Qui a le droit de juger les abus commis en matière de liberté d’expression ? Puisque la qualification de ces délits comportent toujours une part de subjectivité, les défenseurs de cette liberté ont considéré qu’il fallait abandonner ce contentieux à des jurés. A partir de 1944, on leur a préféré des juges professionnels, plus précis, plus techniques, plus impartiaux pensait-on. Aujourd’hui, la modération des contenus sur les réseaux sociaux est le fait d’algorithmes et d’employés privés dépourvus de formation solide qui n’ont ni la légitimité des jurés ni la technicité des professionnels. Ils sont en outre moins animés par le souci de la liberté que par celui de l’optimisation des profits des plateformes qui les emploient.

Jurisdictional power and digital platforms

Who has the right to judge abuses of freedom of expression? Since the characterization of these offenses always include an part of subjectivity, the defenders of freedom of expression considered that it was necessary to leave this dispute to juries. From 1944, professional judges were preferred, one believed that they would be more precise, more technical, more impartial. Today, content moderation on social networks is the work of algorithms and private employees without solid training who have neither the legitimacy of jurors nor the technical expertise of professionals. They are also less driven by a concern for freedom than by that of optimizing the profits of the platforms that employ them.

E

nvisagé par Mark Zuckerberg en novembre 2018 et installé en octobre 2020, l’Oversight board a été présenté, originellement, comme la « cour suprême » de l’entreprise Facebook, devenue Meta[1]. Vingt sommités[2] — d’éminents juristes, de hauts responsables politiques, un prix Nobel de la paix — issues des cinq continents jugent les faits et gestes des plateformes à la suite de recours introduits tant par les utilisateurs que par les dirigeants, en quête de conseils avisés. Elles statuent en se fondant sur les législations nationales ou régionales. La plateforme s’est engagée à respecter scrupuleusement les recommandations de cet Oversight board qui peuvent prendre la forme de modération de contenus, de bannissement ou de réhabilitation d’utilisateurs, de suggestions en matière d’innovation.

Cette forme privée[3] mais universelle, globale de pouvoir juridictionnel défend-elle ardemment la liberté d’expression sur les réseaux sociaux ? Rien ne permet de l’affirmer. Continue-t-elle, par d’autres moyens, la guerre économique en veillant à ne pas faire fuir des utilisateurs qui seraient choqués par la présence ou par l’éviction de telle personnalité controversée ? Rien ne porte à l’exclure. Disons simplement que la défense de la liberté d’expression[4] – premier objectif affiché de ce « conseil de surveillance »[5] – ne saurait aller aisément jusqu’à compromettre le résultat commercial de l’entreprise qui rémunère ses « juges suprêmes », par le biais du trust. Quel serait le sort réservé à une décision provoquant un fléchissement significatif de la collecte de données et un recul des ventes de publicités ciblées ?

Quoi qu’il en soit de la pertinence de cette institution, dont il n’est pas certain que l’adjectif « juridictionnelle » la qualifie exactement, pour réguler les réseaux sociaux, il importe de formuler quelques observations sur la spécificité de la liberté d’expression et de son influence sur la manière de trancher des différends qui peuvent s’élever à son propos.

Une première remarque porte sur la difficulté particulière d’administration de la preuve d’une allégation ou d’une imputation en la matière, que ce soit au pénal ou au civil. À partir de quand tel propos vient-il flétrir l’honneur ou la réputation de quelqu’un ? Une question qu’il est difficile de trancher objectivement, sur laquelle il est peu aisé de raisonner en faisant abstraction d’une part nécessairement excessive de subjectivité.

En deuxième lieu, ce qui relève de l’insulte ou de l’outrage pour l’un ne sera qu’une formule vive pour un autre, peut-être même un trait d’humour pour un troisième. La caractérisation de l’injure, de l’outrage ou des offenses suppose une infinie délicatesse, un subtil raffinement dans la compréhension du contexte, des habitudes et milieux sociaux, des « lois du genre » quand on chemine dans le domaine de « la parodie, [du] pastiche et [de] la caricature[6] ». Délicatesse au double sens du substantif : à la fois très difficile et très raffiné. On retrouvera la question de la subtilité – ou plutôt de son absence – en traitant de la régulation sur les réseaux sociaux.

Enfin, l’ensemble de la famille des provocations, incitations, apologies, incriminations conçues pour arrêter le bras d’inconséquents qui prendraient trop au sérieux ou au premier degré leur contenu brut laisse souvent très dubitatif : dans l’indignation de l’instant, submergé par l’émotion, on serait prêt aux condamnations les plus lourdes. Mais, après quelques semaines, quand le tollé général vient à passer, ces mêmes propos paraissent bien plus anodins. Que l’on songe aux apologies du terrorisme pour lesquelles ont été condamnés quelques (mauvais) plaisantins en 2015 à la faveur de la réintégration de cette incrimination dans le code pénal par la loi du 13 novembre 2014, autorisant alors la procédure de comparution immédiate, et de son éviction du droit spécial de la presse[7] qui, fort sagement, l’exclut[8]. On pense à cet homme ivre, habitué des outrages aux forces de l’ordre, qui, pour avoir lancé aux policiers « il devrait y en avoir plus des Kouachi » est condamné à quatre ans d’emprisonnement[9]. En eût-il été de même s’il n’avait pas été jugé en comparution immédiate quelques semaines après les attentats de janvier 2015 contre le journal Charlie Hebdo et un hypermarché Cacher ? Un autre, peu après les attaques du 13 novembre, est condamné à un an ferme pour avoir assuré « Je suis Salah Abdeslam » détournant ainsi le « Je suis Charlie » repris en chœur quelques mois auparavant. Deux mois pour avoir menacé, en état d’ivresse toujours, de « tout faire péter » au motif que « François Hollande n’aurait pas dû bombarder la Syrie ». L’apologie du terrorisme est-elle ici caractérisée ? L’émotion, en la matière, est-elle le meilleur guide des magistrats ? Manifestation assez caractéristique d’un pouvoir juridictionnel exercé par des juges très professionnels du fait de leur formation et de leur éthique de vie[10] mais guère moins sujets aux passions que d’autres citoyens.

Tel est bien l’un des problèmes importants posé par la question des incriminations de presse, et plus largement, de la liberté d’expression : elles n’existent que grâce à des métaphores et à des analogies. La question est de savoir qui, du juriste professionnel, de celui qui vit de sa plume, du haut responsable politique ou du simple citoyen, est le plus à même de mesurer la portée des métaphores et des analogies, ces figures littéraires qui font jaillir des images, qui permettent de saisir l’insaisissable par des rapprochements, qui se substituent aux démonstrations factuelles.

Première analogie : celle de la violence. De même que l’on porte des coups avec ses poings au visage d’autrui, de même l’on inflige des sévices par des insultes : le recul de la tête de la personne au moment où elle reçoit l’injure en pleine face vient matérialiser l’agression. Mais le magistrat, ici, n’est que le juge de l’analogie car le coup verbal – étonnant oxymore – ne laisse pas de traces tangibles.

Deuxième analogie : celle du vol. De même que l’on soustrait un objet matériel à autrui en le lui subtilisant, de même on le prive d’un bien qu’il regarde comme infiniment précieux en le diffamant, en le calomniant : sa réputation, son image, son honneur. À nouveau, le monde de la robe se fait juge d’un rapport de ressemblance car la flétrissure de l’honneur ne laisse aucune marque visible, quand bien même le traumatisme peut s’avérer profond, laisser des « psycatrices » prêtes à se rouvrir à tout moment.

Troisième analogie : celle de la complicité du coauteur de l’acte. Bien que ces éléments objectifs (l’aide active et l’intention d’assister l’auteur principal) ne soient pas réunis, on imagine que ce qui a poussé tel écervelé à commettre telle infraction ne peut être que le fait qu’il y a été incité, entraîné, stimulé en écoutant ou en lisant un propos incendiaire, comme l’on disait au xviiie siècle. Il arrive même que, dans certains cas, l’infraction matérielle ne soit pas nécessaire : ainsi en est-il de l’incitation non suivie d’effet ou encore de l’apologie. Les magistrats se font ici juges d’une fiction : on fait comme si l’incitation ou la provocation avaient eu des conséquences matérielles : des vols, des désertions, des attaques terroristes. Comment le prouver ? En ayant recours à l’intime conviction.

Or l’intime conviction a, si l’on peut dire, son « juge naturel » : le jury populaire, la Cour d’assises. Le recours au jury populaire n’est pas sans avantages. Primo, puisqu’il ne juge que très peu à partir de preuves, ou plutôt qu’il ne s’interdit pas, de ce fait même, de scruter son for intérieur, son impression toute personnelle au vu des éléments fournis par l’enquête et par les plaideurs, le jury peut être ce pouvoir juridictionnel idoine pour la liberté d’expression. Au fond, est-on mieux armé pour savoir ce qui est drôle, grave, méchant ou blessant quand on a fait l’école de la magistrature, le cours Florent ou que l’on pratique avec assiduité les blagues dites de comptoir ? Secundo, puisque ce juge est tiré du corps même du peuple, il peut apparaître – comme le signale Montesquieu seulement à propos du jury – invisible et nul[11]. Puisque la justice est « terrible parmi les hommes », il faut que le juge apparaisse comme n’étant pas un autre, le membre d’un corps, d’une caste ; il importe que chacun puisse se mettre à sa place et penser qu’il aurait jugé à peu près de la même façon qu’il l’a fait[12]. D’autres arguments en faveur de l’attribution du contentieux de la liberté d’expression à des juges tirés au sort seront évoqués plus bas, en évoquant le xixe siècle.

Les développements qui suivent visent à rappeler ce qu’est le statut juridictionnel particulier réservé à la question de la liberté d’expression pour évaluer les solutions envisagées pour réguler les réseaux sociaux. On s’est orienté, au xixsiècle, à la demande des libéraux, vers des juges tirés au sort, non professionnels, invisibles et nuls. Puis l’on s’est détourné de ce modèle en 1944, ouvrant la voie à une forte spécialisation et une extrême technicisation de ce contentieux, lesquels ne sont pas sans lien avec le relâchement du législateur dans la précision des incriminations nouvelles ; on songe en particulier à propos de la provocation à la haine, introduite par la loi Pleven du 1er juillet 1972, qu’il est plus facile de saisir des incitations à commettre des faits (vol, incendie, désertion, etc.), que ces actes soient ou non réalisés d’ailleurs, qu’à éprouver un sentiment (haine). Ce rappel est nécessaire pour comprendre que l’on s’oriente aujourd’hui – avec l’Oversight board de Meta ou avec le règlement européen Digital services act du 19 octobre 2022, vers un double phénomène : d’une part, une détechnicisation et une déspécialisation alarmantes des modérateurs de contenus, d’autre part, la privatisation des organes qui assument des fonctions quasi juridictionnelles.

 

I. La volonté d’enfouissement de l’irréductible arbitraire du juge en matière de liberté d’expression

 

La fragilité des jugements visant à sanctionner la licence, c’est-à-dire l’abus, en matière de liberté d’expression s’est traduite par une invisibilisation du juge qui a pris deux formes : la première en confiant ce contentieux à un juge sans mémoire, la Cour d’assises, la seconde, après la correctionnalisation de 1944, en s’efforçant de donner un tour extrêmement technique à un droit de la presse toujours suspecté d’être chargé politiquement.

Quels arguments supplémentaires les libéraux du xixe siècle ont-ils avancé en faveur de la compétence des Cours d’assises pour statuer sur les délits de presse ?

Entre les juges professionnels qui apparaissent, aux yeux des citoyens, comme étant du côté du pouvoir[13] (du fait du serment de fidélité qu’ils doivent prêter au régime) et les citoyens qui semblent du côté du peuple, il est difficile d’équilibrer le fléau de la balance. Certains libéraux préfèrent toutefois donner un avantage aux écrivains, aux journalistes, aux citoyens qui vocifèrent car ils n’ont pas, contrairement aux hommes politiques et aux agents publics, accès facilement à la « bonne » information : ils peuvent donc prêcher le faux pour savoir le vrai, se tromper sans être blâmables[14]. Sans le « soutien » d’une juridiction populaire, ils seraient immanquablement déclarés coupables. « Pour frapper ces délits essentiellement mobiles de la plume ou de la parole », affirme Cunéo d’Ornano lors de la discussion sur la loi de 1881, il faut « une juridiction mobile comme l’opinion elle-même, une juridiction qui sorte incessamment du peuple et qui y rentre, reflétant ainsi les impressions diverses de l’opinion publique[15] ». On doit souligner que la société du xixe siècle aspire très généralement à la liberté d’expression, de sorte que donner le jugement de ces délits au peuple revient à accorder une faveur, un a priori positif à la parole libre contre la sanction ou la censure. C’est exactement la logique inverse qui anime les régulateurs des réseaux sociaux aujourd’hui : au nom de cette même liberté d’expression, on se méfie de la parole libre et ceux qui se voient chargés de filtrer les messages supposés haineux vont, pour des raisons institutionnelles et économiques, toujours préférer l’absence de risque à la mansuétude, immanquablement choisir d’ouvrir leur parapluie plutôt que de laisser s’affronter les vents contraires.

En outre, les délits de presse étant par définition imprécis et éthérés, les juges professionnels ont beaucoup à perdre de leur réputation et de leur respectabilité en se voyant confier ce contentieux. Édouard Laferrière notait en 1868 que l’on

En réalité, précise-t-il, le procès de presse consiste à interroger « l’opinion du juge » au lieu d’interroger « la loi » ; dès lors, le magistrat professionnel « méconnaît son ministère » : « on rabaisse le juge au niveau d’un censeur[17] », celui qui décide du bien et du mal. La vox populi, donc la vox dei, n’a à s’en prendre qu’à elle-même si elle se trompe, elle dresse ainsi un paravent protecteur devant le juge professionnel et le préserve du déficit de réputation qu’il aurait à subir compte tenu de la fatalité de l’arbitraire de tels jugements.

Le dernier argument en faveur du jury, pendant du précédent, est lié à l’incompétence des magistrats professionnels en matière d’expression. Ou plutôt, une compétence qui n’est pas supérieure à celle du peuple compte tenu précisément de l’extrême volatilité, de l’omniprésence de l’aléa dans de telles appréciations. Le peuple peut tout aussi bien que des juristes séparer ce qui se dit de ce qui ne se dit pas, sentir ce qu’est l’évolution du sens de l’honneur, de la réputation ou de l’image, ce qu’est la nocivité de tels mots ou l’innocuité de tels autres. Lors du débat de 2018 relatif à la loi sur la manipulation de l’information, une députée a critiqué le recours en urgence pour faire cesser la diffusion de fake news en soulignant que si « le juge des référés, qui est celui de l’évidence, n’aura à juger que les informations évidemment fausses », il ne servira à rien car « les Français ne sont pas complètement imbéciles : ils n’auront pas besoin de la décision d’un juge des référés pour savoir qu’une telle information est évidemment fausse[18] ».

Malgré tout, l’institution du jury disparaît après la Seconde Guerre mondiale[19] au profit du tribunal correctionnel[20], pour une raison, qu’on le veuille ou non, bien peu libérale : il s’agit que les jurys ne soient pas tentés par la mansuétude, par un excès d’indulgence à l’égard des journaux et des journalistes collaborationnistes.

Une fois confié à des juristes professionnels comme gênés d’avoir à vider un contentieux flottant et insaisissable – il suffit de voir comment furent traités les spécialistes de la transgression que sont Jean-Marie Le Pen ou Dieudonné M’Bala M’Bala à la fois très souvent condamnés et très souvent relaxés – le droit de la presse va prendre un tour extrêmement technique. Contrairement aux temps de la désinvolture des jurys populaires, l’heure est à la précision chirurgicale pour qualifier juridiquement les faits injurieux, offensants, diffamatoires ou provocateurs. Le pouvoir juridictionnel se manifeste ici par un souci de dompter, de domestiquer l’arbitraire pour n’être pas taxé d’agir en juges politiques, qui apprécient les faits au doigt mouillé.

Il faut préciser que le législateur ne l’a guère aidé en introduisant, à partir de 1972 (loi Pleven[21]), l’incrimination de provocation à la discrimination, à la haine, à la violence ethnique ou raciale dans un premier temps, puis à partir des années 2000, sexiste, d’orientation sexuelle, à l’égard du handicap ou de l’appartenance religieuse. En effet, l’incitation ou la provocation est déjà en elle-même parfois difficile à caractériser, mais le fait d’inviter quelqu’un à éprouver un sentiment fût-il un sentiment abject – la haine – est encore plus difficile à saisir de façon un tant soit peu objective[22]. Cette incrimination a d’ailleurs obtenu un succès significatif, faisant d’elle la porte d’entrée principale du prétoire en matière de presse même si les actions en justice sont loin d’aboutir à des condamnations systématiques.

Bref, en se faisant de plus en plus visible du fait même de l’élargissement des incriminations et, partant, du recul de la liberté d’expression, le pouvoir juridictionnel a voulu se rendre invisible par la technicité de son appréciation. Il se rend d’ailleurs parfois difficilement audible – mais peu lui importe – tant il y a toujours deux procès dans les grandes affaires : à côté du jugement des juges, celui de l’opinion occupe une large place. Tel polémiste, tel homme politique peut être relaxé devant ses juges, s’il a choqué ceux qui le défendent habituellement, il ne réitérera peut-être pas le dérapage. Au contraire, le même peut être condamné à de nombreuses reprises par les tribunaux correctionnels, si ses partisans sont convaincus qu’il est dans son bon droit, rien ne le convaincra de tenir sa langue à l’avenir. D’autant moins que, dans la plupart des cas en la matière, les peines ne sauraient être aggravées en cas de récidive. Dans un esprit de grand libéralisme, l’article 63[23] du texte de 1881 avait posé en principe que « l’aggravation des peines résultant de la récidive ne [serait] pas applicable aux infractions prévues par la présente loi ». Le fait de pouvoir gagner devant l’opinion en ayant échoué à la barre ou l’inverse n’est pas sans importance : le jugement arbitraire – l’arbitraire de l’opinion s’entend – conserve beaucoup de force… ce qui est loin d’être indifférent sur les réseaux sociaux.

 

II. En marche vers la privatisation du pouvoir juridictionnel sur les plateformes numériques

 

Il importe de rappeler rapidement ce qui caractérise l’expression sur les réseaux sociaux. Le nombre des contenus publics y est absolument considérable, sans commune mesure avec ce qui a pu être conçu auparavant, soit que le nombre d’émetteurs fût limité (écrivains, journalistes de presse, de radio ou de télévision), soit que la diffusion le soit également (la conversation entre personnes physiques). Multiplication exponentielle doublée d’une parfaite instantanéité : une information chasse l’autre, un « post » est enfoui sans délai sous le suivant, la plupart des contenus, dérisoires, sont oubliés aussi vite qu’ils ont été diffusés. Ce qui repose la question – déjà bien connue en matière de diffamation – de savoir s’il faut préférer l’oubli au contentieux, lequel donnera peut-être une publicité à ce que l’on espérait cacher. Ces flux massifs ne circulent pas seulement à la faveur de l’intérêt spontané du public pour la teneur de tel message, les plateformes opèrent des choix stratégiques sous forme de hiérarchisation automatisée pour pousser un contenu et l’élever au rang de « tendance », décisions largement motivées par l’optimisation de leurs profits. Ces résolutions sont alimentées par des études de psychologie grâce auxquelles des biais peuvent être utilement identifiés. Ainsi, par exemple, les contenus négatifs ou haineux sont plus volontiers partagés que les autres. Marc Zuckerberg a reconnu que l’émoji (ou émoticône) « colère » est cinq fois plus valorisé que ceux du « sourire » ou de la « joie »[24]. À quoi on doit ajouter que l’expression sur les réseaux est modérément subtile et nuancée, l’émoji se substitue progressivement au dictionnaire de l’Académie française tandis que l’expression d’une simple émotion sous la forme d’une image tient lieu d’opinion ou d’argumentation. Il faut enfin évoquer rapidement les bulles de filtre, résultant de l’action des algorithmes, lesquels augmentent la visibilité des contenus supposés reçus comme favorables ou agréables à ceux à qui ils sont suggérés. L’habitude de ne pas être confronté à un message aux antipodes de ce l’on pense conduit à éprouver de la frustration ou de la souffrance quand tel n’est pas le cas. Les utilisateurs des réseaux finissent par concevoir comme « haineuses » ou « hostiles » des prises de position qui sont simplement autres ou opposées sans véhiculer d’agressivité particulière.

L’environnement particulier des réseaux sociaux pèse considérablement sur la saisie par le droit de l’expression qui y circule : compte tenu de la masse, le contentieux devrait grossir au point de saturer le rôle de la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Pour autant, il s’agirait d’une myriade d’affaires minuscules portant sur un mot en trop, une émoticône mal venue, une révélation déshonorante qui a été depuis longtemps oubliée, au moins par la plupart des utilisateurs. Trop petites, potentiellement trop nombreuses, dont les peines éventuelles auraient un impact dérisoire : le cadre de la loi de 1881, applicable en la matière, semble globalement inadapté pour faire face à cette réalité nouvelle. Il y a des exceptions comme l’affaire dite Mila – une jeune femme menacée de viol et de mort sur les réseaux sociaux pour avec tenu des propos hostiles à l’Islam en 2016 et en 2020 après avoir refusé des avances d’un internaute et essuyé des injures à raison de son orientation sexuelle – qui donnera lieu à des poursuites et à des condamnations, notamment en 2021, sur le fondement d’incriminations qui ne relèvent pas toutes de la liberté d’expression, raison pour laquelle le procès s’est tenu devant la 10chambre, généraliste.

En 2020, le législateur a voulu discipliner les plateformes en leur confiant la responsabilité du retrait des propos « haineux » au sens de la loi Avia[25], c’est-à-dire un florilège d’incriminations de la parole publique, qui y circulerait. Le 18 juin de cette même année, le Conseil constitutionnel a censuré la quasi-totalité du dispositif : les définitions du caractère illicite manquaient de précision (il eût fallu que le législateur précisât que les contenus devaient être « manifestement » illicites[26]), le fait notamment de confier à des opérateurs privés le soin de « censurer » les contenus sur les réseaux « alors même que les éléments constitutifs de [certains] d’entre [eux] peuvent présenter une technicité juridique[27] » portait une atteinte excessive à la liberté d’expression.

Le juge constitutionnel estime donc que les réseaux sociaux souhaitant éviter les amendes voire les peines de prison vont avoir tendance – en cas de doute – à retirer le contenu litigieux plutôt qu’à ne pas le faire, à l’issue d’un examen tout sauf technique, professionnel, approfondi. On en revient à cette sage réflexion de Benjamin Constant, qui n’a pas pris une ride :

L’employé de telle plateforme chargé des contenus litigieux risque d’arbitrer toujours en faveur du retrait plutôt que du maintien, car il y a tout intérêt, s’il veut éviter à son employeur d’éventuelles difficultés : le censeur est comme structurellement porté à l’excès de prudence. Il faut ajouter que le niveau de recrutement desdits censeurs – quand ce ne sont pas simplement des algorithmes – n’est pas celui des fines lames du droit de la presse : le Conseil constitutionnel évoque la « technicité juridique », on ose y ajouter la finesse de l’appréhension d’une branche du droit qui n’est que délicatesse et subtilité. On en revient à la question d’une forme d’arbitraire de ces quasi ou pseudo-juges de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, mais un arbitraire qui, contrairement à celui qu’assumaient les jurés des Cours d’assises du xixe siècle, va tourner en faveur de la censure, contre la liberté. D’ailleurs, non pour des raisons d’amour de la censure la plupart du temps, mais de rentabilité économique résultant de la réputation positive dudit réseau, auprès des acheteurs d’espaces publicitaires et/ou de data. De surcroît, les véritables censeurs ne sont pas seulement ceux qui effectuent les retraits sans réfléchir sérieusement à la portée de leurs actes, mais sans doute autant les utilisateurs qui leur signalent les contenus qu’ils réprouvent. On pourrait penser que c’est là réinventer le modèle démocratique du xixe siècle en laissant à la société, comme dans le modèle des jurés, le soin d’arbitrer entre l’indicible et l’admissible. Il n’en est rien : celui qui dénonce ne se fait pas garant de la liberté, mais accusateur, un procureur qui, en outre, ne défend nullement la société, mais entend se faire justice à lui-même par le truchement de modérateurs frileux.

Ces préventions du Conseil constitutionnel n’ont pas été celles du législateur européen, qui les a proprement balayées et relayées au domaine de l’histoire du droit. Le DSA (Digital services act[29]) poursuit une logique de compliance en invitant notamment les très grandes plateformes à identifier les risques systémiques auxquels elles sont confrontées, à concevoir des remèdes internes avant de soumettre l’adéquation risques/remèdes à des cabinets d’audit indépendants qui les examineront avec attention, vraisemblablement sans négliger leur espoir de voir ce « marché » reconduit. Ici, la liberté d’expression échappe doublement à son juge « étatique » : la régulation interne est le fait de ces employés qui avaient naguère éveillé la méfiance du Conseil constitutionnel et les audits des plateformes, celui de collaborateurs de cabinets de conseil qui ne les ont sans doute pas recrutés pour leurs qualités de juristes.

Le pouvoir juridictionnel en matière de liberté d’expression peut être arbitraire s’il est démocratique, tel est le cas du jury[30]. Il peut être aristocratique s’il est technique et relève de l’orfèvrerie, tel est le tribunal correctionnel. La régulation de l’expression promise par le DSA n’est pas démocratique, car ceux qui se voient chargés de retirer les contenus ainsi que les auditeurs sont des employés recrutés ; elle n’est pas technique, car les uns comme les autres, dans leur approche globale, ne savent rien des subtilités du droit de la presse qui, dans chaque État, a été forgé avec patience et minutie. Mais elle est cupide, car le plus ou le moins de liberté n’est pas, n’est plus un enjeu juridique libéral et démocratique[31], mais l’intensité du flux circulant sur des plateformes qui vendent leurs données et leurs espaces publicitaires. Si la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique, il n’est pas interdit de suggérer que la justice privée est à l’art judiciaire ce que les armées privées sont à l’art militaire.

 

François Saint-Bonnet

Professeur à l’université Paris Panthéon-Assas

Pour citer cet article :
François Saint-Bonnet «Pouvoir juridictionnel et plateformes numériques », Jus Politicum, n° 31 [https://www.juspoliticum.com/article/Pouvoir-juridictionnel-et-plateformes-numeriques-1549.html]