L’

expression popularisée par Louis Favoreu, « la constitutionnalisation des branches du droit », désigne le fait que l’utilisation, par le Conseil constitutionnel, d’un bloc de constitutionnalité composite a imprimé aux différentes branches du droit français des transformations souvent considérables, assujettissant un corps de règles d’origine législative ou prétorienne à des principes dont le Conseil constitutionnel s’institue le gardien à partir de sa décision fondatrice du 16 juillet 1971. L’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité ne pouvait qu’amplifier encore le phénomène, dès lors qu’étaient désormais concernées des dispositions en vigueur, parfois anciennes tels divers articles du code civil.

De ces transformations, le droit pénal ou le droit des sociétés ne sont pas davantage exempts que le droit administratif ou le droit fiscal. Il a paru utile aux organisateurs de ce colloque d’envisager aujourd’hui, sous un angle critique, l’impact de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les différentes branches du droit. L’examen tentera d’évaluer l’importance des changements provoqués par la jurisprudence du Conseil, que soient affectées les notions elles-mêmes ou seulement les solutions qui prévalaient auparavant. Il existe en effet a priori un contraste entre les capacités d’une institution essentiellement composée de non-juristes et le caractère très technique des questions à résoudre, du point de vue constitutionnel, dans un grand nombre de domaines connaissant des traditions et des équilibres établis en dehors d’un tel point de vue.

On a convié des spécialistes de différentes matières à dresser un bilan de l’intervention du Conseil constitutionnel dans leur champ d’études. Prophète inspiré des grands principes juridiques pour les uns, éléphant dans un magasin de porcelaines pour les autres, le Conseil voit ainsi son œuvre même étudiée par des universitaires qui s’interrogent en toute liberté sur le sens, le contenu et la portée de sa jurisprudence, dans l’ensemble du champ disciplinaire qui est le leur ou sur une question particulière.

L’ambition du colloque organisé à Paris les 11 et 12 mai 2017 par l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris, l’Institut Michel Villey de l’Université Panthéon-Assas et l’Institut de recherches Carré de Malberg de l’Université de Strasbourg, et dont les actes sont ici publiés a donc été d’aller au-delà de la seule étude des techniques utilisées pour contrôler le législateur ou de la seule question, qui reste évidemment essentielle, des libertés publiques. Bref, il s’agit de proposer un bilan critique et savant de l’œuvre du Conseil constitutionnel.

La révolution annoncée par l’idée de constitutionnalisation des branches du droit a-t-elle eu lieu ? Le lecteur verra que la réponse n’est en rien uniforme. Tantôt, le Conseil fait remonter au niveau constitutionnel des solutions, voire des principes acquis de longtemps, tantôt au contraire il les remet en cause au nom des exigences de la hiérarchie des normes. Tantôt sa jurisprudence conforte des jurisprudences constantes, tantôt elle les ébranle.

Privatistes et publicistes ne réagissent pas nécessairement de manière identique à son intervention, en quelque sens qu’elle opère. Les premiers acceptent parfois difficilement l’intrusion d’une instance qui impose au législateur procédant de l’expression démocratique du peuple des solutions qui ne découlent des règles constitutionnelles qu’au terme d’une interprétation dont ils contestent la légitimité. Les seconds, plus familiers de la théorie et de la pratique de la justice constitutionnelle, font plutôt porter leurs critiques sur la faible qualité de la motivation des décisions, les variations de la jurisprudence et la pauvreté des fondements théoriques qui caractérise regrettablement le Conseil constitutionnel. Mais on laisse au lecteur le soin de découvrir que les rôles peuvent s’échanger aisément dans cette évaluation disciplinaire.

Alors que la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne ou le Conseil d’État français ont su, chacun avec son style propre, imposer l’autorité d’une jurisprudence dont on peut contester certaines manifestations, mais en aucun cas le sérieux et la qualité juridique, le Conseil constitutionnel n’est tout simplement pas au niveau que les citoyens – et les juristes – d’un État qui se proclame de droit sont fondés à attendre d’une juridiction investie d’une telle mission. Les faiblesses insignes de sa composition, l’absence d’un véritable greffe dont l’omnipotent secrétaire général ne peut tenir lieu, la brièveté des délais qui lui sont impartis pour statuer handicapent gravement l’institution : les preuves en sont ici apportées par les contributeurs de ce colloque. Il faut ajouter que la lecture des comptes-rendus des délibérations, désormais disponibles sur le site du Conseil constitutionnel, confirme encore les insuffisances de l’institution, qu’il s’agisse de poser exactement les problèmes à résoudre ou d’en explorer les enjeux proprement juridiques.

 

Olivier Beaud, Philippe Conte, Patrick Wachsmann