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es deux textes de Charles Eisenmann que nous présentons ici s’intitulent respectivement « L’organisation constitutionnelle du Reich » (20 juin 1934) et « Le gouvernement de l’État national-socialiste » (20 novembre 1935). Ils traitent de l’Allemagne hitlérienne, et plus exactement des deux premières années de ce nouveau régime politique qui détruit en moins de deux années le régime de Weimar pour instaurer, d’ailleurs sans révision formelle de la Constitution, le pouvoir sans partage du Führer dans toute l’Allemagne.

Ces deux articles ont été publiés dans le Bulletin mensuel jaune qui était une revue de l’office d’information allemande à Strasbourg du Centre d’études germaniques de l’Université de Strasbourg, qui redeviendra, fin 1935, la revue L’Allemagne contemporaine[1].Cette revue quasi confidentielle, réservée en réalité aux connaisseurs de l’Allemagne contemporaine, est publiée sous la forme d’un document sommairement polycopié. Ces deux articles ne sont pas mentionnés dans la bibliographie établie dans le Recueil d’études en hommage à Charles Eisenmann (Paris, Cujas, 1974) et ils ne figurent pas davantage dans le très utile recueil des textes de ce dernier, édité en 2002 par Charles Leben, Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques (Paris, Presses de l’Université de Panthéon-Assas, 2002, 668 p. – ouvrage semble-t-il épuisé d’ailleurs). Nous avions eu la chance de les découvrir, par hasard, à l’occasion de nos recherches, en 1992, sur la réception de Carl Schmitt en France qui se concentrait alors sur René Capitant. C’est dans cette même revue, le Bulletin mensuel jaune, que nous avons découvert fortuitement une série remarquable d’articles de Capitant, le grand ami de Charles Eisenmann, sur le régime nazi – écrits que nous avons réunis plus tard en un volume paru à Strasbourg grâce à l’amicale complicité d’Olivier Jouanjan et de Patrick Wachsmann[2].

Les deux articles de Charles Eisenmann que nous proposons ici au lecteur constituent une belle analyse constitutionnelle du régime national-socialiste en train de naître. Le premier texte est en effet rédigé lors de la première année du pouvoir, qui avait permis de se faire une idée de l’évolution autocratique du régime qui n’avait pas aboli la république de Weimar. Quant au second, il est écrit probablement à la fin de l’année 1934, année décisive, celle qui vit survenir la Nuit des longs couteaux (30 juin 1934) et, le 2 août, la mort du maréchal Hindenburg, Président du Reich, celui qui avait appelé Hitler à former le dernier gouvernement du régime de Weimar, le 31 janvier 1933. Le Führer ne perd pas de temps pour conforter son pouvoir, puisqu’il fait adopter immédiatement après la mort de Hindenburg un décret-loi unissant les fonctions de Président du Reich et de Chancelier. Il en résulte, selon ce décret, que les « pouvoirs que le Président du Reich exerçait jusqu’à présent sont remis au Führer et au vice-Chancelier. » C’est à ce double événement que Charles Eisenmann réagit. Son premier article de 1934 diagnostique l’évolution du régime vers la dictature, mettant d’abord l’accent sur la fameuse « Gleichschaltung » des Länder, la destruction du fédéralisme – la fin des États fédérés – pour ensuite, démontrer la mise au pas de la démocratie parlementaire. Quant au second article, il décrit l’établissement d’un pouvoir absolu, celui de Hitler, auquel aucun contre-pouvoir ne peut être opposé, et fait le lien avec la militarisation et l’embrigadement de la société par un régime. Sans avoir la profondeur des analyses de René Capitant, qui avait eu, en 1933-1934, le “privilège” de vivre sur place la révolution hitlérienne, ces deux articles sont le témoignage lucide d’un juriste sur l’instauration de cette « dictature totalitaire » (second article) dont le ressort est le militarisme, et dont l’horizon ne pourra être que la guerre. Eisenmann est, à l’instar de Capitant, un juriste qui sait qu’une analyse constitutionnelle est impensable sans penser les ressorts d’un régime.

Une présentation scientifique aurait exigé quantité de notes de bas de page pour expliquer certaines allusions ou préciser certains points. Nous y avons renoncé et avons seulement pris le parti de donner une traduction, placée entre crochets, de certains mots allemands. On voit bien que l’auteur s’adresse à un public de connaisseurs, car il ne traduit pas toujours les termes allemands, les supposant connus de ses lecteurs. Nous avons pris le parti de ne pas modifier le texte de l’auteur, mais, pour bien comprendre sa pensée sur le point précis de la question fédérale, il faut savoir que Eisenmann utilise systématiquement le substantif « Provinces » ou l’adjectif « provincial » (pour « gouvernement provincial ») là où il faut tantôt lire « Land » (ou « Länder » au pluriel) ou « État fédéré » (ou encore « État membre »), tantôt l’adjectif « fédéré ».

Pour conclure, on se permettra de formuler un constat un peu triste : à l’Université de Strasbourg, il y avait, entre 1933 et 1939, deux jeunes très grands juristes (Eisenmann et Capitant), parfaitement germanophones, qui avait tout compris du nazisme et du régime et qui l’ont écrit. Pourtant, leurs analyses n’eurent aucun écho.

 

Olivier Beaud

Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas et directeur de l’Institut Michel Villey.

Pour citer cet article :
Olivier Beaud «Présentation des écrits de Charles Eisenmann », Jus Politicum, n° 19 [https://www.juspoliticum.com/article/Presentation-des-ecrits-de-Charles-Eisenmann-1202.html]