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Introduction

P

rolongeant l’intuition de Nietzsche, Max Scheler refuse de réduire le ressentiment à un affect passager[1]. Il l’érige en une forme durable d’hostilité matinée d’impuissance, qui trouve son origine dans un sentiment d’humiliation. Certes, il convient de se méfier des analyses qui « psychologisent » à l'excès les rapports entre pouvoirs. Il n’en demeure pas moins que les institutions politiques n’existent qu’à travers les hommes qui les incarnent. Ceux-ci peuvent, le cas échéant, se faire les porte-parole d’un malaise conséquent, au point d’installer au cœur du politique plus de psychologie qu’usuellement.

En France, que ce soit le fait d’un Exécutif renâclant traditionnellement à voir la justice échapper à son instrumentalisation ou celui de juges enclins à adopter une stratégie d’affrontement, les rapports entre justice et politique, entre institution judiciaire et gouvernement, ont rarement été apaisés. Dans un paysage trop souvent ravagé par une méfiance réciproque, les cinq dernières années n’en apparaissent pas moins saillantes. Jamais encore ne s’était en effet ajoutée aux désaccords et affrontements habituels une dimension passionnelle telle qu’elle semble pouvoir être analysée en termes de ressentiment.

Le très fort écho qu’ont pu avoir deux tribunes, publiées à quelques mois d’intervalle, en 2020 et en 2021 dans Le Monde marque le début de cette séquence. Le procès du garde des Sceaux en exercice, en novembre 2023 devant la Cour de Justice de la République (CJR) en constitue l’acmé. Le discours prononcé par le Président de la République à l’École Nationale de la Magistrature (ENM), le 9 février 2024, à l’occasion de la prestation de serment d’un nombre historiquement élevé d’auditeurs de justice, illustre la volonté de l’Exécutif de s’inscrire dans le cadre de rapports plus apaisés. Mais entre-temps, l’affrontement fut vif.

En témoigne d’abord le texte du 29 septembre 2020, publié par Chantal Arens et François Molins, alors respectivement Première présidente et Procureur général près la Cour de cassation. Après avoir pris la défense de l’ENM, un temps menacée de réforme dans le prolongement du rapport Thiriez sur la haute fonction publique[2], les deux plus hauts magistrats judiciaires du pays en viennent – in cauda venenum – à l’essentiel. Ils contestent que le garde des Sceaux ait pu saisir « l’inspection générale de la justice d’une enquête administrative contre trois magistrats du Parquet National Financier (PNF) chargés d’une procédure qui l’avait concerné ». « Le conflit d’intérêts que sous-tend cette situation ne peut qu’alerter. » ajoutent-ils[3]. Cette première tribune s’inscrit dans un contexte d’animosité patent. Dès le 24 septembre, la présidente du Syndicat de la Magistrature mettait en cause, de manière moins feutrée encore que les magistrats de la Cour de cassation, la « probité » du ministre, sa tendance à « trouver à son goût les recettes populistes » et dénonçait « une offensive [menée] contre la justice financière, de manière particulièrement vindicative et partiale» [4]. Les hauts magistrats se faisaient par ailleurs le relais de motions adoptées quelques jours auparavant par plusieurs assemblées générales de magistrats. À l’appel de l’Union Syndicale des Magistrats (USM) et du Syndicat de la Magistrature (SM), elles avaient en effet voté des motions dénonçant « des attaques contre la magistrature et l’État de droit ». L’assemblée générale du tribunal judiciaire de Paris avait notamment appelé le Président de la République « à agir en responsabilité en tant que garant constitutionnel de l’indépendance de l’autorité judiciaire face à un ministre de la justice ayant perdu définitivement toute crédibilité et détruisant le lien de confiance devant unir les citoyens à la justice[5] ». Il est vrai que, toujours très fin diplomate, Éric Dupont-Moretti avait profité de la nomination – contestée – d’une avocate à la tête de l’École Nationale de la Magistrature, pour dénoncer le 21 septembre 2020 « une culture de l’entre-soi », un « corporatisme qui éloigne la justice des citoyens et prenait corps pour une part à l’ENM » [6].

La seconde tribune, parue dans Le Monde du 23 novembre 2021, a eu beaucoup plus d’écho que la première et se présente comme un Appel de 3000 magistrats destiné à alerter l’opinion publique sur la situation très difficile de la magistrature[7]. Elle se distingue donc de celle de Mme Arens et de M. Molins à la fois par son caractère collectif et par son sujet, plus ancré dans le quotidien de la magistrature que sur les questions des rapports entre pouvoirs. Elle dénonçait une justice « déshumanisée » qui obligerait les magistrats à choisir entre « juger vite mais mal » ou « juger bien mais dans des délais inacceptables » pour les justiciables. Si rédacteurs et premiers signataires sont des membres du Syndicat de la Magistrature (SM), la tribune a touché bien au-delà des sympathisants de ce syndicat puissant mais minoritaire. En quelques semaines, elle a été cosignée par plus de la moitié des magistrats[8]. Au-delà de la « grande souffrance » que cause, selon ce texte, « une justice qui maltraite les justiciables, mais également ceux qui œuvrent à son fonctionnement, greffiers et magistrats », la tribune met l’accent sur la perte de sens de la fonction judiciaire. En dénonçant « une vision gestionnaire du métier », en refusant « une justice qui n’écoute pas, qui raisonne uniquement en chiffres, qui chronomètre tout et comptabilise tout », elle se rattache à une vision exclusivement qualitative de la fonction juridictionnelle. La justice étant une vertu avant d’être un service public, une telle dénonciation ne peut que séduire, même si tous ceux qui se trouvent confrontés à des phénomènes de massification – et les universitaires en tête – ne peuvent qu’en percevoir les limites. En mettant l’accent sur l’incapacité à agir, le sentiment de frustration et l’animosité qui en découlent, cette seconde tribune rappelle la manière dont Camus, s’appuyant sur Scheler toujours, définissait le ressentiment. Dans l’Homme révolté, paru en 1951, il décrit en effet le ressentiment, par opposition à la révolte, comme « une auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos, d'une impuissance prolongée » qui, « selon qu'il croît dans une âme forte ou faible, devient arrivisme ou aigreur » [9].

Qu’apportent plus précisément ces deux tribunes à la compréhension de la crise que traverse actuellement la magistrature ? Peut-on réduire celle-ci à une question de moyens, c’est-à-dire de rareté des ressources ? Le contexte de la publication de la seconde tribune, celle dite des 3 000, y invite. Elle s’inscrit en effet dans la perspective de la réunion, sous la direction de Jean-Marc Sauvé, des États généraux de la justice lancée en octobre 2021 par le Président de la République. Le vice-président honoraire du Conseil d’État a d’ailleurs mis en exergue le problème récurrent du manque de moyens au sein du sombre tableau dressé par le comité[10]. Face à un effectif « de 9 000 à 9 200 magistrats […] notablement insuffisant », le comité appelle à un « effort inédit » de création d’« au moins 1 500 postes de magistrats du siège et du parquet dans les cinq années à venir » [11]. Ces états généraux de la justice avaient d’ailleurs eux-mêmes vocation à répondre à la description faite là encore par Chantal Arens et François Molins, lors d’un entretien avec le président de la République le 4 juin 2021 selon laquelle cette noble institution serait à bout de souffle et marquée par la désespérance de ses acteurs.

Toutefois, ce sentiment d’abandon, né de l’insuffisance ancienne et profonde des conditions matérielles dans lesquelles s’exerce la justice judiciaire en France, n’était pas le seul grief avancé par les plus hauts magistrats de la Cour de cassation devant le chef de l’État. Dans un entretien au Journal du Dimanche, paru deux jours après leur entrevue à l’Élysée[12], ils précisent avoir également insisté sur « les critiques récurrentes et chaque fois un peu plus violentes » dont la justice fait régulièrement l’objet de la part des hommes politiques. Celles-ci risqueraient selon eux d’accroître encore un peu plus le « déficit de confiance » dont souffre la justice auprès des citoyens[13]. Il est vrai que ce dernier est patent. Selon un sondage CSA publié par la commission des lois du Sénat, le 27 septembre 2021, la justice est perçue très négativement par la grande majorité des français. Lorsqu’ils sont appelés à la qualifier, des éléments négatifs sont avancés dans 67 % des cas et parmi ceux-ci figurent en particulier les traits suivants : elle serait essentiellement considérée comme étant lente, injuste, laxiste et débordée[14]. À la défiance habituelle des hommes politiques envers la justice, vient donc s’ajouter celle, plus forte encore que jadis, des citoyens.

La justice est donc mal aimée, mal lotie et peu considérée. De surcroît son statut est incertain au point qu’on ne saurait, sans réflexion préalable, appliquer la notion de pouvoir juridictionnel à la justice judiciaire. Deux remarques ici s’imposent.

D’une part, la notion de pouvoir juridictionnel est plus vaste que celle de pouvoir judiciaire. Même si l’une et l’autre sont parfois prises pour synonymes, le pouvoir judiciaire ne désigne que l’ensemble des juridictions appelées à régir les relations interindividuelles et relevant, à titre principal, du droit privé[15]. C’est aux côtés de la justice constitutionnelle, administrative ou internationale – qui d’ailleurs la concurrencent de manière croissante – que la justice judiciaire prend part à l’exercice du pouvoir juridictionnel. En conséquence, et bien qu’elle ne saurait en épuiser la notion, la justice judiciaire peut en effet être qualifiée de pouvoir au sens fonctionnel du terme. C’est précisément sur les conditions d’exercice de cette fonction juridictionnelle que se concentre la première des deux tribunes précitées. Elle présente le rapport de la justice judiciaire à la masse des affaires dont elle est saisie sous la forme d’un défi auquel elle ne serait plus en mesure de faire face. Le ressentiment qu’éprouve la justice judiciaire tient d’abord aux conditions difficiles d’exercice de la fonction juridictionnelle (I).

D’autre part, ainsi que l’a bien montré Eisenmann, le terme de pouvoir est lui-même marqué d’ambiguïtés. Appliqué à la justice, il désigne en effet tantôt la fonction, c’est-à-dire « la tâche […] que la justice – appareil d’organes – est appelée à remplir[16] », tantôt précisément, l’organe qui en assure l’exercice. Or, d’un point de vue organique, la Constitution de 1958, en son article 64, refuse à la justice judiciaire un tel qualificatif. C’est la fameuse optique du « pouvoir refusé » pour reprendre la formule souvent citée de Jean Foyer[17] qui est aujourd’hui décriée. La tribune relative à l’affaire du PNF s’inscrit en effet dans la perspective d’un rapport de force entre deux très hauts magistrats et le garde des Sceaux. Elle dénonce la possibilité d’une immixtion du politique dans le judiciaire, alors même que le ministère de la justice est le seul à être expressément prévu par la Constitution (à l’article 65). En d’autres termes, le sentiment de maltraitance qui est à l’origine de la dimension fonctionnelle du ressentiment est interprété comme le signe d’une absence de reconnaissance institutionnelle, comme le refus de reconnaître que la magistrature judiciaire est en droit d’exercer un véritable pouvoir au même titre que l’Exécutif et le Législatif. Ce faisant, elle sert d’aiguillon à une revendication à dimension organique (II).

I. La dimension fonctionnelle du ressentiment

A. L’insuffisance des ressources

Régulièrement dénoncé mais plus rarement compensé, le problème du manque de moyens matériels et humains dont dispose l’autorité judiciaire demeure central. Publié le 5 octobre 2022, le rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice[18] qui compare les ressources de la justice dans 44 des États du Conseil de l’Europe, est sans appel. Hors prisons, protection judiciaire de la jeunesse et fonctionnement du ministère, la France dépense 72,5 € par an et par habitant pour financer son système judiciaire là où la moyenne est de 82 € en Italie[19], de 138 € en Autriche[20] et de 141 € en Allemagne[21]. Forte de 9 000 magistrats judiciaires, la France comptait en moyenne 11,2 juges et 3,2 procureurs pour 100 000 habitants en 2020, alors que les chiffres médians au sein du Conseil de l’Europe sont respectivement de 17,6 et 11,1[22]. Il est vrai qu’en France le financement du budget du système judiciaire est essentiellement assuré par l’impôt. À l’inverse, en Allemagne ou en Autriche par exemple, les frais de justice couvrent une part importante, voire quasi intégrale, de ce budget[23].

Ces écarts importants, depuis longtemps documentés, ont donné lieu à diverses propositions. Certaines tendent à introduire en France et pour les seuls « contentieux lourds[24] », une contribution proportionnelle aux demandes contestées[25]. Une proposition dans le même sens figure au sein du Rapport Sauvé sur les états généraux de la Justice en matière de justice économique. Il s’agirait d’introduire, en amont de la procédure, un droit de timbre modulé en fonction du montant du litige et de la capacité contributive du requérant et, en aval, un droit de fin de procédure, qui prendrait en compte le « comportement des parties en vue d’un règlement diligent du litige[26] ». Impliquant de rompre avec le principe de gratuité d’accès à la justice, consacré par la loi du 30 décembre 1977[27], elles sont pour l’instant demeurées lettre morte.

D’autres propositions, dans une perspective plus institutionnelle, s’attachent à articuler une approche de finances publiques « à une réflexion sur le contenu et la pertinence […] du concept d’autorité judiciaire[28] ». Tel est le cas du groupe de travail de la Cour de cassation, réuni en 2017, autour de la question « Quelle indépendance financière pour l’autorité judiciaire ? ». L’étude focalise en effet son attention sur le « principe d’indépendance […] indissociable de l’exercice de la fonction judiciaire[29] » consacré par le conseil constitutionnel dans ses décisions du 19 février 1998[30] et 20 février 2003[31]. Le rapport part de la conviction selon laquelle si la justice n’a jamais été un véritable pouvoir, cela tient notamment à son absence d’autonomie financière[32]. Ériger la justice judiciaire en véritable pouvoir suppose donc de lui ouvrir la possibilité de déterminer les moyens qui lui sont nécessaires pour mener à bien ses missions. Partant du constat – au demeurant banal – selon lequel « il n’est pas d’indépendance sans moyens matériels suffisants pour l’exercer[33] », le rapport se concentre sur la nécessité de transférer à l’institution judiciaire la gestion de son budget afin d’éviter « une gestion ministérielle trop éloignée des préoccupations et des besoins des juridictions[34] ». Le pas supplémentaire qui consiste à passer de l’autonomie de gestion à celle de la décision financière est cependant rapidement franchit. Il réside dans le souhait de remettre au CSM une compétence d’avis en matière budgétaire sur le projet de loi de finances[35]. L’obstacle constitutionnel qui résulte de l’article 20 de la Constitution en vertu duquel l’organisation du service public de la justice, aspects budgétaires et comptables inclus, relève du gouvernement est curieusement passé sous silence. L’est tout autant la question de la composition du CSM et de son absence de légitimité démocratique pour émettre un tel avis[36]. Enfin, le caractère problématique de ce type de proposition qui procède d’une remise en cause du principe selon lequel, sous la Ve République, il revient au parlement et au gouvernement de décider de l’allocation des moyens budgétaires aux pouvoirs constitués n’est nullement évoqué. Cela n’empêche pas la proposition d’être reprise dans un rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, réunie à l’Assemblée nationale en 2020 et issue du droit de tirage de la France insoumise[37]. On aurait toutefois tort de réduire à une question de moyens la crise que traverse aujourd’hui la justice. En effet, les ressources budgétaire et humaines, finies par définition, ne seront jamais à la hauteur d’une demande de justice qui n’a de cesse de croître dans les sociétés démocratiques[38]. De plus, la tribune des 3 000 s’inscrit paradoxalement dans un contexte de très forte revalorisation budgétaire. Le budget de la justice a en effet augmenté de 30 % pendant le premier quinquennat d’E. Macron. Plus encore, le garde des Sceaux Éric Dupont-Moretti a obtenu que les budgets 2021, 2022 et 2023 affichent chacun une hausse de 8 %, qui va bien au-delà de la loi de programmation de sa prédécesseur[39]. Cette hausse spectaculaire du budget de la justice (+ 60 % sur les deux quinquennats) devrait permettre un plan de recrutement ambitieux, avec la création de 1 500 postes de magistrats[40] sur la période 2023-2027 et une revalorisation de leurs salaires de 1 000 euros brut en moyenne[41].

Au regard des arbitrages budgétaires très favorables à la justice qu’a obtenus l’actuel ministre, l’état de défiance qui caractérise ses relations avec la magistrature ne peut que surprendre. En réalité, le paradoxe n’est sans doute qu’apparent car les syndicats de magistrats n’ont jamais été unanimes pour faire de la question des moyens financiers l’alpha et l’oméga de leurs combats. Le rôle du Syndicat de la Magistrature comme initiateur de la tribune des 3 000 constitue à cet égard une forme de rupture. Créé en 1968 il a longtemps négligé les préoccupations liées aux intérêts matériels de ses membres contrairement à l’USM, syndicat majoritaire créé en 1974 et qui les a toujours pleinement assumées[42]. Le SM se voulait en effet « essentiellement porteur de revendications concernant la place de la justice dans la société[43] ». On touche là à la question des missions conférées à la justice judiciaire qui, depuis les années 70 au moins, se sont démultipliées, au point que les magistrats semblent aujourd’hui avoir du mal à les cerner voire à en percevoir le sens.

B. La perte de sens de la profession

La perte de sens de la fonction judiciaire est d’abord un effet de la multiplication des missions qui lui sont dévolues. Elle s’est produite au fil du temps, sans réflexion véritable sur ce que l’on peut attendre de la justice. Traditionnellement chargé de résoudre les litiges qui lui sont soumis conformément à la loi, le juge se fait désormais régulateur, contrôleur, gestionnaire[44]. Il a dorénavant la charge de dire le droit dans un contexte de plus en plus difficilement déchiffrable.

Les procédures s’affinent, les garanties s’accroissent sans qu’on se préoccupe de la situation réelle des juridictions. À titre d’exemple la décision du Conseil constitutionnel du 4 juin 2021[45] qui se fonde sur l’article 66 de la Constitution pour imposer aux juges de la liberté et de la détention de contrôler systématiquement le maintien de mesures de contention ou d’isolement en hôpital psychiatrique au-delà d’une durée de 24 ou 48 heures a été saluée par les défenseurs des droits et libertés. Elle n’en pose pas moins de grosses difficultés dans les juridictions, dans la mesure où elles sont susceptibles de concerner plus de 150 000 actes par an.

Dans le même sens, selon le Rapport de la CEPEJ précité, « la France a l’un des plus faibles effectifs de procureurs en Europe[46] et doit faire face simultanément à un nombre très élevé d’affaires pénales de première instance reçues[47] avec un nombre très important d’attributions différentes (12) [48]».

L’accroissement des domaines d’intervention du juge, connu dans le domaine pénal, est également sensible en matière civile. C’est en effet essentiellement par l’intermédiaire de la justice civile que s’est faite la judiciarisation de la société. La justice civile a connu en conséquence depuis les années 80 une véritable massification des contentieux, qui résulte notamment de la recherche quasi systématique de responsables en cas de dommage et d’une moindre stabilité des liens familiaux[49]. Elle représente aujourd’hui 60 % des décisions rendues par les juridictions de l’ordre judiciaire[50]. Or, les effectifs des magistrats consacrés au traitement des contentieux civils en appel et en première instance ont diminué depuis 2009. On peut y voir l’effet d’une sorte de tropisme pénal dans les juridictions – ce que d’aucuns désignent d’ailleurs sous le nom d’effet François Molins[51] – combiné à la diminution des effectifs de magistrats en France entre 2009 et 2014. La multiplication des affaires traitées à juge unique et l’accumulation des stocks contraint le juge du quotidien, non pas à penser le droit, mais à recourir à une pensée standardisée et répétitive, sur fond de trame de jugement[52], en attendant au mieux le recours massif à la médiation[53], au pire aux algorithmes ou à Chat GPT. Le caractère monacal et désincarné de ce travail a été encore accentué par l’adoption de la LOLF du 1er août 2001 qui a érigé l’objectif de performance au rang de principe budgétaire. La justice a dû « mettre en place des batteries d’indicateurs privilégiant les critères de délai de jugement, d’ancienneté de stock et de nombre d’affaires jugées[54] ».
Le sentiment prévaut depuis au sein de la justice – et il est d’ailleurs perceptible à la lecture de la tribune des 3 000 – que l’on est passé d’un objectif de réduction de la dépense publique à une restriction de l’offre de justice, la performance objectivement mesurée tenant lieu de politique en matière de justice[55].

Le juge se doit également de « connaître des règles de droit de plus en plus foisonnantes et complexes[56] ». Or, ainsi que le souligne le Rapport Sauvé, la prolifération des règles de droit, leur technicisation, leur caractère changeant et souvent leurs contradictions conduisent mécaniquement à la multiplication des litiges[57]. Il en résulte une baisse de la qualité des jugements qui se traduit, en matière civile, par un taux d’appel en hausse de 50 % en dix ans[58]. Il est par ailleurs à craindre que par l’effet de la publication de la majorité des arrêts des cours d’appel rendus dans les matières civile, sociale et commerciale, prévue par la loi Lemaire du 7 octobre 2016, les incohérences jurisprudentielles deviennent plus visibles aux entreprises de la Legal tech et exposent davantage encore les décisions à la critique[59].

Enfin, la perte de sens de l’office du juge est encore accentuée par les désaccords au sein du corps des magistrats sur la définition du rôle que le juge doit jouer dans la cité.

La ligne de démarcation se manifeste ici entre deux grandes conceptions de l’office du juge. La première, probablement majoritaire mais silencieuse, considère que le juge doit trancher les litiges en appliquant la loi, en l’interprétant certes, mais sans la dénaturer, sans en réduire la portée ou la compléter indûment. La seconde, portée par le très actif Syndicat de la Magistrature (SM), considère qu’il relève de la mission du juge de modifier les équilibres sociaux à l’aide du droit. L’expression paroxystique de ce point de vue militant se trouve dans la célèbre harangue qu’Oswald Baudot adressait en 1974 à ses collègues débutants :

Certes, ce type de propos, qui se rattache à une analyse marxiste de la société, apparaît aujourd’hui daté[61] même si d’aucuns en défendaient encore récemment l’actualité[62]. La harangue s’inscrit dans la lignée du Syndicat de la Magistrature des années 70 qui s’efforçait de dénoncer une justice de classe et de modifier les équilibres sociaux à travers le droit[63]. Cet activisme judiciaire assumé, fort éloigné de la figure du juge comme tiers impartial, n’en a pas moins laissé des traces au sein d’un Syndicat qui, s’il est minoritaire, n’en recueille pas moins plus d’un tiers des voix aux élections professionnelles[64]. Le texte d’O. Baudot est d’ailleurs régulièrement repris par les organes du SM. On le retrouve sur le blog des plus jeunes de ses adhérents – notamment dans une tribune élégamment intitulée Jeunes, cons et syndiqués en écho à la consternante affaire du mur du même nom qui impliquait le SM et le discréditait aux yeux du public[65].

Sans surprise, ce plaidoyer en faveur d’un juge engagé et militant transparaît lorsque l’on consulte le site internet du SM notamment lorsque celui-ci s’efforce, non sans difficulté, de concilier militantisme et impartialité. Le point de départ du raisonnement réside dans le constat selon lequel « l’acte de juger est un acte politique[66] ». L’affirmation est incontestable pour peu que l’on retienne une acception étymologique de l’adjectif, c’est-à-dire celle qui désigne tout ce qui intéresse la polis, la Cité. Mais ce n’est évidemment pas ce que les thuriféraires de l’activisme juridictionnel ont à l’esprit. L’acte de juger, pour les dirigeants du SM, est un acte politique, au sens où il doit être conçu comme militant. Le site précise en effet que l’impartialité ne saurait être confondue avec la neutralité[67]. Dès lors, il est commodément admis que s’agissant de l’impartialité « les opinions et engagements ne la limitent en rien, à l’inverse ils la libèrent ». À cette aune, il n’y a rien de surprenant à voir le SM tenir un stand, pour la première fois en septembre 2023, à la fête de l’Humanité et des magistrats en exercice y organiser une table ronde sur les violences policières. Certes le CSM, dans un récent avis, considère que la reconnaissance du droit syndical au bénéfice des magistrats a « inéluctablement pour conséquence de conférer aux organisations syndicales et à leurs représentants un droit de s’exprimer qui est encore plus large que celui qui résulte du droit commun[68] ». Il n’en apparaît pas moins difficile de concilier de telles initiatives avec l’article 10 de l’ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature en vertu duquel est « interdite aux magistrats […] toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions[69] ».

On assiste ainsi à la mise en place d’une sorte de spirale infernale. La multiplication des missions du juge est souvent le fait d’un législateur ou d’un conseil constitutionnel prompt à solliciter le juge judiciaire. Elle vient nourrir un sentiment de trop plein qu’exprime avec force la tribune des 3 000. Cette dernière réclame en substance de sortir de l’urgence pour avoir le temps d'appréhender pleinement les situations humaines qui lui sont soumises. Toutefois, la ligne de crête qui sépare la volonté légitime de juger avec humanité de celle qui consiste pour le juge à faire prévaloir ses valeurs et ses convictions reste difficile à saisir. Elle l’est d’autant plus que les conditions déplorables d’exercice de la fonction juridictionnelle viennent renforcer le poids des syndicats, qui pour certains s’attachent à encourager l’activisme judiciaire. On passe alors, pour reprendre l’expression de F. Ost, du juge-arbitre prenant des décisions au nom de critères strictement légaux au juge-entraîneur exerçant une compétence élargie à dimension plus sociale[70], avec tous les risques d’empiétements sur la fonction politique que cela implique. Ainsi se renforce, à travers l’accent mis sur des difficultés matérielles bien réelles, la revendication d’un véritable pouvoir juridictionnel, au nom de l’importance sociale des règles de droit que le juge applique. Le sentiment de maltraitance sert alors d’aiguillon à une revendication à dimension organique.

II. La dimension organique du ressentiment

La dimension organique du ressentiment trouve son origine dans le statut de la justice en France (A). Tout se passe comme si, lassée de voir le pouvoir politique refuser de lui offrir les moyens concrets de mener à bien ses missions, la justice – ou plus exactement certains de ses membres les plus activistes – cherchait à s’émanciper de l’exécutif afin de se revendiquer comme un pouvoir plein et entier. Pour conquérir ce pouvoir qui lui est traditionnellement refusé, elle est tentée de procéder par coups d’éclat (B).

A. Un pouvoir refusé[71]

Alors même que le Général de Gaulle s’est efforcé avec l’aide de Michel Debré de renforcer la justice en professionnalisant la formation des magistrats et en améliorant leurs traitements – afin que la fonction puisse s’exercer sans qu’une fortune personnelle ne soit nécessaire – les fondateurs de la Ve se sont refusés à lui reconnaître le statut de pouvoir. Surtout enclin à revaloriser le pouvoir exécutif, ils ont renoué avec la conception traditionnelle de la justice, celle d’une simple autorité, prévue à l’article 64 et dont l’indépendance serait constitutionnellement garantie par le président de la République, clé de voûte du nouveau régime. Le Conseil Supérieur de la Magistrature était alors présidé par le chef de l’État, vice présidé par le garde des Sceaux tandis que son secrétaire général officiait sous le contrôle étroit de l’Élysée[72]. La mise à la retraite forcée du Premier Président Rousselet à la suite de l’affaire Salan témoigne de la réalité du contrôle opéré[73].

Plusieurs évolutions institutionnelles et notamment la réforme du CSM opéré par la révision du 23 juillet 2008 ont par la suite largement atténué cet encadrement de la justice par l’Exécutif. Les deux formations du CSM – siège et parquet – sont dorénavant présidées par le Premier président et le Procureur général de la Cour de cassation. La coloration « corporatiste » qui en découle est en partie compensée par la présence d’une majorité de personnalités extérieures à la magistrature dans chacune des formations (8 membres qualifiés sur 14). L’article 30 du code de procédure pénale interdit par ailleurs depuis 2013 au ministère de la Justice de donner des instructions aux procureurs dans des affaires individuelles. Enfin, la jurisprudence du Conseil constitutionnel affirme de manière récurrente que l'autorité judiciaire englobe les magistrats du siège comme ceux du parquet[74]. Il en résulte que les deux composantes du corps bénéficient de l'indépendance proclamée par l’article 64 de la Constitution[75]. Toutefois, si la Constitution « consacre l'indépendance des magistrats du parquet, […] cette indépendance doit être conciliée avec les prérogatives du Gouvernement et […] n'est pas assurée par les mêmes garanties que celles applicables aux magistrats du siège[76] ». Plus précisément, les magistrats du parquet, contrairement à ceux du siège, ne bénéficient pas de la garantie de l’inamovibilité et sont placés sous le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des Sceaux[77]. Les garanties d’indépendance qui leur sont offertes sont toutefois réelles : avis du CSM sur les nominations ; régime disciplinaire protecteur ; liberté de parole à l'audience[78].

Cependant, institutionnellement, le Rubicon n’a pas été franchi. La justice judiciaire demeure une autorité et Pierre Drai qui suggérait en 1992 au comité Vedel d’opter pour la substitution du mot pouvoir à celui d’autorité se heurta à une fin de non-recevoir en raison de l’existence du juge administratif[79]. La suggestion resurgit toutefois régulièrement, motif pris du caractère suranné de la formule au regard de la montée en puissance de ladite autorité[80]. En témoigne par exemple la position du rapport Bartolone/Winock de 2015. Il estimait « nécessaire de consacrer dans le titre VIII de la Constitution l’existence non pas d’une “autorité” judiciaire, mais bien d’un “pouvoir” judiciaire » et appelait notamment à accroître l’indépendance du Parquet en mettant un terme à sa subordination hiérarchique au garde des Sceaux[81]. Notons toutefois que le passage d’un pouvoir au sens fonctionnel à la revendication d’un pouvoir au sens cette fois organique de l’expression ne va pas nécessairement de soi. Ainsi que le souligne avec raison Arnaud Le Pillouer dans un récent article, il est parfaitement possible de reconnaître l’existence d’un pouvoir juridictionnel (entendu comme la manifestation et la reconnaissance du pouvoir normatif du juge) tout en refusant l’existence d’un pouvoir au sens organique, c’est-à-dire en estimant que l’autorité judiciaire, en raison précisément de ce pouvoir, doit être soigneusement encadrée et limitée par les autorités politiques[82].

Ce n’est pas tout à fait comme cela toutefois que l’entendent les plus activistes des magistrats, bien décidés à procéder par coup d’éclat afin de témoigner, à défaut de se le voir reconnaître, de l’existence effective du pouvoir qu’ils exercent.

B. Un pouvoir revendiqué

Une étude historique ferait sans doute remonter au début des années 90 les premières manifestations de la montée en puissance de l’autorité judiciaire. La judiciarisation croissante de la société se combine alors à l’indépendance jusque-là inhabituelle que manifeste un certain nombre de magistrats dans les affaires politico financières. La tradition d’impunité des responsables politiques fondée sur leur statut est rompue. L’évolution est salutaire mais ne se fait pas sans heurts, le pouvoir exécutif tentant à plusieurs reprises de renouer avec une justice aux ordres[83]. Il en a résulté des rapports souvent calamiteux entre hommes politiques et magistrats, les premiers ayant le sentiment d’être injustement assiégés, les seconds celui d’être constamment muselés. L’évolution a surtout eu pour effet d’ériger face à face deux pouvoirs : un pouvoir politique fort de sa légitimité démocratique mais doutant chaque jour davantage de sa capacité à agir et une autorité judiciaire, portée par des courants ascendants, mais qui souffre d’une légitimité plus incertaine. Dès lors, elle peut être tentée de procéder par coups d’éclats pour revendiquer un pouvoir que traditionnellement on lui refuse. Or, ainsi que le soulignait Pierre Avril, « l’invocation du pouvoir judiciaire révèle le souhait de placer la magistrature judiciaire sur le même plan que les pouvoirs exécutif et législatif, c’est-à-dire les pouvoirs politiques, en lui conférant une légitimité analogue, fondée non sur l’investiture du suffrage universel mais sur celle du droit[84] ». Cette affirmation d’une légitimité fondée sur le droit s’est souvent manifestée via la volonté de faire respecter le principe d’égalité devant la loi. Dans un contexte d’affrontement entre une partie de la magistrature et les autorités politiques, cette « idéologie du droit commun[85] » présente en effet l’avantage de voir dans les décideurs publics des individus comme les autres.

Découle de cette évolution un refus de toute différenciation du régime juridique applicable aux gouvernants et aux gouvernés qui se manifeste sous la forme de décisions juridictionnelles parfois retentissantes.

Les immunités constitutionnelles elles même ne font plus toujours obstacle aux procédures, la notion d’actes protégés – car relatifs aux fonctions – tendant à se réduire comme peau de chagrin. Ainsi, la saisie des agendas de Nicolas Sarkozy en 2012 dans le cadre de l’affaire Bettencourt ou encore le mandat d’amener dont il a fait l’objet, le 21 octobre 2021, afin de le contraindre à comparaître comme témoin dans le procès dit des « sondages de l’Élysée », fait bien peu cas de l’immunité dont bénéficie tout ancien chef de l’État, sur le fondement de l’article 67 alinéa 1 de la Constitution[86]. Un constat similaire pourrait être fait en matière d’immunités parlementaire. Un jugement du Tribunal correctionnel de Paris du 29 mars 2021 a en effet confirmé l'interprétation dorénavant réductrice du champ d’application de l’irresponsabilité prévue à l’article 26 alinéa 1er de la Constitution. Alors que ce dernier précise, dans une rédaction volontairement large, qu’aucun « membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions », le juge pénal a considéré que « le rapporteur d’une mission d’information qui doit se limiter à recueillir et fournir au législateur une information complète et objective afin de permettre au Parlement d’exercer son pouvoir de contrôle, ne saurait prétendre au bénéfice de l’immunité parlementaire »[87]. Bien que l’article 26 alinéa 1er n’effectue aucune distinction entre les actes de la fonction parlementaires[88], le juge pénal a considérablement étendu, via cette décision, le contrôle judiciaire qui s’exerce sur le mandat parlementaire. Il a fait ainsi mentir la belle formule de Royer Collard, selon laquelle « c’est un axiome du gouvernement représentatif que la tribune n’est justiciable que de la chambre[89] » que l’on pouvait pourtant légitimement croire comme étant toujours d’actualité[90]. Une partie de la magistrature, prompte à se poser en oracle de l’État de droit s’oppose ainsi de manière croissante aux autorités politiques qui sont pourtant les seules à être investies démocratiquement de la capacité à vouloir et à agir au nom de la Nation[91].

À la manière des immunités qui ne font plus obstacle aux procédures, les grilles des palais de la République ne protègent plus des perquisitions. Face à des pouvoirs exécutif et législatif qui ne parviennent plus ni à rassurer, ni à convaincre, la tentation est alors grande pour l’autorité judiciaire de mettre en scène son propre pouvoir. Il en résulte des perquisitions amplement médiatisées, à l’instar de celle du bureau de l’intéressé à l’Élysée lors de l’affaire Benalla en 2018, ou encore de celles des bureaux et domiciles du ministre de la santé Olivier Véran, de l’ex Premier ministre Édouard Philippe, de l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn et de l’ancienne porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye le 15 octobre 2020. Tapageuses et simultanées, elles avaient été effectuées toutes affaires cessantes à la demande de la CJR sur le fondement d’une information judiciaire ouverte dans le cadre de la gestion ministérielle de l’épidémie de Covid-19, procédure qui s’est depuis largement enlisée. À cette liste partielle et pourtant déjà conséquente est venu s’ajouter, le 1er juillet 2021, l’étonnant spectacle d’une Justice procédant, 10 heures durant, à la perquisition de son propre ministère dans le cadre de l’affaire Dupont-Moretti. Une fois de plus, le secret de l’instruction a cédé devant les exigences de la médiatisation, la perquisition ayant été annoncée la veille dans le Canard enchainé. On se demande quel a pu dès lors en être l’intérêt, si ce n’est mettre en scène la violence du conflit entre le garde des Sceaux et la magistrature.

Le lieu même des perquisitions, combiné au statut des mis en cause et à la nature des incriminations montre combien le cœur même de l’action gouvernementale est plus que jamais touché par la pénalisation de la vie publique. Certes, on ne saurait imputer aux seuls magistrats la responsabilité de cette évolution qui renvoie à des mutations politiques, sociales et juridiques déjà anciennes : déshérence du principe de responsabilité politique, perte de substance de la fonction politique dorénavant réduite à une forme de prestation de service comme une autre, émergence d’une société individualiste toujours plus adverse au risque, caisse de résonnance qu’offre la dimension accusatrice du procès pénal, augmentation du nombre d’associations autorisées à se porter partie civile, présence de modèle de plaintes devenue massive sur internet depuis la pandémie[92]… Le législateur porte lui-même sa part de responsabilité dans cette évolution tant il apparaît enclin à multiplier les incriminations pénales. Ce faisant, il transforme le code pénal en une boîte à outil d’une surprenante plasticité, dans laquelle les magistrats n’ont qu’à puiser pour trouver l’incrimination qui, au prix parfois d’une interprétation extensive, leur permettra de mettre en cause la responsabilité pénale des gouvernants. C’est ainsi que, dès l’affaire du sang contaminé, trois ministres – et non des moindres – ont été initialement poursuivis par la commission d’instruction de la Cour de Justice de la République (CJR) pour « complicité d’empoisonnement ». Beaucoup plus récemment, à la suite de la pandémie de Covid-19, ce fut au tour d’Agnès Buzyn, d’être poursuivie à l’origine pour « abstention volontaire de combattre un sinistre[93] ». Le délit est pourtant rarement utilisé car l’infraction, pour être caractérisée, suppose non seulement la connaissance du sinistre et des mesures à prendre, mais aussi la volonté de ne pas agir. Consciente de cette faiblesse, la commission d’instruction de la CJR a préféré procéder à une mise en examen du chef de mise en danger de la vie d'autrui[94], oubliant sans doute qu’il s’agissait, là encore, d’une infraction particulièrement stricte. La mise en examen a d’ailleurs été annulée par la Cour de cassation[95], faute pour la CJR d’avoir préalablement constaté l’existence d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement et dont seule la violation manifestement délibérée permet la caractérisation du délit. Signe de la tension dans laquelle se déroule cette procédure judiciaire, A. Buzyn, dorénavant simple témoin assisté mais lassée par les vingt interrogatoires qu’elle eut à subir, refuse depuis de déférer aux convocations des magistrats[96].

Dans l’affaire Dupont-Moretti, il n’était en revanche nul besoin d’avoir du droit pénal une interprétation extensive pour mettre en cause le garde des Sceaux. L’incompréhensible article 432-12 du Code pénal permettait d’y pourvoir avec sa capacité à appréhender largement la prise illégale d’intérêts, c’est-à-dire le fait, pour un responsable public, d’avoir pris, reçu ou conservé, « directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ». Nous ne reviendrons pas ici sur les motivations de la décision de relaxe rendue par la CJR le 29 novembre 2023. Nous nous sommes déjà livrés ailleurs à cet exercice[97] en montrant combien fut alors confirmée la tendance de cette juridiction pénale spéciale à se prononcer en opportunité, bien plus qu’en droit.

L’affaire est en réalité tout aussi intéressante du point de vue du contexte dans lequel elle s’inscrit. Au-delà de la situation sans précédent d’un garde des Sceaux en exercice attrait devant la CJR, l’épisode témoigne comme nul autre de la vigueur des tensions qui sont susceptibles d’affecter les relations entre pouvoirs constitués au plus haut niveau de l’État. Rappelons brièvement les faits qui sont à l’origine de ce consternant psychodrame, en nous concentrant sur l’affaire dite du PNF. C’est en effet elle, plus que celle relative au juge E. Levrault[98], qui a été emblématique des rapports délétères entre la haute magistrature et le garde des Sceaux. Était en cause une enquête administrative ordonnée le 18 septembre 2020 « à l’encontre » de trois magistrats du Parquet National Financier (PNF). Or, ce même PNF, en dehors de tout contrôle des juges d’instruction, avait exploité les relevés téléphoniques de Maître Dupond-Moretti, ce qui avait incité ce dernier à dénoncer « une enquête barbouzarde » puis à porter plainte, avant d’opter pour le retrait de celle-ci au moment de sa prise de fonction comme garde des Sceaux, le 6 juillet 2020.

Cette situation de conflit d’intérêts était une véritable aubaine pour les syndicats de magistrats.

D’une part, elle leur permettait de mettre en cause un garde des Sceaux qui, à peine nommé, était déjà honni. Il est vrai que Maître Dupont-Moretti, tout au long de sa carrière d’avocat, avait tenu à l’encontre de la magistrature des propos extrêmement critiques. Dès lors, le choix de cette figure du barreau pour prendre la tête de la magistrature a pu apparaître comme une véritable provocation de la part du président de la République et comme un signe supplémentaire de maltraitance institutionnelle. En témoigne l’accueil que réserva Céline Parisot, présidente de l’USM (syndicat majoritaire habituellement modéré à l’origine de l’une des plaintes devant la CJR) à cette nomination : « Nommer une personnalité aussi clivante et qui méprise à ce point les magistrats, c’est une déclaration de guerre à la magistrature[99] ». Plusieurs hauts magistrats auraient d’ailleurs refusé de rejoindre le cabinet ministériel d’É. Dupond-Moretti, sur injonction, si l’on en croit ce dernier, de François Molins, alors Procureur général près la Cour de cassation[100].

D’autre part, l’existence d’un conflit d’intérêts offrait aux syndicats l’occasion de réitérer, avec des arguments autres, leur demande tendant à l’arrêt de l’enquête de fonctionnement sur le PNF diligentée par Nicole Belloubet. La précédente garde des Sceaux avait en effet estimé celle-ci nécessaire au regard de la crise d’ampleur que traversait cette structure depuis 2015. Pressions, harcèlement et – là aussi – conflits d’intérêts semblaient en émailler le quotidien[101]. La situation s’était détériorée au point de donner lieu à un rarissime signalement, effectué sur le fondement de l’article 40 du code procédure pénale, par un magistrat du PNF à l’encontre de son chef de juridiction, Éliane Houlette[102]. Las, loin de se rendre aux arguments des syndicats, le nouveau ministre non seulement persiste mais signe. Il décide en effet, au regard du rapport de l’Inspection Générale de la Justice[103], d’ouvrir cette fois une enquête administrative visant trois parquetiers du PNF qui entretenaient des rapports manifestement conflictuels. Aucun de ces magistrats n’était à l’origine des écoutes téléphoniques litigieuses[104]. On saisit mal dès lors l’entêtement des syndicats à obtenir la suspension de l’enquête, sauf à conclure à un affligeant corporatisme qui s’opposerait à l’idée même de rendre des comptes.

Quoi qu’il en soit, après avoir tenté en vain d’obtenir du Conseil d’État saisi en référé en septembre 2020 qu’il suspende l’enquête administrative litigieuse[105] et appelé à l’organisation de moults rassemblements de magistrats devant les cours et tribunaux du pays[106], SM et USM décident de passer par la voie pénale. Le 16 décembre 2020, ils se joignent à l’association Anticor et portent plainte devant la CJR pour délit de prise illégale d’intérêt. Force est de reconnaitre qu’ils ont été vivement encouragés à franchir ce pas par la tribune Arens/Molins précitée. L’existence de cette dernière, signée par les deux plus hauts magistrats de France et dénonçant, au regard de l’enquête administrative litigieuse, le « conflit d’intérêts que sous-tend cette situation » ne peut d’ailleurs que surprendre voire inquiéter. Comment en effet expliquer que F. Molins, pourtant figure tutélaire de la magistrature française, ait pu se laisser aller à signer un tel texte ?

Certes, on pourrait estimer que, signant aux cotés de Chantal Arens pour le siège, F. Molins s’est exprimé dans cette tribune en tant que président de la formation compétente à l’égard des magistrats du parquet du CSM et qu’il était à ce titre largement délié de son obligation de réserve. Le CSM est en effet chargé par l’article 64 de la Constitution d’assister le chef de l’État dans sa fonction de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Toutefois, F. Molins n’en demeurait pas moins Procureur général à la Cour de cassation. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il préside la formation parquet et qu’il signe la tribune. Dès lors, il ne pouvait ignorer qu’en cas de saisine de la CJR, il lui reviendrait d’endosser l’éventuel réquisitoire renvoyant le ministre en exercice devant la formation de jugement. Or, manifestement, dès septembre 2020, son opinion était faite.

De plus et surtout, comment expliquer une telle prise de position alors que les audiences ont montré que, moins de deux semaines avant la publication de ladite tribune, sollicité par Véronique Malbec – directrice de cabinet du garde des Sceaux – sur les suites à donner à l’enquête de fonctionnement de l’IGJ, il ait pu conseiller au ministère de lancer une enquête administrative relative aux trois magistrats. Dans une affaire relative aux conflits d’intérêts, pareille configuration ne manque pas de piquant… Comment comprendre enfin qu’il ait pu retenir aussi jusqu’aux audiences devant la CJR certaines pièces du dossier et notamment un mail décisif pour la défense du garde des Sceaux? Il n’est guère surprenant dans ces circonstances de voir l’ancien procureur général, à 15 jours du procès devant la CJR, être accueilli par une standing ovation lors du congrès annuel de l’USM, l’un des syndicats à l’origine des plaintes.[107]

Ainsi, depuis une trentaine d’années, l’évolution de l’organisation judiciaire, combinée au net changement de mentalité d’un certain nombre de magistrats, a largement émancipé la Justice des pressions politiques. Il en est résulté une tendance croissante à mettre en cause la responsabilité pénale des élus ou des membres du gouvernement pour des faits qui, dans la plupart des cas, n’auraient jadis donné lieu à aucune action[108]. Si le constat d’une pénalisation croissante de la vie publique que favorise la faiblesse des mécanismes de responsabilité politique est maintenant classique, celui de l’indépendance de la justice, depuis l’affaire Dupont-Moretti au moins, apparait dorénavant tout aussi clair. Hélas, ce dernier épisode montre également, à l’instar d’un certain nombre d’affaires tout aussi médiatisées, que si l’impartialité suppose l’indépendance, l’indépendance n’implique pas nécessairement l’impartialité. Dès lors, la tentation peut être forte pour la justice d’affirmer son pouvoir à l’encontre de ceux par qui elle s’estime méprisée. Le manque de moyens, la perte de sens de la profession, le sentiment constant d’être mésestimée au sein de l’État ont en effet progressivement nourri au sein de la magistrature judiciaire une forme d’acrimonie qui ajoute une dimension passionnelle aux rapports entre pouvoirs constitués. Ce faisant, la justice contemporaine remet en cause les conséquences habituelles du ressentiment : loin d’acculer la Justice à l’inaction, il se nourrit d’animosité et de frustration pour l’inciter à agir. Il n’est pas certain qu’il faille s’en réjouir.

 

Cécile Guérin-Bargues

Professeur de droit public

Université Paris-Panthéon-Assas

Institut Michel Villey

Pour citer cet article :
<span >Cécile Guérin-Bargues</span> «La justice judiciaire à l’heure du ressentiment », Jus Politicum, n° 31 [https://www.juspoliticum.com/article/La-justice-judiciaire-a-l-heure-du-ressentiment-1573.html]