Modèles et représentations de la justice constitutionnelle en France : un bilan critique

Thèmes : France - Justice constitutionnelle - Cinquième République

L’enseignement du droit constitutionnel a subi de profondes modifications à  partir des années 1970, au moment où le Conseil Constitutionnel s’affirmait en tant que juridiction. Une nouvelle science du droit s’est alors imposée qui, laissant de côté l’analyse institutionnelle, a privilégié l’étude des décisions du Conseil Constitutionnel. Ce changement de paradigme s’est opéré par la construction d’un discours sur la justice constitutionnelle qui a emprunté ses éléments théoriques au modèle développé par Kelsen dans lequel la doctrine dominante a entendu fondre le Conseil constitutionnel. C’est cette représentation commune de la justice constitutionnelle en France que l’article remet en cause. Il faut en effet repenser le rôle du conseil constitutionnel à  partir du droit positif et le replacer au sein du système politique, ce qui implique de redonner toute sa place à  l’analyse institutionnelle, supplantée depuis les années 80 par l’étude de la « jurisprudence » constitutionnelle.
The models and representations of constitutional review in FranceThe teaching of constitutional law in France has been faced with major changes since the 1970’s, at the time when the constitutional council has imposed itself as a court of justice. A new science of law has emerged, which gave a priority to studying its cases, rather than institutional issues. This was built on a scientific discourse which claimed the legacy of H. Kelsen. It is precisely this commun understanding of constitutional review in France which is questioned here. What is advocated is the need to go back to institutional research in order to give its proper place to the constitutional council in the French political system.
Modelle und Vorstellungen der Verfassungsgerichtsbarkeit in Frankreich : eine kritische BilanzDie Disziplin des Verfassungsrechts hat seit Beginn der siebziger Jahre des 20. Jahrhunderts grundlegende Veränderungen durchlaufen, als der Conseil constitutionnel seine Rolle als Gerichtsbarkeit durchgesetzt hat. Im Gefolge dessen hat sich eine neue Rechtswissenschaft etabliert, die die institutionelle Analyse beiseite gelassen und die Beschäftigung mit der Rechtsprechung des Verfassungsrats vorgezogen hat. Dieser Paradigmenwechsel hat sich mittels eines neuen Diskurses über die Verfassungsgerichtsbarkeit durchgesetzt, der seine theoretischen Elemente dem vom Hans Kelsen entwickelten Modell entnommen hat. Der Aufsatz stellt diese geläufige Konzeption der Verfassungsgerichtsbarkeit in Frankreich in Frage. Die Rolle des Conseil constitutionnel sollte unter Bezug auf das positive Recht und unter Heranziehung einer institutionellen Betrachtungsweise neu durchdacht werden.

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Le but de cet exposé est de mettre en question certaines représentations communes, et donc dominantes, sur la base desquelles s’est construit le discours relatif à  la justice constitutionnelle et donc notre « science » de la justice constitutionnelle, telle qu’elle a spécialement déterminé l’analyse du Conseil constitutionnel français et l’assignation doctrinale de sa place dans le système constitutionnel français. Ici, l’institution du Bundesverfassungsgericht n’est donc pas mon objet direct, mais seulement un point de comparaison à  partir duquel je peux essayer de faire ressortir quelques problèmes qui m’intéressent pour la situation française.

1. Il faut rappeler à  grands traits que si la Cour constitutionnelle fédérale allemande s’est très vite imposée comme une institution majeure de la nouvelle architecture constitutionnelle après 1945 ─ rompant ainsi aussitôt avec l’intérêt scientifique et doctrinal assez médiocre qu’avait suscité le Staatsgerichtshof sous Weimar[2] ─ le Conseil constitutionnel demeura jusqu’aux changements décisifs de la première moitié des années 1970 une figure somme toute secondaire tant dans le jeu politique que dans sa représentation scientifique. Il y a de bonnes raisons qui justifient cette différence de traitement, tenant tant à  la composition qu’aux compétences respectives des deux organes, mais aussi à  l’activisme jurisprudentiel dont fit preuve très vite la nouvelle Cour fédérale et dont l’arrêt Lüth, rendu le 15 janvier 1958, est certainement le symbole le plus éclatant[3]. La Loi fondamentale devint, à  raison de l’action de la Cour, le cœur même, le « centre » du système politique et juridique allemand[4].

Tel que conçu en 1958, le Conseil constitutionnel français, par contraste, n’était il est vrai « que bien peu de chose », comme l’écrivait Charles Eisenmann dans une réaction célèbre aux premières nominations des membres de l’institution nouvelle[5]. D’ailleurs, fixé aux seules possibilités que lui donnait à  l’époque la Constitution, il serait probablement resté fort peu de chose. Comme le voyait parfaitement Eisenmann, le droit de saisine, en matière de contrôle de constitutionnalité des lois, étant limité à  quatre autorités politiques (président de la République, président du Sénat, président de l’Assemblée nationale et premier Ministre), on avait « émasculé » la principale fonction du Conseil. À elle seule, la célèbre décision Liberté d’association du 16 juillet 1971, par laquelle le Conseil reconnaît la valeur juridique du préambule de la Constitution et élargit, ce faisant, la base des textes de référence de son contrôle à  la Déclaration de 1789 et au préambule de 1946, cette décision n’eût pas fait à  elle seule la révolution qu’a effectivement connue le Conseil dans les années 1970. Il y fallait encore l’élargissement de la saisine à  la minorité parlementaire concédée en 1974 pour « parfaire l’État de droit » comme disait alors le chef de l’État. Tout cela est bien connu : une fois terminée la phase gaullienne de la Ve République, le Conseil constitutionnel prit une dimension qui, certainement, n’était pas inscrite dans le texte initial. Qu’il ait fallu que l’homme du 18 juin ait quitté le pouvoir pour que ce Conseil constitutionnel puisse prendre quelque ampleur dans le système institutionnel, on le sait par l’aveu que fit, dans ses mémoires, Gaston Palewski, ancien directeur de cabinet du Général de Gaulle et ancien ministre, président du Conseil constitutionnel de 1965 à  1974, au moment donc de la décision Liberté d’association : tant que le Général de Gaulle était à  la tête de l’État, « il me semblait absurde, confie Palewski avec une confondante franchise, d’expliquer à  l’auteur de la Constitution de quelle manière celle-ci devait être appliquée  »[6]!

Il est donc entendu que le coup de force que fut la décision de 1971, en tant qu’elle permit au Conseil constitutionnel de vérifier la conformité des lois aux principes matériels de la Déclaration, du Préambule de 1946 ainsi qu’aux « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » auxquels renvoyait ce dernier texte, ce coup de force modifia profondément la fonction d’une institution qui, jusque là  concevait sa mission comme visant à  s’assurer de la régularité formelle de la loi et du respect, par le législateur, de la compétence limitée que lui confiait la Constitution. Le droit de saisine accordé à  l’opposition parlementaire renforça, à  partir de 1974, l’importance du contrôle de constitutionnalité dans le jeu institutionnel et, de ce fait, la place et le rôle du Conseil dans le système politique. On peut ainsi célébrer, aujourd’hui et selon le mot de l’actuel président du Conseil, la « réussite inattendue » que fut, dans l’agencement institutionnel de la Ve République, ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « juridiction constitutionnelle » française[7].

2. La doctrine française du droit constitutionnel trouva, à  partir de cette époque, une matière et une impulsion nouvelles : elle avait une jurisprudence à  commenter et le droit constitutionnel pouvait commencer de prendre l’aspect ordinaire des disciplines juridiques qui, en France, passe moins par le commentaire des lois, que par le commentaire d’arrêts[8]. La mutation qu’avait connue le Conseil constitutionnel justifiait et légitimait une manière nouvelle de faire du droit constitutionnel. Elle pouvait servir de base à  un renforcement de la discipline, tant à  l’Université que dans les revues.

Elle autorisait surtout qu’on modifie l’approche dominante jusque là  et qui avait été puissamment imposée, dès les années 1950, notamment par Maurice Duverger : le droit constitutionnel n’est pas fondamentalement autre chose que l’analyse d’un système politique. D’où un certain style des manuels et des enseignements de droit constitutionnel qui, d’ailleurs, n’étaient pas toujours au niveau des ambitions qu’une véritable « analyse systémique » ─ revendiquée ─ aurait exigées. Le droit constitutionnel, après Duguit, Hauriou et Carré de Malberg, en était revenu, pour partie, à  ce « dilettantisme » qui se contente « de compulser mécaniquement des lois et des matériaux législatifs, et de donner (…) de banales discussions de politique du jour, de superficielles considérations d’opportunité, des notices historiques fragmentaires et sans suite pour des recherches de droit public », bref à  l’état où, en Allemagne, Laband disait l’avoir trouvé[9].

Bref, la grande transformation que connut le Conseil constitutionnel au début des années 1970 offrait l’occasion d’un bouleversement dans la manière et les méthodes dont le droit constitutionnel pouvait désormais être appréhendé. Même les anciens défenseurs de l’approche « systémique » reconnurent que la « juridicisation de la vie politique », pour laquelle l’assomption soudaine du Conseil constitutionnel jouait un rôle clef, imposait « une étude approfondie des règles constitutionnelles et de leur application par le juge ». Le droit constitutionnel est désormais un « droit pourvu de sanctions, comme les autres branches du droit » et ce changement était dû à  cette transformation du contrôle de constitutionnalité des lois[10].

Nul ne peut sérieusement dénier à  Louis Favoreu le mérite d’avoir porté cette mutation de la matière et d’avoir ainsi opéré, dans le champ du droit constitutionnel, un véritable changement de paradigme. Dès 1975, au début donc de ce mouvement, il publiait, avec Loïc Philip, la première édition des Grandes décisions du Conseil constitutionnel et commençait à  la Revue du droit public une chronique régulière consacrée à  la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qu’il poursuivra jusqu’en 1989. En 1990, la nouvelle Revue française de droit constitutionnel qu’il fonda lui offrit un nouvel espace éditorial. En 1978 paraît le « Que sais-je ? », rédigé toujours avec Loïc Philip, consacré au Conseil constitutionnel. Alors que cette institution n’était encore, en 1967, qu’un organe « régulateur de l’activité normative des pouvoirs publics »[11], il devient après 1971 et 1974 le palladium des libertés. En 1988, l’on peut dire que la politique, à  travers l’action du Conseil constitutionnel, a été « saisie par le droit »[12].

Mais l’action du Conseil constitutionnel n’a pas été seulement de ramener la politique à  la raison des règles constitutionnelles. Elle a permis, concomitamment, l’enclenchement d’un autre processus durable et profond : le droit lui-même a été saisi par la Constitution. C’est le processus de la « constitutionnalisation des branches du droit ».

On trouve dans le manuel de droit constitutionnel dirigé par Louis Favoreu une représentation très parlante de ce que devient ainsi l’ « ordre constitutionnel », dans un chapitre qui porte ce titre : il est un « ordre politique », mais « saisi par le droit » ; il est un « ordre juridique », mais saisi par la Constitution[13]. Tel est le nouveau droit constitutionnel, « droit de la Constitution » en même temps que « constitution du droit »[14]. En 1980 déjà , Louis Favoreu écrivait : « Il serait temps de prendre conscience que le droit public d’avant 1970 va bientôt devenir l’ancien droit public et que l’étude des règles constitutionnelles actuellement en vigueur est peut-être – osera-t-on le dire – l’objet essentiel du droit constitutionnel[15].» Et tout cela résulte complètement des apports de la jurisprudence du Conseil constitutionnel à  la matière[16]: il s’agit d’une révolution du droit lui-même qui engage une révolution de la science de ce droit.

Au cours des années 1980, ce changement radical de perspective sur la matière a fini par s’imposer et est devenu doctrine dominante. À tout le moins, le droit constitutionnel jurisprudentiel est devenu l’objet ordinaire et naturel du constitutionnaliste quand, avant 1971-1974, rares étaient ceux qui lui portaient attention. Chacun sait que Léo Hamon, à  l’époque, fut bien seul à  commenter les décisions de l’institution, même les plus importantes, devenues aujourd’hui les plus classiques[17]. Il faut dire que les années 1980, à  cette époque même où une partie de la doctrine recentre la discipline sur le droit jurisprudentiel, constitue une période particulièrement faste pour le Conseil : sous l’impulsion, notamment de Georges Vedel (membre de 1980 à  1989) et de Robert Badinter (président du Conseil de 1986 à  1995), à  une époque où la Ve République commence à  bouger en profondeur (alternance, cohabitation), le travail et l’empreinte du Conseil constitutionnel sont véritablement marquants et, sous plusieurs aspects, décisifs.

3. Il fallait toutefois encore construire scientifiquement l’objet « Conseil constitutionnel », sur la base de cette représentation très générale et vague. Il fallait une théorie générale de la justice constitutionnelle dans laquelle insérer l’institution française du Conseil constitutionnel. Kelsen offrait naturellement ce cadre théorique. On disposait en français de la traduction, par Charles Eisenmann, de la seconde édition de la Théorie pure du droit, mais surtout du long texte intitulé « La garantie juridictionnelle de la Constitution (La justice constitutionnelle) » publié à  la Revue du droit public en 1928[18]. Par ailleurs, la thèse d’Eisenmann, consacrée à  la Haute Cour constitutionnelle d’Autriche, relayait elle aussi une certaine conception kelsénienne de la justice constitutionnelle[19]. Il fallait qu’on fît rentrer le Conseil constitutionnel dans la catégorie générale que constituait le modèle kelsénien de la « Cour constitutionnelle » et on l’y fît rentrer.

Une première question devait être réglée. Le premier grand débat doctrinal touchant au Conseil constitutionnel concerna en effet, durant les années 1970, la question de savoir s’il était ou non une juridiction. La doctrine se partageait[20]. Le Conseil constitutionnel avait donné, très tôt, une indication, non absolument explicite mais un peu nette tout de même, en précisant comment il fallait analyser l’autorité de ses décisions (que l’art. 62 de la Constitution laissait dans la plus grande incertitude) d’une manière qui rappelait assez l’autorité de chose jugée[21]. L’expression n’interviendra expressément dans la jurisprudence du Conseil qu’en 1988[22]. C’est ainsi d’abord par auto-interprétation qu’il se fit « juridiction », prenant un peu le sens inverse de celui qu’avait emprunté la Cour allemande dans son célèbre Status-Denkschrift : la Loi fondamentale désigne expressément la Cour comme un organe de la Rechtsprechung, comme un organe juridictionnel, mais la Cour devait, au-delà , s’autointerpréter comme un « Verfassungsorgan », comme l’un des « pouvoirs publics constitutionnels » pourrait-on traduire en français; il s’agissait d’affirmer son identité de rang avec les autres organes constitutionnels dont elle avaient à  trancher les litiges, sa légitimité à  décider souverainement sur des cas politiques de nature constitutionnelle et de donner à  ses pouvoirs une base juridique d’où la Cour pouvait affirmer une « maîtrise » spécifique sur leur exercice, se qualifiant par exemple, sur cette base « maîtresse de sa procédure »[23]. Le Conseil constitutionnel devait faire en quelque sorte le chemin inverse.

La Constitution de 1958 l’instituait certainement comme l’un des pouvoirs publics constitutionnels de la nouvelle République. Mais nul mot de ce texte n’indiquait qu’à  cet organe était attaché la qualité de juridiction. Il n’est nulle part qualifié de juridiction, ses membres ne sont pas dits « juges » mais « membres » seulement, sa fonction n’est pas précisée en tant que fonction juridictionnelle. Rien dans le texte ne va dans ce sens. Rien non plus ne va dans le sens contraire. Le débat doctrinal était donc très spéculatif par nécessité. Ce n’est qu’en 1988 qu’ont commencé d’être publiés les comptes-rendus des discussions préalables à  l’élaboration du texte de 1958, ceux notamment du Comité consultatif constitutionnel et du Conseil d’Etat. Ceux-ci n’ont pas la qualité de « travaux préparatoires » et n’obligent donc d’aucune façon l’interprète, mais il en résulte clairement que les participants à  la rédaction du texte avaient nettement envisagé la question de la qualité juridictionnelle du Conseil et pris position par la négative. Lorsque la question est posée au sein du Comité consultatif de savoir si l’on ne crée pas, à  travers le Conseil, une sorte de « cour constitutionnelle » comme en connaissent alors l’Allemagne ou l’Italie, la réponse du commissaire du gouvernement est clairement négative. Lorsque, à  l’occasion des discussions sur la rédaction de ce qui allait devenir l’article 62, la possibilité de qualifier l’autorité des décisions du Conseil d’ « autorité de chose jugée » est évoquée devant le Conseil d’État, la volonté d’éviter cette rédaction est précisément motivée par l’intention de ne pas instituer le Conseil constitutionnel comme une Cour, comme une juridiction[24].

Mais le Conseil constitutionnel avait, quant à  lui, besoin d’affirmer sa légitimité dans le système et la qualité de juridiction pouvait l’aider à  entourer son image d’un halo de représentations mentales indistinctes mais protectrices : indépendance, impartialité, simple application du droit… Ce besoin rencontra celui d’une doctrine qui avait besoin de légitimer cette activité nouvelle qui consistait à  commenter les décisions du Conseil et à  transformer ainsi le droit constitutionnel. Ces deux besoins se renforcèrent mutuellement et firent du Conseil constitutionnel une juridiction éminente. Une juridiction d’autant plus éminente qu’elle passait – devait passer – dans le schéma théorique ultime de légitimation, dans le « modèle kelsénien de la justice constitutionnelle », expression qui fut donnée pour équivalent de « modèle européen de justice constitutionnelle ». De cette équivalence postulée, il résulta une certaine confusion dans la méthode d’élaboration du « modèle » : on construisit une sorte d’idéal-type qui empruntait à  une théorie construite a priori qu’on amendait par l’insertion dans le modèle d’éléments plus ou moins communs, par l’insertion de ce qui semblait avoir un « air de famille » entre les principales juridictions constitutionnelles européennes. Ce faisant, la valeur explicative de ce « modèle » n’était pas interrogée. À mon sens, il avait pour première et principale fonction de légitimer le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, on glissait, depuis ce modèle, sans précautions excessives, du plan descriptif (de l’analyse institutionnelle) au plan normatif (critique de décisions au nom du « modèle ») : j’en donnerai des exemples plus bas, mais je peux signaler tout de suite que ces glissements me semblent s’être nourris d’une grande incertitude quant à  la définition qu’on donnait, dans le modèle, du « monopole » de compétence qui doit caractériser une « cour constitutionnelle ».

Ce glissement venait aussi, je crois, de ce que la nature théorique du discours kelsénien sur la Cour constitutionnelle n’était pas pleinement identifiée : le discours kelsénien sur la Cour constitutionnelle n’est pas et ne peut pas être un discours de la science du droit, car il est prescriptif et non descriptif ; il dit non pas que l’existence d’une cour constitutionnelle se déduit d’un système juridique – ce qui serait évidemment absurde – mais que si l’on veut, dans un certain type (européen continental), assurer la hiérarchie des normes – qui est une notion plus complexe et dynamique que ce que la vulgate constitutionnaliste y entend – il serait bon d’introduire un organe spécifique et que, pour des motifs de politique juridique, étayés théoriquement par les apports de la théorie pure du droit, cet organe devrait prendre telle ou telle caractéristique. Si l’on peut parler de « modèle », ce n’est peut-être pas au sens où la doctrine française semble l’avoir généralement entendu : ce n’est pas un modèle pour la science du droit, mais un modèle pour la politique. Juridiquement, l’on ne peut rien déduire de ce modèle.

Toujours est-il que le Conseil constitutionnel devint une « Cour constitutionnelle » conforme au « modèle européen », conforme au « modèle kelsénien ». Et la « cour constitutionnelle » se trouve ainsi définie : « Une juridiction créée pour connaître spécialement et exclusivement du contentieux constitutionnel, située hors de l’appareil juridictionnel ordinaire et indépendante de celui-ci comme des pouvoirs publics[25]

Une telle définition ouvre sur plusieurs questions :

1) Qu’est-ce que ce « contentieux constitutionnel » qui doit être spécialement et exclusivement la compétence de la cour constitutionnelle ? Cette matière doit-elle être établie a priori – ce qui semblerait logique puisque cette définition de la cour constitutionnelle comporte une prétention à  la validité générale, à  titre de « modèle » – ou a posteriori, par voie inductive, par idéal-typification des données positives existantes (qui supposent que soit identifiée dans les systèmes positifs une institution « cour constitutionnelle » avant même qu’on en ait le concept), et jusqu’à  quel point la délimitation de cette matière peut-elle varier d’un ordre juridique à  un autre ?

2) La délimitation préalable de ce qu’est le domaine de ce contentieux permet seule de statuer sur l’exclusivité de la compétence, une « exclusivité » qui se pose d’ailleurs sous deux aspects qui ne sont pas toujours nettement identifiés et séparés : la compétence est exclusive, d’une part en tant qu’elle exclut la compétence de toute autre juridiction dans la matière constitutionnelle ; la compétence est exclusive en tant que toute compétence de la cour constitutionnelle hors de la matière constitutionnelle est exclue. On voit d’emblée le problème que pose cette double question dès lors que, parallèlement, l’on affirme que l’existence de la cour constitutionnelle dans un système constitue le vecteur principal de la « constitutionnalisation des branches du droit ». La tâche sera certainement rude de distinguer ce qui est « constitutionnel » dans un ensemble normatif où tout, apparemment, se constitutionnalise. L’on conçoit alors l’extrême prudence qu’il faudrait à  tout le moins avoir pour tirer de ce postulat inévitablement fragile d’exclusivité et du principe qui lui est lié d’un « monopole de compétence » des conséquences normatives concernant le droit positif lui-même.

3) L’extériorité et l’indépendance par rapport à  l’« appareil juridictionnel ordinaire » suffisent-elles à  caractériser la relation de la cour constitutionnelle à  cet appareil ? Car une telle relation doit bien exister à  défaut de quoi l’on aurait en vérité deux ordres juridiques indépendants, celui de la matière constitutionnelle monopolisée par la cour constitutionnelle et celui de la matière ordinaire laissée aux juridictions ordinaires, une représentation des choses évidemment absurde et dans laquelle aucune « constitutionnalisation » des branches du droit (ordinaire) ne serait possible. L’hypothèse que je formulerai est précisément que cette caractérisation exclusivement négative (extériorité, indépendance) du rapport entre cour constitutionnelle et juridictions ordinaires a pour conséquence un aveuglement de l’analyse institutionnelle des phénomènes de juridictions constitutionnelles en tant que, précisément, la nature et l’efficacité des rapports positifs existant entre les niveaux constitutionnels et ordinaires de juridiction offre un certain nombre de critères d’évaluation et de distinction quant à  certaines des questions centrales qui se posent à  l’analyse constitutionnelle actuelle : la nature et le degré de la dépendance dans laquelle se trouvent les juridictions ordinaires à  l’égard de la juridiction constitutionnelle, les mécanismes éventuels de coopération entre les deux niveaux me paraissent notamment essentiels pour appréhender et analyser, du point de vue institutionnel, les mécaniques de la « constitutionnalisation des branches du droit », qui n’est peut-être d’ailleurs pas exclusivement réductible à  l’emprise de la cour constitutionnelle sur l’activité jurisprudentielle des juridictions ordinaires.

4) Une telle « définition » laisse de côté en outre l’ensemble des aspects touchant à  la composition, l’organisation et la procédure et qui pourtant jouaient, dans le tableau kelsénien de la juridiction constitutionnelle un rôle vraiment important.

J’ai essayé de dire ailleurs qu’un concept est comme une sorte de mise au point photographique[26] et que celle qui est ainsi proposée à  travers ce critère désormais banal de la cour constitutionnelle présente des défauts assez considérables quant à  la netteté, au cadrage et à  la profondeur de champ. Surtout, la doctrine dominante s’emparait du concept sans s’être préalablement interrogée sur ce à  quoi il pouvait ou devait lui servir. On se servit donc n’importe comment d’une notion molle.

4. Je me bornerai ici, malgré ce que je viens de dire, à  quelques remarques concernant ces questions de composition, d’organisation et de procédure. Il suffit de souligner, en effet, que les différences marquées entre, d’une part, le règlement de ces questions en France et les systèmes étrangers d’Europe comme, d’autre part, entre le droit positif français et le tableau kelsénien de la juridiction constitutionnelle furent largement euphémisées. Or, du point de vue des règles relatives à  la composition du Conseil, les singularités françaises ne sont pas minces par rapport aux juridictions constitutionnelles européennes[27].

L’existence des « membres de droit » en la personne des anciens présidents de la République est davantage, sans doute, qu’une « particularité discutée ». Annoncer cette règle en « quasi-désuétude »[28] au début des années 2000 était téméraire. Aujourd’hui deux membres perpétuels siègent aux délibérations des affaires qu’ils estiment être à  la hauteur de leur dignité passée. Ce qui a pour conséquence de créer de facto deux formations de jugement distinctes, l’ordinaire et la solennelle, selon l’intérêt porté par les anciens présidents aux affaires soumises à  délibération. Cette règle d’appartenance des anciens chefs de l’État à  la juridiction constitutionnelle est absolument unique en Europe.

De même, le principe exclusif de nomination des neuf membres ordinaires du Conseil. Jusqu’à  présent, les membres du Conseil font l’objet d’une décision absolument discrétionnaire de nomination par l’une des trois autorités désignées (président de la République, président du Sénat, président de l’Assemblée nationale), inattaquable[29], sans aucun contrôle ni discussion préalable. Enfin, ce choix n’est soumis à  aucune autre limitation que de nationalité. En aucun autre pays européen un tel système exclusif de nomination n’a été retenu. En aucun autre pays européen, il ne pèse aucune condition quant à  la qualité des personnes nommées. D’ailleurs, Kelsen précisait également qu’il « est de la plus grande importance d’accorder dans la composition de la juridiction constitutionnelle une place adéquate aux juristes de profession »[30]. Il ne suffit donc pas de constater que toute nomination de juges constitutionnels est politique pour identifier sans autre forme de procès la procédure française de nomination aux diverses procédures européennes de désignation des juges constitutionnels.

On peut ajouter que Kelsen insistait sur ce point que le Parlement devait être associé avec pouvoir de décision à  la désignation des juges ou à  tout le moins d’une partie d’entre eux (il penchait pour un système d’élection parlementaire sur proposition gouvernementale)[31]. La novation introduite par la révision du 23 juillet 2008 qui soumet les nominations à  avis public des commissions parlementaires est sans doute un progrès, mais limité, dans ce sens : les nominations envisagées par le président feront l’objet d’une consultation de la commission compétente dans chacune des deux assemblées, les nominations proposées par les présidents des assemblées, d’un avis rendu par la commission compétente de l’assemblée concernée ; la ou les commissions concernées pourront opposer un veto définitif à  la majorité qualifiée des 3/5 des suffrages exprimés. Alors que les systèmes étrangers de nomination ont souvent introduit un mécanisme d’élection parlementaire à  la majorité qualifiée, obligeant majorité et opposition a trouver un consensus positif, l’on introduit donc en France la possibilité d’un consensus négatif entre la majorité et l’opposition dont on peut prévoir qu’il aura peu l’occasion de se faire entendre. La novation devrait donc être très limitée dans ses effets. À tout le moins, cependant, devrait-il s’instaurer en amont de la nomination un certain débat public qui rompra avec le système du silence, de la spéculation et de la surprise qui tient aujourd’hui lieu de procédure de nomination. Le système nouveau, résultant de la combinaison des articles 13 et 56 de la Constitution modifiée, doit encore être mis en place par une loi organique avant de pouvoir être mis en application.

On a, de la même manière, parce qu’on avait construit un concept à  tout le moins amputé de la Cour constitutionnelle, largement euphémisé les singularités d’une procédure à  peine formalisée s’agissant du contentieux électoral, et que seule la pratique, durant les années 1980 une fois encore, avait relativement mais informellement juridictionnalisée, en introduisant notamment une forme de débat contradictoire. En revanche, il n’existe par exemple aucune règle, formelle ou non, régissant la récusation ou l’abstention de juge. De même, on s’interroge peu sur la signification institutionnelle de la voix prépondérante donnée, en cas de partage, au président du Conseil, nommé par le chef de l’État. Il me semble qu’il s’agit là  aussi d’un mécanisme peu répandu au sein des juridictions constitutionnelles européennes.

On se bornera à  ces remarques s’agissant de la singularité de la juridiction constitutionnelle française, eu égard à  sa composition et son fonctionnement. On reprendra un peu plus longuement les trois autres questions soulevées plus haut : Peut-on déterminer la matière du « contentieux constitutionnel » ? Qu’en est-il de l’exclusivité de la compétence de la juridiction sur cette matière ? Comment se caractérisent les rapports entre la juridiction constitutionnelle et l’appareil juridictionnel ordinaire ?

5. Il n’y a probablement pas de réponse certaine à  ce qui fait la matière constitutionnelle, le ou les domaines propres de la justice constitutionnelle, quelle qu’en soit la forme. Il n’y a pas justice constitutionnelle du seul fait qu’une règle de valeur constitutionnelle peut se voir appliquer à  l’occasion d’un procès. On aboutirait à  cette conclusion absurde, qu’une large partie du contentieux administratif se transformerait en un contentieux constitutionnel pour la seule raison que, s’agissant même d’une question de traitement d’agents publics ou d’urbanisme local, il conviendrait de faire application, par exemple, du principe d’égalité. Cette manière de poser le problème est manifestement insatisfaisante. Si l’on veut distinguer un type de contentieux « constitutionnel » par rapport aux contentieux civils, répressifs et administratifs, il faut bien chercher un critère qui touche à  la nature même des litiges et non à  la qualité des normes appliquées. Surtout si l’on entend délimiter la compétence exclusive de la juridiction constitutionnelle.

Cette précaution n’étant cependant pas toujours pleinement assumée, on trouve quelques dérives doctrinales qui, au fond, ne s’expliquent que par l’idée que la seule juridiction pleinement habilitée à  appliquer le droit constitutionnel serait le juge constitutionnel, le Conseil constitutionnel. Or, puisque, d’un autre côté, l’on célèbre la constitutionnalisation des branches du droit, l’on constate bien et l’on salue même l’application par la juridiction ordinaire du droit constitutionnel. Cette tendance, donc, à  réserver au Conseil constitutionnel l’application du droit constitutionnel ne se manifeste vraiment que dans des cas d’espèce dont la configuration est exceptionnelle. Dans le cas ordinaire, l’application de la règle constitutionnelle par le juge ordinaire ne pose pas de difficultés. Un tel cas exceptionnel d’application de la règle constitutionnelle était certainement représenté dans le célèbre arrêt Moussa Koné rendu par le Conseil d'Etat en 1996.

Dans cet arrêt, le Conseil d'Etat a dégagé de sa propre autorité un « principe fondamental reconnu par les lois de la République », c’est-à -dire l’un de ces principes non écrits qu’une loi républicaine, datant d’avant 1946, reconnaît d’une manière ou d’une autre comme faisant corps avec la République, comme étant consubstantielle à  l’idée républicaine française. Le Conseil d'Etat s’était donc affirmé comme un interprète et un applicateur pleinement habilité du droit constitutionnel. Ce qui choqua une partie de la doctrine, dans cette affaire, c’est que la juridiction administrative avait découvert par ses seules lumières une règle constitutionnelle non écrite que le Conseil constitutionnel n’avait jamais dégagée ni appliquée (l’obligation de refuser l’extradition demandée dans un but politique). Le juge administratif avait fait quelque chose que seul le Conseil constitutionnel était en droit de faire : tel était le sentiment[32].

Mais pour quelle raison, si ce n’est parce qu’on postulait obscurément que le vrai applicateur et interprète légitime du droit constitutionnel serait le Conseil constitutionnel et que le juge ordinaire, s’il lui faut bien appliquer la Constitution, ne le ferait que sur la base d’une compétence moindre et somme toute, même, dérivée : lorsque le Conseil aura reconnu le principe en cause, le juge ordinaire pourra bien et devra l’appliquer. Une telle représentation – qui se trahit parfois lorsqu’on parle d’un « monopole d’interprétation constitutionnelle » qui serait la caractéristique du « modèle » européen[33] – ne tient que sur quelques postulats implicites et ne trouve évidemment aucun fondement positif quelconque. Mais une certaine image, peu cadrée, très floue, sans grande profondeur de champ de la « cour constitutionnelle » pouvait amener à  de telles conclusions.

Evidemment l’on peut aussi laisser la question de la matière constitutionnelle complètement ouverte : il y a un noyau dur qui forme, partout, le cœur matériel de la justice constitutionnelle, et ce cœur est le contrôle de la constitutionnalité des lois (formelles). Le reste est à  géométrie variable, selon les systèmes constitutionnels. C’est à  tout le moins une solution qui a le mérite de resserrer et limiter les dangers d’un recours incontrôlé au « modèle » dans le travail juridique proprement dogmatique. Le « monopole » de la cour constitutionnelle n’étant plus indistinctement « d’interprétation constitutionnelle », mais « d’appréciation de la constitutionnalité des lois ». Pourtant même ainsi resserré, la définition du monopole reste trop imprécise.

La signification profonde de la proposition kelsénienne d’institution de cours constitutionnelles sur le continent européen me semble être la suivante : il faut une cour, de caractère exceptionnel et de forte légitimité, située, par sa composition, hors du système juridictionnel ordinaire afin d’empêcher les juridictions ordinaires de mettre la main sur la loi et donc de prendre barre sur le parlement démocratique ; en effet, en Europe continentale (hormis le cas spécial de la Suisse), les juridictions ordinaires sont formées de magistrats de carrière constituant au sommet de l’État une sorte de caste relativement fermée, une oligarchie conservatrice ─ à  l’époque, du moins, où écrivait Kelsen sur ce sujet, dans les années 1920 ─ qui, à  travers le contrôle de la loi, contrôlerait de fait le système démocratique. La Cour constitutionnelle kelsénienne a donc, je crois, un double avantage du point de vue de la démocratie : non seulement par le contrôle de la loi – et des principaux actes normatifs – elle équilibre le système en garantissant la position de la minorité politique, mais encore, par une compétence exclusive sur la loi et les principaux actes normatifs, elle interdit à  une élite judiciaire fermée de mettre le système parlementaire démocratique sous sa coupe à  travers le contrôle « diffus ».

Mais, si cette vision des choses est juste, d’une part, le contrôle ne doit pas se limiter à  la seule loi, mais aussi – ce que Kelsen expose expressément – aux principaux actes normatifs de l’exécutif tels que les règlements « autonomes » de l’exécutif que l’on ne saurait pleinement laisser aux juges ordinaires, aux juges de carrière. D’autre part, le monopole absolument incompressible qu’il faut accorder à  la Cour constitutionnelle – c’est-à -dire négativement ce qui est retiré aux juridictions ordinaires – c’est celui de prononcer la sanction de l’inconstitutionnalité déclarée de la loi : il s’agit d’éviter tout pouvoir du juge ordinaire sur la loi, pouvoir que lui donnerait la compétence de sanctionner l’inconstitutionnalité. C’est ce que les Allemands appellent le Verwerfungsmonopol : dans le système allemand, le contrôle de la loi est diffus ; une juridiction ordinaire contrôle toujours la loi qu’elle applique et, si elle l’applique, cette application vaut bien constat de conformité de la loi à  la Constitution ; si, en revanche, elle est convaincue, une fois ce contrôle effectué, que la loi est inconstitutionnelle, alors, elle doit renvoyer la question à  la Cour constitutionnelle à  titre préjudiciel. Le contrôle est diffus, la sanction de l’inconstitutionnalité est concentrée.

Plus souvent, le juge ordinaire renvoie la question préjudicielle lorsqu’il a seulement un doute sérieux sur la conformité à  la constitution de la loi formelle qu’il doit appliquer[34]. Là  aussi, le contrôle est diffus et ce qui échappe aux juridictions ordinaires, c’est la possibilité de sanctionner l’inconstitutionnalité éventuelle de la loi. La doctrine française, lorsqu’elle ne parle pas abusivement de monopole de l’interprétation constitutionnelle, décrit le monopole de compétence qui distingue donc le modèle européen de justice constitutionnelle comme monopole de « contrôle » de la constitutionnalité. A mon sens cette description est abusive car trop imprécise.

Cette imprécision s’explique sans doute par le fait que, jusqu’à  aujourd’hui, le Conseil constitutionnel ne pouvait être saisi par voie de question préjudicielle. Cette institution du « contrôle concret », qui se retrouve dans tous les autres pays européens ayant établi une juridiction constitutionnelle spéciale, a fait défaut à  la France jusqu’à  la récente révision du 23 juillet 2008. De sorte que, de fait, les juridictions ordinaires refusaient d’opérer tout contrôle de la loi, puisqu’un tel contrôle n’offrait aucun débouché : la juridiction concernée ne pouvait ni sanctionner par elle-même l’inconstitutionnalité (monopole du conseil constitutionnel), ni saisir le juge constitutionnel. On ne peut généraliser cette spécificité française, et l’introduction d’une forme de contrôle concret, filtré, dans chaque ordre de juridiction, par les juridictions suprêmes (Cour de cassation, Conseil d’État)[35], obligera à  préciser plus nettement, dans l’ordre constitutionnel positif, en quoi consiste le monopole de compétence du Conseil constitutionnel. Cette précision est nécessaire car, touchant à  la répartition des compétences, la définition de ce monopole s’établit en fonction du droit positif et non en fonction de la représentation vague d’un modèle de « justice constitutionnelle concentrée ».

C’est lui qui délimite, en négatif, la compétence des juridictions ordinaires à  l’égard de la loi. C’est bien l’absence de procédure de contrôle concret qui permettait en France, de conclure à  une incompétence des juridictions ordinaires quant au contrôle de la constitutionnalité des lois, et non le vieux principe caduc selon lequel la loi en France est parfaite et incontestable une fois promulguée. Ce principe est au moins caduc depuis les arrêts Jacques Vabre de la Cour de cassation (1975) et Nicolo du Conseil d’État (1989). Or, rapporter correctement le fondement de l’incompétence des juridictions ordinaires à  l’égard de la question de la conformité des lois à  la Constitution, cela entraîne des conséquences précises sur un point longtemps discuté en doctrine. Le contrôle de constitutionnalité de la loi est en France un contrôle abstrait et préventif. Toutefois, dans le cas où la réponse à  la question de constitutionnalité de la loi préventivement déférée impose au Conseil constitutionnel de s’emparer de la question de constitutionnalité d’une loi déjà  promulguée, parce que, par exemple, la loi nouvelle étend le champ d’application d’une disposition législative dont la constitutionnalité est douteuse, le Conseil, dans une décision historique, prise une fois encore durant sa grande période d’innovation, en 1985, a accepté de contrôler la loi ancienne, a posteriori donc. Comme, toutefois, il est certain qu’il ne possède pas à  son égard du pouvoir d’annulation, le dispositif de sa décision ne peut qu’empêcher la promulgation de la loi nouvelle sans toucher à  la loi ancienne dont l’inconstitutionnalité aura par hypothèse été constatée dans le corps des motifs. C’est donc à  la juridiction ordinaire de tirer les conséquences de cette inconstitutionnalité constatée mais non sanctionnée par le Conseil constitutionnel. Si l’on argumente avec le principe selon lequel la loi promulguée est parfaite, il convient de continuer d’appliquer la loi ancienne inconstitutionnelle. C’est une position qui avait été soutenue. Mais si l’on fonde l’incompétence de la juridiction ordinaire à  l’égard de la question de constitutionnalité de la loi sur le monopole du Conseil, la conséquence est toute autre : la juridiction n’empiète d’aucune manière sur la compétence de contrôle du juge constitutionnel dans la mesure où celui-ci a déjà  effectué, par hypothèse, le contrôle et, la déclaration d’inconstitutionnalité de la loi ancienne étant revêtue de l’autorité de chose jugée, il appartient aux juridictions d’en tirer les conséquences en la laissant inappliquée[36]. Lorsque la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel d’une question préjudicielle sera établie, celui-ci aura toujours le monopole quant à  la sanction de l’inconstitutionnalité de la loi promulguée et la question se posera de savoir si, dans l’hypothèse examinée où un constat d’inconstitutionnalité de la loi promulguée aura préalablement été établi par le Conseil, il conviendra que le juge ordinaire le saisisse malgré tout par voie de question préjudicielle, ou s’il estimera pouvoir tirer d’office la conséquence de l’inapplicabilité de la disposition concernée. Il y a là  des complications qui seraient évidemment évitées si l’on en finissait avec le principe de la saisine a priori auquel on prête bien des vertus qu’il n’a pas.

L’on voit ici que la question du « monopole de compétence » du juge constitutionnel n’est pas une question qu’on peut résoudre en glissant sur le tapis de l’argumentation une carte représentant un « modèle », plus ou moins bien assuré méthodologiquement, de « justice constitutionnelle concentrée » : cette question nécessite au contraire un travail dogmatique précis sur les données du droit positif national.

6. Le monopole, en tout état de cause, ne définit pas la matière constitutionnelle. Celle-ci pourrait peut-être prendre consistance dans un essai de reconstruction historique du problème du « gardien de la constitution ». Je ne peux entreprendre ici une telle reconstruction : je me bornerai à  en indiquer les grandes lignes[37]. L’État moderne se constitue comme un triple processus de territorialisation, sécularisation et institutionnalisation du pouvoir politique. Cette institutionnalisation comporte en elle une dynamique de juridicisation du pouvoir politique, qu’on note avant la Révolution française et qui sous-tend le processus de constitutionnalisation du pouvoir. Cette juridicisation et constitutionnalisation comporte en elle la quaestio diabolica de la « garantie de la Constitution ». Dans ce cadre s’insinue, comme par nécessité, l’idée d’un organe spécial dont l’office consisterait exclusivement ou presque à  garantir le maintien de l’ordre constitutionnel. Ce sont les censures américaines, les plans italiens (chez Vincenzo Cuoco et Francesco Mario Pagano) d’un éphorat dans la République parthénopéenne mort-née, c’est la jurie constitutionnaire de Sieyès. Ce sont les essais de Staatsgerichtsbarkeit dans le constitutionnalisme allemand du XIXe siècle. On peut poser le problème très simplement : la constitutionnalisation du pouvoir implique que soient prises en charge un certain nombre de questions certainement juridiques mais qui touchent, directement, à  l’architectonique même du pouvoir et qui, de ce fait, ne sauraient être que difficilement confiées à  un juge ordinaire. On voit apparaître ces questions : dans les systèmes « fédératifs », les relations du centre et de la périphérie et des communautés périphériques elles-mêmes (très tôt, dès le Saint Empire) ; puis la question de la juridiction pénale des ministres (si je vois bien, c’est Robert von Mohl qui, en 1837, emploie le premier l’expression « juridiction constitutionnelle » pour l’organe chargé de statuer sur la responsabilité pénale des ministres) ; les conflits entre organes constitutionnels suprêmes ; le contrôle des normes supérieures, et d’abord, dans le constitutionnalisme classique, des ordonnances monarchiques ; le contentieux de la sincérité de la représentation, le contentieux électoral ; la garantie des droits constitutionnels. Si l’on considère historiquement les choses, l’on voit à  quel point les questions sensibles du droit constitutionnel ne se réduisent nullement au seul contrôle de constitutionnalité des normes et que même, de ce point de vue, le premier objet très sensible fut le contrôle de constitutionnalité des normes exécutives et non de la loi formelle.

Mais si l’on fait le tour de ces questions qui ont toujours posé un problème spécifique, on s’aperçoit qu’il n’y a de concentration ou centralisation de ces contentieux que relative, selon les systèmes positifs. La justice politique pénale peut être dite un élément de la justice constitutionnelle, elle n’est pas unanimement confiée à  la juridiction constitutionnelle. La même chose vaut pour la justice électorale (s’agissant des élections parlementaires et donc de la garantie de la sincérité de la représentation politique). La résolution de ces problèmes juridiques des pouvoirs suprêmes est diversement confiée à  la juridiction constitutionnelle, aux juridictions ordinaires, à  des autorités spéciales et parfois, comme en France, laissée aux acteurs eux-mêmes (conflits constitutionnels). En tout état de cause, on ne saurait rien tirer de ce si vague tableau qui puisse avoir une quelconque pertinence pour l’analyse du droit positif.

En revanche, qui se penche un peu sur cette histoire des « fonctions de justice constitutionnelle » s’aperçoit de deux choses au moins. D’abord, l’impossibilité récurrente de situer l’exercice de ces fonctions dans une doctrine des fonctions de l’État. Elle n’est pas seulement juridictionnelle ; elle n’est pas législative ; elle n’est, bien sûr, pas exécutive. Elle est la fonction innommée de l’État constitutionnel précisément parce qu’elle touche au cœur même de ses montages en même temps qu’elle fait bouger les catégories qui le légitiment : si la jurie constitutionnaire ne pouvait trouver asile dans l’imaginaire constitutionnel des Révolutionnaires même thermidoriens, c’est que l’institution alliait en elle deux dimensions absolument incompatibles pour cet imaginaire : justice et représentation, justice et législation, ce que Sieyès appelait, le 18 thermidor, la « grande analogie entre les fonctions juridictionnelles et celles du législateur »[38]. Mais on voit autre chose aussi, à  savoir combien les problèmes fondamentaux du gardien de la constitution et de la justice constitutionnelle furent posés très tôt : le débat français de 1794-1795 est à  cet égard exemplaire. L’opposition frontale entre Sieyès et Thibaudeau touche à  l’essentiel, non pas seulement à  la question habituellement soulevée : qui gardera le gardien ? Derrière celle-ci il y a un argument plus intéressant encore et qui donne à  la question du gardien du gardien sa véritable profondeur : Sieyès, dit Thibaudeau en substance, propose une assemblée, de caractère représentatif, pour contrôler l’action des assemblées elles-mêmes également représentatives ; un tel système n’offre aucune garantie puisqu’il postule que la représentation doit se garantir elle-même ; le problème de la garantie de la constitution tourne en rond dans ce cercle, présenté comme vicieux, de la représentation. Plus généralement, le problème de tout gardien de la constitution tient à  ce qu’un tel gardien est nécessairement, représentatif ou non, un pouvoir constitué chargé de garder le trésor du pouvoir constituant. Sous la constituante, le même Sieyès, avait expliqué qu’un litige de constitutionnalité ne pouvait être porté et tranché que par le pouvoir constituant lui-même, par le « propriétaire » du trésor constitutionnel. Le gardien de la constitution est l’institution par laquelle le pouvoir constituant décide de donner son bien propre à  la garde d’autrui et une telle situation est évidemment risquée.

Cela ne condamne pas l’idée du gardien, moins encore sans doute du gardien judiciaire de la constitution. Mais impose, dans la représentation que l’on s’en fait, de le resituer au cœur du système politique et constitutionnel et non pas, comme par un angélisme aveugle, comme le « pouvoir neutre », simple applicateur du droit[39]. La politique est moins saisie par le droit que par la justice. D’où l’idée qu’un effort de modélisation institutionnelle des systèmes de justice constitutionnelle gagnerait à  penser l’institution du juge constitutionnel moins par rapport à  des schémas classiques, dont j’ai essayé de montrer quelques limites radicales, que par l’analyse des rapports institutionnels du juge constitutionnel avec l’ensemble des pouvoirs constitués parmi lesquels il se trouve et des interactions qui en résultent.

Bien sûr, l’on trouve des approches, dans la doctrine française, des approches qui rompent, peu ou prou, avec un certain angélisme ambiant – qui n’était certainement pas kelsénien – comme avec l’aveuglement relatif dû à  un concept trop sommaire de la « cour constitutionnelle ». Je me bornerai ici à  citer les analyses du « réalisme juridique » qui replacent le juge constitutionnel dans le système du pouvoir et des « contraintes », ou l’approche, très différente, proposée par Dominique Rousseau en terme de théorie de la démocratie.

7. Je voudrais pour terminer me concentrer sur une seule question, donc une partie seulement d’un programme plus vaste dont je viens d’esquisser les données, à  savoir la relation de la « cour constitutionnelle » avec l’appareil juridictionnel ordinaire. Dans la description du « modèle kelséno-européen » citée plus haut, ces rapports sont fait de séparation et d’extériorité. Cela dit seulement deux éléments certes essentiels mais partiels des systèmes européens de juridictions constitutionnelles spécialisées, à  savoir, d’une part, que le personnel de ces juridictions n’accèdent pas à  leur fonction par la « carrière » – et l’on a dit en quoi cette considération était importante pour Kelsen – et, d’autre part, que la « cour constitutionnelle » n’est pas une « juridiction suprême » par rapport aux ordres de la juridiction ordinaire – on connaît le leitmotiv de la jurisprudence de la Cour allemande selon lequel elle n’est pas un « Superrevisionsgericht ». Mais les rapports de la juridiction constitutionnelle avec les juridictions ordinaires ne se bornent pas à  cela.

C’est un système spécifique que celui dans lequel, outre les procédures de contrôle abstrait qui généralement alors jouent un rôle assez marginal, la juridiction constitutionnelle, à  laquelle doit être renvoyée par une procédure concrète la question de la constitutionnalité de la loi posée devant la juridiction ordinaire, peut encore être saisie, par la voie d’un recours individuel (type Verfassungsbeschwerde ou amparo) du dernier jugement ordinaire et le casser, le cas échéant. Même si la cour constitutionnelle ne joue pas le rôle d’un Superrevisionsgericht, elle unifie cependant considérablement toute la jurisprudence nationale et le processus de constitutionnalisation du droit prend là  une forme spécifique, à  travers la puissance de la Cour constitutionnelle sur l’appareil juridictionnel ordinaire. Il y a centralité de la juridiction constitutionnelle dans l’ensemble du système juridictionnel national.

C’est un tout autre système que celui qui, comme en France jusqu’à  aujourd’hui, ne connaît aucune procédure de recours individuel contre les jugements, n’a pas même encore connu de procédure de contrôle concret, et dans lequel même le contrôle abstrait est opéré préventivement. Le rapport entre la juridiction constitutionnelle et l’appareil juridictionnel ordinaire tient tout entier, exclusivement dans la reconnaissance et la portée que les juges ordinaires accordent à  l’autorité des décisions du juge constitutionnel. Or, en France, les juridictions ordinaires ont donné à  cette autorité, entendue, ainsi que le voulait le Conseil constitutionnel lui-même, comme autorité de chose jugée, une portée strictement délimitée à  l’application de la loi contrôlée par le Conseil, refusant ainsi de se soumettre purement et simplement aux interprétations générales du Conseil, refusant au-delà  de l’autorité de chose jugée, une autorité dite de chose interprétée. La doctrine du Conseil constitutionnel, privé de tout contrôle sur l’activité des juges ordinaires, ne s’impose donc pas par la force du droit, mais seulement par sa force éventuelle de persuasion[40]. Ici, sans doute, l’on peut parler de séparation et d’extériorité : la juridiction constitutionnelle est en position de marginalité par rapport à  l’appareil juridictionnel ordinaire. S’ajoute à  cela la concurrence que peuvent exercer les juridictions ordinaires quant au contrôle de la loi à  travers, sinon le contrôle de sa constitutionnalité qui reste prohibé, du moins le contrôle de sa « conventionnalité ». Et il n’est pas sûr que dans ce système concurrentiel de contrôle des actes législatifs, le Conseil constitutionnel bénéficie d’une position dominante.

Enfin, il est un troisième type de rapports institutionnels, des rapports de collaboration ou de coopération entre juridictions ordinaires et juridiction constitutionnelle lorsqu’une procédure de contrôle concret est établie sans qu’un recours individuel contre les jugements soit ouvert devant la juridiction constitutionnelle.

Une analyse de même type, des interactions, devrait être également entreprise s’agissant des rapports entre la Cour constitutionnelle et les autres branches du pouvoir, législative et exécutive. Cette analyse ne se bornerait pas à  l’examen des procédures de nomination mais devrait s’étendre à  l’ensemble des réactions réciproques autorisées par le système constitutionnel. Par exemple : l’ampleur des compétences de la juridiction constitutionnelle quant aux conflits entre organes, pour le moins réduite en France ; la capacité de réaction du législateur ordinaire à  travers la modification éventuelle des règles organisant la juridiction constitutionnelle (le problème de la soumission de la juridiction constitutionnelle à  la loi et l’affaire Brouant) ; la possibilité pour le pouvoir de révision de surmonter une décision d’inconstitutionnalité, car de ce point de vue la situation n’est pas la même selon que la juridiction constitutionnelle peut exercer le contrôle de la loi constitutionnelle (RFA) ou ne le peut pas (France), ce qui interroge la théorie dite de l’aiguilleur (une déclaration d’inconstitutionnalité de la loi n’est qu’une décision relative à  une erreur de procédure, la loi ordinaire inconstitutionnelle aurait dû être prise par voie de révision).

Une telle entreprise aurait donc pour but d’affiner considérablement nos représentations de la juridiction constitutionnelle en précisant les conditions d’une analyse institutionnelle « multi-critères » qui me paraît plus à  même de rendre compte des différences remarquables entre les systèmes de justice constitutionnelle, « européens » et « américains » (un même travail devrait être fait pour distinguer parmi les systèmes dits de « type américain », la position de la Cour suprême des Etats-Unis n’étant quand même pas la même que celle des Cours suprêmes japonaise ou argentine, par exemple). Le postulat en est qu’il conviendrait de voir la Cour constitutionnelle non pas comme un acteur « transcendantal » – et « angélique » – par rapport au système politico-constitutionnel, mais comme un acteur immanent à  ce système (la différence entre les moyens « extérieurs » et les moyens « inhérents », disait Thibaudeau qui sentait bien des choses essentielles, face au grand Sieyès). Le prix à  payer serait de se départir d’une classification binaire mais trop simple entre « modèle américain » et « modèle européen » qui, par trop, marque à  tout le moins et non sans effets, la doctrine française.

8. Conclusions

Replacer, dans notre représentation (scientifique) des choses, la juridiction constitutionnelle au cœur du système politique c’est donc réclamer une analyse institutionnelle plus précise de la place de la juridiction constitutionnelle dans l’agencement constitutionnel des pouvoirs, ce qui passe par la critique des modèles reçus. Or, précisément, l’analyse institutionnelle qui était sans doute un trait caractéristique de la science française du droit constitutionnel s’est trouvée largement bannie, à  partir des années 1980 par une sorte de normativisme mou, qui était loin de la rigueur kelsénienne. Un normativisme mou qui, par la bande, par le renvoi à  des « modèles » insuffisants réintroduisait de l’analyse institutionnelle sans vraiment le savoir, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Mais de ces modèles, l’on déduisait des conséquences de droit positif qui, pour le moins, étaient sujettes à  caution.

Ce que j’ai appelé ici « analyse institutionnelle de la justice constitutionnelle » me semble certainement nécessaire à  la science du droit. Car, comme toute science, elle a besoin d’imaginer ses objets, de les mettre en images pour pouvoir travailler avec. Mais cela ne débouche sur aucun éclectisme des méthodes. Les « modèles » - et je préfèrerais dire les « images » - institutionnels ne nous livrent pas les justifications positives des solutions juridiques. Ils serviraient bien plutôt à  nous prévenir contre les déductions hâtives. Pour ce faire, ils doivent être minutieusement établis à  partir des données du droit positif, même s’ils dépassent, comme toute imagination, ces données.

Ces concepts, ces images, ces représentations des institutions dans lesquelles le droit se joue, me paraissent au contraire nécessaires pour cadrer, mettre au point et donner la profondeur de champ nécessaire à  l’analyse juridique : autrement dit, une synthèse doit précéder l’analyse, un tableau, l’analyse du détail. Encore faut-il de multiples précautions méthodologiques dont j’ai essayé de préciser, en partie, l’enjeu. Cela me paraît d’autant plus nécessaire que – et j’énoncerai ici une thèse générale, une théorie peut-être – le droit ne me paraît pas isolable, séparable des représentations que l’on se fait de son système, un système que lui-même ne livre pas. C’est la raison pour laquelle cet exposé travaille tout autant sur les données du droit positif et sur les représentations doctrinales de ces données.

Mais la synthèse, l’image, la représentation est aussi le lieu à  partir duquel le juriste, attentif au droit positif, exerce l’une des missions que je ne parviens pas à  lui dénier, à  savoir sa fonction critique. Il y a un certain point de vue de lege ferenda, un point de vue de politique juridique qui n’est pas illégitime et qui me paraît être même au centre de la construction kelsénienne de la justice constitutionnelle. Si l’on veut bien admettre ce point de vue, alors cette analyse institutionnelle nous dirait aussi que la juridiction constitutionnelle, non pas superposée mais insérée dans le système constitutionnel du pouvoir doit être appréciée d’après les principes mêmes de ce système et donc, du point de vue du principe démocratique.

Si l’on admet ce point de vue, plusieurs questions peuvent être posées et plusieurs conseils peuvent être proposés par le juriste considérant les systèmes de justice constitutionnelle[41]. L’idée de démocratie représentative ne repose pas exclusivement sur la puissance de la décision majoritaire, mais sur la capacité du système à  l’informer et à  la critiquer. Insérée dans ce système, la justice constitutionnelle ne porte pas en elle – contrairement à  ce qu’une représentation « angélique » y voit – l’ultima ratio, la raison transcendante par rapport à  ce système, mais lui apporte – doit ou devrait lui apporter information et critique. Elle devrait approfondir la capacité critique du système. Cela passe, dans la théorie du gouvernement représentatif, par la mise en œuvre de deux principes fondamentaux et complémentaires, le principe de publicité et le principe de discussion[42]. Ces principes sont d’autant plus centraux que la juridiction constitutionnelle s’empare de la loi, dont l’élaboration, dans un tel système, présuppose publicité et discussion.

La forme juridictionnelle n’est pas la forme parlementaire et les principes de publicité et de discussion connaissent nécessairement, dans la forme juridictionnelle, des modifications substantielles par rapport à  la forme ordinaire de la délibération parlementaire. Mais certaines questions sont cependant au cœur de la délibération des cours constitutionnelles, prises sous ce point de vue : la motivation est un élément essentiel de la publicité et pour la discussion publique des décisions ; la même chose vaut de la possibilité offerte ou non de l’expression d’opinions dissidentes ; sans doute peut-on accorder des vertus décisives au secret du délibéré qui empêche d’envisager la publicité des débats. Mais il reste que, dans sa fonction critique, le juriste pourrait conseiller, pour toutes les raisons ci-dessus évoquées, et si l’on veut que la justice constitutionnelle ne soit pas un pouvoir obscur et en rupture par rapport aux principes de la délibération démocratique, tant de prendre un soin particulier à  la motivation des décisions constitutionnelles que d’ouvrir le débat par la possibilité offerte aux membres dissidents de la juridiction d’exprimer leur opinion. Ces deux aspects ne sont d’ailleurs pas indépendants l’un de l’autre, mais en étroite relation : la possibilité de la dissidence publique contraint relativement à  l’amélioration de la motivation majoritaire. Ce ne sont pas des problèmes allemands mais bien, en revanche, des problèmes français que la récente révision n’a ni réglés ni vraiment envisagés.

Olivier Jouanjan est professeur aux universités de Strasbourg et de Fribourg-en-Brisgau. Il est l'auteur notamment de : Le principe d’égalité devant la loi en droit allemand, Economica, 1991 ; Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), PUF, « Léviathan », 2005 ; « Le Conseil constitutionnel est-il une institution libérale ? », Droits, n°43, 2006, p 73-89. Il a co-dirigé l'ouvrage La notion de ‘’justice constitutionnelle’’, Dalloz, 2005.

Pour citer cet article :
Olivier Jouanjan «Modèles et représentations de la justice constitutionnelle en France : un bilan critique », Jus Politicum, n° 2 [https://www.juspoliticum.com/article/Modeles-et-representations-de-la-justice-constitutionnelle-en-France-un-bilan-critique-72.html]