Nicholas Aroney, The Constitution of a Federal Commonwealth (The Making and the Meaning of the Australian Constitution), Cambridge Univ. Press, 2009, 426 p.

En France, on connaît assez mal le système constitutionnel australien. Depuis l’éclosion de travaux provoqués par la naissance de la constitution australienne en 1900, les travaux ne sont pas légion. On peut regretter que le si précieux livre de Philippe Lauvaux, Les grandes démocraties contemporaines (3ème éd. PUF) ne contienne pas de chapitre consacré à  l’Australie. C’est bien dommage car le système constitutionnel australien est diablement intéressant en ce qu’il fournit un exemple, d’une part, de la formation d’une Fédération plus récente que la celle de la constitution américaine (1789) et de la constitution suisse moderne (1848-1872), et, d’autre part, d’un système fédéral qui doit être concilié avec le système parlementaire, inhérent au régime d’un Dominion britannique, comme l’est également le système politique canadien.

C’est dire à  quel point un ouvrage sur la formation de la république fédérale australienne, aussi savant qu’est celui de Nicholas Aroney, (lecturer à  l’Université du Queensland) vient combler une lacune béante dans la bibliographie non seulement sur l’Australie, mais aussi sur le fédéralisme. Et en outre, il la comble de la plus belle manière tant il mêle habilement histoire constitutionnelle et théorie constitutionnelle.

Ce livre a un objet apparemment simple qui est celui d’expliquer pourquoi le préambule de la constitution australienne déclare que l’Australie est une « république fédérale » (federal commonwealth »). Pourquoi les pères fondateurs de l’Australie, en 1900, lorsqu’ils sont encore sous la domination de la Couronne britannique, décidèrent-ils de former une Commonwealth et de la qualifier de « fédérale » ? « Why does this mean ? What kind of union was envisaged and why ? » (p. XI) Telles sont les questions apparemment simples que Nicholas Aroney s’est posées. C’est pour tenter d’y répondre qu’il s’est lancé dans cette enquête centrée sur la genèse de la Constitution de 1900, mais qui a pour caractéristique d’être davantage qu’historique puisqu’elle est aussi théorique et systématique. De ce point de vue, le sous-titre du livre signale parfaitement l’ambition du propos : il s’agit, d’une part, de reconstituer la genèse de la Fédération australienne (The Making), ce qui suppose de recourir à  une enquête érudite d’histoire constitutionnelle et, d’autre part, de s’interroger sur la signification de la Constitution australienne (The Meaning), ce qui suppose une enquête d’ordre conceptuel sur la notion même de fédéralisme et de république fédérale. Ce double parti- pris se lit dans le plan de l’ouvrage. L’auteur étudie d’abord la notion de fédéralisme (1ère partie), ensuite le moment constituant qu’il a appelé « fédérer l’Australie » (2ème partie), qui précède une analyse génétique et systématique de la Constitution australienne de 1900 (3ème partie), avant de déboucher, dans une longue conclusion, sur une récapitulation théorique relative au concept de « république fédérale » (federal commonwealth) qui permet à  l’auteur de faire une brève échappée sur des débats plus contemporains résultants de l’autonomie de l’Australie par rapport au Commonwealth britannique acquise en 1986. En réalité, ce livre ambitieux a un double objet : une esquisse de théorie du fédéralisme dans la première partie et dans une partie de la seconde et une « théorie générale de la Constitution australienne » qui figure essentiellement dans la deuxième et troisième partie : elle se présente comme une sorte de modèle de ce qu’est une constitution fédérale moderne (« a theory which presents that document as quintessentially the constitution of a federal commonwealth » p. 63). Un tel plan, à  la fois historique et systématique, ne va pas sans répétition, mais cela ne gêne pas la lecture toujours captivante.

Si ce livre est important et mérite d’être proposé à  l’attention des lecteurs de Jus Politicum, c’est parce qu’il contient des thèses fortes, stimulantes qui dépassent d’ailleurs, et d’assez loin le cas australien. La première, qui peut sembler à  première vue, la plus importante consiste à  réévaluer l’importance de la dimension fédérale du système australien qui a eu trop tendance à  être minorée par les interprètes de la Constitution de 1900. Plus exactement, son auteur défend la thèse selon laquelle « the idea of federal commonwealth is essential to the text, structure and meaning of the Australian Constitution » (p. 6), ce qui conduit à  renverser l’ordre des priorités et à  suggérer que c’est le fédéralisme et non le principe du parlementarisme (p. 6) ou même le principe démocratique (p. XII) qui est le thème dominant de la Constitution australienne. Que l’on étudie les sources de la Constitution, les délibérations des assemblées constituantes ou conférences constitutionnelles, tout indique l’importance cruciale du fédéralisme dans la Constitution de 1900 et sa genèse.

L’idée n’est pas entièrement nouvelle car elle a déjà  été avancée par le politiste Brian Galligan, mais la nouveauté de l’enquête menée par Nicholas Aroney tient à  ce qu’il s’agit d’une étude historique et théorique analysant de façon très minutieuse les débats constitutionnels et les écrits constitutionnels qui ont marqué cette période formatrice (1890-1900). Comme on ne le sait peut-être pas, la Constitution australienne, constitution du Commonwealth australien, est née, à  la fin du XIXe siècle, de deux Conventions constitutionnelles, la Conférence d’Australasie en 1890 (projet de texte rejeté) et les Conférences de 1897-1898 à  Adelaide et à  Sydney, dont le texte (Bill) fut adopté avant de devenir une loi de l’Empire britannique en 1900, mise en application le 1er janvier 1901. Il ne sera pas question ici de résumer l’ouvrage, mais plutôt d’en faire ressortir les idées saillantes et d’en dégager l’intérêt pour la compréhension du fédéralisme.

I - La première leçon qu’on peut en tirer pour une théorie de la Fédération de l’expérience australienne, porte sur la méthode et consiste à  relever l’importance de l’étude de la théorie fédérale pour comprendre les institutions fédératives. Venant d’un juriste australien, et donc venant d’un univers où le pragmatisme est souvent perçu comme le mode de pensée dominant, l’attrait marqué pour la théorie mérite d’être souligné. Les faits ne sont jamais bruts, mais toujours tamisés par un arrière-plan, un contexte, ou encore un tissu conceptuel. En effet, le lecteur qui croirait trouver un livre d’histoire constitutionnelle sur l’Australie se tromperait lourdement car ce dernier mêle constamment l’étude des faits avec leur interprétation, et surtout, il repose sur une enquête préliminaire d’ordre théorique sur le fédéralisme qui apparaît indispensable pour relire correctement le passé. La théorie fédérale est clairement réévaluée (pp. 8-9). Il s’agit pour l’auteur d’échapper à  la double lecture réductionniste qui a parasité grandement les débats sur l’histoire du fédéralisme américain avec l’opposition de deux thèses radicales et radicalement antinomiques : l’interprétation du fédéralisme en termes de pacte, (compact theory) qu’on associe un peu vite à  l’œuvre de John Calhoun et l’interprétation du fédéralisme selon les vues nationalistes (nationalistic theory), développée par John Marshall et tant d’autres auteurs aux Etats-Unis (Story notamment), et reprise en partie par la doctrine anglaise (Dicey). Contre cette double réduction, l’auteur propose d’abandonner le prisme de la souveraineté pour traiter du fédéralisme et il va appliquer ce schéma à  son histoire. Par ailleurs, le cas australien est décrit comme un cas de fédéralisme par agrégation (integrative federalism), dont le type est décrit par opposition au fédéralisme par désagrégation (desintegrative federalism). La thèse pourrait étonner quand c’est une loi du Parlement britannique qui a promulgué la constitution australienne de sorte que l’on pourrait considérer qu’il s’agit d’une sorte de Dévolution avant la lettre, un fédéralisme imposé par la puissance impériale. Mais tout au long du livre, Aroney multiplie les exemples prouvant que la fabrication de cette Constitution a été l’œuvre des « colonies » australiennes, sans que Londres n’intervienne dans ce processus, sinon pour l’encourager et pour le ratifier. Cette volonté d’auto-détermination se lit à  un détail très significatif : les Framers de la Constitution australienne vont insister pour que le nom des colonies figurant dans la Constitution de 1900 ne soit pas celui des Provinces, comme au Canada, mais celui, hautement symbolique d’Etats (states).

En lisant ce livre, on découvre un continent un peu inconnu et oublié du fédéralisme anglo-américain. L’immense majorité de la littérature constitutionnelle est consacrée au fédéralisme nord-américain (essentiellement celui des Etats-Unis et accessoirement celui du Canada). Or, le fédéralisme australien est intéressant à  un double titre : il intervient plus tardivement, car le moment constituant est celui qui englobe les années 1890-1900, et il intègre donc les leçons des expériences précédentes.

L’autre apport de cette partie « théorique » du livre consiste à  montrer à  quel point les Pères fondateurs de la Constitution australienne ont été inspirés par leurs lectures, et que, en même temps, ils ont adapté leurs idées au contexte australien (2ème partie). Un chapitre entier est consacré aux auteurs qui ont le plus inspiré les acteurs australiens : Madison évidemment, mais aussi des auteurs anglais qui se sont intéressés au fédéralisme tels que Dicey, le juriste victorien, et James Bryce, le Tocqueville anglais, auteur de textes importants sur les Etats-Unis et sur le fédéralisme, Edward Freeman, l’auteur de la somme historique du fédéralisme, et pour finir, John Burgess, un professeur américain de science politique, farouche partisan d’une interprétation nationaliste. Le plus intéressant dans cette seconde partie du livre, réside dans la manière très habile dont Aroney montre comment les Pères fondateurs de la Fédération australienne (il en cite dix dont les plus importants sont Thomas Just, Richard Baker, Samuel Griffith, John Quick et Robert Garran) se sont « appropriés » ses modèles intellectuels pour tenter de les adapter au contexte australien. Ainsi est reconstitué le « contexte intellectuel » (p. 102) entourant les débats constituants.L’on apprend que ces acteurs politiques sont aussi des penseurs ayant médité la question fédérale, comme le prouve l’analyse de leurs écrits de l’époque qui constituent un trésor d’enseignements sur la question fédérale. De même que Madison avait collecté un nombre considérable de données sur la question fédérale (de la Grèce antique à  Montesquieu), les principaux Pères fondateurs australiens se sont attelés à  la tâche de savoir comment les écrits et expériences antérieures sur le fédéralisme pouvaient leur être utiles. On y apprend ainsi que pour certains, le modèle américain n’était peut-être pas si attractif en raison de l’échec que constituerait la Guerre de Sécession, tandis que pour d’autres, il vaudrait mieux se tourner vers l’exemple suisse qui aurait pour principal avantage d’être plus démocratique et d’intégrer la composante populaire (à  cause du référendum). La lecture croisée de ces différents auteurs permet de dégager l’un des ressorts profonds de ce mouvement fédéral qui est celui du self-government entendu au double sens, le self-government des colonies, en tant qu’entités indépendantes, et le self-government des colonies prises ensemble en train de s’unir pour former la collectivité australienne (idée défendue notamment par Griffith, p. 117). Il n’est pas inintéressant d’apprendre que les auteurs du traité de droit constitutionnel le plus influent de l’époque (le Commentaire annoté de la Constitution australienne de 1901), John Quick et Robert Garran, ont joué un rôle très important comme acteurs dans le processus constituant ; leurs œuvres antérieures sont finement analysées, et il en ressort d’ailleurs la tension très forte existant dans leurs écrits entre la version de Dicye et de Burgess (plutôt « nationalist ») et l’influence de John Madison (Federalist, n°39), tension supposée être surmontée par le recours final à  une souveraineté impériale censée dénouer toutes les contradictions. On découvre en les lisant la progressive complexité de la question fédérale puisque dans leur Traité de droit constitutionnel, ils n’attribuent pas moins de quatre sens au mot de fédéral.

Ce que révèle aussi l’étude des sources intellectuelles du fédéralisme australien, c’est l’importance du facteur démocratique. Nous ne sommes plus en 1787 à  Philadelphie, mais en Australie à  la fin du XIXe siècle. Depuis lors, la république s’est transformée et il faut désormais aux bâtisseurs de constitution fédérale prendre en considération le peuple et les citoyens. On verra plus loin comment cela s’est concrétisé. Le plus surprenant, dans cette histoire remarquable des « modèles et des sources », c’est le fait que le modèle des Etats-Unis est resté le modèle dominant (p. 70) alors que les Australiens vont pourtant être confrontés au même défi que les Canadiens : construire un fédéralisme avec un gouvernement parlementaire. Un des Pères fondateurs prétend que c’est un défaut du système car le système parlementaire affaiblit le gouvernement en tant que tel. On peut regretter que l’auteur ne développe pas davantage cette réticence des hommes politiques australiens à  s’inspirer du modèle canadien qui semble a priori s’imposer en raison de la similitude des colonies soumises à  l’Angleterre impériale et adeptes du régime parlementaire. Il l’évoque plus loin, mais très cursivement, en expliquant que les acteurs australiens estimaient que les Canadiens n’avaient pas fait suffisamment preuve d’indépendance à  l’égard de la Couronne britannique ; cela est perceptible notamment dans les débats sur le rôle du gouverneur dans les Etats et son indépendance par rapport au gouverneur général.

II – Ce livre contient de très riches développements sur la genèse de la Constitution australienne de 1900 étudiée en détail dans un chapitre intitulé « constitutional foundations » (chap. 5). Celui-ci se présente comme une synthèse très pertinente de l’histoire constitutionnelle de l’Australie, ce pays peuplé à  l’origine, comme le rappelle l’auteur, par des « felons and other prisonerss » (ordre de déportation fixé par l’ordonnance du 6 décembre 1786) et qui fut à  l’origine dirigé de façon autocratique par un Gouverneur et vice-amiral du territoire, et constitué principalement par un seul territoire, le New South Wales (les Nouvelles Galles du Sud). Par un effet de scissiparité, le territoire initial fut progressivement divisé de sorte que six colonies vont progressivement acquérir leur autonomie par rapport au pouvoir central britannique qui la leur confère, voulant ainsi éviter l’erreur centraliste qu’il avait commise aux Etats-Unis. Le livre retrace donc ce premier moment d’émancipation et insiste à  juste titre sur l’importance de cet acquis que fut le droit de s’auto-gouverner pour les colonies. Le second droit qu’elles obtinrent fut celui de se doter de constitutions autonomes (p. 142). Lorsqu’après la seconde moitié du XIXe siècle commença à  se poser la question de l’union de ces colonies entre elles afin de « faire de l’Australie un tout » (pour reprendre la citation mise en exergue du chap. 5, p. 134), une solution fut immédiatement exclue qui aurait été l’octroi du fédéralisme par le Royaume Uni. Il découle de maints passages du livre que « l’initiative fédérale » vint des colonies elles-mêmes (notamment, pp. 144-145, p. 160).

Les Australiens ont pensé la formation de leur Fédération comme une sorte d’extension, au niveau de l’Australie tout entière, du droit de self-government. D’une certaine manière, les développements très savants et précis sur la manière dont la Constitution australienne fut élaborée et adoptée entre 1890 et 1900 prouve que le phénomène constituant fédéral fut principalement un phénomène d’auto-détermination. Mais à  la différence de l’Etat unitaire, où c’est le peuple unitaire qui décide de l’adoption de la constitution, ce furent les divers peuples qui ont décidé à  chaque étape de la procédure d’adoption de la Constitution fédérale. Pour le comprendre, il faut mentionner l’échec du projet de Constitution de 1891 (Bill of 1891) adopté par la conférence de 1890 au sein de laquelle les représentants avaient été non pas élus, mais désignés par les assemblées législatives des colonies, qui n’avait pas été autorisée par les Etats. L’une des innovations de la procédure constituante fut donc l’introduction, proposée par le plan de Corowa (1893) de ces « Enabling Acts » par lesquels ces Etats, « les colonies » australiennes en réalité, (que nous avons appelés ailleurs Etats-monades ou Etats fédérants) décident de donner le pouvoir à  une Assemblée, composée de députés élus par les Etats, chargée de préparer une constitution fédérale. Celle-ci fut ensuite proposée pour ratification dans chaque Etat et ensuite envoyée à  Londres pour approbation finale, mais avec la réserve selon laquelle le Bill final pouvait ne pas être appliqué aux colonies qui le refuseraient. Tout donc a été fait pour que les colonies eussent une sorte de dernier mot dans l’élaboration et l’adoption de la Constitution australienne.

Il ressort de la description minutieuse de l’adoption de cette Constitution fédérale que celle-ci repose sur le consentement des Etats, ou plus exactement sur le consentement du peuple des Etats, des six colonies. L’échec du Bill de 1891 vint du fait que la composante démocratique ne fut pas assez respectée tandis que le succès de 1898 qui déboucha sur la Constitution de 1900, fut de respecter le principe de l’unanimité du consentement des colonies fondatrices et de l’égalité de ceux-ci ayant décidé de participer à  la procédure (l’Etat du Queensland n’y a pas participé). Comme le souligne Aroney, c’est bien la dimension « conventionnelle » (« compactual ») du processus qui est le plus marquant, même si l’on trouve clairement l’existence de la règle majoritaire au sein de la Convention constitutionnelle et au cœur du référendum ayant eu lieu dans une colonie. Du point de vue conceptuel, l’histoire de la formation de la Fédération australienne révèle ce lien intrinsèque entre l’union des colonies entre elles et la poursuite du processus de self-government. Les Australiens ont compris à  l’époque le fédéralisme comme « a means of achieving local self-governance » (p. 141). Le thème est repris à  maintes reprises.

III – Toutefois, la thèse la plus forte du livre réside surtout dans le lien systématique qui existe selon l’auteur entre la genèse de la Constitution fédérale et l’agencement des institutions de la Fédération. Selon Aroney, il y a une dépendance entre la « formative basis of the Constitution » — expression qu’il semble particulièrement apprécier — et l’agencement des institutions. En d’autres termes, « these formative features had a marked impact – both as a matter of professed principle and pragmatic negotiation – on the representative structures, configuration of power and amending processes actually embodied in the Australian Constitution » (p. 184). Cela signifie que les modes de formation d’une Fédération déterminent en large partie, la structure et l’agencement des pouvoirs retenus par la Constitution. Concrètement, cela veut dire que la construction horizontale, conventionnelle, de la Constitution australienne a des effets sur la manière dont les institutions ont été modelées.

Ainsi, le découpage thématique de son livre, dans les deuxième et troisième partie du livre vise à  illustrer et à  faire varier cette thèse selon les thèmes retenus : l’étude de la procédure constituante montre que la procédure adoptée visait à  préserver le droit de tous les Etats (colonies) à  consentir à  l'adoption de la constitution fédérale. C’est le principe d’unanimité qui a prévalu pour faire adopter la ratification. Mais la grande innovation institutionnelle a été ces lois d’habilitation prises par les colonies pour autoriser la poursuite du processus constituant, venu d’en bas si l’on peut dire. Autrement dit, la règle d’unanimité a prévalu pour l’élaboration et l’acceptation de la Constitution fédérale, tandis que l’adoption d’une règle de majorité pour le fonctionnement des institutions fédérales et d’un mixte d’unanimité et de majorité pour les règles concernant la révision de la Constitution, signifiait l’acceptation d’une politique fédérale par les Etats-membres.

Mais cette « formative basis of the Constitution », qui consiste à  donner la primauté aux colonies, aux futurs Etats-membres, a aussi des effets marqués sur la manière dont les institutions fédérales ont été pensées. C’est particulièrement vrai pour la grande question de la représentation. Deux chapitres extrêmement suggestifs sont consacrés à  cette question (chap. 7 et 8) où l’on y apprend que la règle selon laquelle de l’égale représentation des Etats au sein du Sénat a joué un rôle central dans la conception de la Constitution. Il était évident pour les « Framers » – les auteurs de la Constitution australienne – qu’il fallait verrouiller la place centrale des Etats-membres au sein de la Fédération australienne. Certes, il y eut d’autres débats que décrit parfaitement Aroney, notamment sur la manière dont seraient élus les sénateurs, au terme desquels on apprend comment parti en 1890 d’une désignation par les chambres des Etats, on est arrivé à  une élection directe des sénateurs par le peuple, dans une seule circonscription d’ailleurs. Mais le débat sur la composition et le mode de désignation de la Chambre des représentants, selon un modèle proche de celui des Etats-Unis, n’a pas été non plus épargné par ce souci de préserver le rôle des Etats puisqu’on a voulu éviter une trop grande domination, par le nombre, de la chambre populaire. La Constitution australienne prévoit une règle de proportion selon laquelle la chambre des représentants ne peut pas avoir plus de deux fois de membres que celle du Sénat. Ici encore, le souci des Etats-membres de ne pas être minorisés au sein de la Fédération est patent et il apparaît dans les débats constituants.

Tout aussi liée à  la question du maintien des Etats comme entités principales de la Fédération fut la question de la répartition des compétences entre le Commonwealth australien et les Etats-membres (chap. 9, pp. 237-244 et chap. 10, pp. 282-298). Ici, l’on voit les Pères fondateurs de la nation australienne s’accorder pour reconnaître au gouvernement fédéral seulement des compétences limitées, un gouvernement « limité », pour permettre aux Etats-membres de rester des Etats à  part entière et de ne pas se voir dépouiller de leurs compétences par une sorte de transfert massif de compétences au profit de l’autorité centrale. Les débats révèlent la volonté des pères fondateurs de donner une interprétation restrictive aux compétences de la Fédération et celle d’éviter l’exemple canadien auquel on reproche d’avoir défavorisé les collectivités fédérées. La Cour suprême d’Australie (Haute Cour) est conçue aussi comme une juridiction devant arbitrer les conflits entre les Etats-membres et aussi entre ceux-ci entre la Fédération, et donc les conflits de compétence. Son rôle est perçu évidemment comme central. On retrouve ici les mêmes termes du débat qui anime d’autres fédérations : comment faire pour que la Cour fédérale ou fédérative soit impartiale et ne tranche pas systématiquement les conflits en faveur de l’une des parties, la partie fédérale, au détriment de la partie fédérée ?

Mais le point qui illustre le plus clairement ce lien entre la genèse « conventionnelle » de cette Constitution australienne et un certain type d’agencement institutionnel, c’est la question de la révision de la Constitution fédérale (chap. 11). C’est un des chapitres les plus réussis du livre qui éclaire la singularité du cas australien, - avec l’introduction d’un référendum (Sect. 128 §4), mais qui surtout illustre à  la perfection la thèse de l’auteur selon laquelle il y a un lien entre la genèse de cette Constitution et les dispositions constitutionnelles choisies. En l’occurrence, la règle de l’unanimité valable pour l’adoption du pacte fédératif cède le pas, en général, à  la règle majoritaire pour la révision de la Constitution fédérale. Ce qui prouve bien qu’il y a une intégration plus forte que celle prévue par le cas classique de la confédération (p. 324). Mais loin d’invalider la thèse de la place centrale des Etats dans l’organisation fédérative, l’étude de la révision de la Constitution fédérale la confirme dans la mesure où le texte constitutionnel (Sect. 128) prévoit la nécessité d’obtenir une double majorité, une majorité des Etats et une majorité des suffrages exprimés dans l’ensemble du peuple australien. Par ailleurs, certaines dispositions de la constitution prévoient le retour de la règle unanimitaire : pour remettre en cause l’égale représentation des Etats (Sect. 128, §5) et pour l’utilisation de la législation fédérale pour modifier informellement la constitution avec l’accord des Etats-membres (Sect. 51)

Réfléchissant à  ces questions apparemment techniques, les Framers australiens se sont rendus compte du caractère équivoque du mot de peuple. Ils ont été amenés à  distinguer un « peuple » des Etats » et un « peuple de l’Australie » (pp. 318-319). Contre les démocrates nationalists qui voulaient l’application de la règle majoritaire et qui interprétaient le peuple d’Australie comme un tout unique et homogène, la majorité des représentants aux Conventions de 1897-1898 a une vision pluraliste et différencié du peuple : le peuple ne peut pas être interprété de la même manière dans un Etat unitaire et dans une Fédération, et il doit être conjugué au pluriel. C’est d’ailleurs la même idée qui explique le principe de la double représentation : si la chambre des représentants peut être interprétée comme exprimant la voie du « peuple australien », selon une logique majoritaire, ce n’est pas du tout le cas du Sénat qui est la States’house mais aussi l’instance qui représentent les différents peuples fédérés. Il est frappant de voir à  quel point les Pères fondateur australiens étaient conscients de la dualité du peuple, et les extraits que donne Aroney de leurs échanges illustre parfaitement la complexité qui est propre au monde fédéral. Il n’est pas étonnant que soit mise en exergue de ce chapitre la formule de John Gordon : « We have different peoples here. This is not a homogenous state » (cité p. 299).

Mais cette thèse de la « state-oriented » Constitution imprègne aussi un autre thème classique du droit fédératif qui est la relation entre la Fédération et les Etats-membres auquel Aroney consacre à  juste titre un chapitre entier, d’ailleurs particulièrement intéressant (chap. 9). C’est à  propos de questions apparemment secondaires, mais en réalité décisives, que sont la protection de l’intégrité du territoire et l’admission des nouveaux Etats que se confirme « the fundamental principle that Autralian federation would have to be based upon the free agrement of the constituent colonies » (p. 253). Il en résulte notamment qu’il faut considérer ces colonies comme des Etats à  part entière qui « continuent » à  exister en tant qu’Etats au sein de la Fédération. Aroney consacre de belles pages à  l’autonomie celle des Etats-membres et démontre que les dispositions de la Constitution (Sect. 106, 107 et 108) doivent être interprétées comme garantissant l’autonomie constitutionnelle des Etats-membres. Ce qui frappe le lecteur, c’est le consensus qui s’est distingué chez les hommes politiques les plus influents (Barton, Deakin, Cockburn) pour admettre que les colonies étaient des corps politiques autonomes avant leur entrée en fédération (p. 263) et entendaient le rester après leur inclusion dans celle-ci. On retrouve à  propos de questions apparemment mineures comme la modification du territoire fédéré (qui ne peut être imposée unilatéralement à  tout Etat-membre) l’idée fondamentale propre à  toute Fédération, selon laquelle, les Etats qui se confédèrent ne veulent pas disparaître, être fusionnés ou absorbés, dans la nouvelle Fédération. On retrouve ici aussi la différence subtile qui existe entre les « Etats fondateurs » (original states) et les Etats admis, qui rejoignent plus tard la Fédération. Ce chapitre illustre l’idée suivante émise en conclusion, et qui est l’un des leitmotivs de ce livre : « The most fundamental principle of Australian federalism was, it seems, that federation would rest upon an agreement among constituent states, so that the terms of federation would be matters ultimately for debate and negotiation between the parties and not simply matters of abstract and idealistic political philosophy » (p. 271).

Il n’est donc pas exagéré de voir dans ce livre un essai visant à  redresser l’image du fédéralisme en le comprenant comme « state-oriented », c’est-à -dire comme fondé principalement sur les Etats qui se confédèrent. Ce n’est pas un hasard si les Pères fondateurs australiens ont refusé d’inclure une déclaration des droits de l’homme (on peut regretter que l’auteur, qui mentionne ce fait, ne développe pas davantage ce point) dans la Constitution fédérale. Le point capital, c’est la relation entre la Fédération et les Etats-membres, ceux-ci constituant le pivot de toute Fédération, comme nous avons essayé de le montrer ailleurs.

Si l’on devait exprimer une sorte de réserve sur le livre, c’est moins sur son contenu que sur un certain silence relativement à  une question que le lecteur ne peut pas manquer de se poser. Aroney a étudié, magistralement comme on a essayé de le suggérer ici, le moment constituant (1890-1900) qui a donné naissance à  la Constitution fédérale australienne. Il a démontré qu’elle était « state-oriented » (c’est son expression, mais on pourrait écrire « state-based »), et il ne serait pas exagéré de prétendre que l’on pourrait tirer la même conclusion à  propos de la Constitution de Philadelphie. Le problème vient de l’interprétation qui sera faite du texte constitutionnel. Est-ce que les acteurs australiens sont restés fidèles à  l’intention du Constituant ou n’ont-ils pas été contraints, comme aux Etats-Unis, de privilégier une interprétation favorable au Commonwealth d’Australie, au gouvernement fédéral ? On voit par là  que le lecteur impatient suggère à  Nicholas Aroney d’écrire la suite de son livre en étudiant cette fois non plus la formation de l’Australie fédérale, mais son développement de 1900 à  nos jours.

IV – En guise de conclusion, on dira simplement que cet ouvrage constitue une importante contribution à  l’étude de l’histoire du régime constitutionnel australien et à  celle de la notion de fédéralisme. On voudrait néanmoins souligner sa triple portée qui dépasse largement le seul cas australien.

D’abord, un tel ouvrage permet de se déprendre de l’attitude habituelle consistant à  référer l’expérience fédérale au cas emblématique des Etats-Unis. Il y a eu d’autres expériences fédérales dans le monde, y compris dans le monde de la common law, dont l’étude peut se révéler diablement intéressante pour la compréhension du phénomène fédéral en soi. L’Australie en est un bel exemple ; on pourrait évidemment ajouter le Canada, et à  un degré moindre, l’Afrique du Sud, si on reste dans la sphère de la common law. Mais rien ne nous dit que les expériences sud-américaines (Argentine, Brésil et Mexique) ne contiennent pas de petites pépites pour la compréhension du fait fédéral. En outre et surtout, ce livre nous enseigne une méthode qui consiste à  revenir aux sources, à  étudier la naissance du fédéralisme australien en allant étudier les Pères fondateurs. On s’aperçoit en lisant Aroney que l’expérience australienne contient un véritable trésor de réflexions subtiles et nuancées sur le fédéralisme qui sont peu souvent utilisées dans les débats sur la nature de la Fédération.

Ensuite, du point de vue de la méthode, la thèse qui établit ce lien entre la genèse de la constitution australienne et sa teneur ou son contenu est très convaincante tant les matériaux systématiquement collectés par Aroney semblent la corroborer. Si elle est exacte dans ce cas particulier, elle invalide alors le principal argument avancé par la doctrine allemande et française (Laband et Jellinek, et à  leur suite, Carré de Malberg en France) selon laquelle, pour étudier toute Constitution, le juriste devait séparer nettement entre l’histoire du droit, l’histoire constitutionnelle et le droit constitutionnel. Tous ces grands juristes ont répété à  satiété que la formation de la Constitution relevait du fait et que l’office du juriste devait se borner à  faire l’exégèse des dispositions de la Constitution écrite. Dès lors, en matière fédérale, cela signifiait notamment que les Etats-membres avaient certes historiquement créé l’Etat fédéral, mais que juridiquement, cela n’avait aucune portée : il fallait oublier les faits et dire à  l’inverse que, en droit, celui-ci avait créé ceux-là  en les habilitant. Or, c’est tout le contraire qu’on apprend en lisant le livre de Nicholas Aroney : le juriste ne peut pas méconnaître l’intention du constituant et la genèse d’une Constitution fédérale car celle-ci a des effets sur la manière d’interpréter la Constitution, une fois adoptée. En lisant Aroney, on comprend mieux à  quel point Léon Duguit avait raison lorsqu’il objectait à  la doctrine allemande qu’elle s’égarait dans la fiction en oubliant que c’étaient les Etats allemands qui avaient créé la Confédération de l’Allemagne du Nord, puis le Reich.

Cependant, il nous semble que la portée de ce livre dépasse la thèse du lien entre genèse de la Constitution et son contenu, dans la mesure où la thèse la plus radicale et nouvelle porte sur la dimension fédérale. Le propre de toute Fédération née par agrégation est qu’elle repose sur le consentement des Etats qui décident de partager ensemble un destin politique. Ce que démontre le livre d’Aroney, avec un luxe de détails et de précisions, c’est que le contenu de la constitution fédérale australienne ne peut pas échapper à  cette contrainte de la naissance « conventionnelle », c’est-à -dire au fait que cette Fédération a été « fondée sur le consentement unanime de tous les Etats se fédérant (« constituent states » p. 338). Il découle donc de ce livre que la Constitution australienne est mieux comprise, mieux interprétée si l’on prend en compte cette dimension « médiatisée, conventionnelle » (« mediated, convenantial », p. 343). La thèse apparaît alors novatrice : aucune des deux clés d’interprétation proposée aux Etats-Unis au milieu du XXe siècle (v. supra, compactualism v. nationalism) ne peut rendre compte de la genèse de la Constitution australienne. Ce qui apparaît alors comme déterminant dans l’expérience fédérale australienne, c’est que les Pères fondateurs ont clairement refusé de construire une Fédération qui soit soumise à  la règle majoritaire par laquelle un Parlement souverain dominerait les colonies devenues Etats. Le ressort profond de cette Constitution australienne est clairement exprimé en conclusion du livre : « In sum, the Australian federation is a political community made up of a political communities. The Commonwealth of Australia is a political community in which there are multiple loci of authorithy bound together by a common legal framework which has been adopted by covenant. The Constitution of Australia is, indeed, the constitution of a federal commonwealth » (p. 345).

Il faut bien comprendre les implications de cette thèse « convenantial » selon laquelle la constitution fédérale est principalement un pacte fédératif, (un compact), pour ce qui concerne l’interprétation non seulement de la Constitution australienne, mais de toute Constitution fédérale. En examinant cette genèse et le contenu de la Constitution de 1900, on perçoit l’importance de la contradiction potentielle entre fédéralisme et démocratie si l’on entend par celle-ci la domination du peuple souverain, au moyen de la règle majoritaire. On apprend, d’ailleurs, chemin faisant, que les auteurs de la Constitution australienne étaient très conscients du fait que le fédéralisme devait être perçu comme un moyen de prévenir et d’empêcher une centralisation du pouvoir qu’ils jugeaient contraire à  ce qui formait la base commune de leur ethos politique : la défense du self-government (v. supra sur le lien entre self-governement et fédéralisme). Même les démocrates les plus engagés en faveur d’un renforcement du Centre sont obligés de convenir que le fédéralisme doit permettre de sauvegarder la diversité et le pluralisme (Cockburn, cité p. 212). Si l’on veut interpréter la Fédération en termes démocratiques, il faut « pluraliser » la notion de peuple, admettre qu’il y a plusieurs peuples dans une Fédération et admettre que la Fédération est la continuation du self-government par d’autres moyens. A ce moment là , mais seulement à  ce moment-là , on peut tenter de concilier le fédéralisme et la démocratie. C’est un des nombreux mérites de ce livre que de l’avoir montré.

On conclura sur une note un peu plus personnelle en faisant observer à  quel point l’ouvrage de Nicholas Aroney a apparaît en singulière consonance avec les thèses que nous avons tenté de proposer dans notre Théorie de la Fédération ou qu’Anton Greber a pu développer dans son livre sur les fondements de l’Etat fédéral et Christoph Schönberger dans sa thèse d'habilitation. Tout semble se passer comme si une partie de la doctrine constitutionnelle se réveillait d’un long sommeil dogmatique, et cessait de prendre pour argent comptant ce que la littérature juridique avait pu écrire sur le fédéralisme, uniquement étudié à  travers le prisme de l’Etat fédéral et de la dogmatique positiviste du début du XXe siècle. Si on observe les faits, on s’aperçoit que la plupart des constructions théoriques n’en rendent pas compte. Aroney fait le constat pour ce qui concerne les deux schèmes dominants de la littérature anglo-américaine : la lecture « compactualist » et la lecture « nationalist ». Il démontre que ce sont des théories « counter-factual ». Or, quoi de plus judicieux pour éviter les théories rétrospectives que de retourner aux sources, d’aller lire les Pères fondateurs et les dispositions de la Constitution ? On doit espérer que de tels travaux seront entrepris dans d’autres pays, par exemple au Canada, mais on peut d’ores et déjà  dire que le livre d’Aroney constituera un modèle pour tous les audacieux qui voudraient relire autrement l’histoire de la formation des fédérations de la modernité.

Olivier Beaud est professeur de droit public de l’Université Panthéon-Assas (Paris II). Il est l’auteur notamment aux PUF (coll. « Léviathan ») de La puissance de l’État (1994) et de Théorie de la Fédération (2007) et chez Dalloz de Les libertés universitaires à  l'abandon ? (2010).

Pour citer cet article :

Olivier Beaud « Nicholas Aroney, The Constitution of a Federal Commonwealth (The Making and the Meaning of the Australian Constitution), Cambridge Univ. Press, 2009, 426 p. », Jus Politicum, n°6 [https://juspoliticum.com/articles/nicholas-aroney-the-constitution-of-a-federal-commonwealth-(the-making-and-the-meaning-of-the-australian-constitution)-cambridge-univ.-press-2009-426-p.-371]