeois sur la façon dont il conçoit la relation des citoyens à la loi. Si Carré de Malberg ne modifie pas sa conception de ces rapports entre la Contribution et son œuvre plus tardive, il admet néanmoins, dès sa Contribution deux types de citoyennetés, sur lesquels sont bâtis deux rapports entre les citoyens et la loi (I). De cette façon, plus qu’une rupture, c’est à une oscillation entre ces deux citoyennetés et ces deux rapports à la loi qu’on assiste chez l’auteur strasbourgeois entre sa Contribution et son œuvre tardive (II). On verra ainsi que la réclamation de la Constitution du 24 juin 1793 est, selon nous, le signe de la continuité avec laquelle Carré de Malberg conçoit ces relations. D’abord évoquée dans la Contribution, elle est la manifestation du dédoublement du rapport que les citoyens entretiennent avec la loi. Réemployée dans les Considérations, la réclamation devient le modèle souhaitable de participation des citoyens à la formation pour un gouvernement démocratique.

 

I. La définition des relations entre les citoyens et la loi dans la Contribution

 

Dans sa Contribution, Carré de Malberg définit deux relations distinctes entre les citoyens et la loi. La première, typique du pur régime représentatif, s’appuie sur la combinaison de ses théories de la souveraineté nationale et de l’organe. Par-là les citoyens, qui sont aussi des nationaux, se voient attribués une volonté qu’ils n’ont pas énoncé eux-mêmes, et sont réduits à la passivité (A). La seconde relation entre les citoyens et la loi définie dans la Contribution rompt avec cette conception. Cette relation insiste sur la capacité que peuvent acquérir une fraction des citoyens d’agir efficacement sur la formation de la loi (B).

 

A. L’association passive des citoyens à la formation de la loi dans le régime représentatif

 

La volonté de la nation est exprimée par ses organes législateurs. À travers l’étude de la Constitution du 3 septembre 1791, Carré de Malberg n’entend pas seulement observer la manifestation historique de certains principes, mais aussi trouver l’occasion de découvrir « les vrais principes de l’État moderne[17] », dont les révolutionnaires auraient donné l’expression la plus pure. L’auteur strasbourgeois peut alors concevoir sa théorie de l’organe sur la base de cette Constitution.

Lorsque que Carré de Malberg s’opposait aux auteurs allemands sur l’origine de la théorie de l’organe, celui-ci entendait « gommer le langage employé par les constituants et retrouver derrière les mots trompeurs les concepts et le système gravés dans la Constitution de 1791[18] ». C’est donc par-delà le vocabulaire employé par les constituants eux-mêmes que Carré de Malberg cherchera, dans la Constitution de 1791, quels pourraient être ces organes. De cette façon, bien que les révolutionnaires aient employé le terme de représentant à propos du Corps législatif et du roi, leur contribution à la formation de la loi ferait d’eux de véritables organes avant l’heure car, en effet, selon lui, « la Constituante a entendu le mot de représentation dans le sens même où s’emploie aujourd’hui celui d’organe[19] ». Selon l’auteur strasbourgeois, « il faut entendre par organes les hommes qui, soit individuellement, soit en corps, sont habilités par la Constitution à vouloir pour la collectivité, et dont la volonté vaut, de par cette habilitation statutaire, comme volonté légale de la collectivité[20] ». Cette volonté n’est cependant pas nécessairement la volonté législative de la nation puisqu’en ce sens, « large […] peu conforme aux concepts spéciaux du droit constitutionnel », pourraient être considérés comme un organe l’ensemble des personnes susceptibles « d’émettre, [au] nom [de la collectivité], des décisions[21] ». Ce premier sens, celui d’une imputation, peut suffire à rendre compte de la multiplicité des agents compétents pour vouloir pour l’État[22]. Mais ce sens est trop sommaire pour décrire la hiérarchie des organes au sein d’un système constitutionnel. Pour ce faire, il convient de détecter, parmi ces très nombreux organes, celui dont la volonté prime sur celle des autres. Les autorités dont les décisions « sont subordonnées à […] une volonté supérieure » ne peuvent faire preuve d’une volonté proprement « initiale[23] », et ne devraient donc pas être regardées comme de véritables organes. Ainsi, l’auteur strasbourgeois entend concentrer son propos sur un « second sens, bien plus étroit et, semble-t-il, plus exact » selon lequel parmi les très nombreuses autorités qui produisent une volonté qui sera attribuée à l’État, seuls ceux qui fournissent à l’État une volonté inconditionnée permettrait de les regarder de véritables organes dans l’État. En l’espèce, dans la Constitution du 3 septembre 1791, ce sont le Corps législatif et le roi qui élaborent seuls et entièrement la loi, et qui doivent donc être regardés comme des organes dans ce second sens[24]. Leur qualité d’organe tient, certes, à leurs compétences respectives pour élaborer la loi, mais la définition seulement formelle de la loi dans la Constitution du 3 septembre 1791 est ici déterminante. En effet, c’est parce que la loi « est indépendante de toute condition ayant trait au contenu de l’acte législatif » que l’on devra se rapporter uniquement à ses auteurs : « [la loi] une notion qui […] est d’ordre purement formel ; car elle n’est conditionnée que par l’origine de l’acte législatif[25] », c’est-à-dire parlementaire et royale.

Les organes législateurs disposent du monopole de la formulation de la volonté nationale. La volonté des titulaires du droit de suffrage ne peut aucunement être observée dans la loi car les organes habilités par la Constitution expriment seuls et entièrement la volonté de la nation. En dehors ou antérieurement à la formulation de la volonté générale par ces organes, aucune volonté n’est conceptuellement admissible.

Carré de Malberg oppose sa théorie de l’organe à celle développée par O. von Gierke, pour qui l’organe exprimerait au dehors une volonté interne qui résiderait au sein de la communauté et dont ils seraient les révélateurs[26]. Ainsi que le résume P. Brunet, O. von Gierke « admet l’idée d’une volonté collective primaire, existant réellement et naturellement au sein des collectivités étatiques[27] ». Les suffrages donnés dans l’élection formeraient, selon l’auteur allemand, le medium par lequel la communauté nationale manifesterait une volonté, dont la transmutation finale en loi appartiendrait à l’organe parlementaire. R. Carré de Malberg s’oppose absolument à cette analyse selon laquelle la volonté de la nation est antérieure à la formulation par son organe. Selon l’auteur strasbourgeois

Appliqué à la Constitution de 1791, ce raisonnement aboutit à ce que seuls le Corps législatif et le roi peuvent former cette volonté qui sera attribuée à la nation souveraine. En effet, le roi, pour être regardé comme un organe, n’a pas besoin d’être élu[29], et le Corps législatif « n’est point l’organe du seul corps électoral, mais bien du peuple entier, ou mieux, de la nation[30] ».

L’assemblage de la souveraineté de la nation et de la théorie de l’organe qui agit pour elle, aboutit à ce que les citoyens ne transmettent pas, par leurs suffrages, un pouvoir qu’ils ne détiennent pas et qui n’appartient qu’à la nation[31] mais encore que la volonté exprimée par les organes est sa seule volonté car celle-ci « ne prend naissance, et ne peut exister […] qu’en lui et par lui[32] ». Le bénéfice de cet assemblage théorique est d’importance car il devient une « formidable machine de guerre anti-représentation[33] » car il élime l’« écart [entre le représenté et le représentant] constitutif de la relation de représentation[34] ». En effet, le résultat de la combinaison de la théorie malbergienne de l’organe et le la souveraineté de la nation s’oppose frontalement à la théorie de la représentation, laquelle impliquait l’existence d’une volonté antérieure à celle formée par les représentants puis sa reproduction plus ou moins fidèle par ces derniers. Il n’en est rien pour Carré de Malberg, qui refuse absolument cette conception. Puisqu’« il ne saurait être question de représenter une volonté qui n’existe pas[35] », il n’existe pas de rapport de représentation entre deux personnes distinctes. En effet, lorsque l’Assemblée vote la loi, celle-ci doit être immédiatement rapportée à la nation, elle est réellement sa volonté[36].

Les nationaux sont les membres composants de la nation. La notion de nation développée par Carré de Malberg est généralement décrite comme une stricte abstraction : « à la différence des individus composant le peuple incapables de se succéder, la nation est un corps intemporel, survivant à la succession des générations » note O. Beaud, qui ajoute que « Cette nation-là cumule la double qualité de l’indivisibilité et de la permanence[37] ». La composition de la nation donnée par l’auteur de la Contribution permet néanmoins de nuancer cette présentation.

L’auteur strasbourgeois désigne bien la nation comme « la succession ininterrompue des générations nationales, présentes et futures », une « universalité idéale » ou encore un « être de raison[38] », c’est-à-dire comme un concept impotent, intrinsèquement incapable de faire connaître sa volonté, et qui appellerait nécessairement celui d’organe, son complément indispensable. Toutefois, Carré de Malberg développe encore l’idée que la nation procède de la réunion de l’ensemble des nationaux, qu’ils en sont le matériau au sens concret de ce terme, puisqu’il affirme sans détour dans la Contribution que « la nation, c’est donc l’ensemble d’hommes et de populations concourant à former un État et qui sont la substance humaine de l’État[39] ». Pour rapprocher ces deux approches apparemment antagonistes, R. Carré de Malberg emprunte à L. Duguit l’affirmation selon laquelle « Il ne faut pas confondre la nation […] avec ses membres individuels » et qu’elle doit être regardée séparément d’eux comme « un tout organique, une unité […] qui forme, par le fait de son organisation, une entité ». L’auteur strasbourgeois insiste en cela fortement sur l’idée que la nation, seule souveraine, ne saurait être confondue avec ses membres qui, eux, ne sauraient être regardés, mêmes réunis, comme le souverain. Ainsi, c’est dans la nation distincte de ses membres, c’est-à-dire « dans cette collectivité unifiée, et non pas dans les nationaux eux-mêmes, ni – ainsi qu’on l’a vu – dans l’assemblée générale des citoyens actifs, que la souveraineté a son siège[40] ». Pourtant, les nationaux, membres composant la nation, ne sont pas exclus du champ de l’analyse une fois que la nation est consacrée comme souveraine. La nation est bien une personne distincte de ses membres, mais cependant elle ne s’en détache pas complètement car elle « prend [encore] sa consistance dans les individus qui sont ses membres[41] ». Et R. Carré de Malberg d’insister sur cette tension entre la composition de la nation et le caractère strictement unitaire de cette dernière : bien que seule cette unité distincte de ses membres soit souveraine[42], le souverain n’est pourtant composé que de l’ensemble des nationaux[43].

La relation platonique entre les citoyens et la loi. Cette idée ambiguë d’une nation intemporelle distincte des membres qui la compose mais dont les nationaux sont l’unique ingrédient permettra à Carré de Malberg de marginaliser encore davantage la participation électorale des citoyens de sa définition du régime représentatif. Cependant, l’effet de la théorie de l’organe – c’est-à-dire l’impossibilité de rapprocher la loi des suffragants – se verra compensée : la loi ne sera, certes, pas celle des électeurs, mais elle ne sera cependant pas étrangère aux nationaux.

Selon Carré de Malberg, la nation et ses organes chargés par la Constitution de vouloir pour elle, forment un ensemble solidaire. Chez l’auteur strasbourgeois, le régime purement représentatif ne s’appuie que sur la dyade nation-organe de laquelle sont exclus les citoyens pourtant appelés à participer à la désignation des membres de l’organe législatif. La marginalisation de la participation électorale dans l’analyse malbergienne du régime représentatif n’est pas seulement due à sa théorie révolutionnaire de l’organe. Parce que cette théorie refuse d’établir un quelconque lien juridique entre les électeurs et la loi finalement adoptée, ceux-ci ne peuvent pas être regardés comme les auteurs de la loi :

La théorie de l’organe aurait ainsi creusé un fossé entre la loi et ceux à qui elle s’applique et les citoyens devraient donc être regardés comme de purs sujets de l’État souverain. Pourtant, la théorie de l’organe de Carré de Malberg doit aussi être comprise comme le « corollaire de [sa] théorie de l’organe[45] », en ce que la première contrebalance les effets de la seconde, faisant disparaître la situation d’hétéronomie dans laquelle se trouvent les citoyens à l’égard de la loi. La théorie de la souveraineté nationale permettra ainsi de rapprocher la loi à ceux à qui elle s’applique, sans qu’ils n’y aient effectivement contribué.

L’article 6 de la Déclaration de 1789 et l’assimilation des nationaux aux citoyens. Afin de résorber l’hétéronomie des suffragants par rapport à la loi dans le régime représentatif, Carré de Malberg s’appuie sur l’article 6 de la Déclaration. Loin d’en déduire nécessaire la participation active de tous les citoyens dans la procédure législative, R. Carré de Malberg y lit le moyen d’associer les membres de la nation à l’élaboration parlementaire de la loi.

L’article 6 de la Déclaration selon lequel « La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation » apparaît, prima facie, incompatible avec l’idée que les citoyens participent effectivement à la formation de la loi[46]. On peine en effet à admettre que tous les citoyens puissent apporter leur concours à sa formation si tous ne peuvent pas désigner les parlementaires ni, a fortiori, être admis à participer à un referendum. R. Carré de Malberg reprend et développe le raisonnement de L. Duguit[47] en incluant tous les citoyens dans l’expression législative de la souveraineté, malgré leur passivité à sa formation. Ainsi, puisque tous sont dans le souverain, aucun ne sera étranger à la loi, quand bien même aucun d’entre eux n’aurait effectivement pris part à sa confection car il y est tout de même associé en sa qualité de membre de la nation. Selon R. Carré de Malberg, c’est parce que tous les citoyens sont également des nationaux que tous donneraient leur concours à la formation de la volonté générale. Indépendamment du suffrage de certains d’entre eux, tous les membres de la communauté nationale, par le biais de leur qualité de citoyen, seule visée dans l’article 6 de la Déclaration, sont compris dans l’opération de législation[48]. Il ne faudrait donc pas lire dans l’article 6 de la Déclaration, le besoin d’attribuer largement le droit de suffrage, ni de donner aux citoyens les moyens d’influencer effectivement la législation, mais plutôt comme le moyen de regarder la loi comme étant la leur, indépendamment de toute influence sur son contenu :

Ce ne sont donc pas les titulaires du droit de suffrage qui, à l’occasion de la désignation des parlementaires, feraient œuvre de souveraineté ni ne seront « représentés », mais plutôt l’organe parlementaire qui, en élaborant la loi, agirait pour le souverain composé de l’ensemble des nationaux qui sont aussi des citoyens : « Ainsi s’explique que même les citoyens non-électeurs puissent être considérés comme représentés dans le Parlement[49] ». L’expression du souverain par la loi devait ainsi bénéficier à tous les nationaux-citoyens, sans qu’aucun d’entre eux n’ait effectivement concouru à sa formation. La nation conçue comme réunion de tous les nationaux et la lecture particulière de l’article 6 de la Déclaration permettent à R. Carré de Malberg de concilier des données apparemment contraires. En effet, quand bien même aucun d’eux n’aurait contribué à la formation de la loi, tous les nationaux n’obéiront qu’à eux-mêmes en tant qu’ils sont compris dans la formation de la loi car

Carré de Malberg définit donc un rapport platonique entre la loi et les citoyens, en tant que ceux-ci sont assimilés aux nationaux[51]. Le citoyen-national est alors, chez R. Carré de Malberg, un concept biface, capable de rapprocher les membres de la nation de la loi sans recourir au droit de suffrage[52].

Le droit à être représenté comme manifestation de l’association passive à la formation de la loi. Selon Carré de Malberg, le droit à être représenté est le droit le plus caractéristique des nationaux dans le régime représentatif. Pour en souligner l’intérêt, l’auteur de la Contribution prend opportunément appui sur L. Duguit pour développer sa propre argumentation[53].

Indépendamment du droit de suffrage, « la généralité des citoyens [sans] rôle politique actif » était désignée par les révolutionnaires sous « le nom de citoyens “passifs” » était visée par l’article 6 de la Déclaration et bénéficiait de la représentation[54]. Cette représentation de l’ensemble des membres de la nation dans la loi faite par le seul Parlement les fait ainsi tous bénéficier d’une « représentation passive [qui] est un droit absolu, puisque tous sont indistinctement membres constitutifs du corps souverain[55] ». Elle est la manifestation de la relation idéelle qu’ont tous les citoyens passifs avec la loi en tant qu’ils sont membres de la nation. Cette manifestation est cependant presque imperceptible car elle est à la lisière du droit positif ; tous les membres de la nation en bénéficient compte tenu de leur participation à la « structure juridique[56] » de la nation. Ce droit est un ainsi « droit proprement dit[57] » en ce sens qu’il ne peut être subordonné à une quelconque condition d’attribution. Il est ainsi le droit le plus spécifique des citoyens-nationaux dans le régime représentatif, en tant qu’il repose sur la définition même de la nation souveraine et leur association à une loi dont ils n’ont pourtant pas contribué à la formation.

L’association passive des citoyens à l’action de leur organe législateur (A) est le principal rapport qu’entretiennent ces citoyens à la loi dans la Contribution. Il s’inscrit de la structuration même du régime représentatif et résulte des définitions adoptées par Carré de Malberg des notions d’État, de nation, de loi et de citoyen. Ce rapport idéal des citoyens à la loi n’est cependant pas le seul que Carré de Malberg développe dans sa Contribution. Outre ce rapport statique, l’auteur strasbourgeois conçoit une seconde relation, dynamique, qui permet aux citoyens d’agir effectivement sur la formation de la loi (B). Pour ce faire, il double la notion de citoyen passif, assimilé au national, de celle de citoyen actif, qui n’en concerne qu’une partie.

 

B. La participation active des citoyens à la formation de la loi dans le gouvernement démocratique

 

Les citoyens actifs sont les membres agissants de la nation. Outre ces citoyens passifs à qui Carré de Malberg accorde une place centrale dans sa théorie du régime représentatif, il définit encore celle des citoyens actifs, c’est-à-dire les titulaires du droit de suffrage, qui ne peut être que seconde.

La participation à la formation de la loi visée à l’article 6 de la Déclaration ne devait s’entendre, pour l’auteur strasbourgeois que comme une présence passive dans la loi, bénéficiant à tous. Mais cependant, cette unité des membres de la nation n’empêche pas qu’un certain nombre d’entre eux se voient attribuer, par surcroît, le droit de suffrage. Toujours sur la base de la Constitution de 1791, Carré de Malberg affirme qu’

Ceux qui disposent du droit de suffrage forment alors, supplémentairement à l’ensemble des citoyens, une « catégorie spéciale » ou « particulière[59] » de membres chargée de désigner ceux qui agiront pour la nation elle-même. Ces deux qualités s’opposent – l’une est relative à la passivité, l’autre insiste sur son activité – mais elles sont cependant supportées par les mêmes personnes. Le « nombre restreint de membres du peuple [...] à savoir les citoyens actifs, ceux qui ont été investis par la Constitution de la qualité spéciale d'électeurs[60] » sont toujours membres de la nation et dont ils ne sont qu’un extrait. L’attribution de la qualité de citoyen actif n’implique en effet pas que celui-ci perde sa qualité de national, c’est-à-dire de membre de la nation souveraine : « tous les citoyens sont pareillement membres du souverain et entrent en représentation[61] ». Parce que les citoyens actifs sont nécessairement choisis parmi les citoyens passifs, ces deux qualités s’accumulent au profit de leurs bénéficiaires. Plus donc que deux qualités qui s’opposent[62], c’est leur superposition que conçoit Carré de Malberg.

La pérennité de la citoyenneté active malgré le développement du suffrage universel. Le développement du suffrage universel pourrait donner à penser que la distinction qu’opère Carré de Malberg entre ces deux citoyennetés est obsolète. Quoi que devenue moins nette, cette distinction demeurerait pourtant intacte.

La consécration du suffrage universel aurait pu avoir fait disparaître la catégorie des citoyens passifs car tous les citoyens se seraient vus accorder le droit de suffrage. Il n’en est rien selon Carré de Malberg pour qui « même les Constitutions qui établissent le suffrage dit universel, sont loin de reconnaître le droit de vote à tous les citoyens. Si la terminologie de 1791 qui distinguait les citoyens actifs et les citoyens non-actifs, n'a pas été conservée, cette distinction subsiste toujours, au fond, dans le droit positif français[63] ». Les bornes de la « catégorie spéciale » des citoyens actifs peuvent ainsi être repoussées par la disparition de la condition de sexe et de cens, accroissant le nombre de ceux admis à participer, mais, cependant, ces bornes demeurent. Malgré la très large attribution du droit de suffrage certains en demeurent exclus car « délimiter c’est nécessairement exclure[64] ». Si donc le suffrage universel était proclamé depuis 1848, Carré de Malberg notait néanmoins lors de la parution de la Contribution que « le résultat de toutes [les] restrictions [constitutionnelles et législatives], c'est de réduire la composition du corps électoral à dix millions environ de Français, ce qui ne fait guère plus du quart du nombre total des nationaux[65] ». Entre 1791 et la parution de la Contribution en 1921, la proportion de ceux admis au droit de suffrage a changé[66] mais cependant les qualités de citoyen-national et de citoyen-électeur demeurent distinctes ; elles peuvent se superposer mais elles ne se confondent pas. Le principe d’une qualité spécifique de citoyen actif parmi les autres nationaux demeure.

Le droit de suffrage, droit principal des citoyens actifs. Tandis que le concept de citoyen passif permettait à Carré de Malberg de tenir à distance l’activité électorale du régime représentatif, celui de citoyen actif correspond à sa mise en avant. À l’opposé du citoyen passif dont la loi ne reproduit pas sa volonté, le citoyen actif agit sur cette dernière.

Les citoyens actifs sont donc ceux des nationaux qui auront été chargés, par la Constitution, d’agir pour le compte de l’ensemble des membres de la nation. Contrairement au droit à être représenté dont bénéficient nécessairement tous les nationaux, le droit de suffrage « n’est plus un droit » en ce sens qu’il est conditionné à la satisfaction de conditions[67]. La participation aux opérations électorales « n’est pas un droit primitif du citoyen ; car elle présuppose une concession de pouvoir faite par la Constitution[68] ». Le titre de la capacité électorale des citoyens actifs étant localisé dans la Constitution, tandis que celle de citoyen c’est-à-dire de national, résultant de l’organisation même de la nation en État, ces deux qualités ne peuvent interagir, ni impliquer de subordination de l’un à l’autre.

L’absence de subordination des nationaux, citoyens passifs, aux citoyens actifs. Sous un certain angle, les citoyens actifs semblent disposer d’un ascendant sur ceux des citoyens qui ne sont que membres de la nation. L’influence dont les premiers disposent sur la loi ne leur permet cependant pas de commander aux seconds, car le rapport que les citoyens actifs ont avec la loi est hermétique de celui qu’ont les citoyens passifs avec elle.

O. Beaud relève une possible contradiction de Carré de Malberg :

En ce sens, par leurs suffrages donnés dans l’élection, les citoyens actifs désignent les membres de l’organe législatif. Ainsi, bien que seul l’organe parlementaire arrête effectivement la volonté de la nation, les citoyens actifs peuvent néanmoins à l’occasion d’une élection, indirectement agir sur la formation de la loi, en désignant des parlementaires susceptibles de réaliser leurs aspirations car

Compte tenu de leur influence sur le contenu de la loi, les citoyens actifs pourraient être regardés comme dominant ceux qui ne sont que des nationaux, car ces derniers sont seulement soumis à la loi parlementaire, sans jamais être capable d’influer sur son contenu. Ce raisonnement n’est pas admis par Carré de Malberg. Malgré leur action indirecte sur la formation de la loi, les citoyens actifs ne commandent pas les citoyens passifs. Ces deux qualités ne se situent en effet pas sur le même plan, et renvoient à des rapports spécifiques entre eux et la loi. Ainsi, les deux catégories de citoyens

L’association des nationaux en tant que citoyens passifs à la formation organique de la loi, typique du pur régime représentatif, se double donc d’un autre rapport, correspondant à la relation qu’entretiennent les citoyens actifs avec la loi. Tandis que le rapport entre les citoyens passifs et la loi était purement formel et platonique, celui qu’entretiennent les citoyens actifs et la loi est matériel et volitif. Si ces citoyens actifs demeurent marginalisés dans le régime qui les limite à désigner les membres de l’organe parlementaire, ils occupent néanmoins une place centrale dans le régime qui leur confère la qualité d’organe législatif.

Les citoyens actifs et la notion d’organe-peuple. La notion d’organe-peuple correspond au statut du corps des citoyens actifs lorsqu’il accède à la capacité constitutionnelle de vouloir, c’est-à-dire de faire la loi. Ces citoyens forment alors ensemble l’organe suprême du gouvernement démocratique.

Lorsque les citoyens actifs ne peuvent que désigner les membres de l’organe législatif, ils ne peuvent être regardés comme un organe, car ils ne font pas eux-mêmes la loi[72]. Toutefois, lorsque la Constitution leur attribue une compétence législative déterminante, ces citoyens actifs doivent être tenus pour un véritable organe : « Dans un pays de démocratie directe, le peuple, ou plutôt le corps des citoyens actifs, est bien un organe de volonté de l’État, car il crée cette volonté par lui-même, en tant que l’adoption définitive des décisions étatiques dépend directement de lui[73] ». Le régime représentatif, bâti sur les seuls nationaux, autrement dit les citoyens passifs, n’est pas affecté par la possibilité qu’ont un certain nombre d’entre-eux d’agir en tant d’organe, par le truchement de leur qualité de citoyen actif. En effet, ces deux qualités se superposent sur les mêmes individus sans se parasiter mutuellement : « dans la démocratie directe, le corps des citoyens exerce sa puissance statutaire comme organe suprême de l’État, ne faisant [pourtant] qu’une seule et même personne avec ce dernier[74] ». Ainsi le « peuple-organe » fournit une volonté à la nation, avec laquelle il ne se confond pas bien qu’il en soit issu[75]. Les notions de « peuple-organe » et de nation ne peuvent en effet se confondre, bien qu’elles reposent sur les mêmes individus. Une porosité entre ces deux notions, c’est-à-dire entre les citoyens-nationaux membres de la nation et les citoyens actifs membres de l’organe, ruinerait en effet l’architecture du régime représentatif.

L’organe-peuple, organe suprême du gouvernement démocratique. La démocratie, réputée être incompatible avec la notion même d’État, redevient compatible avec elle, du moins en un certain sens. La qualité d’organe-peuple à laquelle accèdent les citoyens actifs laisse intacte la structure même du régime représentatif.

L’incompatibilité de l’État et de la démocratie résultait, selon Carré de Malberg, de la prétention du peuple souverain à agir en vertu d’un titre antérieur à l’État lui-même. L’auteur strasbourgeois affirmait ainsi que la théorie qui entend attribuer au peuple lui-même la souveraineté s’inscrit dans « le prolongement de l’ancienne doctrine de la monarchie française absolue, avec cette seule différence que la souveraineté a passé du roi à la masse totale des citoyens ». Carré de Malberg souligne alors la spécificité de la consécration de la souveraineté nationale, qui conduit nécessairement à en confier l’exercice à des organes qui ne peuvent donc pas être tenus pour le souverain, à l’inverse de la souveraineté monarchique ou populaire :

Si le souverain est le roi ou le peuple, la Constitution est juridiquement et intellectuellement précaire, car elle est toujours susceptible d’être abolie par ce souverain dont le statut et les compétences ne résulteraient pas de cette constitution. L’accession des citoyens actifs à la qualité d’organe-peuple n’implique toutefois pas cette ruine de l’État représentatif. L’organe-peuple procédant de la seule Constitution, il demeure à un niveau superficiel, laissant inchangée la structure profonde de l’État représentatif ; il n’entraîne que le gouvernement démocratique, et non l’État démocratique puisque « le concept de l'être juridique État doit se déterminer en dehors de toute considération relative à la forme du gouvernement national ou à la personne des gouvernants ». Par-là Carré de Malberg distingue l’État-nation de la forme de son gouvernement, toujours modifiable et qui n’en est que la manifestation agissante : « Les formes de gouvernement sont des modalités qui affectent la constitution politique de l'État, mais non son essence : elles peuvent varier sans que les caractères, la capacité ou l'identité de la personne étatique s’en trouvent modifiés ». Le gouvernement démocratique par une importante fraction des membres de la nation ne dissout pas l’État, car ceux-ci n’accèdent qu’à la qualité d’organe, laissant intact l’État lui-même auquel ils participent désormais : « La notion d’État est donc supérieure à celle de Gouvernement. L’État, c'est la collectivité organisée, mais ce n’est point l’organisation de cette collectivité[77] ». Si donc l’ensemble des citoyens actifs peut être l’organe au sommet de l’organisation constitutionnelle, cette circonstance ne saurait effacer la structure du régime représentatif, laquelle repose sur les seuls nationaux[78].

Sans la distinction de ces deux catégories de citoyens et des deux rapports différents qu’ils entretiennent avec la loi, l’emploi, par Carré de Malberg, de cette notion d’« organe-peuple », demeure incomprise. Face à cette expression ambiguë, C. Schönberger se demandait

La raison de l’existence d’un organe-peuple s’éclaire : c’est là l’ensemble formé par les citoyens admis à participer à la formation de la loi, regardés sous l’angle de leur seule activité constitutionnelle. La possibilité que le peuple ne soit pas seulement une notion pré-constitutionnelle chez Carré de Malberg avait été envisagée par certains auteurs. Mais cependant, pour attribuer au peuple cette qualité d’organe, agissant pour le compte de la nation, il devait alors nécessairement être inscrit dans le régime représentatif et perdre les propriétés qu’il possédait avant sa constitutionnalisation. É. Maulin notait ainsi qu’ 

Il faut suivre ici É. Maulin en ce que la démocratie envisagée par Carré de Malberg grâce à ces citoyens actifs s’inscrit dans le régime représentatif. Toutefois la participation des citoyens comme organe constitué ne s’accompagne pas, chez l’auteur strasbourgeois, de leur effacement en tant que membre du souverain. De cette façon, loin d’opposer un peuple pré-constitutionnel et un peuple constitué, Carré de Malberg les juxtapose, ainsi qu’en témoigne son analyse de la réclamation dans la Constitution montagnarde.

L’organe-peuple et la réclamation dans la Constitution du 24 juin 1793. Selon Carré de Malberg, dans la Constitution de 1793 comme dans celle de 1791, la volonté nationale est formée par un organe. L’identité de cet organe a cependant changé entre ces deux Constitutions : de parlementaire, il est devenu populaire. La procédure de la réclamation permet à cet organe d’exercer sa suprématie.

Les points fondamentaux de sa théorie de l’organe, dégagée à partir des données du droit constitutionnel de 1791, sont appliqués à la Constitution de 1793[81]. Reprenant le fil de sa théorie classique de l’organe, il l’applique d’un même mouvement à la Constitution de 1791 et à celle de 1793 :

Carré de Malberg applique ainsi explicitement cette double représentation des citoyens – passive et active – au régime institué par la Convention[83]. L’organe législatif est toujours chargé, par la Constitution, d’attribuer une volonté à la nation. Par-là, les citoyens-nationaux, membres constitutifs de la nation, se voient dotés d’une volonté qui ne leur est pas étrangère. Cet organe n’est cependant plus de nature parlementaire, et ses membres ne sont pas désignés par l’élection.

Dans une longue note[84] à l’occasion de laquelle il s’oppose à Duguit sur le sens à donner aux notions de veto et de referendum facultatif, Carré de Malberg entend fixer leur définition en s’appuyant, d’une part, sur la censure du peuple[85] prévue dans le projet de Constitution girondine, et, d’autre part, sur la réclamation[86] dans la Constitution montagnarde. Selon l’auteur strasbourgeois, la censure du peuple du projet girondin ne permettait pas au corps des citoyens actifs de participer « réellement à la puissance législative, la formation de la loi ne dépendant pas de sa sanction ». Ainsi que Carré de Malberg le relève, le scrutin qui devait conclure la procédure et permettre de confronter le choix des parlementaires avec celui des citoyens « avait seulement pour conséquence le renouvellement du Corps législatif, et c’était à la législature nouvellement élue dans ces conditions qu’était réservé le pouvoir de prononcer la révocation [de la loi toute juste adoptée][87] ». Si le veto girondin devait permettre à l’ensemble des citoyens actifs de s’opposer à l’interprétation parlementaire de la volonté générale, la mise en œuvre de cette loi malgré leur désaccord témoignait de leur subordination au Corps législatif[88]. La loi pouvait donc être encore tenue pour la volonté de la nation sans que les citoyens actifs n’aient pu s’y opposer efficacement.

La réclamation montagnarde, quant à elle, procure au corps des citoyens actifs le moyen d’agir, c’est-à-dire de vouloir pour la nation et d’accéder ainsi à la qualité d’organe suprême. Bien que le Corps législatif conserve encore la compétence exclusive de proposer la loi, « dans le système du referendum et à la différence de ce qui se passe dans le cas du veto, la loi adoptée par le Corps législatif n’existe toujours qu’à l’état de projet » avant qu’elle ne soit approuvée, ou non, par le corps des citoyens. La loi n’en est donc une que pour autant que le corps des citoyens actifs l’ait bien voulu. Leur approbation n’est cependant pas nécessairement explicite car il faut et il suffit qu’« un nombre suffisant de citoyens à toute la valeur d’une adoption populaire, adoption tacite qui rend superflue l’adoption expresse, ainsi que le disait déjà Rousseau (Contrat social, liv. II, ch. I, in fine[89])[90] ». De cette façon, la réclamation montagnarde fournit aux citoyens actifs le moyen de certifier que le choix des parlementaires est conforme au leur, soit qu’ils ne réclament pas contre le projet de loi, soit que le résultat du scrutin qui se sera finalement déroulé atteste de cette conformité. Les citoyens actifs accèdent alors à la qualité d’organe suprême, en tant que c’est suivant leur choix que la loi en sera une : « dans la démocratie directe [...] le fondement juridique du droit de sanction ou d’adoption populaire réside dans le fait que le peuple est constitutionnellement l’organe suprême de l’État, ce qui n’est plus vrai dans le simple cas du veto[91] ». Les citoyens actifs réunis en peuple-organe, fournissent alors sa volonté à la nation.

Les deux rapports entre les citoyens et la loi définis dans la Contribution (I), l’un passif, l’autre actif, seront conservés dans l’œuvre tardive de Carré de Malberg. Ainsi qu’on le verra, il n’y a pas de bouleversement entre la Contribution et ses écrits postérieurs, mais une inversion de l’importance accordée à ces deux rapports (II). Le premier, passif, passera à l’arrière-plan des écrits de Carré de Malberg, tandis que le second, actif, qui insiste sur la participation des citoyens à la formation de la loi, passera à l’avant-plan.

 

II. De l’association passive à la participation active des citoyens à la formation de la loi dans l’œuvre tardive de Carré de Malberg

 

Au point de vue de sa conception des relations entre les citoyens et la loi, l’œuvre de Carré de Malberg est d’une remarquable constance puisque qu’il conserve, jusqu’à ses Considérations parues en 1931, l’association passive des citoyens comme le moyen de rapporter la loi aux citoyens passifs, c’est-à-dire aux nationaux. Toutefois, l’attention que l’auteur strasbourgeois accordait à cette association passive se déplacera vers cette participation active, jusqu’alors relativement marginalisée. Ainsi, plus qu’une rupture entre la Contribution et les œuvres plus tardives de Carré de Malberg, c’est à une oscillation de l’intérêt que porte Carré de Malberg aux deux rapports entre les citoyens et la loi dégagés dans la Contribution que l’on assiste[92]. La lecture attentive des écrits tardifs de l’auteur strasbourgeois permet ainsi de mettre en valeur la part de continuité dans cette œuvre (A) tandis que l’étude de la promotion de la participation des citoyens actifs à la détermination de la loi permet d’en souligner la part de nouveauté (B).

 

A. La persistance de l’association passive des citoyens à la formation de la loi dans l’œuvre tardive de Carré de Malberg

 

La survivance de l’association passive des citoyens-nationaux à la formation de la loi dans l’œuvre tardive de Carré de Malberg. Dans ses écrits postérieurs à la Contribution, l’auteur strasbourgeois n’abandonne pas le moyen par lequel les citoyens-nationaux se voient rapportés la loi à laquelle ils n’ont pas contribué en cette qualité. Les termes que Carré de Malberg emploie sont sans équivoque ; il conserve le cadre dans lequel il étudiait le régime représentatif dans sa Contribution.

Dans ses œuvres postérieures à la Contribution, Carré de Malberg réitère sa conception des rapports entre les citoyens et la loi. Il en est ainsi, d’abord, dans ses « Observations sur la force obligatoire de la loi », qui préfigurent le cinquième chapitre de La loi expression de la volonté générale. La composition de la nation est inchangée, car il soutient encore que « La Révolution, on le sait, a dégagé, comme l’une des assises fondamentales du système de l’État moderne, l’idée que la nation est une universalité, attendu qu’elle prend sa consistance exclusivement dans les citoyens ». L’auteur strasbourgeois reste fidèle à sa lecture si particulière de l’article 6 de la Déclaration qui lui permet de combiner ses théories de l’organe et de la souveraineté nationale car, selon lui,

C’est, enfin, encore l’association passive des membres de la nation à la formation de la loi par ses organes qui permet de leur rapporter une volonté qu’il n’ont pourtant pas énoncé : « [s’agissant des] citoyens, les lois qui les régissent, ne sauraient passer pour des manifestations d’une puissance de commandement extérieure à eux » puisque « l’autorité législative de laquelle elle émane est, principiellement et par définition juridique, l’organe d’une collectivité qui n’est pas autre chose que la totalité des citoyens[93] ». Conservé au sortir de la Contribution, ce cadre intellectuel restera encore intact dans son article intitulé « La sanction juridictionnelle des principes constitutionnels », paru en 1929[94]. Selon Carré de Malberg, au fondement de l’impossibilité de sanctionner l’inconstitutionnalité des lois se trouve la singularité de l’organe législateur depuis 1789. Carré de Malberg insiste sur la distinction qui s’est faite jour dans le droit constitutionnel révolutionnaire entre d’une part, « l’Exécutif et l’autorité judiciaire [qui] n’exercent les attributions comprises dans leur compétence qu’en la qualité et avec des pouvoirs de fonctionnaires opérant au service de la nation » et, d’autre part, « l’assemblée des députés, conçue comme devant être l’organe qui “veut pour la nation”, [qui] devenait la “représentation” même de celle-ci et acquérait, de ce chef, la possession de la souveraineté nationale avec les pouvoirs qui s’y rattachent ». Cette hiérarchie résultait, on le sait déjà, de « la Déclaration de 1789 [laquelle] formulait […] dans son article 6, de la loi issue des décisions de la Législature qu’elle est “l’expression de la volonté générale” ». Par l’astucieuse interprétation de cette disposition, les citoyens se voyaient, d’une certaine façon, exaltés en tant que membres du souverain et, d’une autre façon, subordonnés aux choix de l’assemblée parlementaire. La logique contenue dans cette disposition de la Déclaration aboutissait ainsi à « dire que, dans le corps législatif, le peuple lui-même, ou la totalité des citoyens, se trouve présent au moment de la confection des lois ». L’association passive des citoyens à la formation de la loi révèle alors l’ascendant des parlementaires, dégagés de toute contrainte pour en déterminer le contenu : « Ce que le législateur a décidé est décision législative du peuple, c’est-à-dire non plus seulement une autorité commise par le peuple, mais du souverain lui-même[95] ». Ainsi qu’on le constate, le rapprochement de la loi des citoyens pourtant exclus de son élaboration, si typique de la Contribution, est tout à fait préservé. Il en est encore ainsi, dans La loi expression de la volonté générale. Bien que cet ouvrage soit parfois considéré comme l’œuvre à partir de laquelle Carré de Malberg réalise « l’aggiornamento de sa pensée constitutionnelle[96] » et abandonnerait les concepts et les méthodes qu’il avait développés dans sa Contribution, il convient selon nous, au contraire, de noter que Carré de Malberg ne fait que prolonger les écrits antérieurs, conformément à son avertissement au lecteur[97]. Ici encore l’auteur strasbourgeois distingue le titulaire effectif du pouvoir de faire la loi de celui qui n’y est que soumis mais qui, pourtant, par l’assemblage des notions, n’y est jamais étranger :

Ce cadre conceptuel est enfin toujours maintenu dans son article intitulé « Considérations théoriques sur la combinaison du référendum et du parlementarisme ». Bien que cet article soit réputé être l’aboutissement de la mutation de sa pensée initiée dans La loi expression de la volonté générale, Carré de Malberg y rappelle que l’association passive des citoyens-nationaux est

Dans cet article, l’auteur strasbourgeois répète cette idée affirmée sans exception depuis la Contribution que bien que les citoyens-nationaux n’aient pas eux-mêmes contribué à la formation de la loi mais que seul l’organe parlementaire l’a fait, c’est néanmoins encore leur propre volonté qui est observable dans la loi :

Carré de Malberg conserve donc dans tous ces écrits l’interprétation originelle du rapport entre citoyens et loi qu’il avait conduite dans sa Contribution, fondé sur l’assimilation du citoyen passif au national, à qui est prêté une volonté en forme de loi par un organe constitutionnel. Le cadre intellectuel dans lequel est conçu le régime représentatif demeure ainsi inchangé entre la Contribution et ses œuvres postérieures.

L’accentuation des critiques de la Contribution dans l’œuvre tardive de Carré de Malberg. Les critiques contre la monopolisation de la formulation de la volonté générale par l’organe parlementaire, d’abord discrètes dans la Contribution, s’accentueront progressivement dans les écrits qui lui sont postérieurs. Ces critiques seront également actualisées et désormais dirigées contre le régime qui lui est contemporain.

Carré de Malberg avait noté, dès sa Contribution, combien cette interprétation de l’article 6 de la Déclaration, laquelle permit aux parlementaires d’évincer les citoyens de la formation de la loi. L’auteur strasbourgeois critiquait déjà l’interprétation téléologique de cette disposition menée par la Constituante qui permit à la bourgeoisie dont elle était issue de capter puis de conserver le pouvoir. L’affirmation, par la Constituante, que l’État n’est composé que de nationaux s’opposait à l’organisation en ordres, groupes sociaux et professionnels de l’Ancien régime[101], était ainsi le préalable indispensable à l’idée que l’Assemblée nationale législative les représente exclusivement[102]. Les nationaux désormais fondus tous ensemble, il convenait alors de leur donner un unique organe. Cette idée d’une nation souveraine mais impotente permettait à l’Assemblée de fonder un « un système, qui ne donnait à la collectivité des citoyens qu’un titre nu, que l’apparence et l’illusion de la souveraineté[103] » dénonçait-il dès la Contribution. Cette critique, et d’autres encore[104], ne permettent pas de regarder la Contribution comme l’éloge du pur régime représentatif mais bien plus comme une étude théorique dont il avait perçu les implications sur la répartition du pouvoir entre les parlementaires et les citoyens. Les critiques du régime exclusivement représentatif sont donc présentes dès la Contribution et ne feront que s’amplifier par la suite. Il convient donc de s’opposer, sur ce point également, à l’idée largement partagée d’une discontinuité entre cet ouvrage et l’œuvre tardive de Carré de Malberg[105].

Au-delà de l’accroissement de ses critiques, Carré de Malberg déplace son attention depuis le régime institué par la Constitution du 3 septembre 1791 vers celui fondé par les lois constitutionnelles de 1875. Dans les écrits postérieurs à la Contribution, il n’est plus question de réaliser l’autopsie d’un régime désormais disparu, mais d’apprécier les effets des principes apparus en 1789 et qui lui ont survécu jusqu’à la IIIe République dont il est contemporain. Les critiques déjà menées dans la Contribution sont ainsi brièvement répétées dès 1923 dans son article intitulé « Y a-t-il lieu de réviser les lois constitutionnelles ?[106] » mais elles prennent plus d’ampleur à partir de ses Observations sur le fondement juridique de la force obligatoire de la loi, lorsqu’il entend aborder ce qu’il qualifie désormais de « vrai problème fondamental du droit public actuel[107] ». L’auteur strasbourgeois pointe alors la pérennisation de l’idée révolutionnaire selon laquelle « les actes de volonté législative nationale sont traités comme actes de volonté des nationaux eux-mêmes », conduisant à ce que « les nationaux [s’y] trouvent, bon gré, mal gré, associés et par lesquels ils sont réputés s’être personnellement engagés et liés à leur observation », quand bien même ils n’y auraient aucunement contribué. Carré de Malberg reproche alors à ce raisonnement de mettre en valeur les nationaux, en tant qu’ils se voient qualifiés de souverains, mais qui les prive néanmoins de toute capacité de vouloir autrement que par l’organe parlementaire, seul véritable bénéficiaire de cet assemblage des notions :

Le citoyen, censé être la source de la souveraineté et n’obéir qu’à sa propre volonté devient le principal destinataire d’une volonté dont il n’a pas fixé le contenu : « et ceci redevient pour le citoyen une sujétion plus absolue que celle dont l’abolition du concept de la loi – commandement a prétendu l’émanciper[108] ». À l’examen du raisonnement de la Constituante de 1789, se substitue la critique de la perpétuation d’une logique qui permet à l’organe parlementaire d’accaparer encore l’exercice de la souveraineté.

Répétées dans La loi expression de la volonté générale, dans La sanction juridictionnelle des principes constitutionnels et ses Considérations théoriques sur la combinaison entre le référendum et le parlementarisme, ces critiques sont désormais mises en relation avec la IIIe République. Bien que l’auteur strasbourgeois se défende de toute partialité[109], il dénonce néanmoins dans ce dernier article le parlementarisme absolu qui lui est contemporain, directement issu du patrimoine intellectuel de la Révolution : « La mentalité du peuple français s'est formée, dès [l’] époque [révolutionnaire], à une école dont les enseignements lui présentaient les décisions législatives du Parlement comme l’expression de la volonté générale populaire : à tort ou à raison, le peuple, chez nous, a pris l’habitude de voir dans ses assemblées parlementaires l’organe normal et qualifié par excellence de la souveraineté nationale[110] ». Son ouvrage La loi expression de la volonté générale assume son objectif dès l’avertissement au lecteur : « Je me propose de montrer que la Constitution de 1875 a appliqué et s’est par conséquent appropriée, touchant la notion de loi et de pouvoir législatif, le concept énoncé dans le célèbre article 6 de la Déclaration des Droits de 1789, et je voudrais surtout mettre en clarté l’influence que ce concept a exercé sur les institutions consacrées en 1875[111] ». Ici encore c’est la permanence de l’interprétation de cette disposition de la Déclaration, dévoyée depuis le premier régime fondé par les révolutionnaires jusqu’à la IIIe République, qui est condamnée. Les analyses que Carré de Malberg mène dans les développements se cristallisent dans la conclusion : « au terme de notre étude, il semble de que la critique surgisse et s’impose d’elle-même, tant est manifeste la contradiction qui s’établit entre l’idée première d’où procède la théorie de la loi expression de la volonté générale et les résultats positifs auxquels cette théorie a finalement abouti. Ces résultats peuvent se résumer d’un mot : l’idée de souveraineté de la volonté générale a été exploitée en vue de fonder la puissance souveraine du Parlement lui-même[112] ». La critique de la IIIe République est alors inévitable tant est manifeste l’opposition entre l’affirmation que la loi concentre la volonté des citoyens et l’absence de tout moyen pour qu’ils en déterminent le contenu[113].

Ses Considérations théoriques sur la combinaison du referendum et du parlementarisme ne diffèrent pas des publications précitées. Ici encore ce sont « pratiques parlementaires [qui] réalisent, depuis 1875, le parlementarisme absolu » qui se voient blâmées car elles trouvent dans les principes révolutionnaires le moyen de s’emparer de la formulation organique de la volonté nationale. Carré de Malberg refuse de s’étendre sur ce qu’il a déjà maintes fois répété dès sa Contribution : « Il serait superflu de rappeler ici que cet absolutisme prend son origine dans la conception du régime représentatif qui a été accréditée chez nous par les fondateurs révolutionnaires de notre droit public moderne ». Les racines conceptuelles de ces principes ont été mises à jour dans sa Contribution, et l’auteur strasbourgeois n’en rappelle désormais plus qu’une version très abrégée :

L’originalité des écrits postérieurs à la Contribution se situe donc uniquement dans la redirection des critiques formulées dès la Contribution vers le parlementarisme excessif de la IIIe République. La monopolisation de l’élaboration de la loi par l’Assemblée nationale des lois constitutionnelles de 1875 reçoit les reproches actualisés déjà adressés au Corps législatif de la Constitution du 3 septembre 1791.

Alors que la Contribution préférait mener son analyse du régime représentatif au prisme de l’association passive des citoyens à la formation de la loi, celle-ci cesse d’être tenue pour le lien privilégié entre la loi aux citoyens, passant à l’arrière-plan du régime représentatif. La participation active, qui permet aux citoyens d’agir effectivement sur sa formation est désormais promue, sur le modèle de la réclamation de la Constitution du 24 juin 1793.

 

B. La promotion de la participation active des citoyens à la formation de la loi dans l’œuvre tardive de Carré de Malberg

 

La promotion de la participation active des citoyens dans le cadre du régime représentatif. La promotion, par Carré de Malberg, dans ses écrits postérieurs à la Contribution d’un rôle effectif des citoyens dans la formation de la loi suppose, pour de nombreux auteurs, que celui-ci abandonne l’architecture théorique du régime représentatif qu’il avait bâti. Il nous semble pourtant qu’il n’en est rien, et que ses propositions de réforme de la IIIe République préservent la structure de la pensée qu’il avait dégagée dès la Contribution, sans renoncement de la part de l’auteur strasbourgeois.

Le passage, chez Carré de Malberg, de l’analyse du régime représentatif révolutionnaire qui évince les titulaires du droit de suffrage, à la proposition de réformes pour accroître leur rôle est généralement tenu pour l’abandon des positions qu’il soutenait dans sa Contribution. Pour D. Mineur c’est la théorie de la souveraineté nationale elle-même que Carré de Malberg abandonne. Alors que celle-ci était conçue comme la seule fondant le droit constitutionnel post-révolutionnaire, il conviendrait désormais de s’en détourner : « C’est en effet parce que la souveraineté légitime est désormais, aux yeux de Carré de Malberg, la souveraineté populaire, que le dispositif présenté naguère comme consacrant une autre théorie de la souveraineté, supérieure à la souveraineté populaire comme à la souveraineté monarchique, est maintenant vu comme une usurpation des droits du souverain légitime au profit de quelques-uns[115] ». L’attribution de la souveraineté à une nation abstraite impliquait son mutisme constitutionnel. Désormais, ce serait au « peuple réel » que l’auteur strasbourgeois s’en référerait. Pour D. Mineur, ce peuple tangible doit donc trouver les moyens d’agir, c’est-à-dire de vouloir en forme législative car le « rétablissement de la souveraineté populaire dans ses droits passe par l’introduction du référendum d’initiative populaire[116] ». Toutefois, la promotion de la participation des titulaires du droit de suffrage n’implique pas l’attribution de la souveraineté au peuple. L’attribution de compétences législatives au corps des citoyens lui permet d’être l’organe législateur, sans toutefois que le peuple, si l’on tient à garder ce mot, ne se voit constitutionnalisé[117]. Laissé dans l’arrière-plan constitutionnel, le peuple, c’est-à-dire les citoyens passifs, les nationaux, s’efface du régime représentatif malbergien pour mieux mettre en valeur, à l’avant plan, le corps des citoyens actifs.

Cette alternance entre les deux faces du concept de citoyen n’a pas, non plus, été perçue par C. Schönberger. Cet auteur estime en effet que Carré de Malberg abandonne la polarité souveraineté nationale – souveraineté du peuple qui structurait la Contribution au profit de « la nouvelle idée de l’universalité des citoyens[118] », laquelle se voit promue arbitre des conflits entre le Parlement et le chef de l’Exécutif. Ce concept d’« universalité des citoyens » synthétiserait les notions pourtant contraires de peuple et de nation et impliquerait une « rupture avec la “Contribution” [qui] est très nette, bien que l’auteur ne s’en explique pas ». Pourtant, Carré de Malberg aurait conservé certains termes et notions de la Contribution, ce qui « rend incertaine la réponse à la question de savoir jusqu’à quel degré l’auteur a abandonné son système antérieur ». Il en serait ainsi particulièrement « la notion d’“organe suprême” à propos du peuple, sans qu’on connaisse exactement le sujet qui est censé agir par cet organe[119] ». Toutefois, on l’a vu, le concept d’organe suprême appliqué au peuple désigne le corps des citoyens pris sous l’angle de leur capacité à exercer les compétences constitutionnelles qui leur ont été dévolues, et devenir alors le législateur de la nation, à laquelle ils appartiennent tous nécessairement. De même, l’« universalité des citoyens », expression tirée de l’article 6 de la Déclaration de 1793, n’est pas nouvelle. Elle avait déjà permis à Carré de Malberg d’intégrer le régime de la Convention dans le cadre de sa théorie de la souveraineté nationale, tant dans sa Contribution[120] que dans La loi expression de la volonté générale[121]. L’auteur strasbourgeois n’abolit donc pas les distinctions posées dans sa Contribution ni ne dégage de nouveaux concepts dans ses derniers écrits mais opère seulement un balancement entre les deux rapports entre les citoyens et la loi qu’il avait définit précédemment. Carré de Malberg s’appuie ainsi successivement sur les deux acceptions de la notion de citoyen par lui dégagées, et inverse l’importance qu’il accordait respectivement à la relation platonique par rapport à la relation volitive des citoyens à la loi.

É. Maulin estime également que Carré de Malberg abandonne l’opposition entre peuple et nation qui structurait sa pensée dans la Contribution. Plus encore, le fait qu’il envisage l’attribution au « peuple » d’une capacité d’initiative législative suppose alors qu’il opère un complet retournement des concepts car « comment comprendre ce droit autrement que comme un droit propre ou encore subjectif ? ». Pour É. Maulin, la participation des citoyens à la formation de la loi proposée par Carré de Malberg lui fait quitter le champ du régime représentatif puisque

É. Maulin estime alors avec C. Schönberger que la « souveraineté de la volonté générale » remplacerait le principe de la souveraineté nationale comme concept clef de la deuxième partie de l’œuvre de Carré de Malberg[123]. L’abandon des concepts structurant du régime représentatif révélerait finalement le bouleversement des méthodes de Carré de Malberg puisque, on s’en souvient, l’auteur strasbourgeois soutenait dans sa Contribution qu’« Il est permis […] d’affirmer que la théorie qui base l’électorat sur un droit de souveraineté individuelle, est, à l’heure présente, définitivement exclue de la science du droit public[124] ». Il n’en est pourtant rien. Lassé d’avoir déjà trop souvent définit le cadre théorique dans lequel il s’inscrit[125], Carré de Malberg tient pour acquis ce qu’il a toujours répété : la participation des titulaires du droit de suffrage n’est concevable qu’au sein d’un ordre constitutionnel déjà fondé. Il ne structure donc pas, désormais, son propos autour de la souveraineté de la volonté générale car il l’a toujours fait, ainsi qu’en témoigne sa lecture de l’article 6 de la Déclaration de 1789 dès sa Contribution. Cependant, tandis qu’il soulignait son interprétation déformante au profit du seul organe parlementaire, il entend, désormais, en concrétiser une lecture fidèle à l’intention de Rousseau, son principal propagateur. Ce faisant, il promeut la participation la plus large sans, pourtant, admettre que les titulaires du droit de suffrage aient un titre à participer à l’exercice de la souveraineté antérieur à la Constitution elle-même.

La nécessaire préservation du cadre du régime représentatif dans l’œuvre tardive de Carré de Malberg avait été perçue par F.-G. Dromard. Cet auteur avait bien noté que l’affirmation, par l’auteur strasbourgeois, de l’incompatibilité entre la démocratie et l’État impliquait seulement que la préférence de l’auteur strasbourgeois en faveur de la participation du peuple ne se conçoive que dans le cadre d’une Constitution déjà adoptée[126] : « Carré de Malberg ne prétend pas le moins du monde qu’une société qui opte pour la démocratie (directe) perd la qualité d’État […]. Il est patent que ce n’est pas l’État démocratique en soi qui est ici remis en cause, mais le mode de construction qu’en esquisse Rousseau ». Cependant, cet auteur estimait que cette promotion du referendum impliquait que Carré de Malberg se contredise en renonçant à tirer toutes les conséquences de la souveraineté populaire qu’il avait décrites dans sa Contribution[127], l’attribution de la souveraineté au peuple soutenant en effet nécessairement ses opinions dans ses écrits postérieurs. On l’a pourtant vu, Carré de Malberg inscrit toujours sa pensée dans le cadre du régime représentatif, c’est-à-dire de la souveraineté nationale car la théorie de la souveraineté populaire est nécessairement exclue du champ de l’analyse constitutionnelle lorsqu’elle situe le titre du peuple à exercer son pouvoir ailleurs ou en amont de la Constitution.

La prise de distance avec l’exemple de Weimar. Les mécanismes de participation prévus par la Constitution de la république de Weimar ont été regardés par certains auteurs comme la principale source d’inspiration des propositions de Carré de Malberg tendant à permettre la participation active des citoyens dans la formation de la loi[128]. En ce sens, dès son article paru à l’Alsace française en 1923, Carré de Malberg se réfère à la nouvelle Constitution allemande. L’auteur strasbourgeois va jusqu’à souhaiter qu’elle forme « peut-être, pour d’autres nations animées d’un esprit sincèrement démocratique, une indication de la voie dans laquelle pourra s’engager l’évolution future de leurs institutions[129] ». Malgré l’étude approfondie de cette Constitution par l’auteur strasbourgeois à laquelle il dédie plusieurs publications[130], cette inspiration pourrait cependant n’être que superficielle concernant sa prise de position en faveur de la participation populaire.

Il convient en effet de noter, d’abord, que Carré de Malberg n’entend pas que les titulaires du droit de suffrage se voient confier la capacité à initier le processus législatif ainsi que l’avait fait la Constitution de Weimar. Si Carré de Malberg mentionne ce procédé dans son article paru en 1923, il adhère « surtout » à l’idée que « le peuple domine à la fois le Reichstag et le Président, en ce que la perfection des révisions constitutionnelles dépend de la volonté populaire[131] ». De même son article paru en 1931, où l’on peut lire ses propositions les plus abouties, ne fait plus qu’une référence voilée au régime allemand tandis qu’il cite explicitement les exemples suisse et britannique[132]. Plus encore, Carré de Malberg n’entend désormais que promouvoir « le pouvoir [du corps des citoyens] de prononcer le rejet ou l’adoption définitive des décisions parlementaires[133] », sans leur accorder de capacité d’impulsion du processus législatif. Si donc Carré de Malberg devait s’être inspiré des mécanismes de la Constitution de Weimar, il aura opéré parmi eux une sélection dont le critère sera resté inconnu. Il convient de relever, ensuite, que les références de Carré de Malberg à la Constitution allemande ne se font que dans les années qui suivent immédiatement son adoption. Ces renvois à la Constitution de Weimar dans son article paru en 1923 correspondent au « temps de la nouveauté[134] », c’est-à-dire à la courte période lors de laquelle ce nouveau régime suscita l’intérêt de la doctrine française. De cette façon, son article paru à L’Alsace française s’inscrit dans un intense débat sur les réformes à apporter sur la IIIe République[135], où la Constitution de Weimar n’aura été qu’une brève source d’inspiration. Plus donc que dans le régime allemand contemporain de Carré de Malberg, c’est dans les références explicites à la réclamation de la Constitution du 24 juin 1793 que l’on peut trouver le modèle sur lequel il bâtit sa proposition.

La mobilisation du modèle de la réclamation montagnarde. La participation des titulaires du droit de suffrage autrement que par la désignation des parlementaires procède, selon Carré de Malberg, de la logique même qui avait permis aux révolutionnaires de les évincer. Cette mise en conformité du régime représentatif avec les principes qui avaient été revendiqués par les révolutionnaires peut se faire sur l’exemple de la réclamation montagnarde.

Carré de Malberg soutient que la participation accrue du corps populaire au sein du régime parlementaire s’appuie sur les bases mêmes qui avaient permis au Parlement de s’ériger en unique interprète des volontés populaires. Ainsi l’« intensification de la puissance des assemblées parlementaires a été fondée [à l’époque révolutionnaire] sur l’origine élective de leurs membres ou, en tous cas, [compte tenu du mode de scrutin à deux degrés dans la Constitution de 1791] sur les liens qui les unissaient à la communauté nationale ». Cette origine élective contrastait alors avec l’hérédité du monarque et la nomination de ses agents. Les assemblés parlementaires « ont [alors] pu être caractérisées comme une représentation de cette communauté, prise dans son ensemble ou dans tel de ses éléments composants[136] ». Le parlementarisme absolu de la Révolution française s’appuyait donc sur une origine populaire, qu’il s’efforçait pourtant de canaliser au seul profit de la chambre élue. La mise en valeur de l’élection se combinait alors avec sa neutralisation parlementaire, faisant du corps des citoyens un simple marchepied du Corps législatif[137]. Cette duplicité du régime révolutionnaire se concentre, selon Carré de Carré de Malberg, dans l’interprétation parlementaire de l’article 6 de la Déclaration qu’il a mis en lumière dans la Contribution et qu’il rappelle dans cet article[138]. Dès lors, permettre la participation populaire, c’est-à-dire l’exercice, par le corps des citoyens, de ce dont il est censé jouir, doit être tenu pour la résolution de la contradiction originelle du parlementarisme : « on est [alors] porté à soutenir que le parlementarisme est un régime de transition, dont la destinée normale est d’aboutir, sinon nécessairement à la démocratie intégrale, du moins à un mélange d’institutions démocratiques et représentatives[139] ». De cette façon, la mise en œuvre des principes qui n’avaient, jusqu’alors, été convoqués que pour asseoir l’autorité des révolutionnaires justifie que le corps de citoyens soit admis à former une volonté qui diverge de ses représentants : « en vertu même de l’idée de représentation, que la possibilité soit réservée au peuple d’intervenir, éventuellement, pour marquer, à l’occasion d’une question déterminée, qu’il n’est plus d’accord avec ses représentants[140] ». Les révolutionnaires, superficiellement inspirés par Rousseau en 1789-1791 avaient néanmoins élaboré en 1793, sur l’exemple du Contrat social, une procédure combinant harmonieusement le régime représentatif et le gouvernement démocratique, la réclamation montagnarde, dont il conviendrait désormais de s’inspirer[141].

Entre sa Contribution et ses Considérations théoriques, Carré de Malberg fait preuve d’une grande constance. L’ordonnancement conceptuel de la Contribution est ainsi conservé, bien que rendu plus discret[142]. Entre ces deux écrits, le « referendum facultatif[143] » est toujours regardé comme le moyen permettant de tenir la loi pour la volonté des citoyens sans, toutefois, que le régime représentatif ne soit aboli. C’est en effet sur la base de la longue note précitée[144] qu’il avait consacrée à cette procédure dans la Contribution que Carré de Malberg promeut l’accroissement du plus grand nombre à la formation de la loi. Dans la réclamation montagnarde étudiée par lui dans la Contribution comme dans la réforme qu’il appelle de ses vœux dans ses Considérations, la possibilité d’agir est seulement négative, en ce qu’elle ne permet pas aux citoyens actifs d’adopter eux-mêmes la loi. Le Parlement néanmoins, « ramené au rang de simple autorité[145] » car il ne peut plus imposer son interprétation fallacieuse de l’article 6 de la Déclaration. Les citoyens actifs doivent alors être en capacité, s’ils le souhaitent, de s’opposer exceptionnellement au choix des représentants de la nation afin que la loi puisse être regardée comme leur propre volonté :

L’assentiment implicite des citoyens actifs est alors assimilé à une véritable approbation de leur part, ainsi que l’avait proposée la Convention. Par-là est procurée l’assurance que « la décision émise par les Chambres comme expression de la volonté générale est conforme ou non à la volonté de la communauté populaire elle-même[147] ». La nation se voit ainsi dotée d’une volonté, conformément à la théorie de la souveraineté nationale. En outre, ses membres admis à attester d’un choix parlementaire conforme au leur, formaient ensemble un « organe », populaire à raison de son origine, suprême en ce qu’il disposait de la haute-main sur le projet parlementaire. L’interprétation dévoyée de l’article 6 de la Déclaration avait effacé la possibilité même de concevoir une volonté populaire qui n’émanerait pas de l’organe parlementaire ; désormais « Le véritable souverain, c’est alors le peuple, armé du moyen juridique de statuer en dernier ressort, c’est-à-dire de déclarer si la décision émise par les Chambres comme expression de la volonté générale est conforme ou non à la volonté de la communauté populaire elle-même[148] ».

 

François Marani

François Marani est docteur en droit public à l’Université de Nantes et membre du laboratoire Droit et Changement Social. Il est l’auteur d’une thèse soutenue en 2021 intitulée Recherche sur la notion de pouvoir de suffrage et son application au droit constitutionnel français.

 

Pour citer cet article :
François Marani «Les rapports entre les citoyens et la loi dans l’œuvre de Carré de Malberg », Jus Politicum, n° 29 [https://www.juspoliticum.com/article/Les-rapports-entre-les-citoyens-et-la-loi-dans-l-oeuvre-de-Carre-de-Malberg-1515.html]