Stéphane Pinon, Pierre-Henri Prélot (dir.), Le droit constitutionnel d’Adhémar Esmein, Montchrestien, 2009.

Thèmes : Droit comparé - Droit constitutionnel - Enseignement du droit - Doctrine - Esmein (Adhémar)

Le droit constitutionnel d’Adhémar Esmein, Actes du colloque « Le droit constitutionnel d’Adhémar Esmein » de Cergy-Pontoise du 26 janvier 2007, sous la direction de Stéphane Pinon et Pierre-Henri Prélot, Paris, Montchrestien, coll. « Grands colloques », 2009, 292 p.

L’histoire du droit constitutionnel, longtemps parent pauvre de la discipline, connaît aujourd’hui un développement spectaculaire. Sans doute a-t-on toujours pu trouver de-ci de-là  des études plus ou moins substantielles consacrées à  un auteur[1] ou à  une notion[2] mais alors que le droit administratif – sans même remonter à  la périodisation établie par Hauriou[3] – dispose depuis 1995 d’une solide monographie consacrée à  son histoire – grâce, évidemment, au travail de François Burdeau[4] –, il a fallu attendre, sauf erreur de ma part, 1998 et la première édition du Précis Dalloz de Droit constitutionnel édité sous la direction de Louis Favoreu pour que l’histoire de la discipline soit retracée en quelques pages aisément accessibles[5]. Certains exemples étrangers montrent pourtant qu’il n’y avait là  aucune fatalité. En Allemagne et en Italie, par exemple, l’histoire de la doctrine publiciste, et donc constitutionnaliste, fait l’objet de travaux substantiels depuis longtemps[6].

La situation a bien changé depuis et les études consacrées aux constitutionnalistes comme aux notions qu’ils manient se sont multipliées. Pour s’en tenir à  ce type de travaux, des thèses ont ainsi été consacrées à  Joseph-Barthélemy et à  Raymond Carré de Malberg, à  l’apparition du concept d’État de droit ou à  l’appréhension doctrinale de la justice constitutionnelle[7]. La réintroduction de l’enseignement du droit constitutionnel aux débuts de la IIIe République a également fait l’objet d’une étude remarquée[8]. Mais sur Adhémar Esmein, rien, ou presque. Alors qu’il est, chronologiquement, le premier des quatre grands constitutionnalistes de la IIIe République (entendus ici comme Esmein, Duguit, Hauriou et Carré de Malberg), il a fallu attendre 2000 pour qu’une première étude soit consacrée à  cet aspect de son œuvre[9] et 2001 pour que soient réédités ses Éléments de droit constitutionnel français et étrangers, alors que les ouvrages de ses contemporains avaient été réédités plusieurs dizaines d’années auparavant[10]. C’est dire si le colloque organisé à  Cergy-Pontoise le 26 janvier 2007 à  l’initiative de Stéphane Pinon et Pierre-Henri Prélot est heureusement venu combler une lacune et s’il faut se réjouir de la publication des actes de cette journée d’étude. Avant d’en venir à  la pensée constitutionnelle d’Esmein, on signalera sans attendre que cette publication est l’occasion de mettre à  disposition des chercheurs des éléments aussi précieux que difficiles d’accès. Le volume comprend en effet quatre annexes : des extraits de la Notice sur la vie et les travaux de M. A. Esmein par André Weiss, hommage posthume lu par son successeur à  l’Académie des sciences morales et politiques le 10 février 1917, une étude peu connue, parue en Angleterre en 1913, portant sur la maxime Princeps legibus solutus est et, enfin, deux bibliographies établies par Antoine Chopplet, l’une d’Esmein et l’autre sur Esmein.

En lisant les différentes contributions réunies dans ce volume, on est immédiatement et fortement impressionné par l’envergure intellectuelle d’Esmein. Le colloque a en effet été l’occasion de rappeler qu’Esmein n’a pas été « qu’un constitutionnaliste ». Lauréat de l’agrégation générale de droit en 1875, Esmein s’est d’abord orienté vers l’histoire du droit, discipline qu’il n’a jamais délaissée (il ne cessa de l’enseigner de 1881 à  sa mort) et dans laquelle il a publié plusieurs monographies et de nombreux articles, touchant aussi bien à  l’ancien droit qu’au droit canonique ou au droit romain[11]. Mais il a également publié plusieurs études et notes de jurisprudence en droit civil – il est d’ailleurs l’un des fondateurs de la Revue trimestrielle de droit civil en 1902 – comme en droit pénal. C’est toutefois sur le constitutionnaliste – dont l’œuvre est aussi particulièrement variée comme l’illustre l’étude par Éric Maulin du petit ouvrage consacré par Esmein à  Gouverneur Morris[12] – que les actes de ce colloque portent un éclairage nouveau. L’influence d’Esmein sur le droit constitutionnel est à  la fois facultaire et disciplinaire puisque, s’il a implanté l’enseignement de cette discipline, il l’a aussi, et surtout, profondément marqué(e). Ainsi Esmein est-il doublement à  l’origine du droit constitutionnel, puisqu’il est à  l’origine tant d’un enseignement dispensé dans les facultés de droit que d’une discipline scientifique aujourd’hui encore profondément imprégnée de sa doctrine.

Le héraut du droit constitutionnel

L’apport d’Esmein au droit constitutionnel doit d’abord être resitué dans son contexte. Dans une précieuse contribution qui prend appui sur les principales conclusions de sa thèse[13], Guillaume Sacriste met ainsi en lumière les enjeux de sociologie politique entourant le rétablissement des cours de droit constitutionnel aux débuts de la IIIe République[14]. Esmein, en effet, n’était pas un professeur de droit comme les autres. Au contraire, il était probablement le seul à  être situé à  l’interface d’autant de réseaux et à  présenter l’ensemble des caractéristiques recherchées par l’Administration républicaine, à  tel point qu’il constituait lui-même pour elle une « ressource rare »[15]. Au-delà  du cas Esmein, alors que le recours à  l’« expertise » des professeurs de droit se développe aujourd’hui avec la création de nombreux comités de réflexion (sur la réforme des institutions, des collectivités locales ou plus ponctuellement sur la responsabilité du chef de l’État), il y a là  un rappel utile des conceptions que peut se faire le pouvoir politique de ses rapports avec la science du droit constitutionnel ou, pour le dire plus crûment, du risque permanent d’instrumentalisation auquel est exposée la discipline.

Le « néo-constitutionnaliste » qu’est Esmein à  la fin du XIXe siècle est par ailleurs remarquablement moderne dans la mesure où il est décrit à  plusieurs reprises en des termes qui ne dépareraient pas dans l’évocation, voire l’éloge, d’un auteur contemporain. Par sa méthode d’abord. Historien de formation, il envisage l’étude des institutions politiques en se plaçant dans la perspective d’une histoire longue, enracinée dans l’histoire de France. Il prend aussi appui sur le droit comparé, dans lequel il voit une « méthode d’observation à  finalité principalement scientifique », tout en s’attachant à  établir une typologie des systèmes juridiques et une classification des régimes politiques[16]. Mais la conception que se fait Esmein du droit constitutionnel ne nous est pas moins familière. Esmein voit en effet dans le droit constitutionnel un droit autonome et supérieur aux autres droits, ayant la liberté pour objet[17]. Rien d’étonnant, alors, à  ce que la greffe ait pris et que le droit constitutionnel ait prospéré sous la IIIe République. La conclusion de Stéphane Pinon montre d’ailleurs quelle portée a eue – et a encore – « l’ombre tutélaire » d’Esmein[18].

Le héros du droit constitutionnel ?

L’œuvre d’Esmein a donc connu une postérité considérable. Est-ce à  dire qu’elle n’a rien perdu de sa valeur et que l’on peut, ou même doit, encore prendre appui sur elle aujourd’hui, près d’un siècle après sa mort ? On hésitera, après la lecture des actes du colloque, à  être aussi affirmatif sur ce point. Il faut d’abord relever qu’Esmein construit un système qui n’admet pas la démocratie représentative[19]. Or celle-ci semble aujourd’hui difficilement contournable – peut-être sous des formes variables mais sans être jamais remise en cause dans son principe. Mais ce n’est pas tout. Le moins que l’on puisse dire, en effet, est que l’œuvre d’Esmein ne ressort pas indemne d’un examen critique. S’attachant à  la célèbre distinction des régimes présidentiel, parlementaire et conventionnel établie par Esmein sur le critère central de la séparation des pouvoirs, Carlos Pimentel montre ainsi qu’elle a pour « clef de voûte » « l’inviolabilité politique du chef de l’État » dont l’irrévocabilité assure l’indépendance de l’exécutif à  l’égard des chambres. Mais alors que le régime anglais est déjà  un régime parlementaire moniste et que le Premier ministre, véritable chef de l’exécutif, est responsable devant le Parlement, Esmein continue de présenter le roi comme le chef de l’exécutif. Il s’ensuit une « incohérence conceptuelle de taille » et des contradictions telles qu’en dernier lieu, « c’est toute la théorie d’Esmein qui s’écroule » et l’auteur d’inviter à  « tenter de reconstruire une théorie des régimes plus pertinente que le cadre traditionnel » reposant sur les analyses d’Esmein[20]. Pour Armel Le Divellec, « l’appréciation des thèses d’Esmein sur le gouvernement parlementaire mérite d’être nuancée » : il lui paraît « difficile de les considérer comme convaincantes, même pour l’époque à  laquelle il les énonça », au point que « la démarche du grand professeur parisien n’est, pour l’essentiel, guère tenable ». En effet, non seulement la théorie d’Esmein manque de logique interne, minée par diverses contradictions, mais elle tend à  faire de la réalité qu’elle prétend décrire un tableau idéalisé et dépassé[21]. Il n’est pas jusqu’à  la méthode d’Esmein dont les limites soient montrées, notamment à  travers la manière dont il a recours au droit comparé[22]. Mais n’avait-il pas déjà  été démontré que la cohérence du droit constitutionnel d’Esmein pâtit de l’encastrement du politique et du juridique à  ce moment de l’histoire du droit constitutionnel ? Avant d’être au service de la science, le droit constitutionnel d’Esmein est au service de la République. Or, le droit constitutionnel est directement impliqué dans les polémiques qui scandent les débuts de la IIIe République, de l’épisode boulangiste à  la séparation des Églises et de l’État en passant par l’action des Ligues au tournant du siècle[23].

Le droit constitutionnel d’Adhémar Esmein fait donc progresser très sensiblement la connaissance de cet auteur qui demeure incontournable car, comme le relève Stéphane Pinon, « on s’y réfère souvent inconsciemment, sans le savoir, sans trop le citer »[24]. Pour autant, tout n’a pas été dit sur Esmein. On aimerait en savoir plus, par exemple, sur ses rapports avec Félix Moreau, son « authentique » contemporain si on le compare à  ces autres contemporains, plus jeunes, que sont Hauriou, Duguit ou Carré de Malberg. Moreau publie en effet la première édition de son Précis élémentaire de droit constitutionnel dès 1892, avant même la première édition des Éléments. Par la suite, son Précis sera même réédité plus rapidement que les Éléments d’Esmein : c’est la 21e édition qui paraît en 1921, année où l’on doit à  Nézard la 7e édition des Éléments. De même, si les sources utilisées par Esmein pour étudier les régimes étrangers sont rapidement présentées par Armel Le Divellec, elles vaudraient probablement une étude approfondie. Quid encore des rapports d’Esmein avec les auteurs étrangers ? La généalogie de chacun des concepts développés par Esmein mériterait également d’être faite. Dans quelle mesure notre conception même du droit constitutionnel reste-t-elle marquée par les siennes ? On le voit, l’analyse de l’œuvre d’Esmein comme la mise à  jour de l’histoire du droit constitutionnel français sont loin d’être achevées mais ces œuvres de longue haleine sont aujourd’hui en cours de réalisation. On ne peut que s’en réjouir.

Pierre-Olivier Caille est Maître de conférences en droit public à  l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris I)

Pour citer cet article :
Pierre-Olivier Caille «Stéphane Pinon, Pierre-Henri Prélot (dir.), Le droit constitutionnel d’Adhémar Esmein, Montchrestien, 2009. », Jus Politicum, n° 3 [https://www.juspoliticum.com/article/Stephane-Pinon-Pierre-Henri-Prelot-dir-Le-droit-constitutionnel-d-Adhemar-Esmein-Montchrestien-2009-198.html]