La critique du contrôle de constitutionnalité par Jeremy Waldron : une défense démocratique des droits

Thèmes : Démocratie - Constitutionnalisme - Parlement - Contrôle de constitutionnalité - Droits de l’homme - Majorité - Minorité - Délibération - Désaccord

Depuis plusieurs décennies, Jeremy Waldron propose une conception singulière de l’articulation entre constitutionnalisme et démocratie. Dans cette perspective, il critique la place du juge constitutionnel et du contrôle de constitutionnalité des lois dans nos démocraties contemporaines. Cette contribution se propose d’étudier cette critique. Pour J. Waldron, le contrôle de constitutionnalité des lois par le juge est un moyen parmi d’autres de résoudre le désaccord relatif à l’interprétation de la Constitution et des droits et libertés. Néanmoins, pour l’auteur néo-zélandais, le juge n’est pas l’institution la plus pertinente pour résoudre ce désaccord, le Parlement serait à ce titre beaucoup mieux placé. Dès lors, en considérant que le juge se substitue au peuple et à ses représentants pour fixer le sens des dispositions constitutionnelles, J. Waldron propose une critique du contrôle de constitutionnalité des lois fondée sur une conception démocratique et politique des droits.

Jeremy Waldron's critique of constitutional review: a democratic defence of rights

For several decades now, Jeremy Waldron has been proposing a singular approach of the relationship between constitutionalism and democracy. From this perspective, he offers a critique of judicial review in modern democracies. The purpose of this contribution is to discuss J. Waldron’s critique of judicial review. J. Waldron sees judicial review as one way among others of resolving disagreements over the interpretation of the Constitution and rights. Nevertheless, for the New Zealand author, the judge is not the most appropriate institution for resolving this disagreement; Parliament would be in a much better position to do so. Consequently, by considering that the judge replaces the people and their representatives in determining the meaning of constitutional provisions. Therefore, J. Waldron proposes a critique of judicial review based on a democratic and political approach of rights.

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ans son dernier ouvrage[1], Douglas Kennedy imagine une nouvelle sécession aux États-Unis, celle-ci aurait lieu en 2033, et serait notamment le résultat du basculement définitif de la Cour suprême dans le camp conservateur. La remise en cause des principales interprétations favorables aux droits des minorités et les victoires répétées de candidats conservateurs minoritaires à la Présidence des États-Unis à la faveur d’un scrutin favorisant les « flyover States[2] » auraient à terme raison de l’équilibre de la Fédération. Si cet ouvrage montre avec un regard cinglant les fractures des États-Unis contemporains, il témoigne également, si cela était encore nécessaire, du rôle central et fondamentalement politique de la Cour suprême américaine. L’histoire des relations entre la doctrine américaine et la Cour suprême est d’ailleurs liée à celle de sa composition. Les majorités conservatrices ou progressistes ont fait varier le lieu de la critique. Ainsi, durant les années 1970, la cour Warren a consacré de nouveaux droits, étendu l’application de certains et joué un rôle majeur dans la défense des minorités. La doctrine progressiste a largement défendu le contrôle de constitutionnalité, alors que la doctrine conservatrice était très critique à son égard. C’est à ce moment qu’émergera sous la plume de juges et d’auteurs conservateurs la notion d’« originalisme », une théorie de l’interprétation de la Constitution visant à limiter le pouvoir créateur du juge, jugé responsable de cette politique jurisprudentielle progressiste[3]. Inversement, il a pu exister une critique progressiste de la Cour, visant à s’opposer aux interprétations délivrées par une Cour à majorité conservatrice[4]. Cette critique est réapparue récemment en réaction à l’arrêt Dobbs[5], remettant en cause l’existence d’un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse auparavant ancrée dans une interprétation substantialiste étendue de la Due Process Clause du quatorzième amendement à la Constitution des États-Unis. Est-ce à dire que toute critique de la justice constitutionnelle ne peut se faire qu’à l’aune du contenu de ses décisions ? Cela aboutirait à une critique relativement faible, changeante et contingente. Ce n’est d’ailleurs pas l’avis de Jeremy Waldron. Celui-ci entend, dans plusieurs de ses ouvrages et articles, entreprendre une critique théorique de la justice constitutionnelle, indépendante de toutes ses manifestations concrètes et conjoncturelles[6], déliée de la satisfaction ou de l’insatisfaction provoquée par certaines de ses décisions.

Jeremy Waldron est néo-zélandais, il a obtenu son doctorat en philosophie du droit à l’Université d’Oxford. Il a enseigné au Royaume-Uni et aux États-Unis. Il a été détendeur de la chaire Chichele du All Souls College de l’université d’Oxford et il est aujourd’hui professeur à la New York University. Si ses travaux sont particulièrement reconnus dans le monde anglo-saxon, ils ont été peu discutés en France, malgré un intérêt croissant ces dernières années[7]. C’est un euphémisme que de dire que Jeremy Waldron a été peu traduit en langue française puisque, à notre connaissance, seul son ouvrage The Rule of Law and the measure of property, datant de 2012, a fait l’objet d’une traduction[8]. C’est en 2006, dans son article « The Core of the Case against Judicial Review » que Jeremy Waldron va entreprendre une critique systémique du contrôle de constitutionnalité. Néanmoins, cette critique ne peut se comprendre qu’à l’aune de certains présupposés et travaux antérieurs, notamment sa conception singulière du constitutionnalisme. En effet, Jeremy Waldron avance l’idée-force selon laquelle le rôle des constitutions n’est pas seulement de restreindre ou limiter le pouvoir, mais aussi d’habiliter (empower) les citoyens ordinaires pour leur donner le contrôle des sources du droit et de l’appareil d’État[9]. En somme, les constitutions ont un rôle démocratique fondamental qui ne peut se réduire à un principe négatif et contraignant de limitation du pouvoir[10]. Même la séparation des pouvoirs n’est pas seulement un principe contraignant, c’est une façon d’organiser la délibération publique, de prendre en compte une multitude de voix[11]. La question démocratique ne doit pas se réduire à empêcher la tyrannie de la majorité, mais elle doit permettre d’habiliter les citoyens ordinaires afin qu’ils exercent directement ou indirectement le pouvoir. Dès lors, J. Waldron identifie la question centrale de nos constitutions : « comment appliquer et respecter le principe de l’égalité politique[12]  ? » L’enjeu central de nos constitutions n’est donc pas seulement de protéger la liberté des individus, mais d’organiser les conséquences concrètes du principe d’égalité politique. En ce sens, les écrits de J. Waldron se rapprochent des tenants du constitutionnalisme politique, tels que Richard Bellamy ou Martin Loughlin[13]. En outre, J. Waldron s’interroge sur les apories d’une définition strictement défensive du constitutionnalisme. En effet, si le constitutionnalisme c’est la limitation du pouvoir, celui-ci n’arrive pas à penser la limitation du pouvoir du juge constitutionnel. Ainsi, la définition du constitutionnalisme comme limitation du pouvoir ne serait pas seulement incomplète, elle serait également impossible.

La critique du contrôle de constitutionnalité par Jeremy Waldron est théorique dans la mesure où elle prétend s’arrêter sur son principe même et pas sur ses différentes manifestations historiques ou culturelles, elle se veut indépendante de l’activisme ou de l’absence d’activisme des juges. Cette critique a donc un objet restreint et des conditions de validité. Concernant l’objet de la critique, il est restreint puisqu’il porte uniquement sur le contrôle de constitutionnalité des lois, c’est-à-dire des actes délibérés et discutés dans des enceintes représentatives. Ainsi, il exclut d’emblée de son étude la question du contrôle de constitutionnalité des actes administratifs par exemple. La seconde restriction que pose J. Waldron à son objet, c’est qu’il entend critiquer uniquement le contrôle de constitutionnalité dit fort, c’est-à-dire celui qui implique qu’en dehors de l’intervention du pouvoir constituant, le dernier mot appartienne en fait et en droit au juge constitutionnel (soit parce que s’applique le principe du stare decisis, soit parce que le juge a le pouvoir d’abroger purement et simplement la loi). Cela s’oppose à ce qu’il identifie comme le contrôle de constitutionnalité dit faible, qu’il prend pour modèle. Ce contrôle faible peut revêtir plusieurs formes : soit le pouvoir du juge se réduit à une simple constatation d’inconstitutionnalité que le législateur doit lui-même résoudre, soit le législateur dispose d’un moyen de passer outre la décision d’inconstitutionnalité du juge, par exemple en votant la même loi avec une majorité qualifiée[14]. Les exemples de contrôle forts sont variés, ils se retrouvent notamment aux États-Unis et dans la plupart des pays européens. Ces modèles faibles ont émergé plus récemment dans les pays grandement influencés par le modèle britannique : Royaume-Uni, Canada, Nouvelle-Zélande, etc.

Quant aux présupposés de sa critique, ils sont au nombre de quatre[15]. La critique du contrôle de constitutionnalité des lois ne vaut qu’à condition que la société politique dans laquelle il s’inscrit remplisse ces quatre conditions. Premièrement, il faut que cette société dispose d’institutions démocratiques qui fonctionnent « dans l’ensemble » (broadly) et que celles-ci soient le plus souvent possible désignées par des procédures de vote au suffrage universel direct. Deuxièmement, il faut que cette société dispose d’un ordre judiciaire qui fonctionne dans l’ensemble, que les juges soient compétents, qu’ils disposent d’une indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Troisièmement, il faut une société dont la plupart des membres s’engagent en faveur de la défense des droits de chacun. Quatrièmement, il faut admettre qu’il peut exister des désaccords raisonnables quant à l’interprétation à donner aux droits. Si ces quatre conditions sont réunies, alors il conviendrait de confier au législateur plutôt qu’au juge le dernier mot pour trancher les conflits d’interprétations des dispositions constitutionnelles et notamment, ceux relatifs aux droits. Pour J. Waldron, la plupart des sociétés démocratiques contemporaines remplissent ces conditions, qui seraient peu exigeantes. Ainsi, la première condition est remplie dès lors que, même s’il peut exister des dysfonctionnements démocratiques, ceux-ci sont portés à la connaissance d’une société civile qui peut s’en saisir et sont compensés par la possibilité de changements réguliers de majorités. Quant à l’engagement en faveur des droits, il affirme qu’il existe un consensus autour des droits dans la plupart des pays démocratiques, qui se traduit par l’adoption d’un ou plusieurs textes recensant ces droits. Si des violations peuvent exister, l’important est qu’elles soient minoritaires et que le système juridique et politique puisse les constater et les sanctionner. En somme, pour J. Waldron, ces quatre conditions excluent essentiellement les pays autoritaires ou les pays dans lesquels des défaillances graves peuvent être constatées. Dans ces cas précis, la justice constitutionnelle pourrait être utile. D’emblée, J. Waldron prend le risque de s’ouvrir à de nombreuses critiques quant à ces quatre présupposés, alors même que le bénéfice qu’il en tire nous semble peu évident.

En effet, on peut s’interroger sur le fait de savoir si les États-Unis qui élisent régulièrement des présidents minoritaires remplissent la première condition. Qu’en est-il de la Ve République ? Peut-on considérer que, dans l’ensemble, les institutions démocratiques fonctionnent alors que le pouvoir est largement concentré dans les mains de l’exécutif ? De plus, si la plupart des membres de la société acceptent de défendre les droits, qu’en est-il de la reconnaissance de nouveaux droits ? On pourrait dire que ces quatre présupposés affaiblissent sa critique de la justice constitutionnelle alors même qu’ils ne lui apportent rien. En effet, comment imaginer que le contrôle de constitutionnalité des lois puisse changer quoi que ce soit dans un pays ouvertement hostile aux droits des individus ? Dans un tel type de pays, où le pouvoir est concentré dans les mains d’un seul, où les droits des minorités sont bafoués, bien souvent le juge constitutionnel du fait de son processus de nomination ou de pures raisons sociologiques participe du processus d’exclusion et de glissement autoritaire. À la limite, seule la troisième condition nous paraît intéressante dans la mesure où elle permet de séparer la question des droits de celle de la justice constitutionnelle. J. Waldron l’affirme d’ailleurs avec force : « le contrôle de constitutionnalité ne doit pas être compris comme une confrontation entre les défenseurs des droits et les opposants aux droits, mais comme une confrontation entre deux conceptions des droits[16]. » La caractéristique principale de sa critique de la justice constitutionnelle est donc d’être à la fois démocratique et favorable aux droits et libertés.

Cependant, si Jeremy Waldron concède à Ronald Dworkin qu’il faut prendre les droits au sérieux[17], cela ne peut se faire, d’après lui, sans admettre d’une part que le désaccord dans nos sociétés contemporaines porte également sur les droits et que le juge n’est pas le mieux placé pour le résoudre (I) et d’autre part, que le principe majoritaire est le principal outil de décision en démocratie. À ce titre, le contrôle de constitutionnalité des lois n’est pas une procédure « contre-majoritaire », selon l’expression consacrée[18], mais une procédure qui privilégie une majorité judiciaire sur une majorité parlementaire (II).

 

I. Prendre au sérieux le désaccord

 

Jeremy Waldron est un fervent défenseur des droits et libertés, pour autant il constate que ces derniers sont, à l’instar des autres règles juridiques, partiellement indéterminés. Le désaccord qui caractérise nos sociétés contemporaines s’applique donc également aux droits (A). Dans cette perspective, il faut déterminer quelle est l’institution la plus à même de résoudre ce désaccord. Si la doctrine libérale a fait du juge le protecteur naturel de ces instruments juridiques, J. Waldron considère au contraire que le juge a un rôle nocif dans la résolution du désaccord sur les droits (B).

 

A. L’application du désaccord aux droits

J. Waldron entend bien distinguer sa critique de la justice constitutionnelle de son engagement en faveur des droits et libertés. Néanmoins, s’il constate l’importance des droits dans nos sociétés contemporaines (1), il se distingue des auteurs classiques en constatant l’existence d’un désaccord sur leur contenu (2).

1) Une conception morale des droits

Les écrits de J. Waldron s’inscrivent dans un contexte doctrinal spécifique, celui du débat sur la légitimité de la justice constitutionnelle aux États-Unis. Ainsi, son travail peut être en partie analysé comme une réponse à l’œuvre de Ronald Dworkin[19], qui a vanté les qualités délibératives des juges constitutionnels et particulièrement de ceux de la Cour suprême des États-Unis. À Dworkin, J. Waldron concède deux choses. D’une part, il défend l’importance des droits et libertés. Les droits individuels sont au cœur des principales controverses constitutionnelles, ceux-ci peuvent être consacrés dans un texte ou simplement reconnus par les juges en l’absence de tout texte. La critique de la justice constitutionnelle n’implique pas celle des droits. D’autre part, à l’instar de Dworkin, J. Waldron défend l’idée selon laquelle le débat sur les droits et leur interprétation n’est pas uniquement juridique ; c’est également un débat moral[20]. Il y a une intrication entre le droit et la morale. Notre hypothèse est que l’on peut sans doute voir ici la conséquence de l’influence du réalisme juridique dans les débats américains et de l’importance réduite du positivisme classique par rapport aux débats européens. En effet, il semble largement admis aux États-Unis que la jurisprudence ne saurait uniquement s’expliquer par l’application du texte. Dans cette perspective, le juge mobilise d’autres éléments pour prendre ses décisions, et notamment une « morale constitutionnelle[21] ». Là où J. Waldron semble s’émanciper de Dworkin, c’est sur le contenu de cette morale. En effet, J. Waldron y applique son principe du désaccord. Dworkin, quant à lui, défend un cognitivisme éthique selon lequel il existe des positions morales « vraies » et d’autres « erronées ». Dans cette perspective, le juge constitutionnel serait le mieux à même de trouver une « bonne réponse ». J. Waldron refuse de se prononcer en ces termes. Peu importe que l’on croie en l’existence de valeurs objectives ou que l’on considère que toute valeur n’est que le reflet de nos émotions subjectives, le désaccord règne tout de même. Soit, l’objectivité morale n’existe pas et alors le juge ne fait qu’imposer ses préférences subjectives, soit l’objectivité morale existe et alors le juge part en quête de cette « bonne réponse », mais cela ne veut pas dire qu’il la trouvera[22]. Deux juges peuvent, de « bonne foi », partir en quête de la bonne réponse, en aboutissant à des réponses différentes. En somme, il peut exister une bonne réponse dans le monde des idées, mais dans notre monde sublunaire il n’y a rien d’autre que du désaccord[23].

On notera à cet égard que J. Waldron rejette la distinction entre le bien et le juste devenue classique chez les auteurs libéraux depuis John Rawls[24]. En effet, pour le philosophe américain, les droits et libertés ne sauraient être des valeurs comme les autres qui dépendent d’une conception particulière du bien. Au contraire, les droits seraient des principes de justice, des objets juridiques neutres, i. e. permettant à chacun de poursuivre sa propre conception du bien dans une société démocratique. Cette neutralité est assurée par la fiction du « voile d’ignorance » : sans connaître sa place dans la société, chaque individu serait amené à choisir ces principes lui permettant in fine de poursuivre sa propre conception de la vie bonne. Les auteurs libéraux, au nom du pluralisme des valeurs, ont redoublé d’attention pour sortir les droits et libertés de ce champ. Les droits et libertés garantissent le pluralisme des valeurs, ils ne sont pas en eux-mêmes des valeurs. Dès lors, défendre les droits et libertés, ce n’est pas défendre une certaine conception du bien, c’est défendre la possibilité de les poursuivre toutes. Cette argumentation pose de nombreux problèmes qu’il n’est pas possible d’analyser sans dépasser les limites de cet article. Néanmoins, nous pouvons affirmer que l’argumentation de J. Waldron tend à remettre en cause cette distinction libérale entre le bien et le juste, dans la mesure où il considère que les droits sont bien des valeurs comme les autres, soumises au même désaccord que les différentes conceptions du bien[25].

2) Une appréhension substantielle du désaccord

Le désaccord existe et il s’applique également aux droits, mais quelle est la nature de ce désaccord ? En réalité, le désaccord chez J. Waldron n’est pas simplement juridique. Le désaccord ne résulte pas seulement de l’indétermination du texte et de conflits entre différentes théories de l’interprétation. Au-delà de sa dimension juridique, le conflit est également moral puisqu’il implique des désaccords de fond, sur des questions éthiques essentielles. Lorsque le juge se prononce, il ne se prononce pas seulement sur une question juridique, mais il résout un conflit moral et impose sa solution à l’ensemble de la population. Le désaccord possède donc deux dimensions.

Premièrement, le désaccord sur les droits résulte d’éléments juridiques et notamment de l’indétermination des textes. Cela implique que l’adoption d’un texte ne résout pas entièrement le désaccord à l’origine de ce texte. J. Waldron insiste d’ailleurs sur le fait que les déclarations de droits sont particulièrement indéterminées. J. Waldron les qualifie même de « platitudes[26] ». On pourrait d’ailleurs étendre cette constatation à l’ensemble des principes même lorsqu’ils ne peuvent pas vraiment être considérés comme des droits : par exemple, pour la France, le principe de laïcité. Si l’on peut affirmer à la marge que les déclarations de droits résolvent une partie du désaccord existant dans la population, elles ne résolvent pas l’ensemble du désaccord. Certains problèmes demeurent. J. Waldron affirme même que l’adoption d’un texte ne fait que repousser à un autre moment la résolution concrète du désaccord.

Deuxièmement, le désaccord ne porte pas seulement sur une question d’interprétation d’un texte juridique, mais il implique un choix politique fort. L’idée selon laquelle puisqu’on a affaire à des droits, l’institution judiciaire est la plus pertinente pour résoudre le désaccord entourant ces règles juridiques n’est pas évidente, car les droits impliquent un choix de moralité politique. Dès lors, lorsque le juge résout un conflit entre une clinique IVG et une association pro-life, il choisit, au nom de la société, une certaine conception de la vie et de la mort. Ces désaccords n’existent pas seulement à la marge des droits, ils peuvent aussi porter sur le cœur du droit. L’adoption d’une déclaration de droits signifie simplement que les citoyens acceptent d’utiliser ces instruments pour résoudre leur conflit, mais cela ne signifie pas qu’ils sont d’accord sur la signification et l’étendue à donner à chacun de ces droits[27]. Enfin, J. Waldron considère que ce désaccord est de bonne foi et raisonnable. En démocratie, nous ne pouvons partir du principe que le désaccord résulte seulement de la mauvaise foi, de la mauvaise volonté ou d’une manipulation de ceux qui ont une opinion contraire à la nôtre. J. Waldron ne nie pas que ces cas peuvent exister, mais il prend au sérieux le fait que des personnes attachées aux droits et libertés puissent être en désaccord sur leur contenu.

On voit donc ici le rôle central joué par le désaccord dans cette critique de la justice constitutionnelle. En somme, la question de la légitimité du contrôle de constitutionnalité est reformulée par J. Waldron de la façon suivante : les juges constitutionnels sont-ils mieux placés que les parlementaires pour résoudre le désaccord portant sur les droits ? Dans la mesure où le désaccord sur les droits n’est pas strictement juridique, mais implique plus largement la moralité politique d’un pays, il affirme que le Parlement est le mieux placé pour résoudre ces désaccords. Il va même plus loin en affirmant que la présence d’un juge constitutionnel pourrait s’avérer préjudiciable pour nos démocraties.

 

B. Le rôle néfaste du juge dans la résolution du désaccord

Pour J. Waldron, l’institution la plus à même de résoudre le désaccord sur les droits est le Parlement et pas, comme le soutient par exemple Ronald Dworkin, le juge constitutionnel. En effet, le juge constitutionnel engoncé dans son rôle de juge est obligé de s’intéresser à des considérations accessoires, ce qui l’éloigne de la question morale de fond (1) ; en outre, la présence d’un juge aurait pour effet de favoriser l’opposition plutôt que la concertation en imposant derrière le langage du droit une prétendue bonne réponse (2).

1) La prise en compte de problèmes secondaires

J. Waldron entend par sa critique répondre aux discours justificateurs du contrôle de constitutionnalité. Il s’appesantit notamment sur trois arguments phares que l’on retrouve chez Dworkin. Le premier d’entre eux est que le contrôle de constitutionnalité est important, car il s’intéresse contrairement au débat parlementaire, aux cas particuliers et donc aux droits individuels auxquels la loi pourrait porter atteinte[28]. Cependant, J. Waldron réfute cet argument qu’il qualifie de « mythe[29] ». D’abord, le temps qu’un cas arrive à la Cour suprême, le litige principal a été oublié et les observateurs se concentrent essentiellement sur la question de principe qui est en jeu. Ensuite, bien souvent, un litige est instrumentalisé par des groupes afin de défendre des causes bien plus grandes qu’un cas personnel. Enfin, il n’est pas rare, selon J. Waldron que le législateur lui-même soit influencé par des cas particuliers, via le lobbying, l’obligation de participer aux débats publics, etc. Cette orientation vers les cas particuliers n’est donc pas un avantage déterminant en faveur du juge.

J. Waldron va ensuite aller plus loin dans son argumentation, en montrant que parfois, le débat devant un juge peut être un désavantage. Il avance en effet que les juges se concentrent sur des questions de droits dans la mesure où ils résolvent un problème juridique à partir de principes fixés dans des déclarations : quelle théorie de l’interprétation doit-on mobiliser pour interpréter le texte ? Quels précédents peuvent exister et comment faire pour trouver une cohérence jurisprudentielle entre cette décision et les précédentes ? Répondre à ces questions est fondamental pour un juge, car ce dernier doit justifier sa décision par des raisons acceptables d’un point de vue juridique. En cela, la procédure devant le juge constitutionnel serait délibérative[30]. Pour J. Waldron, toutes ces questions détourneraient les juges du problème principal qui n’est pas seulement un problème juridique, mais aussi un problème de moralité politique. Dès lors, à trop se concentrer sur les arguments juridiques, on se détourne du problème réel posé par le litige. Au-delà du fait que reprocher à un juge de réfléchir à partir d’outils juridiques peut sembler saugrenu, la critique émise par J. Waldron est particulièrement originale. En effet, le souci de cohérence, celui de respecter les précédents et de s’appuyer sur un texte, est souvent perçu comme une limite au pouvoir créateur du juge et donc comme une justification au contrôle de constitutionnalité. Cela permet au juge de dire, « ce n’est pas moi, c’est le droit[31] ! ». Or, ici, les spécificités de l’enceinte juridictionnelle sont retournées contre le juge, pour en faire des limites à sa capacité délibérative. Pour J. Waldron donc, la part spécifiquement juridique de la délibération juridictionnelle est un désavantage. Puisque le débat présenté devant les cours n’est jamais strictement juridique, c’est bien le Parlement qui est le mieux placé pour délibérer, car lui n’est pas limité par la nature des arguments qu’il mobilise. En outre, J. Waldron complétera son argumentation en prenant des exemples concrets permettant d’illustrer, selon lui, la qualité de la délibération parlementaire. Ainsi, il compare la reconnaissance de l’interruption volontaire de grossesse au Royaume-Uni et aux États-Unis pour montrer que, selon lui, le débat parlementaire britannique était de bien meilleure qualité, centré sur le fond du débat (le statut de l’embryon, etc.), que le débat américain engoncé dans l’interprétation à donner au quatorzième amendement de la Constitution américaine.

Par ailleurs, l’importance accordée à la justice constitutionnelle conduit à une dépendance vis-à-vis des juges. Une dépendance de deux ordres. D’abord, lorsque la justice constitutionnelle existe, les citoyens se reposent moins sur d’autres moyens pour préserver leurs droits. Ensuite, les citoyens se concentrent sur des problèmes annexes intéressant la Cour, notamment le problème de la nomination des juges. C’est ainsi qu’à propos de l’arrêt Dobbs, J. Waldron avance plusieurs éléments intéressants. D’abord, il s’agit d’un revirement de jurisprudence, preuve d’une part que la Cour est bien un organe politique et d’autre part qu’alors même que les citoyens étaient dans une situation de dépendance vis-à-vis de la pratique de la Cour cela ne l’a pas empêchée de changer de position[32]. Il rejoint là certaines interrogations des défenseurs du constitutionnalisme politique et de certains philosophes républicains. En dernière analyse, la protection des droits dépend bien plus de la participation des citoyens aux débats politiques, de la défense de leur droit au jour le jour dans le débat public que d’un quelconque mécanisme institutionnel. Le risque est que l’existence d’un juge constitutionnel fasse parfois oublier que la vertu est toujours nécessaire à la protection de la liberté des individus.

J. Waldron conclut son propos sur cette question en affirmant qu’il peut exister des pays dans lesquels la procédure législative souffre de pathologies spécifiques qui justifieraient l’existence d’un contrôle de constitutionnalité. Il faudrait alors réduire la défense du contrôle de constitutionnalité aux pays souffrant de cette pathologie. Sans doute qu’ici J. Waldron ne va pas assez loin. Comme nous l’avons vu, il se contente d’une critique théorique du contrôle de constitutionnalité. Il est vrai qu’on peut parfois douter dans certains pays, à commencer par la France, de la qualité intrinsèque du débat parlementaire. Les outils de « rationalisation du parlementarisme » qui se sont multipliés dans les constitutions européennes ont eu tendance à concentrer dans les mains de l’exécutif l’essentiel du pouvoir législatif. C’est un élément qui sans doute mériterait plus d’attention de la part de l’auteur néo-zélandais. Il avoue lui-même cependant que les observateurs sont tellement critiques à l’égard du Parlement au profit du juge qu’il se sent le devoir de rééquilibrer la balance, en enjolivant parfois le travail parlementaire. Ses travaux entendant restaurer la « dignité de la législation » vont en ce sens[33].

2) Le caractère brutal de la résolution

J. Waldron, dans sa critique, s’intéresse également à l’argument selon lequel il y aurait un intérêt procédural à l’existence d’un juge constitutionnel. Dans l’ensemble, la présence d’une procédure de contrôle de constitutionnalité des lois obligerait les autres acteurs du système et notamment les parlementaires à améliorer leur délibération et leur travail. Il s’agirait d’un avantage systémique bien plus que substantiel. En somme, la justice constitutionnelle serait la condition d’une démocratie procédurale, elle vaudrait moins pour le contenu de ses décisions que pour son effet diffus sur l’ensemble du système politique. J. Waldron réfute cet argument pour deux raisons. La première est relativement simple : c’est que de nombreuses procédures existent déjà pour favoriser une meilleure délibération parlementaire. La procédure législative elle-même dispose déjà d’une légitimité procédurale forte. Légiférer c’est déjà respecter une procédure stricte. Cet argument s’inscrit à nouveau dans sa défense de la « dignité de la législation » et il souffre d’un problème similaire à celui identifié précédemment, celui de manquer de voir qu’il existe aussi des procédures permettant de court-circuiter la délibération parlementaire. Les exemples en France sont notamment nombreux : ordonnances, article 49 al. 3 de la Constitution… La deuxième raison pour réfuter la légitimité procédurale du contrôle de constitutionnalité est sans doute plus intéressante. En effet, pour J. Waldron, cet argument permet de justifier les modèles faibles de contrôle de constitutionnalité, mais pas les modèles forts. En somme, si la légitimité de la justice constitutionnelle est essentiellement procédurale, pourquoi donc devrait-elle avoir le dernier mot ? Comme cela a été évoqué précédemment, J. Waldron concentre sa critique sur les modèles forts et semble plutôt admiratif des modèles faibles de contrôle de constitutionnalité. Il est vrai que ceux-ci ne donnent pas le dernier mot au juge, ils sont dialogiques[34], car ils forcent le législateur à prendre en compte l’argumentation du juge et peuvent aboutir à une modification de la législation qui, si elle est impulsée par le juge, demeure l’œuvre du législateur. Le contrôle de constitutionnalité serait alors un véritable outil de checks and balances qu’il appelle de ses vœux, et non pas un tuteur imposé à un législateur réputé en état de minorité. Il est vrai que dans le cadre d’un modèle faible de contrôle de constitutionnalité, le juge n’ayant pas le dernier mot, la résolution du désaccord est beaucoup moins brutale. Néanmoins, l’analyse de J. Waldron ici est peut-être un peu angélique, dans la mesure où même dans les pays défendant ce modèle de justice constitutionnelle, le juge prend une importance capitale. Richard Albert par exemple a montré que la Cour suprême du Canada est probablement la Cour la plus puissante du monde[35].

Au-delà de cette question du dernier mot, J. Waldron considère un autre aspect de la brutalité de la résolution du désaccord par un juge. Il s’attache ici à un regard plus global sur l’ensemble de la sphère politique. Il avance, en effet, que la légitimité n’est pas qu’une question relative aux relations entre les institutions et les citoyens. La légitimité concerne également les relations entre les citoyens eux-mêmes. Dès lors, il nous explique que les procédures et les institutions démocratiques légitimes sont celles qui ne diabolisent pas l’adversaire politique, qui ne le transforment pas en ennemi. Ainsi, les vainqueurs d’un débat parlementaire peuvent simplement dire qu’ils ont gagné et que les autres ont perdu. C’est la relativité des majorités parlementaires qui permettent de gagner, temporairement qui plus est, le débat. Or, s’agissant de la justice constitutionnelle, le vainqueur du contrôle de constitutionnalité peut dire aux autres qu’ils avaient « tort ». Ainsi, J. Waldron affirme que la légitimité substantielle est « intolérante par nature[36] ». La justice constitutionnelle aurait donc tendance à conflictualiser la démocratie[37]. Il est possible ici de faire un lien avec la philosophe Chantal Mouffe qui, dans son ouvrage L’illusion du consensus, sans parler de justice constitutionnelle, regrette la moralisation du débat public. Elle désigne par cette expression la tendance à ne plus voir le conflit politique comme l’expression de différents choix possibles, mais comme un combat entre le bien et le mal. Dès lors, les adversaires politiques deviennent des ennemis. Les conflits agonistiques deviennent des conflits antagonistiques. C’est le syndrome pour elle d’une conception post-politique des sociétés occidentales[38]. Il est intéressant de noter que cette conception post-politique, qui prétend donc, pour la reformuler en des termes proches de ceux de J. Waldron, nier le désaccord au profit d’une conception particulière du bien, est défendue par de nombreux auteurs libéraux[39]. La justice constitutionnelle pourrait tout à fait être analysée comme un avatar de cette post-politique. C’est en tout cas la piste de réflexion ouverte par Jeremy Waldron :

Le cœur de l’argumentation de J. Waldron est donc que le désaccord sur les droits implique, d’une part, que l’existence d’une « bonne réponse » est indéterminée et, d’autre part, que le juge n’est pas dans une position particulièrement privilégiée pour la trouver. Dans cette perspective, le désaccord doit être réglé par une institution disposant d’une légitimité démocratique forte : le parlement. J. Waldron doit cependant, pour arriver à cette conclusion, écarter l’argument phare des défenseurs du contrôle de constitutionnalité : la justice constitutionnelle sert à tempérer les risques du principe majoritaire.

 

II. Prendre au sérieux le principe majoritaire

 

L’argument est tellement connu qu’il n’aurait plus besoin d’être éprouvé. Le contrôle de constitutionnalité des lois permettrait d’éviter qu’une majorité parlementaire ne devienne tyrannique. Pour autant, les chantres de cet argument vont rarement étudier de près ce qu’est le principe majoritaire, comment se forment les majorités et les minorités au sein des assemblées et plus largement dans la société. Dans sa critique de la justice constitutionnelle, J. Waldron va, de son côté, donner une place de choix à l’étude de ce principe majoritaire. Ainsi, prendre au sérieux le principe majoritaire c’est d’une part admettre que toute décision majoritaire n’est pas inévitablement tyrannique (A) et d’autre part constater que le juge constitutionnel décide lui aussi à la majorité, ce qui implique de fournir les raisons pour lesquelles cette majorité judiciaire devrait primer sur une majorité parlementaire (B).

 

A. La relativisation de la tyrannie de la majorité

J. Waldron, dans ses écrits, entend répondre à l’argument selon lequel le contrôle de constitutionnalité serait légitime dans la mesure où il permettrait de prévenir la tyrannie de la majorité. Sa réponse se fait en deux temps, d’abord, il défend le principe majoritaire dans la mesure où celui-ci n’est pas en lui-même tyrannique (1) et il réduit les risques de tyrannie de la majorité à celui des minorités dites « insulaires » (2).

1) La défense du principe majoritaire

La crainte de la tyrannie de la majorité n’est pas nouvelle. Elle se retrouve dans la pensée libérale classique comme contemporaine[41]. C’est probablement Alexis de Tocqueville qui a le mieux mis en lumière ce risque. Nous pourrions sur ce point montrer que l’argumentation d’Alexis de Tocqueville et de ses successeurs comme Ronald Dworkin présuppose l’existence d’un droit naturel supérieur[42]. En affirmant qu’une majorité peut aboutir à des lois injustes, il faut connaître en amont le juste et l’injuste permettant d’évaluer la loi en question. Ce n’est pas l’argumentation retenue par J. Waldron. Il va préférer fixer sa réflexion sur le principe majoritaire en lui-même et sur l’existence du désaccord. Il commence par affirmer que toute décision majoritaire n’est pas l’exercice d’une tyrannie. Une décision majoritaire, à l’instar d’une loi adoptée par le Parlement, doit respecter une procédure particulière, elle est adoptée suite à un échange de raisons. Le principe majoritaire en lui-même n’est pas tyrannique, la preuve en est que les juges décident à la majorité et que personne ne leur reproche d’exercer une tyrannie. En revanche, il admet qu’une décision majoritaire, comme tout type de décision, peut aboutir à une décision tyrannique. Le fait qu’une majorité puisse opprimer une minorité n’a d’ailleurs rien à voir avec une quelconque procédure, une majorité peut très bien exercer sa tyrannie par la force.

Par ailleurs, toute décision majoritaire ne peut être qualifiée de tyrannique : est-ce qu’une loi qui n’intéresse pas les droits et libertés peut être qualifiée de tyrannique ? Sans doute pas. Est-ce qu’une loi reconnaissant l’existence d’un nouveau droit est tyrannique ? Pas d’avantage. Donc J. Waldron s’attelle à élucider ce qu’est une décision tyrannique ou non. Il affirme que toute décision peut être tyrannique dans ses effets dès lors qu’elle peut être reformulée sous forme de droits[43], notamment au profit ou au détriment d’une minorité. De plus, il faut prendre en compte, d’une part, le désaccord relatif aux droits et d’autre part les présupposés posés par J. Waldron à l’origine de son argumentation. Cela a plusieurs conséquences. D’abord, nous sommes, par hypothèse, dans une société dans laquelle, dans l’ensemble, les droits sont pris au sérieux par l’ensemble des citoyens. Dès lors, les hypothèses de tyrannie de la majorité s’avèrent réduites. En outre, l’existence d’un désaccord raisonnable sur les droits implique une difficulté à considérer les cas de tyrannie de la majorité. Il prend l’exemple de Dworkin qui affirme que les décisions majoritaires n’ont aucune légitimité dès lors que les droits de chacun ne sont pas respectés. Ainsi, la justice constitutionnelle est légitime, car elle permet de garantir cette condition de la démocratie. Néanmoins, cette affirmation peut être comprise de deux façons. Soit, il s’agit simplement d’affirmer qu’il doit exister une propension à prendre les droits des autres au sérieux, malgré le désaccord qui peut régner sur leur contenu, ce que valident les présupposés de J. Waldron. Soit, il s’agit pour Dworkin de justifier l’existence d’une institution capable d’imposer une « bonne réponse » sans tenir compte du désaccord raisonnable et dans ce cas la critique démocratique de la justice constitutionnelle proposée par J. Waldron continue à être valable[44]. On voit ici néanmoins que l’argumentation de J. Waldron repose essentiellement sur l’ambiguïté de la formulation de certains de ces présupposés. Cette ambiguïté se manifeste parfois par le refus d’aborder certaines questions. Ainsi, J. Waldron affirme qu’aucun mécanisme institutionnel ne saurait suffire à protéger les droits de chacun dans une société où les citoyens ne souhaitent pas les protéger. Pour le dire autrement, aucun mécanisme institutionnel ne saurait se substituer à une culture des droits commune à l’ensemble de la société. Pourtant, il refuse[45] d’aborder la question de savoir si l’existence de la justice constitutionnelle pourrait, sans s’y substituer, contribuer à faire émerger cette culture des droits. Sans doute répondrait-il que cela peut justifier un contrôle de constitutionnalité de type faible mais en aucun cas le fait que le juge ait le dernier mot.

2) Le problème des minorités insulaires

Par ailleurs, l’étude du principe majoritaire donne à J. Waldron la possibilité de s’intéresser à la distinction entre la majorité et la minorité dans nos systèmes politiques. En effet, il s’attache à démontrer qu’il faut distinguer la minorité qui participe à la prise de décision et la minorité à qui l’on applique la décision[46]. Le fait qu’il y ait une minorité au moment de la prise de décision semble normal et n’est pas en soi tyrannique. L’important est que cette minorité ait la possibilité à terme de devenir majoritaire par le jeu politique. On retrouve ici une inspiration Arendtienne, filiation que J. Waldron revendique régulièrement[47], dans la mesure où la philosophe allemande affirmait qu’il y a tyrannie de la majorité lorsque cette dernière, parvenue au pouvoir, adopte des décisions visant à conserver le pouvoir ou à rendre le changement de son titulaire plus complexe[48]. Si l’on présuppose que la minorité décisionnelle change en fonction des élections ou simplement des enjeux d’une décision et qu’elle n’est pas liée à un statut social minoritaire au sein de la société, alors l’utilisation de la règle majoritaire n’a rien de despotique. Il y a donc risque de tyrannie de la majorité dans seulement deux cas. Premièrement, lorsque la majorité décisionnelle entreprend des réformes pour pérenniser son statut majoritaire. Deuxièmement, lorsqu’il y a une superposition entre minorité décisionnelle et minorité sociale. C’est a fortiori le cas lorsqu’on a affaire à des minorités « discrètes et insulaires[49] », c’est-à-dire des minorités qui n’ont aucun moyen de faire valoir leur point de vue au sein des institutions politiques classiques ; notamment parce qu’elles subissent des préjugés forts. Dans cette perspective, J. Waldron admet qu’il y a sans doute une utilité à la présence de la justice constitutionnelle.

Toutefois, il limite aussitôt cette hypothèse. D’abord, il considère que ces cas sont rares. En effet, la plupart des revendications des minorités statutaires (« topical minority ») sont relayées par au moins un parti politique. Si l’on prend l’exemple des droits des détenus, personnes qui pourraient être considérées dans une situation de minorité à la fois décisionnelle et statutaire, des partis politiques veillent à ce que leurs revendications soient entendues[50]. Cependant, ce problème est d’autant plus prégnant dans le cas de pays fortement divisés sur le plan ethnique. Dans cette perspective, il pourrait être intéressant d’avoir un organe chargé de garantir que la minorité ethnique soit protégée, dans le processus politique, mais aussi dans son existence sociale. Toutefois, deux objections émergent des écrits de J. Waldron. D’une part, un pays ethniquement clivé verra le plus souvent la composition de la Cour retranscrire ce clivage ethnique. S’il y a lieu de penser que les organes politiques ne protègent pas les droits des plus défavorisés lorsqu’ils votent les lois, pourquoi le feraient-ils lorsqu’ils nomment des juges constitutionnels ? Cela renvoie à l’idée phare de J. Waldron selon laquelle il n’y a pas de différence de nature entre majorité parlementaire et majorité judiciaire. D’autre part, d’un point de vue plus empirique que théorique cette fois-ci, J. Waldron soutient l’argument selon lequel il est arrivé que certains juges prennent des décisions défavorables à certaines minorités. La jurisprudence de la Cour suprême américaine précédant l’arrêt Brown[51] illustre à quel point le racisme endémique à la société américaine de l’époque irriguait également la pensée des juges[52]. L’efficacité du contrôle de constitutionnalité dans les périodes de fortes discriminations à l’égard de certaines minorités n’est donc pas garantie. Tous ces arguments poussent donc J. Waldron à affirmer que le seul problème des minorités insulaires ne peut à lui seul justifier l’existence du contrôle de constitutionnalité. On retrouve à nouveau ici un argument fort de sa démonstration : si les citoyens n’ont pas la volonté de protéger les droits de chacun, aucune institution ne pourra le permettre. Cela fait, in fine, reposer la liberté d’une société, moins sur ses arrangements institutionnels que sur un éthos favorable à la liberté[53].

Pour le dire autrement, dans un pays où les citoyens n’ont pas le souci des droits de chacun, il n’y a aucune raison de penser que les juges constitutionnels pensent différemment et qu’ils puissent y changer quoi que ce soit. Inversement, dans un pays où les citoyens ont le souci des droits de chacun, le contrôle de constitutionnalité pourrait être efficace, mais il s’avère alors inutile puisque le Parlement a un avantage indéniable dans la résolution du désaccord sur les droits. C’est d’ailleurs, le dernier point de sa démonstration que nous aborderons.

 

B. De la « difficulté contre-majoritaire » à l’opposition entre majorité parlementaire et majorité judiciaire

Le dernier argument en défense du principe majoritaire est celui selon lequel même les juges constitutionnels décident à la majorité. Dès lors, le contrôle de constitutionnalité des lois n’est pas une procédure contre-majoritaire, mais consiste à faire primer une majorité judiciaire sur une majorité parlementaire (1). Dans cette perspective, puisqu’il n’y a pas de différence de nature entre majorité judiciaire et majorité parlementaire, il faudrait privilégier la seconde, dans la mesure où elle serait plus démocratique (2).

1) Le rapprochement entre majorité parlementaire et majorité juridictionnelle

L’argument de la tyrannie de la majorité est souvent invoqué pour justifier le recours au juge constitutionnel. Pourtant, les cours de justice décident, elles aussi, le plus souvent à la majorité simple. Pourquoi donc ne pas parler de tyrannie de la majorité dans ce cas-là ? Voilà l’interrogation que soulève J. Waldron[54]. En réalité, cette question n’est qu’un élément parmi une interrogation plus large : comment limiter le pouvoir du juge ? Si le constitutionnalisme consiste, au moins en partie, à limiter les pouvoirs, le constitutionnalisme juridique centré sur le juge constitutionnel ne parvient pas à penser la limitation de ce dernier. Cela renvoie à une problématique connue : qui gardera les gardiens[55] ? Il n’est pas sûr que cette question puisse recevoir une réponse satisfaisante. En effet, si l’on estime que tout contrôle doit être effectué par une entité extérieure, alors le contrôle de constitutionnalité ne peut aboutir qu’à une régression à l’infini. La seule hypothèse en faveur de la justice constitutionnelle qui pourrait fonctionner est d’affirmer que la fonction de juger est en elle-même limitée, ce qui la différencierait de la fonction législative : elle ne dispose ni de la bourse, ni de l’épée, selon l’expression consacrée[56] ; elle se contente d’aiguiller le législateur vers une autre procédure[57], etc. Il s’agit d’hypothèses qui ne sont pas vraiment étudiées par J. Waldron dans ses écrits, notamment parce qu’en se plaçant exclusivement du point de vue du désaccord, il tend à assimiler la délibération juridictionnelle à la délibération parlementaire : la technique est peu présente, la morale est prépondérante, le choix est déterminant, le vote est inévitable.

Pour revenir au principe majoritaire, J. Waldron explique qu’il n’existe en réalité aucune raison valable, ou à tout le moins, aucun discours justificateur, expliquant pourquoi le juge résout les litiges à la majorité simple. On pourrait d’ailleurs imaginer d’autres systèmes : les tribunaux pourraient être obligés de décider à l’unanimité ou à la majorité renforcée[58]. Il étudie les trois arguments avancés pour justifier ces décisions à la majorité. Le premier, qu’il écarte rapidement, est celui de l’efficacité. Le principe majoritaire est un principe simple et efficace pour prendre des décisions. J. Waldron ne le nie pas, pour autant il soulève deux objections. Premièrement, pourquoi alors ce principe majoritaire est-il critiqué lorsqu’il est appliqué au Parlement ? Deuxièmement, l’efficacité n’a pas forcément de lien avec la légitimité. Si seule l’efficacité est recherchée en matière de justice constitutionnelle, pourquoi ne pas décider de l’inconstitutionnalité d’une mesure à pile ou face ? C’est que les institutions politiques ont besoin d’un autre type de légitimité que la simple efficacité. Le deuxième argument étudié par J. Waldron est l’argument épistémique. Il s’agirait d’appliquer le théorème de Condorcet[59] selon lequel plus une décision reçoit de soutien, plus elle est susceptible d’être vraie, dès lors que la probabilité que chaque participant à la décision trouve la bonne réponse est supérieure à 50 %. Dans cette hypothèse, plus le nombre de participants à la décision est important, plus ils sont susceptibles de trouver la meilleure réponse. C’est un argument intéressant et qui pourrait très bien s’appliquer aux tribunaux dès lors que l’on considère que les magistrats disposent d’une véritable expertise. Cela implique néanmoins de penser qu’il existe bien une bonne réponse et que l’interprétation de la Constitution relève d’un acte de connaissance et non pas d’un acte de volonté. Il n’est pas sûr qu’une expertise entre en jeu, dans la mesure où les questions d’interprétations ne sont qu’en partie des questions de techniques juridiques, mais aussi des questions de valeurs. Par ailleurs, ce théorème serait plus pertinent encore si les tribunaux décidaient à la majorité qualifiée. Reste l’argument de l’égalité entre les participants à la délibération. Tous les juges se valent, tous les juges ont été nommés selon la même procédure, il n’y a donc pas de raison de privilégier la voix de l’un sur l’autre. Au demeurant, s’il fallait privilégier l’un d’entre eux, qui cela devrait-il être et sur la base de quel critère ? Le juge le plus ancien, car il a le plus d’expérience ? Le juge le plus récemment nommé, car il est susceptible d’être le plus en phase avec les besoins de la société ? Malgré ces objections, l’argument de l’égalité est sans doute l’argument en faveur d’une décision majoritaire le plus satisfaisant. Il est d’ailleurs celui qui justifie l’utilisation du principe majoritaire lors des élections ou lors de l’adoption de décisions au sein du Parlement. Admettre cet argument, c’est rapprocher encore un peu la majorité parlementaire et la majorité judiciaire, en leur donnant un même principe de légitimité[60].

Pour J. Waldron, la critique de la tyrannie de la majorité a finalement peu à voir avec le principe majoritaire en lui-même, car ce dernier s’applique aussi au sein des tribunaux. Les défenseurs du contrôle de constitutionnalité ne s’opposent pas vraiment au principe majoritaire et à ses distorsions propres, mais s’opposent en réalité aux décisions majoritaires prises par les représentants ou les citoyens. La critique de la tyrannie de la majorité n’est donc qu’un autre avatar de la méfiance des défenseurs du constitutionnalisme à l’égard de la démocratie. Dès lors, prendre conscience de l’importance du principe majoritaire au sein des tribunaux doit nous pousser à ne plus opposer vote et délibération, mais à penser le vote comme l’aboutissement d’une délibération qui peut, au demeurant, porter sur des questions de principe. Même si l’on peut suivre l’argumentation de J. Waldron, il semble néanmoins négliger les différences qui peuvent émerger entre une majorité parlementaire et une majorité juridictionnelle. Ainsi, sans doute n’est-ce pas le principe majoritaire en tant que tel qui est critiqué par les défenseurs du contrôle de constitutionnalité, mais J. Waldron semble de son côté négliger le fait qu’une majorité parlementaire n’a pas la même nature qu’une majorité juridictionnelle. En effet, au Parlement, des jeux d’alliances et de coercition se jouent. C’est peut-être moins le principe majoritaire que d’autres caractéristiques de la délibération parlementaire qui empêchent partiellement une délibération de qualité. À ce titre, les mécanismes du « parlementarisme rationalisé » aboutissent à couper court à la délibération et parfois même à l’adoption de décisions minoritaires. En outre, la discipline de parti, renforcée par ces mécanismes, a aussi un impact sur la délibération. Si la délibération implique la possibilité de changer d’avis sur une question donnée[61], la discipline de parti a l’effet inverse. Bien qu’elle permette de faire le lien entre vote des électeurs et le comportement d’un représentant à l’assemblée, cette discipline partisane traduit davantage une conception strictement agrégative de la démocratie plutôt qu’une conception délibérative. Évidemment, les juges prennent des décisions en fonction de leurs préférences politiques, mais ils ne sont pas soumis, grâce à leur statut protecteur, à une quelconque discipline. La délibération juridictionnelle est donc le fruit d’une opposition individuelle et pas d’une opposition partisane. Sans achever pour autant le débat de la légitimité de la justice constitutionnelle, cet argument aurait mérité d’être étudié par J. Waldron.

2) L’avantage démocratique de la majorité parlementaire

Le contrôle de constitutionnalité n’a rien d’une difficulté contre-majoritaire ; il consiste plutôt à faire primer une décision prise par une majorité de juges sur la décision prise par une majorité de parlementaires. Reformulée ainsi, et déniant chemin faisant toute spécificité au travail du juge, la difficulté engendrée par le contrôle de constitutionnalité ne semble pas pouvoir être dépassée. En effet, le dernier élément de la démonstration de J. Waldron est d’indiquer que si nous prétendons vivre dans une démocratie, les décisions parlementaires doivent primer. Les décisions prises par la majorité parlementaire seraient plus démocratiques que celles prises par une majorité de juges. Cela prend au moins deux significations sous la plume de J. Waldron. Premièrement, il faut préférer une majorité élue, à un organe non élu et irresponsable politiquement. C’est un argument connu qui fait du vote et de la représentation des éléments de définition de la démocratie. Même si les procédures de vote et de représentation sont imparfaites, elles permettraient d’aboutir à une approximation d’un vote direct du peuple[62]. Deuxièmement, dans un sens plus complexe, cela renvoie également à l’idée selon laquelle le Parlement est un organe qui a été créé dans le but de légiférer, de prendre en compte les opinions divergentes et qui est perçu comme tel par la population. Le Parlement est démocratique, car il est identifié comme un organe de législation, alors même que si le juge constitutionnel est un organe qui crée du droit, sa légitimité n’est pas fondée sur cette fonction. À ce titre, J. Waldron distingue les notions d’« explicit legislation » et d’« implicit legislation[63] ». Si le juge crée du droit, la représentation générale qui est faite de son travail par un citoyen est qu’il applique la Constitution.

L’argumentation de J. Waldron pourrait sans doute être critiquée dans la mesure où il ne semble faire que peu de cas de la distinction entre régime représentatif et démocratie. Au sens strict, le régime représentatif ne peut s’assimiler à la démocratie. Les défenseurs du contrôle de constitutionnalité ne manquent pas de le rappeler afin de contrer l’argument de son absence de légitimité démocratique. La justice constitutionnelle est une anomalie démocratique… à l’instar du Parlement[64] ! Même s’il n’aborde pas de front cette problématique, on trouve chez J. Waldron des éléments permettant d’y répondre. Pour le professeur new-yorkais, la légitimité n’est pas une question d’absolu, elle est en partie relative, « comparative[65] ». Si le processus électoral et la responsabilité politique ne suffisent pas à donner une légitimité démocratique au Parlement, c’est a fortiori le cas pour les juges constitutionnels. En somme, il retourne l’argument précédent en constatant que la légitimité procédurale, si elle n’est pas parfaite, a tendance à jouer davantage en faveur du Parlement que des tribunaux. Aussi, pourrait-on ajouter, la justice constitutionnelle pourrait davantage s’analyser comme un renforcement du caractère représentatif d’un régime politique que comme un palliatif à celui-ci[66]. En outre, J. Waldron ne se positionne pas directement sur la correspondance entre le travail parlementaire et un quelconque idéal démocratique, il s’interroge toujours sur la meilleure façon de résoudre le désaccord. Dans cette perspective comparative, la majorité parlementaire donne plus de garanties qu’une majorité de juges non élus.

Dans ses derniers écrits, Jeremy Waldron revient sur certains de ses présupposés moraux et notamment son rejet de l’unité de la sphère axiologique[67] (c’est-à-dire l’idée selon laquelle « les valeurs éthiques et morales dépendent les unes des autres[68] »). Toutes les valeurs ne sont pas forcément compatibles entre elles, c’est pourquoi le travail du philosophe est de distinguer les concepts et d’étudier leurs interactions. Alors qu’une partie des juristes et des philosophes ont tendance à assimiler la démocratie et le constitutionnalisme, J. Waldron préfère les séparer. Nos sociétés sont constituées par des compromis entre des valeurs qui peuvent être contradictoires. L’équilibre que nous entendons trouver entre démocratie et constitutionnalisme est difficile à trouver. Pour beaucoup, cet équilibre est permis par la justice constitutionnelle. J. Waldron prend une autre voie. Sa critique du contrôle de constitutionnalité est fondamentale, elle bouscule certaines croyances et oblige ses défenseurs à produire un discours justificateur plus abouti. En France, si l’organisation du Conseil constitutionnel est toujours critiquée, une grande majorité de la doctrine ne s’interroge plus sur la légitimité même du contrôle de constitutionnalité ; il serait sans doute temps de lire J. Waldron et de répondre à son défi.

 

Thibault Carrère

Thibault Carrère est Maître de conférences à l’Université d’Avignon. Membre du Laboratoire JPEG et chercheur associé au CERCOP. Il est l’auteur de la thèse La démocratie constitutionnelle à l’épreuve du républicanisme. Sur la dualité philosophique du constitutionnalisme moderne (Paris, Mare & Martin, à paraître 2024).

Pour citer cet article :
Thibault Carrère «La critique du contrôle de constitutionnalité par Jeremy Waldron : une défense démocratique des droits », Jus Politicum, n° 31 [https://www.juspoliticum.com/article/La-critique-du-controle-de-constitutionnalite-par-Jeremy-Waldron-une-defense-democratique-des-droits-1557.html]