Dans la présentation de l’histoire constitutionnelle française, l’hostilité au contrôle de constitutionnalité des lois caractérisant la IIIe République est souvent considérée comme valant également pour la IVe République. Cette dernière s’est pourtant retrouvée dans une situation particulière vis-à-vis de la problématique de la garantie constitutionnelle. Si les constituants de 1946 ont échoué à mettre en place une « troisième voie » originale en la matière, ils ont néanmoins fait des choix qui ont très largement été confirmés en 1958. Les compromis de 1946 ont ainsi été reconduits par la suite, contribuant à installer le contrôle de constitutionnalité en France dans une position ambiguë qui n’a jamais été démentie par la suite. 

The ambiguities of hostility to constitutionality review under the Fourth Republic

In the presentation of French constitutional history, the hostility to the constitutional review of laws that characterized the Third Republic is often considered to apply equally to the Fourth Republic. However, the Fourth Republic found itself in a special position when it came to the issue of constitutional guarantees. Although the 1946 Constituents failed to establish an original "third way" in this area, they did make choices that were largely confirmed in 1958. The compro-mises of 1946 were subsequently renewed, helping to establish the constitutional review in France in an ambiguous position that has never subsequently been denied. 

L’

hostilité du droit public français antérieur à 1958 au contrôle de constitutionnalité est l’une des idées les plus solidement établies qui soit[1]. La cause principale de cette hostilité serait à rechercher dans le fait que « la tradition républicaine française antérieure à 1958 reposait sur l’idée de souveraineté parlementaire[2] », véritable « dogme constitutionnel[3] » et partie intégrante de la « culture républicaine[4] » caractérisant les régimes parlementaires des IIIe et IVe Républiques. Cette place éminente du Parlement s’accompagnait d’un certain légicentrisme plébiscitant la loi « expression de la volonté générale » et allait de pair avec une relégation d’un pouvoir judiciaire que l’on n’osait pas nommer ainsi. Aucun acteur institutionnel autre que le Parlement lui-même ne devait apprécier la régularité des actes législatifs[5]. À cet égard, la IVe République se serait inscrite dans le droit fil de sa devancière en « institutionnalisant la souveraineté parlementaire[6] » et en réaffirmant le « refus de la suprématie constitutionnelle[7] », malgré l’existence bien connue d’un « embryon de contrôle de constitutionnalité[8] » lié à la mise en place du Comité constitutionnel. Ce dernier, limité à un « rôle symbolique[9] », se serait révélé un échec, tout en établissant un « précédent[10] » heureux pour la suite et l’acclimatation postérieure d’une certaine forme de contrôle de constitutionnalité des lois en France. Il a ainsi fallu attendre 1958 pour que le contrôle de constitutionnalité des lois soit véritablement instauré en France[11].

Ce récit contient certainement une grande part de vérité. Il mérite peut-être d’être précisé à certains égards, notamment en ce qui concerne la portée exacte de l’hostilité au contrôle de constitutionnalité à partir de 1946. Si le débat autour de l’opportunité d’une garantie constitutionnelle est, sous la IVe République, moins vif qu’il n’a pu l’être sous la IIIe République[12], il n’en est pas moins important. Il pourrait être en effet tentant, a posteriori, de présenter le rejet du contrôle comme un combat d’arrière-garde quelque peu provincial, mené au nom de traditions désuètes et allant à l’encontre du développement du constitutionnalisme juridictionnel à travers le monde. Une telle lecture ne rendrait toutefois pas justice à la richesse des débats ayant eu lieu en 1946 au sujet du contrôle de constitutionnalité. L’évocation du contrôle de constitutionnalité sous la IVe République ne peut en effet s’arrêter au simple constat de la persistance d’une « tradition hostile au contrôle[13] » : bien au contraire, les débats constituants témoignent justement de la manière dont cette tradition est remise en cause à la Libération par une part notable des forces politiques. En 1946, l’argument de la protection de la « souveraineté parlementaire » semble avoir déjà perdu beaucoup de terrain.

Les constituants sont en effet, pour une importante partie d’entre eux, à la recherche d’une forme de garantie constitutionnelle – au sens de l’organisation d’une procédure permettant d’apprécier la régularité des actes juridiques, en l’occurrence les actes législatifs, par rapport à la Constitution[14]. S’ils sont conscients de l’importance d’un tel mécanisme pour protéger leur œuvre constituante, ils se refusent toutefois à confier la tâche de gardien de la constitution à un « juge », qu’il s’agisse du juge ordinaire ou d’un organisme juridictionnel ad hoc composé de magistrats. Le modèle américain de la « Cour suprême » agit ainsi comme un puissant repoussoir, sans pour autant entraîner condamnation de toute garantie constitutionnelle. Il pousse néanmoins une partie des constituants à se mettre en quête d’un « troisième système[15] » destiné à permettre la mise en place d’une garantie constitutionnelle évitant tout à la fois les inconvénients du contrôle par une Cour suprême et les inconvénients de l’absence de contrôle. De ces discussions et compromis politiques naît le Comité constitutionnel de la Constitution de 1946.

La portée de l’hostilité au contrôle de la constitutionnalité des lois sous la IVe République est donc moins évidente qu’il n’y paraît. Le motif de cette hostilité n’est pas une défense anachronique de la tradition ou de la toute-puissance du Parlement. Au contraire, les travaux préparatoires des projets constitutionnels abordent des sujets qui n’ont bien souvent rien perdu de leur actualité. Ils traitent en effet d’une question qui préoccupe aujourd’hui encore au plus haut point le constitutionnalisme contemporain : comment organiser la protection de la Constitution tout en conciliant contrôle de constitutionnalité et démocratie ?

L’étude de la réponse apportée sous la IVe République à cette question permet de souligner deux aspects du problème, lesquels soulèvent des ambiguïtés que cette contribution se propose de mettre en avant.

La première concerne les limites de l’hostilité proverbiale de la culture républicaine française au contrôle de constitutionnalité. Cette hostilité n’est pas en 1946 un bloc monolithique et nécessite une lecture fine. Sur un plan politique, l’exception d’inconstitutionnalité (et tout système impliquant le juge ordinaire ou un organe ressemblant à une Cour suprême) fait certes l’objet d’un rejet quasi général. Ce dernier n’emporte pas pour autant rejet de l’idée d’une garantie constitutionnelle : malgré les dissensions vives au sein des constituants, il se trouve ainsi – à plusieurs reprises, de manière temporaire puis définitive – une majorité pour approuver l’idée d’une garantie constitutionnelle, pourvu que cette dernière soit confiée à un organe ad hoc et limitée à un contrôle procédural. Cela n’en demeure pas moins une garantie constitutionnelle prenant la forme d’un contrôle de la conformité des lois à la Constitution. Cette garantie a beau avoir été en partie neutralisée sous la IVRépublique, elle n’est pas pour autant « nulle » et génère en définitive autant d’attentes que d’hostilité. Ce constat est au demeurant cohérent avec le fait que sa reprise en 1958, sous la forme du Conseil constitutionnel, puisse se faire sans opposition majeure[16].

Le second aspect que cette contribution souhaiterait mettre en valeur, c’est le poids des choix opérés en 1946 sur le développement ultérieur du contrôle de la constitutionnalité des lois en France. Il y a ici un paradoxe : partant d’une bonne question (« comment concilier garantie constitutionnelle et principe démocratique ? »), les constituants ont abouti à une réponse somme toute décevante. En fait de « troisième voie », la solution consacrée a simplement consisté en la mise en œuvre d’un embryon de juridiction constitutionnelle. Si l’objet de ce dernier est des plus classiques – l’exercice d’un pouvoir de veto bloquant la promulgation d’une loi estimée, à partir d’une analyse « juridique », contraire à la Constitution[17] –, la particularité du Comité réside plutôt dans ses limites statutaires et procédurales. Du fait d’un compromis constitutionnel bancal, la France n’a ainsi été engagée sur la voie du contrôle de la constitutionnalité des lois qu’à la condition que l’organe auquel ce contrôle est confié soit lourdement handicapé du fait de ses procédures et maintenu dans la dépendance des autres organes constitutionnels du fait de sa composition. Ce choix, réitéré en 1958 et non sérieusement démenti depuis, malgré la dimension nouvelle prise par le Conseil constitutionnel, explique à certains égards la situation actuelle du contrôle de constitutionnalité des lois : dotées d’un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois sans que les constituants n’aient jamais entendu officiellement consacrer une juridiction constitutionnelle de plein exercice, les institutions françaises sont encore, à bien des égards, tributaires d’ambiguïtés qui n’ont pas été tranchées depuis 1946. Cela ne signifie pas que l’histoire du contrôle de constitutionnalité en France depuis 1945 soit purement linéaire ou soit le simple fruit de considérations juridiques[18] : plus simplement, il s’agit de souligner que des choix décisifs pour la voie française vers le contrôle de constitutionnalité des lois sont faits dès 1946 et qu’ils n’ont pas été véritablement remis en cause par la suite[19].

La IVe République marque ainsi une étape importante dans l’adoption en France d’une forme de garantie constitutionnelle. Les constituants de 1946 ont en effet tenté d’apporter à la question classique de la conciliation entre contrôle de constitutionnalité et démocratie une réponse originale (I). Si les contingences liées au rapport de force politique à la Libération ont réduit à peu de choses le résultat de leurs efforts, la période de 1946 à 1958 témoigne néanmoins des progrès réalisés alors par l’idée de garantie constitutionnelle (II). Malgré l’échec de la poursuite d’une hypothétique « troisième voie », le Comité constitutionnel a ainsi ouvert la voie au Conseil constitutionnel et à l’acclimatation en France d’une forme de contrôle somme toute éloignée des attentes initiales des constituants de 1946 (III).

 

I. La recherche d’une garantie constitutionnelle en 1946

 

Les débats constituants de 1945-1946 témoignent du fait qu’une grande partie des constituants sont convaincus de la nécessité d’intégrer à la future Constitution une forme de « garantie constitutionnelle ». L’idée n’est pas neuve : le débat relatif à la protection de la Constitution contre les lois potentiellement inconstitutionnelles plonge ses racines dans les débats ayant animé la IIIe République et a été entretenu par les nombreux projets de Constitution élaborés durant la guerre, qu’ils proviennent de la Résistance[20] ou de Vichy[21]. Les débats s’inscrivent alors dans un cadre classique opposant « contrôle politique » et « contrôle judiciaire » de la constitutionnalité des lois, selon une distinction consacrée par la doctrine de l’époque[22] et toujours employée aujourd’hui malgré ses limites[23]. Si les débats au sein des Assemblées constituantes ne sont donc pas fondamentalement originaux[24], ils ont toutefois l’intérêt de conserver, pour le lecteur contemporain, une grande part d’actualité. Les arguments mobilisés en faveur et en défaveur de la « garantie constitutionnelle » sont tout à la fois classiques et efficaces, menant à la tentative d’élaborer une troisième voie pouvant faire office de compromis entre ceux qui réclament une telle garantie et ceux qui la récusent.

 

A. Les arguments des défenseurs de la garantie constitutionnelle

En suivant la grille de lecture employée par Guillaume Tusseau pour expliquer l’instauration d’un dispositif de justice constitutionnelle[25], il est possible d’identifier trois types d’arguments mobilisés en faveur de la consécration d’une garantie constitutionnelle : l’argument logique, l’argument politico-institutionnel et l’argument stratégique.

1. L’argument tiré de la logique juridique

L’argument tiré de la logique juridique repose sur l’idée simple que la garantie constitutionnelle est liée à la « nature » du constitutionnalisme[26], puisqu’une constitution écrite ne pourrait voir sa suprématie garantie en l’absence de tout mécanisme empêchant les pouvoirs constitués d’adopter des règles inconstitutionnelles. L’argument est simple mais efficace[27] et il n’est pas surprenant de constater qu’il est largement mobilisé dans les débats constituants. Il est en effet rapidement acquis que les constituants entendent rédiger une constitution rigide dont la révision doit passer par des formes spécifiques. René Capitant souligne d’ailleurs lors des débats que cette distinction ferme entre pouvoir constituant et pouvoir législatif est, à son sens[28], une différence majeure avec les lois constitutionnelles de 1875[29]. Pour que cette distinction soit toutefois assurée, il faut intégrer à la constitution future une forme ou une autre de garantie constitutionnelle. Le député SFIO
Gilbert Zaksas résume le problème de manière simple devant la première commission de la constitution : « il est possible d’admettre qu’on ne fasse pas de constitution ; mais si l’on veut en faire une, il faut qu’on dise comment son application sera garantie[30]. »

L’argument est ainsi largement mobilisé dans les débats, de la droite (où le député André Mutter cite le juge Marshall et invoque le raisonnement de ce dernier dans la célèbre jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis Marbury c. Madison[31]) à la SFIO (où le député Zaksas souligne qu’en l’absence de tout contrôle de constitutionnalité des lois, il n’y aurait pas de constitution[32]) en passant par le MRP (où le député François de Menthon rappelle que la souveraineté de l’Assemblée est limitée par la Constitution[33] tandis que le député Robert Lecourt fait appel au « bon sens » pour faire admettre qu’aucune loi ne peut demeurer sans sanction[34]). L’argument est d’autant plus mobilisé que l’exemple de la loi du 10 juillet 1940 est encore très présent dans les esprits[35]. Il y a là un argument puissant en faveur d’une procédure de révision rigide et protégée par un mécanisme de garantie excluant toute tentative de modification « indirecte » du texte constitutionnel.

L’argument logique ne fait pas pour autant l’unanimité. Il ne convainc guère les communistes et leurs alliés, résolument opposés à toute forme de garantie constitutionnelle – ou, du moins, à toute forme de garantie constitutionnelle extérieure à l’Assemblée nationale elle-même[36]. Pierre Cot expose ainsi devant les constituants ce qui est à ses yeux la seule « thèse démocratique » en la matière, celle qui « veut que les élus soient les garants de leurs propres lois, sous le contrôle de l’opinion publique[37] ». Derrière cette opposition à tout contrôle de la conformité des lois à la constitution confié à un organe extérieur à l’Assemblée, il y a un désaccord de fond sur l’opportunité de limiter la souveraineté de l’Assemblée. Pierre Cot et les communistes se révèlent ainsi hostiles à toute formule actant expressément la limitation de la souveraineté de l’Assemblée nationale par la Constitution[38]. Au fond, c’est la suprématie constitutionnelle elle-même que les représentants communistes récusent pour des raisons qui mêlent vraisemblablement doctrine – les idées constitutionnalistes de séparation des pouvoirs et de garantie constitutionnelle s’accommodant mal de la souveraineté populaire ou de la dictature du prolétariat – et stratégie politique – les résultats électoraux du PCF en 1945-1946 étant suffisamment prometteurs pour laisser espérer une nette majorité parlementaire de gauche et d’extrême-gauche dans les années à venir. Les représentants communistes sont toutefois minoritaires sur ce terrain, ce qui traduit en creux le fait qu’une majorité de constituants est prête à acter la limitation de la souveraineté de l’Assemblée par la Constitution.

2. L’argument tiré de l’équilibre institutionnel

La recherche d’un certain équilibre politico-institutionnel est le second motif poussant à établir un mécanisme de justice constitutionnelle[39]. Une fois encore, l’argument est consubstantiel à la logique du constitutionnalisme, lequel entend distribuer les pouvoirs afin d’éviter toute concentration excessive mettant en péril les chances d’un gouvernement modéré. Dans cette optique, la garantie constitutionnelle est tout à la fois l’assurance du respect de la constitution mais également le moyen de mettre en place un contre-pouvoir supplémentaire, susceptible de faire obstacle aux entreprises des autres pouvoirs.

La recherche de contre-pouvoirs est d’ailleurs au cœur de l’ensemble des débats constituants de 1945-1946. Il apparaît en effet rapidement que l’alliance des communistes et des socialistes est numériquement en mesure de faire adopter un projet de Constitution au sein de la première Assemblée constituante. L’enjeu est alors d’apporter au MRP des garanties suffisantes pour obtenir son ralliement. L’essentiel des débats tourne en conséquence autour de la nature et de la portée des garanties qu’il est possible d’accorder au MRP dans la limite de ce que le PCF est susceptible de tolérer. Ce contexte explique la vigueur des discussions autour de l’existence d’une seconde Chambre parlementaire à part entière. Il explique également la vivacité des débats autour de la fonction présidentielle. Il explique enfin, même si ce sujet occupe une place moindre quant aux deux premiers, l’importance des débats autour du contrôle de la constitutionnalité des lois. Au demeurant, les trois débats sont souvent entremêlés, puisqu’il est parfois envisagé que la seconde Chambre ou le président de la République joue un rôle au titre de la garantie constitutionnelle[40].

Le thème de la défense des libertés, sur lesquelles tout pouvoir pourrait être tenté d’empiéter, est ainsi au cœur des arguments des défenseurs de la garantie constitutionnelle. René Capitant, appelant de ses vœux une seconde Chambre parlementaire, entend lui confier la défense des « principes supérieurs à la souveraineté nationale, et notamment la liberté, les libertés, dont le principe serait inscrit dans la Constitution[41] ». Au sein de la première commission de la Constitution, la rupture entre représentants MRP et représentants communistes et socialistes est consommée à l’occasion d’un échange relatif au contrôle de constitutionnalité. François de Menthon souligne alors qu’en l’absence d’accord sur un contrôle de ce type, le texte ne prévoira aucun contrepoids à une assemblée unique et omnipotente[42]. En séance publique, Robert Lecourt affirme quant à lui qu’il en va « de l’avenir même de la liberté » et résume ainsi la situation : « le problème est donc de savoir de quelle manière vous allez pouvoir nous donner des garanties[43]. » Pour Lecourt, la question serait secondaire si le projet d’avril prévoyait un équilibre satisfaisant des pouvoirs. Mais tel n’est pas le cas et la question de contrôle de la constitutionnalité des lois devient alors un sujet primordial sur lequel – entre autres – le MRP n’entend pas reculer[44]. L’argument ne convainc pas devant la première Constituante, mais l’échec du référendum de mai 1946 oblige la seconde Constituante à lui accorder une plus grande attention. Cela permet de souligner que les discussions relatives à la garantie constitutionnelle ne sont pas exclusivement théoriques : elles ont partie liée avec les garanties qu’il convient d’apporter, dans ce contexte politique donné, à la future minorité politique.

Les acteurs momentanément en position de force ne sont toutefois guère enclins à entendre aisément l’argument d’un nécessaire équilibre des pouvoirs. Cot définit devant la première Assemblée constituante la constitution comme « le moyen de permettre à la volonté du peuple, non seulement de s’affirmer, mais aussi de se réaliser dans l’action gouvernementale[45] ». La Constitution n’est pas là pour faire obstacle à la volonté du peuple mais pour permettre son exercice via la souveraineté de l’Assemblée, laquelle s’exprime sous le seul contrôle du corps électoral. Les communistes s’inquiètent même de l’excès des garanties apportées à la minorité. Le député PCF Joseph Cerny résume ainsi les choses : « à force de vouloir respecter les pouvoirs de la minorité on finirait par lui créer des privilèges et par brimer la majorité[46]. » À la crainte de l’excès de pouvoir répond ainsi la crainte de l’excès de contre-pouvoirs, à l’occasion d’échanges qui ne sont pas dépourvus d’arrière-
pensées partisanes.

3. Les considérations de stratégie politique

Le troisième type de motif mobilisé pour expliquer l’émergence d’une justice constitutionnelle est « l’explication stratégique[47] ». L’organisation d’une garantie constitutionnelle serait davantage liée à l’intérêt stratégique de court ou long terme des acteurs partisans qu’à des considérations de logique juridique. Il n’est pas difficile de mettre en évidence que de telles considérations jouent en 1946 une importance certaine dans la promotion du contrôle de constitutionnalité. Le poids politique du PCF et le contexte international n’est pas de nature à apaiser les débats, et André Siegfried traduit vraisemblablement l’inquiétude d’une part conséquente de l’opinion publique lorsqu’il écrit que « les communistes […] se préoccupaient moins de faire une bonne constitution qu’une constitution qui orienterait le pays vers Moscou[48] ». Cette crainte est de nature à pousser l’opposition aux projets constitutionnels à mobiliser tous les mécanismes de garantie possibles et imaginables. Sans surprise, la droite parlementaire se tourne alors vers un système qu’elle plébiscitait déjà avant-guerre[49], à savoir un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois. Au sein de la première Assemblée constituante, André Mutter propose ainsi la création d’une « cour suprême » ad hoc[50], tandis que Jacques Bardoux et Maurice Petsche proposent devant la seconde Assemblée constituante un système d’exception d’inconstitutionnalité où le Conseil d’État et la Cour de cassation seraient amenés à trancher les questions relatives à la constitutionnalité des lois[51]. Si ce tropisme classique pour le contrôle juridictionnel peut s’expliquer par l’attractivité de l’exemple américain, il peut également s’expliquer par des motifs politiques[52]. Les représentants de la droite nourrissent en effet l’espoir que l’autorité judiciaire se révèlera un défenseur potentiel pour son électorat face aux entreprises d’un Parlement dominé par une gauche dont le programme contient d’importants projets de nationalisation[53]. Quant au MRP, il a déjà été souligné que son plaidoyer pour la mise en place d’une forme de garantie constitutionnelle est inséparable de craintes politiques de court terme liée à la physionomie des futures institutions et au poids politique prévisible du PCF. Il est également possible de relever que la méfiance du MRP envers la souveraineté du Parlement peut certes se prévaloir d’arguments de doctrine (le parti proclamant un attachement aux droits individuels rattachés à la personne humaine) mais également d’arguments liés à l’expérience historique. Le sort des congrégations religieuses sous la IIIe République rappelle ainsi aux démocrates-chrétiens que la loi n’est pas toujours de leur côté[54]. Les considérations de stratégie politique sont donc bel et bien omniprésentes chez les défenseurs de la garantie constitutionnelle et il est difficile de faire la part des choses entre ce qui relève des convictions doctrinales et ce qui relève des considérations stratégiques.

La gamme des arguments mobilisés en faveur de la garantie constitutionnelle est donc variée mais classique. Il en va de même des arguments mobilisés contre cette idée.

 

B. Les arguments en défaveur de la garantie constitutionnelle

La garantie constitutionnelle n’a pas que des partisans au sein des assemblées constituantes. Aux démonstrations en faveur de la garantie constitutionnelle répond ainsi une série de réflexions alertant quant aux difficultés inhérentes à la plupart des systèmes de contrôle de constitutionnalité des lois. Il faut relever que l’argument tiré de la tradition d’hostilité au contrôle de constitutionnalité caractérisant le droit public français, mobilisé par certains professeurs de droit siégeant au sein des Assemblées constituantes[55], est loin d’être l’argument principalement mobilisé. La plupart des réflexions avancées ont une valeur intemporelle et n’ont pas grand-chose à envier aux débats contemporains relatifs à la légitimité du contrôle de constitutionnalité.

1. Les difficultés prévisibles de l’interprétation constitutionnelle

Malgré l’influence prédominante en France du légicentrisme qui se traduit, en matière constitutionnelle, par une tradition « fortement textualiste[56] », les difficultés liées à l’interprétation des règles juridiques n’ont pas été complètement ignorées des constituants de 1946. L’exemple des États-Unis, largement relayé par la doctrine française[57], était de nature à informer les acteurs institutionnels du caractère délicat de ces questions et les constituants de 1946 se soucient des difficultés prévisibles de l’interprétation constitutionnelle.

Tous ne partagent certes pas cette inquiétude d’ordre herméneutique. Le député PRL Jules Ramarony défend sa proposition d’instaurer un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois en insistant sur le caractère modeste de la tâche ainsi confiée à la « Cour suprême » qu’il imagine. Selon lui, les magistrats de cette cour, à l’instar de tout magistrat, n’auront qu’à appliquer la Constitution telle qu’elle est écrite. Leur tâche se réduirait alors au constat suivant : « étant donné ce qui est écrit dans la Constitution, la loi que vous proposez n’est pas constitutionnelle[58]. » Ramarony ajoute que, selon lui, le terme « d’interprétation » n’a de sens « que si le texte à interpréter n’est pas clair ». Or, dans la plupart des cas, « il n’y aura jamais lieu de l’interpréter et […] il ne s’agira simplement que de l’appliquer ». Cet optimisme naïf horrifie une partie conséquente de ses collègues, lesquels apparaissent peu convaincus par cette approche de l’interprétation constitutionnelle[59].

La tranquillité affichée par la droite vis-à-vis de l’interprétation n’est guère partagée au sein des autres forces politiques. Pierre Cot, opposant vigoureux à tout système de contrôle de la constitutionnalité des lois, s’inquiète ainsi du fait qu’un organisme spécialement en charge de la garde de la Constitution pourrait avoir tendance à appliquer « la lettre plutôt que l’esprit de la constitution » et que « son interprétation pourrait être tendancieuse[60] ». Par la suite, Cot s’appuie sur l’exemple de la Cour suprême états-unienne pour insister sur la large part d’interprétation « politique » inhérente à toute déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi[61]. Au-delà même du risque d’interprétation partisane, Cot s’inquiète du fait que l’interprétation de la constitution par un organisme spécifique aboutirait à figer le contenu du texte suprême par une sorte « d’interprétation mécaniste » qui ferait obstacle à l’adaptation de la constitution aux nécessités du moment[62]. Des préoccupations comparables peuvent être trouvées du côté des représentants socialistes. Lorsque le député Francis Leenhardt doit justifier les variations du groupe socialiste au sujet du contrôle de constitutionnalité devant la première Assemblée constituante, il invoque notamment la crainte que la Déclaration des droits, intégrée à la Constitution, entraîne des « interprétations multiples », sources de conflits entre les acteurs institutionnels[63]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dès la première Assemblée constituante, la Déclaration des droits est écartée des normes de référence des mécanismes un temps imaginés de contrôle de constitutionnalité[64]. Cette position ne concerne d’ailleurs pas uniquement le contrôle de constitutionnalité des lois, puisque Guy Mollet expose devant la première commission de la constitution l’idée selon laquelle les droits consacrés par la Déclaration des droits ne devraient pas non plus pouvoir être invoqués dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir contre un acte administratif[65]. Les inquiétudes des socialistes devant les effets potentiels de la Déclaration des droits expliquent ainsi en partie le fait que le contrôle soit écarté par la première Assemblée constituante, puis que le Préambule de la Constitution de 1946 soit écarté des normes de référence du contrôle tel que l’imagine la seconde Assemblée constituante.

Pierre Cot a alors beau jeu de tourner en dérision cette tentative d’instaurer une garantie constitutionnelle qui laisse de côté les éléments les plus susceptibles d’intéresser directement les citoyens. L’inquiétude des communistes et des socialistes s’explique toutefois aisément eu égard au caractère âpre des débats relatifs au contenu de la Déclaration des droits du projet d’avril ou du Préambule du projet d’octobre. Sur un nombre important de sujets, allant des contours du droit de propriété à la liberté de l’enseignement en passant par la portée des nationalisations à venir, il n’existe pas de consensus parmi les constituants. Dans ces conditions, s’en remettre à un organe extérieur aux Chambres pour trancher des questions hautement politiques que les assemblées constituantes elles-mêmes n’ont pu trancher pourrait apparaître comme un choix aventureux. Cot illustre d’ailleurs sa démonstration par un exemple visionnaire en dénonçant le fait qu’un juge puisse être amené à statuer, prétexte tiré de la Déclaration des droits, sur le montant de l’indemnité devant être versée aux ex-propriétaires d’une entreprise nationalisée[66]. Pour le représentant progressiste – qui anticipe, avec près de quarante ans d’avance, la décision nationalisation rendue par le Conseil constitutionnel le 16 janvier 1982 – aucun organe autre que l’Assemblée n’aurait la légitimité nécessaire pour prendre une telle décision. Les débats de 1946 témoignent ainsi d’une grande méfiance vis-à-vis des potentialités de l’interprétation constitutionnelle, motif principal de l’exclusion du Préambule des normes de référence du contrôle exercé par le Comité constitutionnel[67]. L’argument est toutefois intimement lié à une deuxième inquiétude, plus large, qui est la crainte du « gouvernement des juges ».

2. L’appel au droit constitutionnel comparé et le rejet du « gouvernement des juges »

L’argument tiré du contre-exemple des États-Unis d’Amérique, érigé en exemple du « gouvernement des juges », est récurrent au cours de l’ensemble du processus constituant. Son contenu est toujours le même et repose sur l’évocation de la jurisprudence de la Cour suprême américaine et du conflit ayant opposé cette dernière au président Franklin Delano Roosevelt.

Si l’exemple états-unien avait pu exercer une attraction puissante sur une partie de la doctrine publiciste de la IIIe République, il représente un repoussoir pour la grande majorité des constituants de 1946. Le député SFIO André Philip convoque ainsi cet exemple dès le début des débats relatifs au contrôle de constitutionnalité afin de discréditer l’exception d’inconstitutionnalité. Selon le premier président de la commission de la Constitution, « l’expérience américaine a établi qu’un tel système aboutit à la domination des juges sur la vie politique[68] ». Cot dénonce quant à lui le fait que, dès qu’il existe un tribunal suprême en charge de statuer sur la constitutionnalité des lois, « le pouvoir suprême n’appartient plus aux élus, mais aux juges, représentant le dernier mot de la sagesse constitutionnelle[69] ». Par la suite, l’argument du « gouvernement des juges[70] » resurgit dès que la question du contrôle de constitutionnalité réapparaît tandis que Pierre Cot détaille à loisir l’histoire constitutionnelle américaine de la première moitié du xxe siècle pour alerter des risques d’un tel contrôle[71]. La portée de l’argument varie toutefois selon l’orateur qui le mobilise. André Philip fait ainsi appel à l’exemple des États-Unis dans l’optique d’écarter l’exception d’inconstitutionnalité sur le modèle américain, mais n’entend pas discréditer pour autant toute forme de garantie constitutionnelle. A contrario, pour Pierre Cot, il s’agit de faire écarter tout contrôle externe à celui de l’Assemblée, puisque toute forme de garantie constitutionnelle externe aboutirait fatalement à des conséquences antidémocratiques en érigeant une autorité pouvant substituer son appréciation à celle du Parlement. Quelle que soit la portée prêtée à l’argument, celui-ci repose toutefois sur un fond commun : la mise en avant du caractère politique de tout procédé de garantie constitutionnelle. Le « mythe judiciaire[72] » d’un contrôle de constitutionnalité des lois se limitant à un contrôle « juridique » dépourvu de portée « politique » – position qui avait été celle de certains défenseurs du contrôle sous la IIIRépublique[73] – n’a guère de prise sur les constituants de 1946. L’exemple américain démontre en effet que la garantie constitutionnelle ne saurait être réduite à une question objective ou de pure technique juridique. Cet enseignement a exercé une profonde influence sur la solution que les constituants ont entendu apporter au problème de la garantie constitutionnelle. La nature politique de cette question exclut ainsi que le contrôle soit confié à l’autorité judiciaire, que ce soit par principe ou au motif que le corps des magistrats est alors trop faible pour assumer une telle fonction[74].

L’omniprésence de l’argument tiré de l’exemple américain est remarquable sans être pour autant surprenant. L’exemple américain était déjà une référence des débats ayant animé la doctrine juridique sous la IIIe République, lorsque l’enjeu était de défendre ou de mettre en cause l’intérêt de l’exception d’inconstitutionnalité[75]. Ces débats ont laissé une littérature abondante[76] largement reprise et assimilée par la doctrine constitutionnelle des débuts de la IVe République[77]. Les constituants ont ainsi accès aux péripéties de l’histoire constitutionnelle des États-Unis dans une version que les travaux récents ne remettent d’ailleurs pas en cause[78]. Il est toutefois important de souligner le poids de cet argument, car il est de nature à contrecarrer l’approche quelque peu provinciale que l’on peut nourrir des débats de 1946. La garantie juridictionnelle n’est pas contestée au nom de la tradition légicentriste propre à la culture juridique nationale, mais au nom de la nature politique du contrôle de constitutionnalité mise en évidence par l’appel au droit constitutionnel comparé. Autrement dit, ce n’est pas le poids des habitudes ou la faiblesse du pouvoir judiciaire qui justifie à titre principal les positions adoptées au sein des Assemblées constituantes, mais bien la difficulté à reconnaître un fondement démocratique au contrôle de la constitutionnalité des lois. Les débats constituants de 1946 ne sont donc pas un combat d’arrière-garde quelque peu provincial qui passerait à côté du mouvement global d’émergence de la justice constitutionnelle. Il s’agit, bien au contraire, de débats qui ont nettement identifié la difficulté propre à toute garantie constitutionnelle, à savoir la difficulté de concilier une telle garantie et l’impératif de légitimité démocratique. Sous cet angle, les débats constituants de 1946 gardent une grande actualité.

L’appel au droit comparé demeure toutefois limité au sens où sa mobilisation s’arrête à l’exemple américain[79]. Aucune référence n’est faite à une autre forme de garantie juridictionnelle, à l’exception d’une allusion de René Capitant au modèle autrichien de justice constitutionnelle[80]. Une seconde limite du débat réside dans la radicalité des conclusions tirées au sujet du fonctionnement du judicial review aux États-Unis. Le tableau dressé est sans nuances et passe à côté du fait que l’histoire et l’apport du contrôle de constitutionnalité outre-Atlantique ne peuvent être résumés aux controverses relatives à la mise en œuvre du New Deal. Il est intéressant de noter que cette limite est relevée par les commentateurs contemporains[81] : l’universitaire américain Carl J. Friedrich juge ainsi sévèrement des critiques européennes qui sous-estiment, selon lui, l’attrait des citoyens américains pour le judicial review et l’apport de ce dernier à la « démocratie constitutionnelle[82] ».

Cette critique, pour justifiée qu’elle soit, ne diminue pas l’intérêt de la mobilisation de l’argument tiré du « gouvernement des juges » dans le cadre des débats constituants de 1946. La doctrine contemporaine est volontiers critique de l’invocation du « gouvernement des juges », qualifiée d’« épouvantail politique » et de « contre-vérité scientifique[83] ». Il demeure que les exemples tirés des controverses constitutionnelles du New Deal restent l’exemple le plus convaincant de ce que pourrait représenter un hypothétique « gouvernement des juges » et que ces exemples ont permis aux Assemblées constituantes de placer le débat autour de la garantie constitutionnelle sur le terrain qui est le sien, à savoir celui de la légitimité démocratique et de la « difficulté contre-majoritaire[84] » d’une institution pourtant essentielle à la « démocratie constitutionnelle ». Cette prise de conscience a amené les constituants à tenter de déterminer, par voie de compromis successifs, ce que pourrait être une garantie constitutionnelle compatible avec la légitimité démocratique.

3. Les considérations de stratégie politique (bis)

Le troisième motif poussant certains acteurs à considérer avec méfiance toute garantie constitutionnelle repose sur des considérations de stratégie politique de court et moyen terme. Si les partis de droite s’en remettraient volontiers à une forme de contrôle de constitutionnalité permettant de sanctuariser le droit de propriété, les partis de gauche s’inquiètent, de manière symétrique, de toute procédure susceptible d’entraver leurs projets de réformes. Communistes comme socialistes refusent que les magistrats, « recrutés dans une certaine classe sociale », deviennent demain les « censeurs » du peuple[85]. Les débats parlementaires sont explicites quant au fait que la gauche s’inquiète de voir un éventuel mécanisme de garantie constitutionnelle faire, au nom du droit de propriété, obstacle à une ambitieuse politique de nationalisations[86]. Dans les conditions politiques de 1946, lesquelles semblent promettre un avenir radieux à la gauche face à une droite réduite à la portion congrue, communistes et socialistes n’ont guère d’intérêt direct à plébisciter une garantie constitutionnelle, quelle qu’elle soit. L’hégémonie de la gauche lui permet de se reconnaître avec confiance dans les prédictions de Pierre Cot selon lequel « en France, sous les régimes démocratiques, les élus sont trop respectueux de la Constitution pour la violer[87] ».

Pour l’ensemble de ces motifs, une partie importante des assemblées constituantes nourrit donc une méfiance certaine vis-à-vis du contrôle de la constitutionnalité des lois. Concilier partisans et adversaires du contrôle est, dans ces conditions, une tâche difficile.

 

C. La recherche d’une troisième voie entre contrôle juridictionnel et absence de contrôle

Les thèses en présence sont difficiles à concilier pour des raisons doctrinales et de stratégie politique. L’opposition de l’argument démocratique aux propositions de garantie constitutionnelle était toutefois prévisible et avait été anticipée. Les acteurs issus de la Résistance ont ainsi réfléchi à une troisième voie entre contrôle juridictionnel (qu’il soit confié aux juridictions ordinaires ou à une juridiction spéciale) et absence de contrôle[88]. L’idée étant de combiner tout à la fois un examen de la constitutionnalité des lois et l’expression de la souveraineté populaire, ses promoteurs ont tenté d’associer contrôle de constitutionnalité et référendum[89].

Une première trace d’un mécanisme de ce type peut être retrouvée chez André Hauriou dans Le socialisme humaniste paru en 1944[90]. Le professeur de droit y imagine un « Conseil politique » en charge de l’examen des lois et pouvant s’autosaisir ou être saisi par voie de pétition. Si le Conseil estime qu’il y a une incompatibilité entre un texte législatif et le texte constitutionnel – déclaration des droits incluse – il incombe au corps électoral de trancher le débat par voie référendaire. La composition du Conseil politique associe personnages politiques et juristes de métier, témoignant de la tentative de combiner appréciation « politique » et « juridique » dans l’examen de constitutionnalité. En fin de compte, le juge souverain de la constitutionnalité des lois demeure toutefois le corps électoral s’exprimant par référendum. L’idée connaît un succès notable, puisqu’elle est également formulée par André Philip[91] et par François de Menthon[92] dans des termes quasiment identiques. Une idée comparable se retrouve même chez Georges Scelle et Georges Berlia, lesquels envisagent la possibilité d’un corps électoral juge en dernier ressort du sens des prescriptions constitutionnelles[93]. Cette approche est parfois qualifiée hâtivement de « contrôle populaire » de la constitutionnalité des lois[94], bien qu’elle n’ait que peu à voir avec le sens contemporain prêté à cette expression[95].

Bénéficiant de sa position de président de la commission de la constitution de la première Assemblée constituante, André Philip n’a aucune peine – étant donné l’accord des représentants MRP – à faire adopter le principe de cette idée qu’il présente comme la troisième voie idéale entre contrôle juridictionnel et absence de contrôle. La commission de la Constitution est ainsi amenée à examiner la rédaction d’un titre IX du futur projet de constitution intitulé « du contrôle de la constitutionnalité des lois ». Malgré son enthousiasme limité, René Capitant a été chargé de tenir la plume[96]. La procédure implique alors un « comité juridictionnel de contrôle de la constitutionnalité des lois » composé de trente membres choisis en dehors de l’Assemblée par l’Assemblée elle-même, au début de la législature et selon les règles de la représentation proportionnelle. Le comité procède à un contrôle de constitutionnalité d’une loi adoptée par l’organe délibérant s’il est saisi, dans le délai de promulgation, par le président de la République ou par un tiers de l’Assemblée. Dans l’hypothèse où la loi « est jugée conforme à la constitution », elle est promulguée. A contrario, si le comité estime que la loi adoptée est inconstitutionnelle, le président de la République la renvoie à l’Assemblée via une demande de nouvelle délibération. Si l’Assemblée décide de maintenir son vote, la loi ne peut être promulguée avant que la constitution n’ait été révisée en bonne et due forme – ce qui, en l’état du projet, nécessite un référendum.

L’idée ne semble guère séduire la doctrine. Pour Julien Laferrière, le projet ne prévoyait pas un contrôle de constitutionnalité mais une seconde procédure de révision de la Constitution[97]. Un peu plus tard, Georges Burdeau se montre à son tour sévère avec un projet de « contrôle de la constitutionnalité des lois par référendum populaire » dont la « complication » ne permettrait pas de voiler les « imperfections[98] ». Élue par l’Assemblée, la commission aurait été nécessairement dépourvue d’objectivité. L’implication du président de la République serait quant à elle malheureuse, dans la mesure où elle risque de mettre le chef de l’État en position délicate vis-à-vis de l’Assemblée. Quant au référendum, l’outil serait inadapté à « la question souvent technique que pose l’affirmation de la constitutionnalité d’une loi ».

Rétrospectivement, aucun de ces reproches n’apparaît imparable. Le lien fait entre contrôle de constitutionnalité et révision constitutionnelle est ici commandé par la volonté de confier le dernier mot au référendum, mais il est tout à fait compatible avec l’approche normativiste alors en voie de s’imposer qui traite l’inconstitutionnalité comme un « vice de forme » pouvant toujours être corrigé par l’intervention du pouvoir constituant[99]. Le projet ne fait ainsi qu’exprimer ce qui demeure implicite dans une justification positiviste aujourd’hui classique du rôle de la justice constitutionnelle. Quant aux modalités de nomination, il ne serait plus aujourd’hui soutenu que la désignation des membres des cours constitutionnelles par l’organe délibérant est incompatible avec l’exercice de la justice constitutionnelle. Quant aux modalités de saisine, à supposer que l’implication du président de la République soit inopportune, il convient de remarquer que le projet prévoit de manière plus avisée la saisine par un tiers des membres de l’Assemblée. Enfin, comme Capitant le souligne devant la commission de la constitution, il n’y a pas à proprement parler dans son projet de référendum sur la question de la conformité de la loi à la Constitution[100]. Si le comité juridictionnel se prononce sur la conformité de la loi à la constitution, le référendum constitutionnel porte, quant à lui, sur l’opportunité de dépasser cette difficulté par une révision constitutionnelle. Il s’agit là de deux questions liées mais distinctes, le second cas de figure permettant l’arbitrage du corps électoral sur un sujet hautement politique – puisqu’il est question d’adapter la Constitution afin de permettre la mise en œuvre de certaines réformes législatives. Le projet imaginé prête donc moins aisément le flanc à la critique qu’il n’y paraît. En revanche, il ne mérite guère la qualification de « contrôle populaire de la constitutionnalité des lois » qui lui a parfois été accolé. Plus simplement, il s’agit d’un « comité juridictionnel » composé par l’Assemblée et dont les décisions en matière de constitutionnalité des lois ne peuvent être dépassées que par une révision constitutionnelle. René Capitant a d’ailleurs comparé, au cours des débats, ce projet de comité à la cour constitutionnelle autrichienne telle qu’elle apparaît dans la constitution de 1920[101]. Si le caractère étroit de la compétence du comité rend la comparaison audacieuse, il demeure que l’architecture des deux contrôles est comparable en ce qui concerne le contrôle de la constitutionnalité des lois. La formule n’est pas sans annoncer le Comité constitutionnel ou encore le Conseil constitutionnel, à la différence près que l’intervention du corps électoral, qui permettait de faire apparaître explicitement son pouvoir de « dernier mot », n’est plus obligatoire du fait de l’assouplissement de la procédure de révision constitutionnelle.

Ce projet de comité juridictionnel est toutefois abandonné, aussi subitement qu’il a été envisagé, en raison du retournement de la situation politique au sein de la première commission de la Constitution. À partir du moment où l’accord entre communistes et socialistes dispense ces derniers de rechercher à tout prix les voix du MRP, la mise en place d’une garantie constitutionnelle n’est plus un passage obligé. Sur un plan doctrinal, les socialistes se révèlent finalement divisés au sujet du contrôle de constitutionnalité[102]. Les ambiguïtés de la SFIO sur cette question sont à mettre en relation avec les luttes internes au parti, où la tendance blumiste de Daniel Mayer est mise en minorité à l’occasion du congrès de Montrouge par l’aile animée par Guy Mollet et revendiquant un marxisme de plus stricte obédience. Au surplus, sur un plan stratégique, les socialistes n’ont guère de motifs d’insister pour la mise en place d’un tel contrôle. Les contingences politiques pèsent ici lourd sur la place accordée à la garantie constitutionnelle dans le texte définitif[103].

Le rejet du projet de constitution d’avril à l’occasion du référendum de mai 1946 oblige toutefois à remettre le travail sur le métier. Le MRP présente toujours l’intégration d’une garantie constitutionnelle comme un point non négociable, tandis que les communistes maintiennent leur refus total. La SFIO, quant à elle, se retrouve à nouveau en position d’arbitre. Dans un premier temps, la solution retenue et exposée dans le rapport présenté par Paul Coste-Floret au nom de la commission de la Constitution semble ressusciter le projet initialement rédigé par
René Capitant pour la première commission de la Constitution[104]. Toutefois, cette partie du projet de constitution fait par la suite l’objet d’une série de modifications destinées à le rendre tolérable aux communistes. La composition du comité est plus malléable : il n’est plus élu pour l’ensemble d’une législature, mais renouvelé annuellement. Le Préambule de la Constitution est à nouveau exclu du champ du contrôle pour éviter toute difficulté liée à l’interprétation de son contenu[105]. La saisine du comité n’est plus ouverte à un tiers de l’Assemblée mais conditionnée à un vote à la majorité absolue du Conseil de la République. Enfin, sa mission est obscurcie autant qu’il est possible de le faire afin de satisfaire les communistes, en ajoutant une phase de conciliation à l’examen de la constitutionnalité de la loi en cause[106]. L’idée d’un dernier mot revenant au corps électoral grâce au mécanisme du référendum, cruciale au début des débats, disparaît finalement du fait d’une autre revendication communiste, à savoir l’assouplissement de la procédure de révision constitutionnelle. C’est ainsi que naît le Comité constitutionnel de 1946, grevé des multiples compromis nécessaires à sa consécration[107]. Lors de l’adoption du texte de la constitution d’octobre, chacun peut y lire ce qu’il espère y trouver[108].

Malgré l’opposition résolue des communistes et les atermoiements des socialistes, une forme de garantie constitutionnelle fait néanmoins bel et bien son apparition dans la Constitution du 27 octobre 1946. Loin des ambitions initiales, cette garantie prend une forme particulière qui s’écarte, en fin de compte, de la tentative d’imaginer une « troisième voie » originale en matière de garantie constitutionnelle. Elle inaugure néanmoins, comme en témoigne la suite des évènements, la voie française vers le contrôle de constitutionnalité des lois.

 

II. Les progrès de la garantie constitutionnelle sous la IVe République

 

Si l’essentiel des débats relatifs au contrôle de constitutionnalité sous la IVe République se déroulent en 1945-1946, ces derniers ne résument pas l’histoire de la garantie constitutionnelle dans l’après-guerre. De l’activité du Comité constitutionnel à certaines controverses constitutionnelles en passant par la jurisprudence du Conseil d’État, de nombreux indices témoignent de l’acclimatation progressive de l’idée de garantie constitutionnelle dans les mœurs politiques et juridiques de la IVe République.

 

A. Un comité « dans le style des décors en trompe-l’œil[109] » ?

Le Comité constitutionnel de 1946 est devenu récemment un objet d’intérêt pour la doctrine contemporaine : soit qu’elle identifie en lui le précurseur du Conseil constitutionnel[110], soit au contraire qu’elle mette en doute la pertinence de ce parallèle, préférant dépeindre le Comité comme un organe « atone » témoignant de l’échec récurrent des organes politiques à assurer une fonction de garantie constitutionnelle[111]. De fait, il est difficilement contestable que « l’architecture dans laquelle le contrôle de constitutionnalité des lois a été pensé et conçu[112] » limitait drastiquement le rôle que pouvait jouer le Comité. Au demeurant, la doctrine sous la IVe République portait déjà un jugement sans illusion sur cette institution[113]. Ce constat se traduisait, hier comme aujourd’hui, par la qualification du Comité comme étant un « organe politique » de contrôle de la constitutionnalité des lois[114] – « politique » étant ici souvent synonyme d’ « inefficace ». Il n’est toutefois pas évident que cette question de qualification, qui s’est révélée vaine pour le Conseil constitutionnel, soit plus utile en ce qui concerne le Comité. Si la composition de ce dernier est placée sous une surveillance politique évidente, sa tâche demeure à bien des égards juridictionnelle[115]. La qualification courante « d’embryon de juridiction constitutionnelle » ne vise guère qu’à enjamber une question qui n’est au demeurant pas forcément déterminante tant l’opposition théorique entre organe « politique » et organe « juridictionnel » de contrôle recouvre en pratique des situations intermédiaires[116]. Sans éluder ces difficultés, il faut toutefois veiller à ne pas diminuer excessivement le rôle du Comité constitutionnel. Il est en effet discutable de soutenir que ce dernier a joué un « rôle inexistant[117] », tout comme il est délicat de soutenir que le comité n’aurait pas rempli la fonction qui lui était confiée par la Constitution[118].

L’appréciation du bilan du Comité constitutionnel est rendue complexe du fait de l’ambivalence de la mission qui lui est confiée[119]. Pour une partie des constituants, le Comité constitutionnel représente une tentative d’organiser dans la Constitution un contrôle de constitutionnalité par un organe ad hoc. Pour l’autre partie, le comité est un instrument de conciliation auquel peut faire appel le Conseil de la République pour garantir le respect de ses compétences. Le texte de la Constitution reflète, par nécessité de compromis, les deux approches. Il y a donc potentiellement une lecture a maxima et une lecture a minima de la garantie constitutionnelle confiée au comité.

Si l’on considère le comité comme « le défenseur de l’existence et des droits du Conseil [de la République] à l’égard de l’Assemblée nationale[120] » – interprétation qui a pour elle les compromis faits aux communistes en amont de l’adoption du texte constitutionnel ainsi que la procédure de saisine du comité[121] – il faut considérer que le comité a joué le rôle qui lui était assigné. Son unique délibération, en 1948, aboutit à la modification du règlement de l’Assemblée nationale qui tordait grossièrement le texte constitutionnel de manière défavorable au Conseil de la République[122]. Cette mission du comité prend toutefois fin, dans les faits, dès 1951 dans la mesure où le rapprochement de la composition politique de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République limite les sujets de tension. L’alignement des deux Chambres, renforcé par la révision constitutionnelle de 1954 qui rétablit une navette législative, rend superfétatoire la garantie apportée par le Comité. Une inflexion dans la composition de l’Assemblée nationale aurait sans doute pu ouvrir la voie à de nouveaux conflits avec le Conseil, mais la fin précipitée de la IVe République n’a pas permis de le vérifier. Quoiqu’il en soit, le comité a rempli cette partie de sa mission. On pourrait même affirmer qu’il l’a remplie au-delà de la lettre du texte constitutionnel, puisque sa compétence dans l’hypothèse de la délibération du 18 juin 1948 a pu être mise en doute[123].

En revanche, si l’on considère le Comité constitutionnel comme un « embryon de juridiction constitutionnelle » destiné à jouer un rôle de contrôle de la constitutionnalité des lois, le jugement est nécessairement plus réservé. Même dans cette hypothèse, il convient toutefois de faire la part des choses en relevant que la doctrine identifie, dès les débuts de la IVe République, trois causes d’échec probable du Comité constitutionnel : sa composition, la portée de ses décisions et la procédure mise en place pour sa saisine[124]. Le comité a déjoué les pronostics sur le premier point et le second s’est révélé infondé. En revanche, le troisième point s’est avéré quant à lui décisif.

La composition du comité est le premier axe des critiques qui lui sont immédiatement adressées. Julien Laferrière critique ainsi durement la nomination des membres à la représentation proportionnelle par les Chambres, estimant que ce procédé conduit à faire des membres du comité les représentants des partis et non le « tiers indifférent » que doit être un juge[125]. Les craintes sont renforcées par le renouvellement annuel de la composition du comité, concession faite aux communistes[126]. Or, à cet égard, la pratique suivie n’a pas confirmé les inquiétudes de ceux qui voyaient dans cet organe la chose de l’Assemblée nationale. La composition du comité s’est révélée stable dans le temps et le profil des membres nommés souligne que le caractère juridique de la mission du comité a été pris au sérieux par les groupes parlementaires[127]. Il faut d’ailleurs relever, en faveur de l’indépendance du comité, que son unique délibération a donné tort à l’Assemblée nationale.

La portée des décisions du Comité constitutionnel a également suscité les critiques doctrinales. Le mécanisme a en effet subi les mêmes reproches que le projet rédigé initialement par René Capitant pour la première Assemblée constituante : il n’organiserait pas tant un contrôle de la constitutionnalité qu’une étape supplémentaire dans la procédure de révision de la Constitution. C’est notamment l’analyse de Georges Vedel, qui tire argument du fait que l’intervention du comité n’aboutit qu’à la suspension de la loi votée par l’Assemblée pour en conclure que le mécanisme maintient voire renforce « la souveraineté de la loi et du pouvoir législatif[128] ». L’argument est aujourd’hui encore repris[129] et tire une certaine force apparente de la lettre de la Constitution[130]. Comme il a déjà été relevé supra au sujet du projet « Capitant », l’argument apparaît toutefois, à certains égards, excessivement formaliste. Jeanne Lemasurier a ainsi très tôt battu en brèche cette interprétation en insistant sur le fait que « la décision du Comité constitue un véritable droit de veto qui s’oppose à la promulgation[131] ». Qu’une révision constitutionnelle permette de dépasser ce veto ne suffit pas à démontrer qu’il n’y a pas un « contrôle de constitutionnalité » à part entière puisque, selon la lecture strictement positiviste de l’ordre juridique alors en voie de s’imposer, toute irrégularité constitutionnelle est une irrégularité de forme pouvant être corrigée par une révision constitutionnelle[132]. Dans les faits, cela ne signifie d’ailleurs nullement que le veto du comité soit aisément dépassable, tant la difficulté d’une modification de la constitution dépend de considérations complexes mêlant droit et contexte. Les rares exemples fournis par la pratique tendent d’ailleurs plutôt à renforcer l’idée que le Comité dispose d’un droit de veto qui n’est pas si aisément surmontable. En 1948, c’est le règlement de l’Assemblée nationale qui a été adapté à la Constitution et non l’inverse. En 1949, lorsque la menace de saisir le Comité constitutionnel conduit le président de la République à demander une deuxième délibération de la loi relative aux immunités parlementaires, c’est l’Assemblée nationale qui temporise et finit – à la faveur d’une inflexion de sa composition – par revoir sa copie. Malgré les formes alambiquées de la rédaction des articles 91 à 93 de la Constitution du 27 octobre 1946, il ne fait guère de doute que c’est une forme de garantie constitutionnelle qui est organisée. Le Comité constitutionnel a bien des points faibles, mais la portée de ses décisions ne compte vraisemblablement pas au nombre de ceux-là.

Les modalités de saisine du Comité constitutionnel sont, quant à elles, un point plus décisif. Au-delà des malfaçons d’ordre technique[133], le problème principal est immédiatement identifié par les contemporains du comité : si seul le Conseil de la République peut saisir le Comité, cela revient à dire qu’il n’y a pas de saisine possible du comité tant qu’il y a accord entre l’Assemblée et le Conseil sur un texte législatif[134]. Autrement dit, l’accord entre les deux assemblées couvre toute inconstitutionnalité potentielle[135]. La mission du comité en est amputée d’autant, ramenant ce dernier à sa tâche de défenseur des prérogatives du Conseil. La « juridiction constitutionnelle » au sens matériel du terme apparaît ainsi, sous la IVe République, comme un organe complexe, puisque le constat d’une inconstitutionnalité nécessite des avis concordants du Conseil et du Comité[136]. Seule l’addition de ces deux organes permet de faire obstacle à la promulgation de la loi votée par l’Assemblée nationale. Cette lecture est d’ailleurs une conséquence logique des travaux préparatoires, lesquels insistaient sur le rôle du Conseil de la République comme contre-pouvoir principal. Dès lors, le peu d’activité du comité s’explique aisément. Au cours de la première législature, les cas d’opposition entre l’Assemblée et le Conseil ont permis au comité constitutionnel de jouer un rôle, soit directement comme en 1948 au sujet de la loi SNECMA, soit indirectement comme en 1949 au sujet de la loi relative aux immunités parlementaires. Après 1951, la convergence de vues entre l’Assemblée et le Conseil met fin à l’activité du Comité constitutionnel, faute de « contentieux » entre les deux Chambres. Là encore, seule l’évolution politique de l’Assemblée aurait pu générer de nouvelles divergences et réveiller le volet « constitutionnel » du contentieux entre les deux Chambres, réactivant ainsi le Comité constitutionnel. « L’atonie » du comité n’était donc pas une fatalité, bien que son activité soit entièrement dépendante du Conseil de la République.

Les commentaires visant le Comité constitutionnel apparaissent donc parfois sévères pour un organe qui, en fin de compte, a joué le rôle qui lui était assigné par le cadre constitutionnel. Le Comité a déjoué quelques pronostics en désarmant les critiques sur le terrain de sa composition. Il a joué un rôle concret à au moins deux reprises, directement en 1948 et indirectement en 1949, lorsque – selon Marcel Prélot – « la seule menace d’une réunion du Comité constitutionnel a eu le même effet qu’un avis explicite de celui-ci[137] ». Après 1951, l’expérience tourne court car les conditions de son fonctionnement ne sont plus réunies du fait de l’harmonie retrouvée entre l’Assemblée nationale et le Conseil de la République, lequel demeure le premier acteur de la garantie constitutionnelle dans les institutions de la IVe République. Sans préjuger de ce que le Comité aurait pu devenir si le régime avait vécu[138], il faut souligner que le bilan, replacé dans son contexte, n’est pas si faible.

S’il ne faut pas sous-estimer le rôle du Comité constitutionnel, il demeure que son action est limitée aux relations entre les pouvoirs publics. Pour avoir une vue d’ensemble du déploiement de la garantie constitutionnelle sous la IVe République, il ne faut vraisemblablement pas s’arrêter là.

 

B. Les progrès parallèles de la « superlégalite constitutionnelle »

Bien que l’article 92 de la Constitution de 1946 exclut le Préambule des normes de référence du contrôle exercé par le Comité constitutionnel, le texte n’est pas demeuré sans effet sous la IVe République. Malgré la mise à l’écart de l’exception d’inconstitutionnalité[139], il est ainsi possible d’observer devant le juge ordinaire le développement matériel d’une « superlégalité constitutionnelle[140] » qui concoure à traduire concrètement les principes inscrits dans le Préambule de 1946. Il faut certes demeurer ici prudent, dans la mesure où le débat est obscurci par les incertitudes autour de la valeur juridique exacte du Préambule[141] ainsi que par le refus constant du juge d’assumer officiellement un contrôle de la constitutionnalité des lois[142]. Les choses apparaissent pourtant à certains égards plus complexes qu’elles en ont l’air, du fait de l’usage que les juges ont fait, directement ou indirectement, du Préambule de 1946.

Comme le souligne alors Marcel Prélot, le juge judiciaire ne craint pas de fonder certaines de ses décisions directement sur le Préambule de la Constitution[143]. A contrario, la mobilisation du Préambule devant le juge administratif est une question plus délicate, celui-ci se distinguant plutôt par ses « silences » ou ses « dérobades[144] ». Le Conseil d’État évite de se référer directement à un Préambule auquel il ne reconnaît pas une valeur juridique pleine et entière, comme le soulignent les conclusions du commissaire du gouvernement Gazier dans l’arrêt Dehaene[145]. Gazier soutient alors que « notre droit public ne regarde pas les dispositions formulées dans les déclarations des droits ou les préambules des constitutions comme des prescriptions juridiques de nature constitutionnelle ni même législative ». De manière pour le moins énigmatique, il n’entend néanmoins pas « leur dénier pour autant toute force légale positive » et affirme que l’on y voit généralement « des principes fondamentaux qui doivent inspirer tant l’action législative que celle du Gouvernement et de l’Administration ». Le juge doit veiller au respect de ces principes, mais « en conservant dans le contrôle de leur application, une plus grande liberté qu’à l’égard des textes législatifs ou constitutionnels ordinaires dont l’interprétation est soumise à des principes plus stricts[146] ». D’une manière générale, plutôt que de se référer directement au Préambule, le Conseil d’État opte pour une stratégie lui évitant de s’attaquer à l’interprétation délicate d’un texte hautement politique en consacrant ses propres normes de référence sous la forme des principes généraux du droit ou encore de la « tradition républicaine ». Il a ainsi développé un contrôle de légalité parfois analysé comme prenant les dimensions d’un contrôle de la constitutionnalité des lois[147] ou, a minima, comme venant fortement concurrencer un tel contrôle[148]. Dans sa célèbre thèse consacrée aux principes généraux du droit, Benoît Jeanneau écarte toutefois l’idée de reconnaître formellement valeur constitutionnelle aux principes généraux du droit reconnus par le juge[149]. Il peut le faire d’autant plus aisément que cette qualification n’a alors guère d’intérêt en tant que telle, voire apparaît plutôt comme un repoussoir à un moment où le discours officiel du Conseil d’État est de refuser tout contrôle de la constitutionnalité des lois. En pratique, les choses sont toutefois plus complexes.

En effet, la technique des principes généraux du droit revient à donner matériellement vie, tout en passant par une « source autonome[150] », à une partie des textes constitutionnels. Au-delà de l’arrêt Dehaene concernant le droit de grève, l’arrêt Barel et son principe d’égal accès aux emplois et fonctions publics offre un deuxième exemple célèbre. Là encore, le commissaire du gouvernement se montre des plus évasifs quant au fondement du principe invoqué, sans pouvoir faire abstraction du fait que le contenu de ce dernier est déjà présent dans la Déclaration de 1789, elle-même reprise par le Préambule de 1946[151]. D’autres exemples peuvent être évoqués, comme la décision Amicale des Annamites de Paris de 1956, qui consacre la liberté d’association comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République au sens du Préambule de 1946[152]. Ces jurisprudences bien connues témoignent du fait que, via la consécration de « principes », le Conseil d’État donne un contenu et des conséquences concrètes aux proclamations du Préambule[153]. Une véritable « superlégalité constitutionnelle » prend ici forme dans la mesure où elle traduit des principes inscrits dans des textes constitutionnels et n’est pas strictement cantonnée au contrôle de la constitutionnalité des actes administratifs. En effet, comme le souligne Benoît Jeanneau, les principes généraux du droit permettent également au juge de donner à certains textes législatifs une interprétation conforme à ces principes. La technique de l’interprétation conforme a beau ménager la susceptibilité du législateur, elle aboutit dans certains cas à un résultat proche d’un contrôle de constitutionnalité par voie d’exception en bonne et due forme.

Pour autant, les auteurs de la IVe République n’analysent pas formellement ces dernières jurisprudences comme une forme de contrôle de la constitutionnalité des lois. Marcel Prélot préfère ainsi conclure que les dispositions du Préambule ont juridiquement une valeur législative, ce qui peut alors suffire à expliquer ou justifier l’usage qu’en font les juges judiciaires ou administratifs. Il demeure que, d’une manière ou d’une autre, les juges font ainsi usage d’un matériel qui, dans la description qu’en donne par exemple Benoît Jeanneau[154], ressemble fort à la « constitution sociale » de Maurice Hauriou et n’est pas sans lien avec le contenu du Préambule de 1946. Si ce n’est pas formellement le contrôle de la constitutionnalité des lois, cela y ressemble beaucoup sur le plan matériel. Jean Rivero esquisse d’ailleurs en 1951 une comparaison entre l’influence du Conseil d’État et celle de la Cour suprême des États-Unis[155], tandis que Georges Burdeau, inspiré par la thèse de Benoît Jeanneau, discerne en 1959 « une manière de contrôle très atténué dans l’application que le Conseil d’État fait des principes généraux du droit et qui le conduit à donner de la loi une interprétation conforme à ces principes[156] ». A posteriori, Guy Braibant a également estimé que le Conseil d’État exerçait alors un contrôle de constitutionnalité atténué, « par voie d’interprétation », tout en jetant les fondements de ce qui a ensuite été qualifié de « bloc de constitutionnalité[157] ».

Sans s’appesantir sur le débat relativement vain autour de la valeur juridique exacte du Préambule ou des principes généraux du droit, il est ici important de souligner que la jurisprudence développe sous la IVe République une certaine forme de « superlégalité constitutionnelle » qui s’impose non seulement au pouvoir réglementaire, mais également dans une certaine mesure au législateur lui-même. Il y a là un élément supplémentaire permettant de souligner que l’invocation traditionnelle du légicentrisme et du respect dû à la souveraineté de la loi ne peuvent suffire à résumer l’état du droit entre 1946 et 1958. À certains égards, une forme de garantie constitutionnelle apparaît sous la forme de la jurisprudence du Conseil d’État, appelée d’ailleurs bientôt à nourrir la jurisprudence du futur Conseil constitutionnel. Cela permet également de souligner à quel point la volonté des constituants de 1946 – réitérée par les rédacteurs de la Constitution de 1958 – d’écarter le Préambule des normes de référence du contentieux de la constitutionnalité des lois apparaît précaire et à contre-courant dans la mesure où elle est en contradiction avec le développement du contentieux de la légalité devant le Conseil d’État. Le fossé entre contentieux de la légalité et contentieux de constitutionnalité pouvait difficilement être maintenu sur le long terme – il a été finalement résorbé à l’initiative du juge constitutionnel en 1971.

 

C. Les prémisses de la dimension stratégique du contrôle

Le dernier facteur de progression de la garantie constitutionnelle après 1946 réside dans la prise de conscience progressive de l’intérêt stratégique du contrôle de constitutionnalité. Au cours de la IVe République, une série de controverses constitutionnelles donne ainsi l’occasion aux acteurs institutionnels ou partisans de mesurer l’intérêt pratique d’un contrôle de la constitutionnalité des lois.

En ce qui concerne les acteurs institutionnels, le Conseil de la République n’a guère besoin d’être convaincu de l’intérêt d’une garantie constitutionnelle pensée à son bénéfice exclusif. A contrario, l’intérêt pour l’Assemblée nationale est moins évident. Les débats de 1946 révèlent à quel point l’existence d’un contrôle est avant tout analysée comme une menace pour l’Assemblée et l’unique délibération du Comité constitutionnel, survenue en 1948, n’est pas de nature à réconcilier l’Assemblée avec ce nouvel organe constitutionnel. Les tensions entre les deux Chambres ont pourtant donné à l’Assemblée l’occasion de pressentir que la garantie constitutionnelle peut, dans certains cas, tourner en sa faveur et que l’égalité des armes lui serait profitable. Lors de la controverse relative à l’instauration au Conseil de la République d’une procédure de question orale avec débat, le président de l’Assemblée nationale tente ainsi, en invoquant la Constitution, d’obtenir l’intervention du président de la République[158]. Ce dernier répond que rien dans la Constitution ne permet de faire face à d’éventuelle violation de la Constitution par le règlement du Conseil de la République. Cet évènement, qui s’ajoute à la controverse de 1948 relative au règlement de l’Assemblée nationale, n’est sans doute pas sans rapport avec la conviction des constituants de 1958 qu’il faut instaurer un contrôle obligatoire des règlements des chambres à la Constitution par le Conseil constitutionnel[159].

En ce qui concerne les acteurs partisans, une évolution comparable peut être observée à la faveur d’une série de controverses constitutionnelles permettant aux différents partis d’apprécier les mérites du contrôle. La controverse la plus célèbre à cet égard est celle relative à la constitutionnalité du traité relatif à la Communauté européenne de défense. Le processus de ratification du traité a été l’occasion de débats politiques et doctrinaux où l’argument de la constitutionnalité fut récurrent[160]. Des débats comparables, bien que d’une intensité moindre, surgissent également au sujet des traités CECA de 1951 et CEE de 1957[161]. Le Comité constitutionnel n’a toutefois pas été amené à connaître de ces questions – malgré des efforts en ce sens – car le Conseil de la République, qui souhaitait la ratification de ces traités, s’était refusé à le saisir[162]. Ces tentatives infructueuses sont toutefois de nature à convaincre certains gaullistes – à commencer par Michel Debré – que le contrôle de constitutionnalité est une nécessité pour protéger la Constitution des atteintes indirectes du législateur ordinaire, notamment par le biais de la ratification de traités internationaux[163]. Ainsi, les évènements de la IVe République ont pu nourrir une lecture « gaulliste » de la légitimité du contrôle de constitutionnalité dont on retrouve des échos dans l’article 54 de la Constitution de 1958.

La controverse la plus intéressante demeure néanmoins celle entourant l’adoption en 1951 de la loi Barangé portant sur le financement public des établissements d’enseignement privé. Cet épisode est remarquable dans la mesure où il oppose à front renversé partisans et adversaires du contrôle de constitutionnalité. Une partie de la gauche, décidée à faire feu de tout bois pour empêcher l’adoption d’un texte politiquement clivant, tente d’obtenir du Conseil de la République la saisine du Comité constitutionnel. André Hauriou défend ainsi – sans espoir – devant la seconde Chambre une motion où il met en cause la conformité du texte à la Constitution[164]. La droite, autrefois partisane résolue du contrôle de constitutionnalité, se montre soudainement moins pressée de s’en remettre à l’appréciation d’un organe externe. Georges Pernot répond ainsi à André Hauriou qu’il n’y a aucune raison de saisir le comité, puisque le Conseil de la République ne voit aucune incompatibilité entre les dispositions en discussion et le texte constitutionnel[165]. La controverse relative à la loi Barangé illustre un chassé-croisé instructif entre partisans et adversaires du contrôle : subitement, une partie de la gauche regrette de ne pas disposer d’un contrôle de constitutionnalité en bonne et due forme, tandis que la droite s’érige en rempart d’un statu quo théoriquement très en deçà de ses revendications initiales[166]. L’épisode de la loi Barangé témoigne ainsi de la dimension stratégique du débat autour du contrôle de constitutionnalité, chaque camp politique marquant pour le contrôle un intérêt indexé sur les gains politiques qu’il peut en retirer. Par la suite, la majorité existante au Conseil de la République a maintenu la même position de principe selon laquelle l’accord de la seconde Assemblée rendait sans objet toute tentative d’obtenir la saisine du Comité constitutionnel, bloquant dans les faits le développement d’un contrôle de constitutionnalité des lois dont elle prétendait pourtant, dans le même temps, regretter l’absence[167]. La controverse relative à la loi Barangé démontre également qu’une partie de la gauche est susceptible d’être sensible à l’intérêt d’un tel mécanisme pourvu qu’il serve ses intérêts, en l’espèce la défense d’une certaine interprétation du principe de laïcité contre le financement public d’une partie de l’enseignement privé. Cela ne suffit certes pas à expliquer la conversion progressive de la gauche au contrôle de constitutionnalité, mais l’épisode témoigne du fait qu’une telle évolution pouvait être rapide pourvu que le contexte s’y prête.

Ces évènements témoignent ainsi du fait que l’ensemble des acteurs institutionnels ont eu l’occasion, sous la IVe République, d’apprécier à un titre ou un autre l’intérêt stratégique du contrôle de la constitutionnalité des lois. En fait d’hostilité au contrôle, c’est sans doute bien davantage à une érosion progressive de cette hostilité que l’on assiste entre 1946 et 1958. Cela expliquerait en partie l’accueil relativement consensuel fait en 1958 au Conseil constitutionnel lorsqu’il prend la relève du comité, marquant tout à la fois l’inscription durable de la garantie constitutionnelle dans les textes et l’abandon de la quête d’une « troisième voie » en la matière.

 

III. L’échec de la « troisième voie » et ses conséquences

 

L’érosion observable de l’hostilité au contrôle ne provient pas de la réussite d’une hypothétique « troisième voie » en matière de garantie constitutionnelle. Il a déjà été souligné qu’une partie des constituants espéraient pourtant proposer une forme de garantie originale au sens où elle ne reposerait ni sur le juge ordinaire ni sur une cour suprême et ménagerait expressément l’intervention du corps électoral, érigeant ce dernier en pouvoir de décision ultime. Cette tentative n’est pas isolée dans l’histoire du constitutionnalisme juridictionnel et le thème de la « troisième voie » bénéficie ces dernières années d’un regain d’intérêt. Une importante littérature a ainsi été consacrée à l’apparition de formes « faibles » de contrôle de la constitutionnalité des lois[168] – par opposition au contrôle juridictionnel classique (strong judicial review) dont la Cour suprême états-unienne offrirait l’exemple le plus célèbre. Tout en gardant à l’esprit que ces débats sont nés dans un contexte différent de celui de la IVe République et sont tributaires de cultures constitutionnelles bien déterminées[169], il est possible de relever quelques points de rencontre entre les débats français de 1946 et les discussions contemporaines relatives à l’existence d’une forme « faible » de contrôle juridictionnel dans une partie des anciennes colonies britanniques. Dans les deux cas, il s’agit de concilier l’ancienne souveraineté du législateur et un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, avec en toile de fond la tension entre l’importance du contrôle et la nécessité de confier le dernier mot à une instance dont la légitimité démocratique est plus évidente que celle du juge. À cet égard, les préoccupations des constituants de 1946 apparaissent éminemment modernes, au sens où elles trouvent un écho dans les débats contemporains.

Il pourrait ainsi être tentant d’identifier dans l’œuvre des constituants de 1946 la consécration avant l’heure d’une « troisième voie » française en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois. Les intentions initiales d’une part notable des constituants allaient en ce sens et le premier projet de contrôle élaboré par René Capitant pour le compte de la première assemblée constituante proposait, à cet égard, un modèle intéressant. Ce projet se serait en effet inscrit sans peine dans les débats contemporains autour de la forme « faible » du contrôle : en mettant en place un comité juridictionnel faisant une large place à l’influence politique, il organise un dialogue entre le Parlement et l’organe de contrôle[170], tout en prévoyant qu’un désaccord persistant sera tranché par référendum[171]. Ce n’est toutefois qu’une forme très dégradée de ce premier projet qui est finalement retenue dans la Constitution d’octobre 1946. La mise en scène d’un dialogue entre Parlement et organe de contrôle est certes maintenue, mais la possibilité d’élever le conflit devant le corps électoral dans son ensemble en cas de désaccord n’est plus automatique du fait de l’assouplissement de la procédure de révision constitutionnelle. Le « dernier mot » est certes toujours expressément mentionné par la Constitution mais il est renvoyé, de manière plus classique, à une procédure de révision constitutionnelle qui ne présente plus la garantie de l’arbitrage du corps électoral[172]. Le mécanisme perd ainsi une grande part de son originalité.

Malgré certaines apparences et les intentions initiales d’une partie des constituants, le Comité constitutionnel de 1946 ne saurait donc être considéré comme le modèle d’une « troisième voie » en matière de garantie constitutionnelle. Il se présente, plus simplement, comme un organe ad hoc, dont la composition dépend des assemblées et qui exerce un droit de veto ne pouvant être surmonté que par une révision constitutionnelle. Dans la perspective des « modèles de justice constitutionnelle », il n’est donc pas impossible de voir – comme le relevait René Capitant à propos de la première version de l’organe esquissé au début de l’année 1946[173] – dans le comité un lointain cousin du « modèle européen » de justice constitutionnelle[174]. Il s’agit néanmoins d’un cousin « abâtardi » par une compétence étroite, des règles de saisines extrêmement restrictives et une absence totale de considérations d’ordre procédural. Il est bien sûr possible d’estimer que de telles différences produisent, en fin de compte, une différence qui n’est plus seulement de degré mais qui est également de nature. Le rapprochement ici esquissé ne vise de toute façon pas à rattacher le Comité constitutionnel à un hypothétique « modèle européen » de justice constitutionnelle[175], mais plus simplement à souligner le fait suivant : l’expérience de la IVe République témoigne du fait qu’il n’est pas si simple d’imaginer, concrètement, une « troisième voie » en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois qui se distingue réellement de la voie kelsénienne, laquelle est déjà une « troisième voie » entre absence de contrôle et contrôle par le juge ordinaire.

En fait de voie nouvelle, les constituants de 1946 mettent en place un début de juridiction constitutionnelle sur le terrain somme toute classique d’un organe ad hoc de contrôle de la constitutionnalité des lois dont l’objet est juridictionnel et disposant d’un droit de veto. Faute de réunir un consensus véritable autour de cette orientation, les constituants n’ont toutefois pu aboutir qu’en grevant lourdement les conditions de fonctionnement de cet organe. Pour compenser ce que le comité avait d’incontestablement juridictionnel par son objet, il fallait lui donner un statut ne rappelant en rien celui d’une juridiction. À défaut de trouver une solution satisfaisante pour encadrer le pouvoir de cet organe en formation, ce dernier n’a ainsi été finalement toléré que sous la réserve d’être fragile au regard de sa composition et obscur eu égard à ses procédures. Ce compromis n’est sans doute pas le plus important des nombreux compromis passés en 1946 : il est cependant l’un des plus préjudiciables au regard de ses conséquences de long terme. Le choix de 1946 – un embryon de juridiction mal conçu plutôt que d’ouvrir une voie nouvelle ou d’assumer la création d’une juridiction de plein exercice – a en effet été reconduit en 1958 dans la mesure où la formule du Conseil constitutionnel ressemble très fort à celle du Comité. Les principales différences entre les deux organes sont d’ailleurs liées au fait que les enseignements des controverses de la IVe République ont été tirés et que les spécificités liées à l’architecture institutionnelle de la Ve République ont été prises en compte. Si certains défauts du Comité sont corrigés à la marge[176], cette évolution n’apporte pas que des progrès puisque certains aspects ayant donné satisfaction disparaissent[177]. Le choix fondamental demeure toutefois le même : faute d’avouer, à cause de l’objection démocratique, la création d’une juridiction constitutionnelle de plein exercice[178], on invoque une hypothétique voie médiane consistant à confier à un organe dénué de garanties et de procédures adéquates une mission juridictionnelle. En quelque sorte, en 1946 comme en 1958, la garantie juridictionnelle de la Constitution est organisée et tolérée sous condition qu’elle demeure entravée par sa composition, ses modes de saisine et la limitation de ses normes de références. Ce compromis s’est révélé dans les faits éphémère du fait de l’affirmation progressive du Conseil constitutionnel et de sa prétention à incarner une juridiction de plein exercice appelée à exercer un entier contrôle de la constitutionnalité des lois. C’est ainsi que la France, après avoir écarté en parole un contrôle de la constitutionnalité des lois par un organe véritablement juridictionnel en 1946 puis en 1958 et sans n’être jamais réellement revenue sur cette question, s’est finalement tout de même retrouvée dotée d’un contrôle que tous les constituants successifs avaient officiellement écarté[179]. De la « mauvaise conscience » initiale de ces derniers ne demeurent plus que les aspects les plus discutables, à savoir l’impuissance organisée du Conseil constitutionnel du fait de sa composition et de ses procédures. Cet héritage pèse aujourd’hui encore lourdement sur le destin d’un Conseil obligé de naviguer continuellement dans un entre-deux où, somme toute, la place qu’il occupe demeure faible[180]. Une juridiction constitutionnelle mais à la condition que sa composition demeure fragile et que ses procédures demeurent lourdement handicapantes : peut-être était-ce finalement là la « troisième voie française » vers le contrôle de constitutionnalité ?

 

Benjamin Fargeaud

Professeur de droit public à l’Université de Lorraine.

Pour citer cet article :
Benjamin Fargeaud «Les ambiguïtés de l’hostilité au contrôle de constitutionnalité sous la IVe République », Jus Politicum, n° 31 [https://www.juspoliticum.com/article/Les-ambiguites-de-l-hostilite-au-controle-de-constitutionnalite-sous-la-IVe-Republique-1558.html]