Jacky Hummel, Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Essai, Michel Houdiard éditeur, 2010, 171 p.
Jacky Hummel,
Essai sur la destinée de l’art constitutionnel
, Essai, Michel Houdiard éditeur, 2010, 171 p.
À l’heure où le « déclinisme » est mal vu, le récent essai de Jacky Hummel sur la destinée de l’art constitutionnel, ose rompre avec un certain conformisme entourant l’approche du droit constitutionnel. En ce sens, il présente en particulier deux mérites : il arrache l’idée d’un bilan du constitutionnalisme à l’impossibilité d’une critique ; il replace dans une perspective de théorie du droit constitutionnel l’ensemble de son évolution. En cela, il donne de la matière pour penser le droit constitutionnel dans son temps long et non seulement dans son actualité immédiate liée désormais essentiellement, on le sait, à la jurisprudence du Conseil constitutionnel réputé être l’unique « gardien de la Constitution », ou à la défense des droit fondamentaux. L’auteur pose d’emblée le diagnostic lucide et d’actualité : « le culte actuel et toujours croissant rendu à la Constitution est un leurre » (p. 9). L’idée d’une fin de l’art constitutionnel a pourtant quelque chose de paradoxal à l’heure du triomphe du contrôle de constitutionnalité de la loi et de la question prioritaire de constitutionnalité. À quoi bon vanter les vertus de la Constitution tant ses louanges sont dressées en son statut de norme de référence permettant un contrôle de constitutionnalité de la loi ? Pourtant, si l’on veut bien aller par-delà certaines apparences le diagnostic correspond à une réalité empirique. Les mutations subies par la notion de Constitution ne sauraient être regardées comme sans effet sur son objet : instrumentalisation politique de l’acte constitutionnel, c’est-à -dire « l’abaissement du droit constitutionnel au niveau d’un outil laissé au service du pouvoir » ; apparition de nouveaux centres de pouvoir et de mécanismes de pression, « au regard desquels le modèle classique, de l’ordre constitutionnel, fondé sur la relation entre l’État et l’individu, apparaît de plus en plus dépassé » ; perte du caractère auguste et sacré de l’écriture de l’acte constitutionnel ; inflation de révisions de circonstance « qui aboutissent à infléchir les équilibres originaires d’un texte constitutionnel voué en principe à un minimum de permanence » ; réécriture jurisprudentielle de la loi fondamentale qui fait d’elle une règle instable et indéterminée ; épuisement de l’idée du destin politique dont l’acte constitutionnel garantit l’unité ; tentative de construction d’un ordre constitutionnel européen par le recours à une notion « apparue originellement pour donner une expression juridique au modèle historique de l’État-nation » aboutissant à une extension de la notion de Constitution en dehors du modèle étatique.
La différence entre le projet initial et le résultat actuel est telle que l’auteur se demande si « au crépuscule du constitutionnalisme moderne, une nouvelle notion de Constitution ne prend pas la relève de celle édifiée lors des révolutions atlantiques de la fin du XVIIIe siècle » (p. 11). L’auteur y voit moins un « lent et inexorable processus d’altération » qu’une invitation à se demander si la notion de Constitution n’est pas en train « d’épouser de nouvelles significations ».
Pour répondre à cette question, l’auteur retrace la genèse de l’idée de Constitution, le mot comme la chose, en montrant les mutations de l’idée : la question du régime politique s’est peu à peu transformée en outil d’organisation du pouvoir ayant pour objet de préserver la liberté avant que les insuffisances de la notion de Constitution dépourvue de juridiction capable de sanctionner sa violation ne viennent en montrer les limites. Grâce à une érudition impressionnante qui replace la théorie constitutionnelle dans une perspective d’histoire des idées et de philosophie politique, l’auteur retrace la marche de l’idéologie constitutionnaliste et les obstacles qu’elle a pu rencontrer, en particulier son rapport à la fois fondateur et ambigu avec la notion de contrat social.
Le constitutionnalisme, projet institutionnel et politique des révolutions bourgeoises, qu’il nomme « art constitutionnel » (p. 50) et qui s’est assigné plusieurs buts - définir les principes constitutifs du corps politique et conjuguer les autonomies individuelles et politiques -, a vu se perdre peu à peu la croyance que la Constitution procède d’un compromis originel, le moment constituant, celui où s’établit le contrat social. « L’appréhension de la constitution comme système normatif souverain trouve actuellement son point d’orgue dans une pensée doctrinale qui se refuse à appréhender les origines d’une constitution par la référence à une volonté politique antérieure portée par le pouvoir constituant et qui se plaît à admettre qu’une norme fondamentale hypothétique puisse fonder l’ordre constitutionnel », écrit-il (p. 75). Si l’on ajoute à cela le fait que la Constitution est révisée d’une main de « moins en moins tremblante » et que cette révision est très rarement ratifiée par les électeurs eux-mêmes, le constat de l’effacement de son projet originel et de sa concordance avec une volonté politique originelle est préoccupant : « l’intangibilité n’est plus qu’une prétention anachronique ».
De fait, le projet constitutionnaliste de fondation et de limitation du pouvoir par la Constitution s’est lentement transformé en autre chose : « l’affirmation d’une norme suprême enfermant en ses dispositions les principes auxquels devront se conformer tous les autres pouvoirs juridiques » au point que « l’ambition inaugurale de l’art constitutionnel de fixer juridiquement certains éléments objectifs de l’identité collective a embrassé des formes et des traductions nouvelles propres à le dénaturer » (p. 84). Le constitutionnalisme est-il seulement compatible avec ce projet ? Simple adaptation ou grave altération ? La question qui en est le corollaire est de savoir quelle résistance le droit constitutionnel issu du constitutionnalisme libéral peut offrir à cette pente. L’auteur offre des éléments pour en débattre à charge et à décharge.
La première leçon du livre est de répudier l’idée que le constitutionnalisme libéral contiendrait en lui-même sa propre mort. Mais sa reconstruction rétrospective à partir des sources constitutionnelles découvertes ou interprétées par le juge constitutionnel dans le seul but de la protection de droits fondamentaux au détriment de sa dimension politique ne peut qu’inquiéter : « le danger d’une socialisation croissante de la constitution est de disqualifier, par un mouvement indéfini et incontrôlé de revendication du droit, celles des dispositions qui sont relatives aux valeurs et institutions propres à affermir une existence commune » (p. 97).
Dans ce contexte, peut-on encore raisonnablement considérer « l’acte constitutionnel comme le texte symbolique et normatif par lequel une communauté d’individus prend conscience d’elle-même, l’acte par lequel une communauté peut se (re)connaître et s’enseigner à elle-même la vérité de ce qu’elle est » ? Un droit constitutionnel ne prenant forme et effet pour les citoyens – que l’on finit que par ne plus penser que comme des justiciables qualité qui serait l’ultime étape de leur épanouissement - qu’à travers « les droits et libertés que la Constitution garantit » et non à travers des autres concepts constitutifs de l’État comme la souveraineté du peuple et de l’idée nationale sur laquelle se fonde un destin commun, peut-il encore, malgré ses « avancées » ponctuelles, permettre à une communauté politique de prendre conscience d’elle-même ? La défiance envers les empiètements du pouvoir contre les citoyens est fidèle en cela au constitutionnalisme, mais la destruction du pouvoir comme expression d’une volonté commune de citoyens l’est-elle encore ?
Le livre de Jacky Hummel nous semble comporter deux apports importants. Le premier est de faire redécouvrir la dimension paradoxalement politique du constitutionnalisme libéral (« la pensée politique du siècle des Lumières, qui a donné naissance au constitutionnalisme moderne, a été sensible à la question de l’identité nationale et a perçu combien l’existence des libertés individuelles était dépendant de l’appartenance à une forme politique nationale. ») et, ce faisant, l’articulation du libéralisme et de la politique ; le second est de montrer qu’il est possible de faire une critique des mutations du constitutionnalisme d’un point de vue libéral, lequel ne répond plus qu’apparemment à sa mission première : la préservation des droits contre un pouvoir qui, détruit, risque de ne plus laisser subsister que des revendications catégorielles et individualistes de droits subjectifs au détriment d’un projet commun. Car si le projet constitutionnaliste s’est construit sur une méfiance du pouvoir politique il l’a également, et dans le même temps, consacré en tant qu’instrument permettant l’expression d’une volonté commune : le pouvoir ne peut être limité que parce qu’il existe et qu’il est reconnu comme moyen politique irréductible à une vie en commun dans laquelle les individus ne font pas seulement « société » mais font État. L’essai de J. Hummel invite à s’interroger sur la fameuse formule de Julien Freund selon laquelle il n’existe pas de politique libérale mais seulement une critique libérale de la politique. En ce sens, le constitutionnalisme, bien qu’il n’en soit que la dimension juridique, n’est pas exactement, comme le libéralisme politique, pure machine à dissoudre quand bien même le libéralisme peut-il être regardé comme un « fait social total » (J.-C. Michéa) aux conséquences effectivement ravageuses dès qu’il s’émancipe de sa fin première de la protection de sphère de liberté individuelle pour répandre les effets de sa neutralité axiologique dans l’ensemble des sphères de la société, en particulier culturelle, et dont la conséquence principale est bel et bien l’extension indéfinie de la sphère marchande comme moyen de trouver le plus grand dénominateur commun pour éviter aux hommes de s’affronter, et donc à terme, qu’on le veuille ou non, la destruction de la politique. Car pensé pour remettre le pouvoir suspecté d’oppression à sa place et permettre aux individus de vaquer librement à leurs affaires sans être inquiété par l’État, le constitutionnalisme n’en avait pas moins été contraint de faire appel à des notions proprement politiques comme l’État justement, la nation, le peuple, la souveraineté ou la citoyenneté pour penser la vie en commun. Or, laissant place à l’existence d’une société et d’un droit fait exclusivement de contre-pouvoirs, la face politique du libéralisme (plus exactement l’aspect du libéralisme qui est contraint d’accepter l’existence d’une sphère régissant la vie en commun de citoyens non soumise à l’économie et pas faite exclusivement pour l’y soumettre) est finalement mise en cause dans sa substance. Jacky Hummel a donc raison de voir dans le constat du « triomphe des particularismes » dans nos « démocraties représentatives orphelines de l’idée de communauté propre à unir les membres d’un État authentique » (p. 155) un symptôme inquiétant.
À cet égard, « le constitutionnalisme sans Constitution », évoqué dans une formule très évocatrice par l’auteur (p. 138) à propos des projets – avortés – d’intégration européenne constitutionnelle, marque bien la limite du recours aux « principes abstraits » que sont les seuls droits de l’homme et le respect de l’État de droit pour construire un ordre politique cohérent et évocateur et non pas dépourvu de tradition nationale marquant « une rupture du constitutionnalisme avec ses principes fondateurs » : « En effet, en fixant les limites à l’exercice du pouvoir dans le dessein de protéger les droits et libertés de l’individu, le constitutionnalisme européen abandonne les définitions organiques et politiques de l’identité collective au profit d’une intelligence néo-kantienne de la collectivité comme communauté de valeurs (adhésion commune à l’idéologie des droits de l’homme). Ce faisant, il est immanquablement conduit à privilégier la garantie des droits subjectifs par rapport à la démocratie politique. Il rompt ainsi l’union fragile que la doctrine constitutionnelle libérale avait affirmée entre reconnaissance des droits individuels et appartenance à vie politique commune » (p. 140).
Mais alors une question se pose : peut-on encore, dans ces conditions, continuer à parler de constitutionnalisme ? Le mot, eu égard aux évolutions du concept qu’il désigne, n’est-il pas tout simplement usurpé ? Ces évolutions (nouvelles finalités assignées à la Constitution désormais tournée vers la défense exclusive des droits et libertés, remise en cause de sa dimension politico-étatique, concurrence avec d’autres formes de souveraineté…) ne constituent-elles pas des remises en cause de l’idée constitutionnaliste plus que l’évolution de sa « destinée » dont nous n’aurions pas encore trouvé le nom ? N’assistons-nous pas même à une mutilation plus qu’à une évolution ? Une espèce de constitutionnalisme devenu fou qui n’aurait plus grand-chose à voir avec le projet de ses fondateurs d’encadrer le pouvoir et aussi, ce faisant, de le consacrer ? Au point que l’on en vient à se demander si l’essai porte bien son titre : la destinée de l’art constitutionnel n’est-elle pas plutôt le crépuscule – certes paradoxal – du constitutionnalisme ?
L’auteur ne semble pas réellement trancher dans le vif de ces questions et l’érudition – ample et plaisante – ne laisse pas toujours se déployer toute la critique des mutations qu’il constate et de leurs conséquences même s’il en montre finement et lucidement l’évolution dans le temps long de l’histoire et la pensée constitutionnelles. Tous les paramètres étaient en effet réunis pour que cet essai ne soit pas seulement un exercice savant mais apparaisse pour ce qu’il a vocation à être : le constat de la transformation d’un monde et, à bien des égards, de sa fin. Si, comme le pense l’auteur, la politique ne peut être entièrement saisie par le droit (p. 112), alors il faut en tirer les conclusions : le droit, et les mécanismes juridictionnels qu’il a tendance à consacrer, ne peuvent se développer sans tuer la politique et la face politique du constitutionnalisme – car il en a une – ne pas risquer de disparaître au fur et à mesure de ces évolutions. L’excroissance du droit ne peut se faire qu’au détriment du projet constitutionnaliste dès lors que la dimension de critique qu’il adresse traditionnellement au pouvoir politique l’emporte sur celle de sa fondation au point d’oublier qu’elle existe et que sans elle rien n’est possible. Les évolutions de notre droit constitutionnel de ces vingt dernières années – de la Charte de l’environnement à la question prioritaire de constitutionnalité exclusivement axée sur la « défense des droits et libertés garanties par la Constitution » en passant par le poids toujours plus grand d'une impérialiste jurisprudence européenne essentiellement fondée sur des valeurs libérales – en disent long, quels que soient leurs apports ponctuels, sur les nouvelles finalités du constitutionnalisme et sur ses évolutions qui signent la fin de ce que Jacky Hummel nomme justement « l’intelligence globale et finaliste de la notion de Constitution ».
Quant à la surveillance du pouvoir, pourquoi ne pas oser le dire : le pouvoir politique nous semble avoir cessé depuis longtemps d’être l’oppresseur, unique et redoutable, si l'on juge par le poids des autres types de pouvoir, à commencer par les pouvoirs économique et financier ou médiatique, au demeurant liés, qui, eux, travaillant sans cesse à leur propre gloire, font l’objet d’une suspicion bien moindre à celle qui entoure le pouvoir politique, pourtant « vieux lion épuisé » a-t-on dit un jour. La méfiance envers le pouvoir politique ne constitue plus dès lors qu’une sorte de réflexe rassurant mais dérisoire face à la privatisation de l’État et à sa colonisation par d’autres pouvoirs et d’autres intérêts.
Dès lors, la « domination politique » a-t-elle vraiment à être « domestiquée » à l’heure où elle est elle-même dominée par d’autres pouvoirs ? L’identité d’un peuple peut-elle se réduire à la défense de droits et libertés que la Constitution garantie et assurer, dans le même temps, à la hauteur de ce que réclame le projet constitutionnaliste, l’exigence d’une souveraineté ? L’espoir que « l’identification des citoyens à leur Constitution » se fasse « par la seule adhésion aux principes de l’État de droit » (p. 147) n’est-elle pas vaine ? Si l’auteur permet de donner à réfléchir sur le déséquilibre qui existe aujourd’hui au détriment du pouvoir et de l’affirmation d’une forme politique à l’État « grandeur du droit constitutionnel », ses développements auraient pu conduire à des réponses plus nettes quand bien même auraient-elles entrainé un certain désenchantement. Or, comme l’auteur le suggère peut-être trop prudemment, nous pensons que le destin politique du peuple autour d’un projet commun hérités des théories du contrat social, ne saurait se réduire à la seule défense des droits subjectifs des individus à travers la voie juridictionnelle au détriment de la voie politique. Le plaideur ne remplacera jamais le citoyen et, selon nous, il est illusoire de considérer que le second pourrait s’épanouir tout entier dans la figure du premier. Le comprendre et retrouver l’équilibre perdu du constitutionnalisme des origines est tout le défi qui attend le droit constitutionnel français. Et c’est tout l’intérêt du livre de Jacky Hummel que de poser, à la faveur de l’analyse minutieuse de l’idée constitutionnaliste, passée et présente, la question de la dimension politique du droit constitutionnel.
Bruno Daugeron est Professeur de droit public de l’Université Lumière Lyon 2
Pour citer cet article :
Bruno Daugeron « Jacky Hummel, Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Essai, Michel Houdiard éditeur, 2010, 171 p. », Jus Politicum, n°9 [https://juspoliticum.com/articles/Jacky-Hummel-Essai-sur-la-destinee-de-l-art-constitutionnel-Essai-Michel-Houdiard-editeur-2010-171-p]