Recension de Caroline Bricteux et Benoît Frydman (dir.), Les défis du droit global, Bruxelles, Bruylant, 2018.

Review of Caroline Bricteux et Benoît Frydman (dir.), Les défis du droit global, Bruxelles, Bruylant, 2018.

L'ouvrage collectif Les défis du droit global dirigé par Caroline Bricteux et Benoît Frydman réunit huit chapitres écrits exclusivement par des membres du Centre Perelman de Philosophie du Droit de l’Université Libre de Bruxelles. Cette liste des contributeurs n’est pas anodine. À bien des égards, ce livre peut être lu comme la présentation du projet scientifique du centre Perelman, de l’orientation de ses recherches et de ses choix méthodologiques[1]. Deux axes structurent ce projet. D’une part, « les recherches menées au Centre Perelman s’inscrivent dans une approche pragmatique du droit, qui caractérise depuis longtemps les travaux de l’École de Bruxelles[2] ». Ce pragmatisme ne se limite pas à l’idée selon laquelle « la vérité du droit est dans sa pratique[3] », mais mène à un projet d’ingénierie juridique où le droit est conçu comme « un instrument d’action », un moyen de progrès social[4] (I). D’autre part, l’approche pragmatique du centre Perelman a conduit ses membres à développer le concept de « point de contrôle ». Du point de vue des acteurs, certaines institutions disposent d’un pouvoir normatif en raison de leur position dans le champ social étudié. Dans un monde stato-centré, le point de contrôle central – voire exclusif – est l’État. Toute réforme par le droit s’accomplit par l’État. Mais la prise en compte de la pratique issue de la globalisation pousse à remettre en cause cette exclusivité étatique et à s’atteler à un travail d’identification des nouveaux points de contrôles. C’est à partir de ces nouveaux dispositifs de pouvoir qu’il serait désormais possible de faire face aux problèmes contemporains (II). Les défis du droit global résideraient précisément dans la construction de stratégies juridiques nouvelles en vue d’un progrès social dans un cadre juridique global pluriel où la souveraineté étatique serait dépassée et les ressources anciennes indisponibles. L’intérêt de cet ouvrage est alors double. D’abord, il est l’une des meilleures introductions – par sa clarté et sa précision – aux multiples aspects du droit global. Loin de se limiter aux questions relatives à la régulation de multinationales, ce projet intellectuel cherche à se saisir de la question du réchauffement climatique, de la crise migratoire ou de la régulation d’Internet. Ensuite, il incarne une approche cohérente et originale du droit global, qui, en tant que discipline juridique, s’enlise parfois dans des querelles méthodologiques qui peuvent laisser dubitatif quant à sa réalité. L’ouvrage est ainsi une référence stable pour toute étude ou critique du droit global.

 

I. De la pragmatique à l’ingénierie juridique : le droit comme instrument du progrès social

 

Le projet de cet ouvrage s’inscrit explicitement dans l’héritage intellectuel de l’École de Bruxelles. Poursuivant le tournant sociologique initié dans les années 1900, l’École de Bruxelles – et notamment la deuxième École de Bruxelles incarnée par Chaïm Perelman, Paul Foriers et Walter Ganshof van der Meersch[5]place au cœur de sa théorie du droit le pragmatisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle « le droit positif désigne non pas l’ensemble des règles posées par les autorités légitimes ou inscrites dans les sources formelles en vigueur, mais l’état effectif du droit tel qu’il peut être observé au départ des applications qu’il reçoit[6] ». L’adoption de la méthode pragmatique a ici deux conséquences fondamentales.

D’abord, elle conduit à appréhender la « vérité du droit » non seulement dans les enceintes parlementaires et judiciaires – lieux traditionnels et connus des raisonnements réalistes –, mais aussi à l’extérieur de celles-ci. Les législateurs, les juges et les parties d’un procès ne sont pas les seuls acteurs de la production concrète du droit. Cette multiplication des acteurs et la complexification qu’elle entraîne sont renforcées dans la sphère du droit global en raison de la faible institutionnalisation et de l’hybridation des mécanismes que le droit global vise à appréhender. Les auteurs proposent ainsi une série de micro-histoires très contextualisées, permettant de saisir les rapports de force, les positions sociales et les valeurs employées par les différents acteurs[7]. L’étude approfondie de ces phénomènes juridiques suppose le recours à une analyse empirique détaillée reposant sur une « une connaissance directe et concrète de leur objet », quitte à « [partir] à sa rencontre en descendant sur le terrain, en discutant avec les parties prenantes, voire en s’impliquant directement comme praticiens dans les dossiers[8] ». Le cœur des différents chapitres sont alors constitués d’études de cas. Ces analyses constituent aussi bien une indispensable source d’informations qu’une description originale de mécanismes souvent très abstraits[9].

Ainsi, dans le chapitre consacré à l’insolvabilité des États et à la restructuration des dettes souveraines, Caroline Lequesne-Roth s’intéresse à la lutte qui a eu lieu, à partir des années 1990, entre deux conceptions des mécanismes de restructuration : une approche contractuelle fondée sur l’adoption de clauses d’action collective et qui encourage « les solutions ad hoc et décentralisées au terme d’une démarche ascendante » dans lesquelles les intérêts privés sont largement favorisés d’une part, et, d’autre part, « une approche institutionnelle, privilégiant l’adoption d’un régime de défaut à l’échelon supranational[10] ». Pour rendre compte de l’opposition de ces deux approches, l’auteur établit une micro-histoire des discussions entre les différents acteurs impliquant aussi bien la Directrice générale adjointe du FMI que les différentes associations du lobby financier ou le Sous-secrétaire d’État au Trésor américain.

Outre une contextualisation poussée, cette perspective pragmatique implique aussi une conception particulière du rôle du juriste dans la société. La « neutralité axiologique » est écartée au profit d’une « philosophie de l’action, qui ne limite pas la mission du chercheur à l’observation d’une situation ou d’un problème, mais s’oriente fondamentalement vers la perspective dynamique d’une solution, d’un règlement ou du moins, d’une amélioration, d’un progrès non seulement des règles, mais de la situation sur le terrain[11] ». La plupart des chapitres intègrent ainsi des prises de position explicites des auteurs. Par exemple, la contribution de Sarah Ganty et Mortiz Baumgärtel relative au droit de la migration s’ouvre sur par une condamnation morale de la négligence des conséquences humaines de la politique migratoire européenne et une défense – qui ne va toutefois pas jusqu’à l’adhésion – du concept développé par Joseph Carsens de « frontières ouvertes[12] ». Cette philosophie de l’action va au-delà du simple engagement moral et implique la nécessité, pour le chercheur, d’imaginer des solutions d’ingénierie juridique pour améliorer la situation. Cette notion d’ingénierie juridique est centrale. Elle structure l’École de Bruxelles[13] et repose sur deux prémisses décisives exposées notamment dans la conclusion de David Restrepo Amariles : « une certaine foi dans l’idée de progrès » et une « conception instrumentale du droit[14] ». La contribution de Grégory Lewkowicz est probablement la manifestation la plus évidente de la première prémisse. Son étude de la question sociale le conduit à s’exprimer en faveur de certaines solutions telles que les mécanismes ad hoc mis en place pour engager la responsabilité sociale des entreprises à la suite de la catastrophe du Rana Plaza. Ces solutions sont conçues comme les embryons d’un droit social global, dont il serait urgent de favoriser l’émergence, comme l’amorce d’un progrès social[15].

Par ailleurs – et c’est là la seconde prémisse – dans cet ouvrage, « le droit ne se résume pas à un ensemble de règles [mais] est surtout un instrument d’action, voire de lutte, qui permet d’encadrer les dynamiques sociales et économiques et de créer des conditions de progrès[16] ». Le droit est ici conçu comme un point d’équilibre entre différentes forces sociales. Le rôle du juriste est d’imaginer des transformations juridiques permettant de contraindre ces différentes forces sociales à aller dans une certaine direction. Le pragmatisme conduit à réduire les institutions à des lieux d’interactions entre des intérêts individuels, interactions orientées par la structure juridique.

 

II. De la pragmatique au point de contrôle : la relativisation de l’État

 

L’intérêt du Centre Perelman pour le droit global est fondamentalement la conséquence de son pragmatisme[17]. La prise en compte de la réalité effective du droit et la tentative de résolution de la question sociale qui l’anime contraignent le chercheur à décentrer son regard, pour autant que les prismes classiques ne permettent plus de rendre compte de la pratique du droit. Or, du point de vue de l’approche défendue par le Centre Perelman, le « nationalisme méthodologique » doit être écarté en raison de son incapacité à permettre une description correcte de la pratique concrète du droit. En effet et il faut ici citer un article de Benoît Frydman , en envisageant « immédiatement les normes et les interactions juridiques entre les acteurs en tant que tels, indépendamment du ou des ordres dans lesquels elles s’inscrivent ou non », le chercheur est contraint de constater que de nombreuses pratiques juridiques concrètes « soit traversent allégrement les frontières des ordres juridiques établis, soit se situent en dehors de ceux-ci, soit encore empruntent leurs instruments à des ordres juridiques multiples[18] ». Ainsi, à la différence de certaines approches notamment exposées dans la contribution de Ludovic Hennebel[19], le Centre Perelman ne cherche pas tant à inventer des régimes juridiques globaux qu’à rendre compte de régimes existants, qu’il s’agit de décrire pour être en mesure de les utiliser afin de résoudre les différentes crises créées ou renforcées par la globalisation.

Un concept fréquent de cette description est celui de « point de contrôle ». Les points de contrôle désignent initialement, dans le réseau de l’Internet, les entités qui servent d’intermédiaires dans le transit des données. Comme le montre Caroline Bricteux dans sa contribution, la régulation du cyberespace repose sur la capacité d’influencer ces points de contrôles afin qu’ils régulent le transfert des données, par exemple pour s’assurer qu’aucune donnée faisant la propagande du terrorisme ne soit transférée[20]. En s’appuyant sur l’exemple de l’ICANN, C. Bricteux montre la manière dont de nombreux intermédiaires qui ne disposaient que d’une fonction normative technique – ici, le contrôle du système de nommage et d’adresse de l’Internet – ont développé des fonctions politiques en établissant des standards globaux sur des sujets particulièrement sensibles[21]. Par analogie, le concept de point de contrôle permet de désigner l’ensemble des dispositifs de pouvoir qui, en raison de la place occupée dans un environnement, vont avoir la capacité de contrôler et de sanctionner des comportements[22]. Du point de vue pragmatique, ce sont ces dispositifs, qui peuvent ne pas être institutionnalisés, qui constituent l’objet privilégié de l’étude du droit et qui sont, par conséquent, au cœur de l’ouvrage.

Dans le contexte de la globalisation, il s’agit de souligner l’émergence de nouveaux points de contrôle ou la transformation d’anciens. Les différentes contributions s’attachent à une identification et une analyse de ces objets complexes. Par exemple, dans sa contribution relative à la régulation de la finance globale et des banques au travers des tests de résistance bancaire, Pauline Bégasse de Dhaem montre que les points de contrôle ne sont pas des institutions spécifiques, mais un réseau d’interactions entre les banques centrales régionales et nationales, les banque, les autres acteurs économiques et les différents législateurs et au sein duquel est diffusé le contrôle et l’élaboration des critères. Par exemple, les dispositifs réglementaires prévoyant ces tests contiennent des sanctions. Mais l’effectivité de ces tests reposent d’abord sur la sanction économique produite par des résultats négatifs[23].

Ces différentes analyses conduisent alors à une relativisation de la place de l’État, en principe conçu comme le point de contrôle central de l’activité sociale. Les différents points de contrôle identifiés et créés ou modifiés par la globalisation paraissent ne laisser à l’État qu’un rôle secondaire. Néanmoins, il est frappant de constater, dans les différentes contributions, une certaine ambivalence concernant la figure de l’État, qui n’est en réalité jamais complétement dépassée. En effet, l’État continue dans tous les cas de jouer un rôle décisif. Ainsi, dans le chapitre relatif aux migrations, l’État est presque l’unique point de contrôle. De même, dans sa contribution, Arnaud Van Wayenberge étudie les marchés de carbone supposés permettre de lutter contre le réchauffement climatique en introduisant la technologie du marché pour réguler des relations entre les États au niveau international ou entre des opérateurs économiques au sein de l’Union européenne. Or, que cela soit dans l’Union européenne ou, a fortiori, dans la sphère internationale, les États reviennent à chaque instant pour mettre en œuvre les mécanismes du marché ou pour des opérations de coordination[24]. Autrement dit, l’étude du droit global ne permet pas d’acter une disparition de l’État, mais est une invitation à repenser la complexité de son action.

La réflexion centrée autour de l’idée de points de contrôle est une conséquence de l’approche pragmatique et confirme une idée sous-jacente de cet ouvrage : le droit est le produit d’équilibres des forces sociales et les points de contrôle sont les lieux parfois diffus où s’établissent ces équilibres. Tout projet de réforme suppose un travail de modification de ces points de contrôle pour essayer de faire évoluer ces équilibres. Le projet intellectuel du Centre Perelman, exposé dans cet ouvrage, est alors de rendre accessibles ces dispositifs souvent inintelligibles, afin de permettre des actions concrètes. Sans prétendre résoudre toutes les difficultés, il fournit ainsi une méthode et une compréhension solides du droit global.

 

Pierre Auriel

Doctorant en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas, Institut Michel Villey pour la culture juridique et la théorie du droit et Centre de droit européen de l’Université Panthéon-Assas

 

Pour citer cet article :
Pierre Auriel «Recension de C. Bricteux et B. Frydman (dir.), Les défis du droit global », Jus Politicum, n° 21 [https://www.juspoliticum.com/article/Recension-de-C-Bricteux-et-B-Frydman-dir-Les-defis-du-droit-global-1230.html]