Nouvelles techniques permettant des restrictions aux libertés publiques ou de la protection des libertés dans la société du spectacle

Thèmes : Démocratie - France - Libertés publiques

La thèse soutenue est que la société du spectacle (au sens de Guy Debord) recèle de nombreux et nouveaux dangers pour les libertés : multiplication des effets d’annonce qui tiennent lieu de politique, toute-puissance de la communication au détriment du fond, primauté du registre émotionnel. Face à  ces phénomènes, des citoyens de moins en moins éduqués, dépourvus de l’exigence requise pour aller au-delà  des apparences se montrent moins vigilants quant au sort concret des libertés. Sont déclinées quelques-unes des figures que revêt aujourd’hui la question des libertés publiques : généralisations abusives, notamment à  partir de faits-divers ; art du trompe-l’œil où le discours politique feint de renforcer la protection des libertés sans en rien faire ; dénonciation des atteintes aux libertés pour mieux laisser les choses en l’état ; retour de la posture autoritaire ; recours à  l’intimidation ; marginalisation des discours critiques ; camouflage des projets autoritaires.
Some new means of constraining Public Liberties, or the protection of liberties in the Society of the SpectacleThe “Society of the Spectacle”, as coined by Guy Debord, reveals numerous and novel dangers threatening liberties: effects of announcement taking the place of actual politics, predominance of communication over substance, primacy of the emotional register. In this environment, citizens less are less educated, and are thus deprived of the necessary ability to look beyond appearances. They become less vigilant. The article highlights some of the contemporary aspects of the question of public liberties: abusive generalization; the art of using political discourse to create the appearance of a reinforcement of the protection of liberties without actually achieving any such thing; loud denunciation violation of liberties without the intent to remedy these violation; return to authoritarian positions; use of intimidation; marginalization of critical discourse; dissimulation of authoritarian projects.
Neue Einschränkungstechniken der bürgerlichen Freiheiten oder der Schutz der Freiheiten in der ,,Unterhaltungsgesellschaft"Die ,,Gesellschaft des Spektakels“ (oder „Unterhaltungsgesellschaft") im Sinne Guy Debords birgt zahlreiche und ganz neue Gefahren für die Freiheiten: die Vermehrung der Alibiankündigungen die die Politik ersetzen, die Allmacht der Kommunikation auf Kosten des Inhalts, der Vorrang der emotionalen Tonlage. Angesichts dieser Phänomene sind die Bürger weniger wachsam, was das konkrete Schicksal der Freiheiten angeht. Die Bürger sind in der Tat immer weniger gebildet und immer kritikloser. In diesem Artikel werden etliche aktuelle Stilfiguren in der Frage bürgerlicher Freiheiten abgelehnt: die übermassigen Verallgemeinerungen unter anderem über Vorfälle; die Kunst der Augenwischerei, die der politischen Rede dient; die vehemente Denunzierung der Freiheitsverletzungen, um den Status Quo besser zu erhalten; der Rückgang zur autoritären Haltung; die Einschüchterungsversuche; die Marginalisierung der kritischen Reden; die Tarnung der autoritären Projekte.

Nouvelles techniques, mais pas nouvelle politique[1]. Pour le dire brièvement d’entrée : notre conviction est qu’il y a en France un mépris souverain pour le droit et ses contraintes ainsi que pour les libertés. Derrière les déclarations enflammées en faveur de la liberté, un refus viscéral d’en garantir l’exercice. Il n’est pas fortuit, précisément, que le principal texte consacrant nos libertés soit une Déclaration, dont la Constitution destinée à  en accomplir les promesses a été rapidement inappliquée puis abrogée et jamais vraiment remplacée, au fond. La Cinquième République est, ici aussi, héritière du passé, du communiqué de l’Élysée après l’arrêt Canal au projet de loi interdisant le port de la burqua dans l’espace public, en dépit d’un avis du Conseil d’État et d’un arrêt, il est vrai non définitif, de la Cour européenne des droits de l’homme. On qualifierait ainsi volontiers de régime pseudo-libéral l’approche française de la matière : un libéralisme affiché, revendiqué, proclamé, appliqué seulement tant que rien d’essentiel n’apparaît être en jeu. Si l’image de l’autorité de l’État (l’arrêt Canal), celle de la souveraineté française, notamment l’illimitation des pouvoirs du Parlement, voire – trait plus récent – la posture du pouvoir semble mise en cause, le masque libéral tombe et fait place à  un État autoritaire, dans ses discours ou dans ses actes. La résistance à  l’application de la Convention européenne des droits de l’homme (si elle s’est considérablement atténuée, elle n’a guère disparu, comme en témoignent le débat sur l’avocat en garde à  vue ou l’affaire du port de la burqua) et la réticence au contrôle de la constitutionnalité des lois (le refus de l’exception d’inconstitutionnalité et le choix, en 2008, d’une question prioritaire soumise à  filtrages) sont des illustrations particulièrement nettes de ce trait, qui est structurel.

Ce qui a changé, en revanche, ce sont certaines techniques utilisées par les titulaires du pouvoir exécutif - le Président de la République au premier chef, hors périodes de cohabitation - pour arriver à  leurs fins. Le parachèvement de la société du spectacle telle qu’analysée par Guy Debord[2] – ce qu’il appelait l’ère du spectaculaire intégré[3] - a largement contribué au renouvellement de ces techniques, dans la mesure où il a presque entièrement réduit l’action publique à  des effets d’annonce, de sorte que, d’une part, ce qui ne se donne pas à  voir dans les médias est voué à  l’insignifiance et que, d’autre part, ce qui accède à  l’espace des médias disparaît rapidement, tout en étant doté d’une existence incertaine (la fameuse proposition de Debord : « le vrai est un moment du faux »). L’exercice du pouvoir semble ainsi se condenser dans ce bref et vacillant moment de la communication, qui n’a guère le temps de s’inscrire dans la mémoire, sinon sous la forme incertaine de la réminiscence, balayé qu’il est déjà  par l’image suivante. Lapsus, démentis, dénégations, mises au point, déclarations solennelles peuvent se succéder sans relâche : le trop plein d’Auvergnats est déjà  remplacé par le lien entre présidence de la Halde et justification que l’on est Français de vieille souche (ce n’est pas ce que l’on a voulu dire, la fidélité à  ses convictions n’est pas douteuse - mais il ne faut évidemment pas entendre fidélité à  l’extrême droite du temps de sa jeunesse, etc., etc.). Micros et caméras se tendent, inlassablement, à  l’affût de l’instant où nos dirigeants livreront, enfin, leur véritable pensée. Lorsqu’ils sont épinglés, l’épisode suscite immanquablement l’agacement des intéressés, pris sur le fait de leur parole, envers l’omniprésence de ces médias dont ils recherchent pourtant si avidement l’attention fugitive. Notons au passage que lesdits lapsus ne révèlent jamais des élans libertaires réprimés pas les dures nécessités de l’action politique : le fond de l’inconscient est plutôt autoritaire, apparemment…

La société du spectacle finit par induire des comportements adaptés à  ses contraintes (les lapsus évoqués à  l’instant manifestent aussi une révolte à  leur encontre). Le terrain des libertés publiques n’est évidemment pas épargné par ces phénomènes, ne serait-ce qu’en raison des effets de tribune qu’il permet et de l’écho que le thème continue de susciter dans l’opinion. La substitution des libertés fondamentales aux libertés publiques est d’ailleurs l’un des moyens utilisés pour renforcer cet effet de communication (tout progrès dans l’emphase rhétorique peut être présenté comme un progrès dans la garantie des libertés, comme le montre aussi l’essor du recours au concept de dignité de la personne humaine, quand bien même il se traduirait par de nouvelles possibilités de restriction des libertés[4]).

Rappelons enfin le mot de Robespierre (patronage dangereux, il est vrai, en matière de libertés publiques !) cité par Michel Troper en ouverture de sa thèse sur la séparation des pouvoirs : « La méfiance est à  la liberté ce que la jalousie est à  l’amour », dont on retiendra la notion de méfiance comme ressort de la préservation des libertés. Le risque de la paranoïa en notre matière doit être assumé, ne serait-ce que parce qu’effectivement, beaucoup d’éléments finissent par se traduire par une stagnation ou une détérioration de l’état des libertés. Plan concerté ou pas, peu importe : en la matière, il n’y a que le résultat qui compte, et en l’espèce, c’est précisément ce résultat qui inquiète, tant il conduit au constat que les libertés sont, en définitive, faiblement protégées.

On voudrait ici décliner un certain nombre des figures actuelles de la restriction des libertés, sans prétendre ni à  l’exhaustivité (l’ingéniosité des praticiens de la société du spectacle est grande), ni à  la typologie (les frontières entre les différentes figures qu’on distingue sont particulièrement poreuses), ni non plus à  fournir un tableau exact de l’état des libertés dans la France de 2010[5] (ne serait-ce que parce que les éléments que l’on met au jour doivent composer avec des institutions et des solutions préexistantes – ils tirent d’ailleurs de ce jeu une part de leur efficacité).

Généralisations abusives ou l’utilisation du fait divers comme moteur de la législation

Depuis quelque temps, le trait est systématique : dès qu’un fait divers suscite l’intérêt des médias, apparaît dans son sillage un ministre, voire le premier d’entre eux, voire même le Président en personne déclarant d’un ton grave (l’émotion doit se donner à  voir : des pleurs seraient assurément indignes des hautes fonctions exercées, mais l’enrouement, censé traduire une vive émotion compassionnelle, est bien porté en la circonstance) que c’est inacceptable et que d’ailleurs cela ne sera plus accepté. L’aléa de l’existence humaine est censé soluble magiquement dans la décision publique. Naguère, il s’agissait surtout de mesures matérielles : un avion est détourné, on renforce la surveillance des passagers au moment de leur embarquement ; un chauffeur d’autobus est agressé, on installe des caméras de surveillance ; l’eau d’une commune est polluée, on injecte des doses plus ou moins massive de chlore dans l’eau potable de toutes les communes de France, etc., etc. Aujourd’hui, la réaction tend à  se situer de préférence au niveau législatif, avec un goût particulier pour l’enrichissement de la législation pénale ou de procédure pénale : création de nouvelles infractions, de nouvelles circonstances aggravantes, alourdissement des peines encourues, instauration de nouveaux fichiers et amélioration des interconnexions entre fichiers. Dernière (pour très peu de temps, sans doute) illustration de cette manie : l’épisode de la conductrice prise en état de burqua, avec recherche immédiate de la possibilité de retirer la nationalité française à  l’époux décrété polygame de la délinquante et annonce d’une réforme législative au cas où cela s’avérerait impossible en l’état actuel du droit. À l’émotion (réelle ou fantasmée par les gouvernants) répond la législation, sans aucune préoccupation manifestée jamais pour la question des libertés.

Le terrorisme est à  cet égard particulièrement destructeur, non seulement des vies humaines sacrifiées, mais aussi des libertés. Exploitant la puissance des images, jouant sur la répercussion de l’évènement dans l’imaginaire du public, les terroristes espèrent provoquer la régression du niveau de protection de libertés qu’ils méprisent profondément. Au lieu d’éviter le piège, la plupart des dirigeants occidentaux[6] y succombent avec un automatisme inquiétant et s’empressent de durcir les législations au détriment des libertés. Au lendemain du 11 septembre 2001, que fit le gouvernement Jospin ? Soucieux de ne pas ouvrir à  ses adversaires à  la proche élection présidentielle le boulevard du reproche de laxisme face à  la menace terroriste, il déposa un projet de loi adoptant un dispositif restrictif des libertés, théoriquement pour une durée limitée. Le gouvernement Raffarin ne manqua pas de pratiquer ensuite une nouvelle surenchère, elle-même dépassée depuis.

La technique de l’accumulation fébrile des textes restreignant les libertés est d’ailleurs devenue un cas de figure habituel, dont la législation sur les étrangers offre l’illustration sans doute la plus nette, tant elle donne l’impression d’un processus infini. La capacité à  empêcher l’immigration clandestine semble ne devoir se mesurer qu’en termes de précarisation de la situation des étrangers présents sur le territoire ou d’élargissement des hypothèses dérogatoires lorsqu’un droit au séjour en France est prévu au profit de certaines catégories d’étrangers. Au-delà  du problème du statut des étrangers, ce mouvement perpétuel a un effet dévastateur sur la qualité de la législation : les textes, au fil des réformes, deviennent illisibles, comme le sont aussi ceux relatifs à  la procédure pénale ou à  la communication audiovisuelle. La plus grande certitude, grâce à  Légifrance, quant à  la mise à  jour des textes applicables s’accompagne d’une complexité croissante dont le législateur lui-même est parfois victime, comme l’illustre l’épisode de la suppression, apparemment accidentelle, d’une disposition permettant de lutter contre les abus des mouvements sectaires au cours d’une discussion législative.

L’actualité telle que la content les médias se charge parfois d’offrir des illustrations quasi miraculeuses des vertus des réformes préparées par les pouvoirs publics. Le président de la République manifesta ainsi son désir de « dépénaliser » le droit de la presse, mesure qui peut paraître libérale, mais qui comporte le grave effet pervers de priver les journalistes de toutes les garanties propres à  la répression pénale, sur le plan procédural et sur celui de l’interprétation stricte de la loi pénale. Quelque temps plus tard, le 28 novembre 2008, un ancien directeur de la publication de Libération, M. de Filippis, fut interpellé au petit matin en exécution d’un mandat d’amener émis à  son encontre par un juge d’instruction dans le cadre d’une plainte en diffamation et soumis à  de nombreuses vexations par les policiers qui officiaient. L’affaire suscita une émotion légitime. On aurait pu espérer, dans un État libéral, que la réaction officielle serait d’ouvrir une enquête, afin que des poursuites disciplinaires ou pénales puissent être intentées contre les fonctionnaires de police si la réalité des fautes commises devait être confirmée ou encore de faire compléter l’article 52 de la loi du 29 juillet 1881 interdisant en principe les arrestations préventives pour infractions de presse par une prohibition en la matière des mandats d’amener et de comparution. Mais l’incident ne fut qu’exploité au soutien du bien-fondé de l’idée présidentielle d’une nécessaire dépénalisation du droit de la presse, la thèse contraire, empruntant nécessairement les voies peu propices à  la médiatisation de l’argumentation rationnelle[7], étant difficilement audible dans le tumulte de l’information de masse.

La mise en scène peut aussi être délibérée, tel cet avant-goût des avantages à  attendre de l’élargissement du débat contradictoire que donna le procureur de la République de Paris, M. Jean-Claude Marin, en transmettant aux avocats l’intégralité du dossier constitué dans le cadre de l’enquête préliminaire pour abus de confiance, faux et usage de faux qui visait notamment M. Julien Dray[8]. On ne peut qu’applaudir à  cette décision, qui devrait être généralisée. Le problème est qu’elle préfigurait étrangement un aspect (mais un aspect seulement, sur lequel il était habile de concentrer l’attention) de la réforme préparée par l’exécutif et comportant notamment la suppression du juge d’instruction et la transformation de la procédure pénale en un dialogue entre le ministère public (toujours dépendant de l’exécutif) et la défense. La distribution gracieuse d’échantillons n’avait pas encore cours, jusqu’ici, en dehors de la sphère commerciale[9]

De l’art du trompe-l’œil ou comment dire qu’on renforce les libertés sans en rien faire

Les procédés sont nombreux et de divers ordres.

Premier cas de figure : on se contente de jouer sur les étiquettes. Le ministre de la justice devient alors le ministre de la justice et des libertés. Que le rôle de gardien des libertés échoie à  un seul ministre devrait inquiéter, de même que le rang protocolaire dévolu au ministre en question dans la hiérarchie gouvernementale. Mais on est surtout confronté en l’espèce à  un pur effet d’annonce, qui n’est en rien significatif d’une authentique volonté politique de remettre les libertés au premier rang de l’action gouvernementale.

Deuxième cas de figure : on met en place à  grand fracas médiatique une nouvelle procédure, voire une nouvelle instance, de protection des libertés, mais d’un autre côté, on assortit cette innovation de décisions qui vont avoir pour effet de désarmer le protecteur, en tout cas de désamorcer ce qu’un exercice énergique de ses pouvoirs pourrait avoir de gênant pour l’exécutif. Le procédé avait déjà  été utilisé avec une grande maîtrise lors de l’institution du Médiateur. Là  où l’opposition de l’époque souhaitait la mise en place d’une institution à  même de rappeler avec force l’ensemble des pouvoirs publics au respect des libertés, le projet de loi, examiné en toute hâte, répondait en réduisant l’institution à  l’amélioration des relations entre l’Administration et ses usagers : absence de mention des libertés dans les missions du Médiateur, nomination en conseil des ministres, médiatisation de sa saisine, interdiction de se saisir d’office, restriction de ses pouvoirs, entre autres traits, édulcoraient l’institution, ce que la nomination d’Antoine Pinay acheva d’accomplir. La revendication récente par le Médiateur de la République, de la qualité d’ « acteur essentiel de la défense des liberté publiques »[10] a eu pour effet d’entraîner tout à  la fois une constitutionnalisation et une transformation de cette autorité, rebaptisée par l’article 71-1 de la Constitution : Défenseur des droits. Mais toutes les ambiguïtés n’ont pas disparu pour autant : aux termes de l’alinéa 1er, il « veille au respect des droits et libertés par les administrations (…) », tandis que, selon le 2e, il « peut être saisi par toute personne s’estimant lésée par le fonctionnement d’un service public », ce qui n’est pas tout à  fait la même chose[11]. La première mission en fait un protecteur des libertés face aux administrations (ce qui pose d’ailleurs le problème, mal résolu, de la définition de sa fonction par rapport à  celle dévolue à  la juridiction administrative), la seconde en fait avant tout, comme c’était le cas du Médiateur de la République, une instance de pacification des relations entre administrés et Administration. La nomination par le président de la République est à  peine tempérée par l’intervention des commissions parlementaires compétentes (contrairement à  ce qu’indiquait un lapsus présidentiel postérieur à  la révision de 2008, les nominations n’ont pas à  être approuvées à  la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions : seule une telle majorité peut y faire obstacle). Le caractère direct de la saisine n’est pas expressément consacré par le texte constitutionnel, qui renvoie à  la loi organique, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, notamment quant à  l’étendue des prérogatives du Défenseur des droits. En revanche, sa faculté de se saisir d’office est inscrite dans le texte constitutionnel. L’indétermination du champ couvert par la défense des libertés laisse planer la menace d’une absorption dans la nouvelle institution des autorités indépendantes qui se seraient montrées un peu trop gênantes pour l’exécutif : le bruit en avait couru pour la Halde[12], coupable notamment d’avoir fait connaître son opposition à  la pratique des tests ADN pour déterminer la réalité des lien parentaux allégués par des étrangers en provenance d’États à  l’état-civil jugé peu fiable, après que le Conseil constitutionnel eut déclaré le texte la prévoyant conforme à  la Constitution, la chose semble se confirmer pour la Commission nationale de déontologie de la sécurité[13]. Relevons aussi que la suppression d’autorités indépendantes, si elle peut se réclamer d’une volonté de rationalisation (cohérence de l’action publique, regroupement des moyens, etc.) signifie aussi la disparition de techniques de contrôle éprouvées et d’interlocuteurs bien identifiés et, dans cette mesure, marque un affaiblissement, au moins momentané, de la protection des libertés – c’est ce qui explique l’ampleur des réactions hostiles à  l’annonce du remplacement du Défenseur des enfants par celui des droits.

L’élargissement, par la même révision de 2008, des compétences du Conseil constitutionnel met en présence de techniques du même ordre. Souhaitée de longtemps par ceux – pas très nombreux, il est vrai – qui s’étonnaient de l’ampleur du retard français en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois, cette réforme s’est faite a minima[14] : aucune modification substantielle des conditions de désignation des membres du Conseil (aucune exigence, notamment, d’une capacité juridique quelconque des membres, même nommés), imposition d’un filtre, et même généralement d’un double filtre, avant que la question soit soumise au Conseil, interdiction faite au juge de soulever d’office une question de constitutionnalité d’une loi invoquée devant lui. D’une manière plus significative encore de cette volonté de ne pas aller jusqu’au bout de ce que cette réforme devrait signifier en termes de garantie des libertés, les nominations auxquelles il a été procédé à  la veille de l’entrée en vigueur de l’article 61-1 traduisent une régression inquiétante quant aux considérations ayant commandé les choix par les trois présidents : prévalence des facteurs politiques, remerciements de services rendus, manœuvres pour libérer des postes, émission de messages d’ailleurs contradictoires semblent vouloir caricaturer les défauts du système de nomination prévu par la Constitution. Si la désignation du président du Conseil constitutionnel par Jacques Chirac en 2007 avait pu être discutée, elle était au moins accompagnée de deux choix incontestables, celui du vice-président du Conseil d’État et celui du Premier président de la Cour de cassation. En 2010, on assiste d’une part à  la nomination par M. Sarkozy de Michel Charasse, ancien fidèle de François Mitterrand, ce qui permettait de donner l’image du pluralisme (cela s’appelle officiellement l’ouverture), à  condition toutefois d’oublier que l’heureux promu s’était, dès 2007, rallié à  celui qui l’a nommé[15]… Hubert Haenel, magistrat, puis membre du Conseil d’État, a dû au succès de sa carrière politique une pratique fort modeste des fonctions juridictionnelles auxquelles le destinait sa qualité de major de l’École nationale de la magistrature. Sa nomination au Conseil offrait surtout au président du Sénat l’occasion de nommer un sénateur occupant plusieurs postes de responsabilité au sein de la Haute assemblée, ce qui permettait de les libérer et, en les attribuant judicieusement, de se faire des obligés en vue de la prochaine élection à  la présidence du Sénat. Quant à  Jacques Barrot, licencié en droit, ce n’est pas sur le terrain juridique que sa carrière s’est déployée : sa nomination a été interprétée comme un témoignage de reconnaissance de la part du président de l’Assemblée nationale, dont il avait aidé le démarrage de la carrière politique. De fait, les premières déclarations faites par M. Barrot le situaient d’une manière militante comme un homme politique opposé, en cette qualité, aux raisonnements, supposés idéalistes et irréalistes, des juristes.

Ces choix traduisent, de la part de trois personnalités que le constituant a jugées capables de se déterminer en prenant en compte l’intérêt général et celui de l’institution en cause, une franche méconnaissance du sens de la réforme qu’ils avaient voulue vingt mois plus tôt[16]. Il devrait pourtant être clair que la transformation du Conseil constitutionnel en gardien des libertés constitutionnellement garanties au regard de la loi promulguée n’est crédible qu’à  la condition qu’il compte dans ses rangs des personnalités capables de maîtriser les données juridiques de cette tâche. Ce que cet épisode vérifie, c’est tout simplement que les autorités suprêmes de l’État n’éprouvent aucun intérêt réel pour la défense des libertés, qui ne leur sert que de slogan politique : l’annonce faite, la réforme a épuisé ses attraits.

Troisième cas de figure, celui consistant à  mettre en place avec éclat institutions et procédures de protection des libertés, mais à  leur refuser ensuite les moyens matériels de s’acquitter de leur mission. L’étranglement financier de la Commission nationale de déontologie de la sécurité constitue une illustration éclatante de cette technique : avec un rare cynisme, bien peu dénoncé, l’exécutif a su réduire cette institution, très mal acceptée par les policiers et gendarmes dès lors qu’elle disait sans fard des vérités dérangeantes sur certaines de leurs pratiques, en la paupérisant, c’est-à -dire en l’empêchant de fonctionner. Le cas de la Commission nationale de l’informatique et des libertés est une autre variante : pas d’étranglement à  proprement parler, mais une combinaison de refus d’étendre ses compétences lorsque cela gênerait trop (cas de la vidéosurveillance) et de limitation du nombre d’emplois budgétaires mis à  la disposition de la Commission, de sorte que se creuse sans cesse l’écart entre le champ virtuel des contrôles, en expansion croissante, et les possibilités de les effectuer. Ainsi, les chances statistiques d’être réellement contrôlé s’amenuisent, pour le plus grand profit de ceux qui ne songent guère à  respecter les contraintes légales en la matière. On peut, de la sorte, tout à  la fois se targuer de l’exemplarité de l’institution qu’est la CNIL et laisser prospérer des illégalités.

Quatrième variante, qui présente de nombreux avantages pour ses utilisateurs : on prend soin d’assortir les mesures restrictives que comporte un projet de loi de garanties, procédurales ou de fond. Celles-ci permettent d’abord de passer le cap du contrôle de constitutionnalité : le Conseil constitutionnel ne manque jamais de s’appuyer sur l’existence de telles garanties pour justifier sa conclusion de conformité à  la Constitution : pouvoir de décision confié à  un magistrat, exercice d’un contrôle par le juge administratif ou le juge judiciaire, imposition de conditions de fond lorsqu’un pouvoir susceptible d’inquiéter par son impact négatif sur les libertés est conféré à  une autorité administrative sont autant d’éléments propres à  « sauver » le texte attentatoire aux libertés. Ces précautions seront d’autant plus volontiers introduites qu’elles peuvent être contournées assez aisément, lorsque le besoin s’en fera sentir. La nécessité de placer en « zone d’attente » les étrangers tentant de pénétrer sur le territoire français sans pouvoir justifier d’un titre les y habilitant fera place à  une consignation à  bord du navire où ils se trouvent[17], les conditions mises à  la pratique des contrôles d’identité seront facilement tournées, sans grand risque de censure juridictionnelle : on peut multiplier les exemples en ce sens, qui conduisent bien sûr à  un grand scepticisme quant à  l’efficacité de la règle de droit.

Dénoncer les atteintes aux libertés et laisser les choses en l’état

On connaissait la figure cynique du pouvoir et son art de nier des exactions qu’il laisse se poursuivre en toute connaissance de cause – les tortures en Algérie en ont offert un déshonorant exemple. Plus récente est celle des plus hautes autorités de l’État prenant l’initiative de dénoncer, avec des trémolos d’indignation dans la voix, des situations d’atteinte grave aux libertés, sans qu’aucune conséquence n’en découle[18]. Au besoin, une loi sera adoptée, mais comme elle ne sera pas appliquée, rien ne changera en réalité et le scandale solennellement dénoncé se perpétuera comme si de rien n’était. L’exemple des prisons est celui qui porte le phénomène à  son comble. Horreur ou honte de la République, selon les propres termes successivement employés par le président de l’Assemblée nationale, puis par le président de la République lui-même, la situation régnant dans les lieux de détention, qui a aussi révolté le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe[19], se perpétue nonobstant ces indignations exprimées au plus haut niveau de l’État. L’institution d’une autorité indépendante paraissait traduire une volonté de s’attaquer enfin au problème : destinée à  permettre la ratification par la France d’un protocole à  la Convention des Nations Unies pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants, l’institution d’un Contrôleur général des lieux de privation de liberté par la loi du 30 octobre 2007 avait suscité quelque espoir. De fait, une fois M. Delarue nommé à  ces fonctions, on vit se succéder au Journal officiel de la République des recommandations dressant des constats très sévères et contenant un certain nombre de préconisations. Si des améliorations ponctuelles (et, bien entendu, aucune d’entre elles n’est négligeable) ont été ainsi obtenues, il est clair que la situation générale demeure inacceptable. Fallait-il légiférer ? Une réponse positive ne paraît pas douteuse, pourtant, le moins que l’on puisse dire est qu’il a fallu attendre longtemps la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009… L’approche des élections présidentielles de 2002 entraîna l’abandon du projet de loi qu’avait élaboré Mme Lebranchu – encore une fois, il ne fallait pas donner des armes trop faciles à  ses adversaires (effectivement enclins à  jouer sans nuances excessives du thème sécuritaire)… - et il ne fut plus question d’un tel texte durant le quinquennat de M. Chirac. De mauvais esprits pourraient lier la résurrection bienvenue de cette idée et l’expérience de la détention provisoire faite par certains élus, toujours est-il que la loi existe à  présent enfin (elle a donné lieu à  l’une des décisions les plus décevantes du Conseil constitutionnel[20], sur saisine non motivée de députés de l’opposition). Mais si l’inscription dans la loi d’un certain nombre de principes et de règles doit être saluée, il reste que le gouvernement a obtenu du Parlement qu’il abandonne ou atténue un certain nombre de dispositions « libérales », notamment sur la question du placement en cellule individuelle, qui a donné lieu à  la disposition suivante (article 100 de la loi) : « Dans la limite de cinq ans à  compter de la publication de la présente loi, il peut être dérogé au placement en cellule individuelle dans les maisons d’arrêt au motif tiré de ce que la distribution intérieure des locaux ou le nombre de personnes détenues présentes ne permet pas son application. », avec possibilité de demander le transfert dans la maison d’arrêt la plus proche permettant un tel placement. Le report à  cinq ans (sous réserve qu’un nouveau délai ne soit pas consenti ultérieurement…) de l’application effective du principe dit de l’encellulement individuel montre bien que la contrainte essentielle en la matière est bien le manque de moyens dont souffre l’Administration pénitentiaire.

Elle est évidemment loin d’être seule dans ce cas : la justice en général est, on le sait, particulièrement mal traitée en France, comme le montre le classement de notre pays selon le critère utilisé par le Conseil de l’Europe de la fraction du PIB consacrée à  la justice au 35e rang sur les 45 États concernés par l’étude[21]. Dès lors, la multiplication des textes proclamant des principes qu’on sait pertinemment n’avoir pas les moyens de respecter s’apparente à  une litanie dérisoire, peut-être tout de même rentable encore en termes électoraux. De l’amélioration des conditions de détention à  la prévention de la récidive, du raccourcissement des délais de jugement au droit « opposable » au logement, la logique est identique : le texte est visible, montrable si l’on ose dire, tandis que la mesure d’améliorations concrètes l’est plus difficilement, voire pas du tout. La société du spectacle pourrait pourtant fournir l’occasion d’aller plus loin, en répercutant les constatations d’experts impartiaux et en approfondissant l’enquête. Le problème est que seule la presse le fait parfois et qu’elle est aujourd’hui peu lue, que les médias audiovisuels se prêtent mal à  la chose et qu’en toute hypothèse, le flux continuel des informations prend un tel rythme qu’il est quasi impossible de concentrer durablement la vigilance du public sur les questions soulevées par le sort concret des libertés.

On assiste de surcroît à  une parcellisation des populations potentiellement visées par les risques de diminution des libertés : les étrangers sont perçus comme un groupe particularisé, ce qui restreint l’attention portée aux restrictions constantes dont leurs droits font l’objet, l’identification aux victimes de discriminations fondées sur l’apparence physique lors des contrôles d’identité ou pour l’accès à  l’emploi ou au logement se fait difficilement, le sort des détenus suscite peu d’intérêt, parce que peu de Français sont capables d’empathie à  leur égard, et on pourrait multiplier les exemples. Les thèmes qui devraient mobiliser aisément, tels la garde à  vue ou le droit au logement, ne suscitent l’intérêt du public qu’à  la condition que chacun perçoive qu’il est aisément susceptible d’être placé en garde à  vue, expulsé de son logement, etc.

Retour de la posture autoritaire

Longtemps en France, il a été de bon ton de nier toute velléité autoritaire, qui évoquait l’extrême droite et n’était, en conséquence, utilement mobilisable que pour attirer, en vue de quelque second tour, cette fraction de l’électorat. Le problème est qu’à  force de ne vouloir rien dire ou faire qui éloignât irrémédiablement lesdits électeurs, l’habitude a été prise de se défier du thème des libertés comme porteur de risques électoraux. La diffusion de cette conviction, à  gauche comme à  droite, a conduit à  faire regarder comme de bon ton quelques propos sentis sur la naïveté des « droitsdel’hommistes », comme il est tenu pour spirituel de les appeler. Traiter de politique extérieure, de l’immigration ou de la lutte contre la délinquance se fait désormais volontiers sur ce mode. Le locuteur en tire des avantages multiples : il est responsable (ce n’est pas lui qui empêchera la conclusion de fructueux contrats avec la Chine, la Russie ou l’Iran, au prétexte du sort que ces pays font aux droits de l’homme[22] ou qui exposera les Français aux risques d’un 11-septembre), il est conscient de la complexité des choses (ce qui revient à  accréditer l’idée que les libertés n’étant qu’une des dimensions des problèmes, il est sot de leur faire une place excessive), il est honnête et pragmatique (ce n’est pas lui qui fera des promesses qu’il sait parfaitement ne pas être en mesure de tenir).

La même personne pourra alors tenir des discours contradictoires, parce que les contradictions ne peuvent être décelées et pointées que dans la durée et que le propre du spectacle est de se jouer dans l’instant (rares sont les journalistes qui ont la compétence et le courage de placer les responsables politiques en face de leurs contradictions et s’ils le font, ils peuvent être contrés de diverses manières, par exemple par une accusation de mauvaise foi ou de partialité) et aussi parce qu’il n’est pas interdit d’espérer engranger les profits de l’une et de l’autre attitude en termes d’image (il fait des discours sentimentalement corrects, mais il est aussi réaliste). Alors que naguère, les rôles de bad cop et de good cop étaient distribués à  deux acteurs différents (François Châtelet avait eu, pour illustrer cette dualité[23], la formule suivante : « Cependant la nécessité demeure tout Giscard veut son Chirac et tout Chirac son Giscard »[24]), un seul Fregoli peut désormais interpréter les deux rôles sans susciter de protestations dans le public.

Du coup, des dispositifs qui eussent été accueillis avec des protestations véhémentes, il y a encore dix ans, peuvent être adoptés dans l’indifférence générale. Il en va ainsi par exemple de la durée de rétention des étrangers en situation irrégulière avant que leur départ puisse avoir lieu : celle-ci n’a cessé de s’allonger, sans que cette privation de liberté indigne désormais. Elle se soutient d’arguments techniques (il serait de plus en plus difficile d’organiser le rapatriement des intéressés), moraux (on suggère que ce serait la résistance de ces personnes à  leur départ de France qui obligerait à  envisager de telles mesures, par suite qu’elles ne sont que la conséquence d’une conduite sinon coupable, du moins marquée de mauvaise foi) et comparatistes (on relève que la durée de rétention est encore plus longue dans d’autres pays européens, ce qui permet, encore une fois, d’apparaître libéral lors même que l’on durcit la législation applicable).

Autre illustration très nette de ces régressions dans le régime des libertés publiques : la réforme du statut des présidents des sociétés France Télévisions et Radio France et de la société en charge de l’audiovisuel extérieur de la France. À la nomination par l’autorité indépendante dans le domaine de la communication audiovisuelle a succédé celle par le président de la République, avec introduction d’une possibilité de révocation qui rappelle les temps de l’ORTF… Une fois de plus, le Conseil constitutionnel a déclaré ce texte conforme à  la Constitution – il a d’ailleurs réussi l’exploit de diminuer, au nom d’une conception pour le moins curieuse de la séparation des pouvoirs, le nombre des contrepoids que la loi sous examen apportait à  ce renforcement du pouvoir présidentiel[25]. Une fois encore les choses sont faites avec habileté : d’une part, il est avancé que la réforme met fin à  une hypocrisie, parce que le Conseil supérieur de l’audiovisuel ne nommait en réalité que des personnalités ayant le soutien, ou au moins l’aval, de l’exécutif (le seul démenti à  cette proposition fut la nomination de Philippe Guilhaume : l’épisode se solda par une démission de l’intéressé, confronté à  un refus du gouvernement de lui allouer les moyens financiers qu’il réclamait) - ajoutons que l’argumentation ne vaut que pour la télévision publique et laisse sans justification la régression opérée pour la radiodiffusion et l’audiovisuel extérieur, pour lesquels le CSA avait réussi à  conquérir une véritable autonomie, d’autre part, des contrepoids sont prévus, qui donnent l’illusion que la protection de la liberté d’expression n’a pas véritablement reculé (avis conforme du Conseil supérieur de l’audiovisuel et consultation des commissions parlementaires compétentes, avec faculté d’opposition à  la nomination à  la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions). L’assimilation entre nomination et révocation relève du tour de passe-passe (on sait que c’est l’absence de faculté de révocation qui fonde véritablement l’indépendance d’une autorité, quelles que soient d’ailleurs ses conditions de nomination) : s’il est vrai que la seconde exige une motivation et surtout l’avis conforme du Conseil supérieur de l’audiovisuel statuant à  la majorité absolue de ses membres, sa possibilité même inquiète et fragilise considérablement la position des présidents durant leur mandat, d’autant que l’hypothèse d’une majorité du CSA acquise à  l’exécutif n’est pas improbable… Le refus, par le Conseil constitutionnel, du droit de veto sur la révocation qui avait été accordé aux commissions parlementaires accentue encore les dangers de l’innovation, dont le caractère régressif a, en définitive, suscité bien peu de protestations.

Intimidations

Le déploiement spectaculaire de l’appareil du pouvoir fait partie de la tradition française. Ce qui a changé récemment, c’est que l’accomplissement de ce rituel d’État s’est accompagné d’un surcroît de protection policière, qui vise à  permettre au chef de l’État tout à  la fois d’approcher les membres de la société civile (souvent soigneusement sélectionnés, généralement, mais pas exclusivement, en raison de leur appartenance au parti du président) et de le faire sans risque non seulement d’être agressé physiquement (ce qui est évidemment légitime), mais aussi, ce qui est inédit, d’être offusqué par le bruit des protestations des opposants à  sa politique. Il fut mis fin, on le sait, aux fonctions d’un préfet coupable de n’avoir pas su organiser efficacement cette protection-là  au profit du président. On glisse ici à  une conception proche du crime de lèse-majesté, dont témoigne encore la réutilisation, pour la première fois depuis Pompidou, de l’infraction d’offense au chef de l’État, pourtant manifestement contraire, dans son particularisme (le prévenu n’est pas admis à  rapporter la preuve de la vérité des faits allégués, à  l’inverse de ce que prévoit le droit commun de la diffamation), à  la liberté d’expression telle qu’entendue par la Cour européenne des droits de l’homme[26]. On vit ainsi condamné pour offense au chef de l’État un manifestant qui avait jugé spirituel de brandir, à  l’approche du cortège officiel lors d’une visite du président à  Laval, une pancarte citant des propos tenus au salon de l’agriculture de 2008 par M. Sarkozy, qu’un jeune lui refusant sa main avait irrité[27] : le terrain de l’injure eût été plus adéquat.

Il faut d’ailleurs remarquer que le chef de l’État n’hésite pas à  activer de multiples moyens pour faire condamner des propos ou des idées qui l’irritent ou lui déplaisent. Il joue, en somme, sur tous les tableaux : tantôt il met en avant la dignité de sa fonction en faisant jouer l’offense au président de la République (il y a, aux termes de la loi du 29 juillet 1881, délit « contre la chose publique »), tantôt il se présente comme un simple particulier revendiquant le respect dû à  sa vie privée pour s’opposer à  la poursuite d’une campagne publicitaire utilisant sa photographie et celle de son épouse[28]. Ses prédécesseurs s’étaient abstenus de toute action visant la presse (Mitterrand, Chirac) ou les avaient fondées exclusivement sur le délit d’offense (de Gaulle) ou sur la vie privée (Giscard d’Estaing).

Des infractions moins attendues peuvent également être mobilisées, comme en témoigne l’épisode de la profération des mots : « Sarkozy je te vois ! » dans le hall de la gare Saint-Charles à  Marseille, en direction de policiers effectuant un contrôle : l’auteur de ces propos a été poursuivi pour infraction à  l’article R. 623-2 du code pénal, qui incrimine les « bruits ou tapages injurieux ou nocturnes troublant la tranquillité d’autrui »… Il fut relaxé par jugement du tribunal de police de Marseille du 3 juillet 2009 et expliqua avoir voulu prendre la société du spectacle à  ses propres pièges en montant savamment un « storytelling »[29]. L’issue libérale de l’épisode pourrait rassurer, mais on s’inquiète plutôt de ce que des poursuites aient pu être seulement envisagées (par qui exactement ? avec l’aval de qui ?) dans cette affaire où nul propos injurieux n’avait à  l’évidence été tenu (le fait de tutoyer une personne, fût-elle le chef de l’État, n’est pas constitutif d’injure) et où le tapage relève, en raison du caractère généralement bruyant de la scène de l’ « infraction », de l’humour involontaire. Une fois encore, on ne peut se défendre du sentiment que l’essentiel est de susciter la crainte, de manière à  dissuader les prises de parole trop critiques[30]. La pratique de l’autocensure signifie le succès de cette stratégie – ainsi lorsque le directeur de l’École des beaux-arts de Paris fit retirer de la façade du bâtiment l’oeuvre d’une artiste, Ko Siu Lan, constituée de quatre bannières noires portant, respectivement, les mots « travailler », « plus », « gagner », « moins », écho évident, sur le mode du détournement, d’un slogan de M. Sarkozy lors de la dernière élection présidentielle. Il fallut rien moins que l’intervention du ministre de la culture pour que les panneaux soient réinstallés en façade…

Crier dans le désert

L’indépendance des institutions ne demande même plus à  être jugulée dans la société du spectacle, dès lors que les rapports et décisions desdites institutions ne sont pas vraiment perceptibles par la majorité du public, ce qui leur retire tout caractère dangereux pour l’exécutif. Les autorités indépendantes pourront alors être multipliées sans risques : le pouvoir pourra se targuer de leur institution ou de leur existence pour attester son libéralisme, les atteintes aux libertés seront officiellement dénoncées, sans que beaucoup s’émeuvent pour autant des situations mises au jour. Il sera même possible de puiser dans les critiques en question des éléments qui enrichiront les projets gouvernementaux ou permettront de les justifier, afin de conforter à  bon compte une image d’ami des libertés qui compte plus aux yeux de l’opinion que les réalisations qui devraient en découler. Lorsque l’organisme en question deviendra, par accident, gênant, car trop audible dans le tourbillon médiatique, il sera toujours temps de le réduire, en l’asphyxiant financièrement (cas, déjà  évoqué, de la Commission nationale de déontologie de la sécurité), en l’absorbant dans une nouvelle entité (même cas) ou en nommant à  sa tête une personne a priori moins portée aux déclarations dérangeantes (cas de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité). Des autorités administratives indépendantes qui se montrent critiques peuvent être néanmoins utiles au pouvoir, dans la mesure où elles servent de soupape de sûreté au système (Médiateur de la République, Contrôleur général des lieux de privation de liberté), voire d’alibi (Commission nationale consultative des droits de l’homme). D’une manière générale, les médias ne relaient que faiblement les dénonciations que formulent ces instances, ici encore en raison de la technicité inhérentes aux questions soulevées.

Il en va largement de même de l’action des juridictions : les débats juridiques passent largement au dessus de la tête des journalistes et les précisions qui s’imposent leur échappent (Le Monde n’est pas toujours capable de nommer correctement la Cour de justice de l’Union européenne – baptisée Cour européenne de justice par traduction littérale de l’anglais – ni de la distinguer de la Cour européenne des droits de l’homme), de sorte que leurs décisions sont simplifiées à  l’extrême ou présentées en termes caricaturaux, quand elles ne sont pas déformées. À partir de là , les citoyens ne sont pas informés correctement : les rubriques spécialisées des quotidiens sont rares, peu lues car techniques, et souvent mal faites et les médias audiovisuels dédaignent la matière à  de très rares exceptions près. Les batailles politiques autour des nominations sont plus commentées que les décisions elles-mêmes. Il est vrai qu’il est plus « vendeur » de faire un reportage avec défilé rapide des trois nouveaux nommés au Conseil constitutionnel que d’expliquer les raisons pour lesquelles les dispositions de la loi de finances instituant une « taxe carbone » ont été déclarées contraires à  la Constitution. L’ordinaire de l’activité des cours et tribunaux ne parvenant qu’exceptionnellement et fugitivement à  l’attention de l’opinion, l’œuvre de défense des libertés qui s’y accomplit passe inaperçue : ni les vertus protectrices des juridictions ni la censure des comportements jugés illicites car contraires aux libertés ne sont mises sous les yeux des citoyens.

La technicité de tout ce qui relève du juridique, à  laquelle l’instruction civique ne prépare en rien les futurs citoyens que l’école est pourtant censée former, permet de surcroît au pouvoir de jouer avec profit la carte de l’anti-juridisme, très rentable dans la société du spectacle. En cherchant à  éluder les contraintes du droit ou en proclamant cyniquement faire peu de cas du droit, le pouvoir met de son côté les esprits simples, dupes de l’affirmation que les juristes défendent un point de vue étriqué qu’il convient de savoir laisser courageusement de côté. Cette attitude, qui relève du populisme, a conduit le président Mazeaud à  rappeler avec force, suite à  des déclarations d’un garde des sceaux invitant les parlementaires à  prendre le risque d’une inconstitutionnalité que « le respect de la Constitution est non un risque, mais un devoir »[31]. Il est alors extrêmement choquant que le président de la République lui-même, pourtant chargé par l’article 5 de veiller au respect de la Constitution, ait demandé au Premier président de la Cour de cassation de réfléchir aux moyens de tourner une décision que venait de rendre le Conseil constitutionnel jugeant contraire à  la Constitution l’application du dispositif prévu par la loi relative aux rétention de sûreté aux condamnations prononcées pour des faits antérieurs à  l’entrée en vigueur de la loi. La mission, bien paradoxale, impartie au haut magistrat était de « formuler toutes propositions utiles d’adaptation de notre droit pour que les condamnés exécutant actuellement leur peine et présentant les risques les plus grands de récidive puissent se voir appliquer un dispositif tendant à  l’amoindrissement de ces risques ». Une telle initiative suggérait nettement à  l’opinion publique que la décision du Conseil constitutionnel emportait des conséquences dangereuses, qu’il s’agissait de contrecarrer, et ce, par tous moyens. Le rapport, Amoindrir les risques de récidive criminelle des condamnés (La Documentation française, 2008), insiste évidemment sur les limites des possibilités ouvertes à  cet effet dans un État de droit…

Le moins que l’on puisse dire est que la France n’a pas la religion du droit. Pour convaincre l’un de ses subordonnés de livrer un faux témoignage à  propos de l’affaire « des Irlandais de Vincennes » (la cellule anti-terroriste de l’Élysée avait procédé à  trois arrestations spectaculaires en introduisant des armes au domicile des personnes visées, pour pouvoir se targuer de cette opération auprès de l’opinion), le chef de cette cellule lui aurait déclaré: « Ne te fais pas de bile. J’en ai discuté avec le président; il n’est pas question de laisser un petit juge emmerder des gendarmes qui font leur devoir pour de simples détails »[32]. Le respect des décisions juridictionnelles ne semble pas avoir connu depuis de progrès sensible. C’est ainsi que par deux fois, en 2006 et en 2007, l’Administration décida de ne tenir aucun compte de la suspension, par le juge administratif, d’une mesure de réquisition de terrains destinée à  permettre la tenue d’une « rave-party », ce qui conduisit le commissaire du gouvernement, M. Olson, à  déclarer avec gravité : « est ici en cause rien moins que le principe de la soumission de l’action administrative au droit et à  la justice »[33].

Avancer masqué

L’appartenance de l’art de la dissimulation aux techniques de gouvernement n’est certes pas une nouveauté… Mais, ici aussi, la société du spectacle impose et permet un renouvellement des tactiques. On voudrait en mentionner quelques-unes.

La première consiste à  annoncer une réforme contenant un ou des éléments manifestement inacceptables. Des réactions indignées ne manquent pas de s’exprimer alors. Ici, deux variantes, suivant le stade auquel l’information a été diffusée. Si celui-ci est précoce et qu’aucun projet en la forme n’a encore été divulgué, il est possible de démentir, éventuellement avec indignation (quoi, me prêter de telles pensées, à  moi qui suis un ami des libertés ?). Si le projet est formalisé, l’abandon desdits éléments pourra se faire sur le mode de la concession arrachée au cours de la négociation (que le gouvernement s’était bien gardé d’ouvrir en amont) ou du surcroît de précautions que l’on accepte de prendre en raison de l’attachement sourcilleux que l’on a pour les libertés. Dans toutes les hypothèses, le gain est maximal : en termes d’image, on aura réussi à  passer pour libéral au moment où on l’était le moins et on aura entamé l’énergie de ses adversaires, selon les techniques éprouvées de la corrida, permettant ainsi au reste de la réforme ou à  la réforme suivante d’aboutir sans trop d’encombres, les dispositions restrictives y compris (on aura déjà  amplement démontré son aptitude à  la compréhension et au dialogue, n’est-ce pas ?). La réforme du statut des universitaires réalisée en 2009 a permis un déploiement impressionnant de ces ressources de communication.

La seconde permet de réaliser une importante réduction des libertés tout en disant vouloir faire le contraire. Ce déploiement de l’art du trompe-l’œil examiné plus haut consiste à  mettre en avant une amélioration ponctuelle de la protection des libertés, en laissant dans l’ombre les restrictions prévues par ailleurs. La suppression projetée du juge d’instruction peut ainsi faire fonds des veilles craintes envers « l’homme le plus puissant de France » (quand bien même l’institution d’un juge des libertés et de la détention – bel oxymore et bel exemple d’utilisation perverse d’une terminologie libertaire – lui a formellement retiré cette toute-puissance) et d’exemples d’une utilisation malheureuse de ses pouvoirs (l’affaire d’Outreau) pour présenter cette réforme comme libérale. Mais la disparition du juge d’instruction se fait au profit du procureur de la République, auquel incombera la direction de l’enquête, sans qu’il acquière pour autant une indépendance quelconque par rapport à  l’exécutif. La présence d’un juge de l’enquête et des libertés (l’oxymore disparaît, mais la première place donnée aux libertés également…), le statut de magistrat que possèdent aussi les membres du ministère public, les assurances données qu’aucune affaire ne serait « enterrée » ne démentent en rien (ou, dans le dernier cas, confirment) cette constatation fondamentale que l’enquête serait désormais entre les mains d’un magistrat dépendant de l’exécutif[34]. Braquer le projecteur sur les seuls aspects d’un projet qui sont favorables aux libertés, en laissant savamment dans l’ombre les aspects autoritaires qu’il comporte fait désormais partie des techniques qu’il faut savoir maîtriser pour légiférer (M. Sarkozy est de longtemps passé maître dans cet art, comme l’ont démontré les projets de loi sur les étrangers élaborés à  l’époque où il était ministre de l’intérieur : quelques dispositions accroissant les droits des étrangers servaient de paravent à  de très nombreuses dispositions restrictives – ceci sans préjudice de l’emploi d’autres habiletés, comme celle consistant à  insérer certaines de ces dernières dans un autre texte discuté au même moment). Le recours à  l’illustration ferait apparaître ici une reproduction du tableau de Georges de La Tour, Le tricheur à  l’as de carreau : l’art consiste à  capter l’attention de la dupe afin d’opérer sans être vu les manipulations décisives.

Faut-il désespérer des libertés publiques à  l’ère de la société du spectacle ? Ce qui nous paraît d’abord clair est que la difficulté de la tâche[35] ne doit en aucun cas conduire à  désarmer. Ce serait à  l’évidence ouvrir la voie à  des atteintes graves aux libertés[36]. L’art serait de retourner en faveur des libertés les armes de la société du spectacle, ce qui advient parfois, d’ailleurs : les cas de recul du pouvoir ne sont pas exceptionnels, comme pourrait en témoigner, s’il devait se confirmer, le report de la réforme de la procédure pénale. Et puis, l’hypothèse d’une mutation de la société du spectacle vers des formes plus propices à  une défense des libertés, voire celle d’une obsolescence de la société du spectacle, ne serait-ce que par ce que l’on pourrait appeler son exténuation, ne sont sans doute pas à  écarter. Le développement du réseau Internet peut ainsi être analysé aussi bien comme un renouvellement, par généralisation, du spectacle que comme sa subversion. Il y a là  pour les libertés des chances (le discours du pouvoir peut à  tout moment être contré par des propositions qui le dénoncent) comme des risques (la prolifération des intervenants peut produire une confusion insurmontable des discours).

Patrick Wachsmann est Professeur de droit public à  l’Université de Strasbourg, directeur adjoint de l’Institut de recherches Carré de Malberg. Il est l’auteur, notamment, d’un manuel de Libertés publiques (Cours Dalloz, 6e éd. en 2009).

Pour citer cet article :
Patrick Wachsmann «Nouvelles techniques permettant des restrictions aux libertés publiques ou de la protection des libertés dans la société du spectacle », Jus Politicum, n° 5 [https://www.juspoliticum.com/article/Nouvelles-techniques-permettant-des-restrictions-aux-libertes-publiques-ou-de-la-protection-des-libertes-dans-la-societe-du-spectacle-289.html]