Un Président sans « conseil exécutif » : le choix de Philadelphie
En 1787, les constituants de Philadelphie ont opéré un choix particulièrement original, au regard même des canons institutionnels de l’époque : celui de confier à un Président seul, c’est-à -dire sans un « conseil » à ses côtés, l’ensemble des prérogatives exécutives. Comment comprendre une telle solution ? Les raisons habituellement avancées – notamment la volonté des Pères fondateurs de renforcer l’organe exécutif, par rapport aux institutions étatiques ou confédérales antérieures – doivent être complétées par une explication d’ordre théorique, qui mette au jour la logique institutionnelle à l’œuvre à ce moment-là . Tel est l’objet de cette étude.
A president without an ‘executive council’ : the Philadelphia choice.
Ein Präsident ohne ,,Exekutivrat" : Die Grundentscheidung von Philadelphia.
Die Verfassungsredakteure von Philadelphia trafen 1787 eine besonders originelle Entscheidung im Hinblick auf die damaligen institutionellen Grundkonzeptionen : sie übertrugen einer einköpfigen Spitze, also ohne Rat an ihrer Seite, sämtliche exekutiven Befugnisse. Wie ist eine solche Entscheidung zu verstehen? Die herkömmlichen Erklärungen -- insb. der Wille, das Exekutivorgan im Vergleich mit den vorherigen Staats- bzw. konföderalen Institutionen zu stärken -- müssen durch eine theoretische Erklärung ergänzt werden, welche die institutionelle Logik der damaligen Verfassungsproblematik zu Tage bringt.
Lorsqu’il est question de l’organe exécutif, en général, les réflexions portent soit sur les fonctions de celui-ci (en perpétuelle expansion depuis les débuts du constitutionnalisme), soit sur son mode de désignation (dont on se demande s’il est en adéquation avec le rôle devenu majeur de ces organes dans les systèmes contemporains). On s’interroge en revanche moins sur la structure de ce type d’organes – c’est-à -dire sur leur organisation interne.
Deux considérations peuvent contribuer à expliquer ce désintérêt. D’une part, on présume que cette structure ne peut prendre que deux formes : le monisme ou le dualisme – opposition dont le moindre des attraits n’est pas de présenter une symétrie remarquable avec la structure de l’organe législatif, mono- ou bicaméral. D’autre part, on estime qu’à cette distinction correspond grossièrement celle supposée exister entre les régimes parlementaires (dotés aujourd’hui, pour l’essentiel, d’un Exécutif dualiste) et les autres, aux particularismes constitutionnels plus marqués (qui présentent un Exécutif moniste – qu’il soit collégial, comme en Suisse, ou non, comme aux États-Unis). On comprend que l’analyse théorique de la structure de l’Exécutif soit a priori peu engageante – puisque l’on ne dispose que de deux grandes classes pour en rendre compte, dont l’une est en outre bien peu fournie.
Une approche historique de la question aurait cependant le mérite de lui rendre toute sa profondeur. Elle permettrait notamment de s’apercevoir que la structure de l’Exécutif a constitué une question fondamentale des débuts du constitutionnalisme, tout simplement parce qu’elle était liée au problème (pour le moins central) de la mise en œuvre de la séparation des pouvoirs. Considérons en effet la signification de ce principe, sur lequel se sont édifiés les systèmes politiques à la fin du XVIIIe siècle. Il consiste alors à affirmer que le despotisme se définit par le cumul des fonctions de l’État (essentiellement les fonctions législative et exécutive) entre les mêmes mains (qu’il s’agisse d’un individu seul ou d’une assemblée d’individus). Une constitution authentiquement libérale se propose donc de séparer les pouvoirs – mais pas seulement : elle doit faire en sorte qu’ils restent séparés.
Cette dernière idée est tout à fait décisive dans la détermination des rapports entre organes législatif et exécutif : elle conduit en effet à s’assurer que chacun soit dans l’incapacité d’empiéter sur les compétences de l’autre. Aussi la préoccupation apparaît-elle double, puisqu’il est nécessaire : d’un côté, que l’organe législatif n’ait pas une emprise telle sur l’Exécutif qu’il puisse finalement s’approprier ses fonctions ; et de l’autre, que ce dernier ne puisse pas s’émanciper de l’organe législatif au point de se sentir libre d’appliquer les lois de son choix (ce qui ferait de lui le véritable législateur).
Le premier de ces problèmes est bien connu : il justifie la mise en place de mécanismes tels que le droit de veto – lequel permet notamment à l’organe exécutif de défendre ses prérogatives contre les éventuels empiètements de l’assemblée législative. La seconde exigence, moins commentée, mais tout aussi fondamentale, peut être présentée sous la forme d’une question simple à formuler, mais redoutable à résoudre : comment s’assurer que les mesures d’exécution prises par l’organe exécutif seront bien conformes à la loi ?
Ce dernier problème s’est posé avec une acuité particulière dans les systèmes monarchiques, dans lesquels, par hypothèse, le Roi « ne peut mal faire », et par conséquent ne saurait être tenu (sans risquer de contredire l’idée même de monarchie) pour responsable de l’inexécution des lois. La réponse à cette difficulté s’est cependant révélée relativement uniforme, à partir du modèle anglais : dans la Constitution française de 1791, par exemple, on a adjoint au Roi des ministres, chargés de contresigner ses actes d’exécution et considérés comme responsables, en conséquence, de toute mauvaise exécution de la loi. De cette façon, le Roi conservait son indépendance (nécessaire à la fois pour préserver sa stature de monarque, et pour lui permettre d’user librement de son droit de veto) et en même temps, l’on pensait s’assurer qu’aucun acte d’exécution contraire à la loi ne pourrait voir le jour – puisque le ministre qui prendrait le risque de le contresigner pourrait se voir traduit devant la Haute cour par le Corps législatif. Cette solution devait être, à quelques nuances près, adoptée dans tous les systèmes de « monarchie constitutionnelle » qui ont suivi, tout simplement parce qu’elle répond à une nécessité logique : si l’on veut concilier monarchie et séparation des pouvoirs, il faut prévoir un mécanisme de sanction des titulaires de la fonction exécutive, qui conduit ainsi, en raison du principe (difficile à écarter) de l’inviolabilité royale, au dualisme de l’Exécutif – puisqu’il faut bien adjoindre au monarque une autorité distincte, susceptible d’endosser sa responsabilité quant à l’exécution des lois.
Aussi peut-on considérer que le dualisme est un type de structure de l’Exécutif qui naît de l’application de la logique libérale à la forme monarchique. En République, il en va bien sûr tout autrement – puisque la panoplie des solutions est alors beaucoup plus large. L’absence de monarque, et l’idée républicaine (concomitante) selon laquelle aucun organe ne saurait être parfaitement inviolable, ont ainsi conduit les Républiques de la fin du XVIIIe siècle (et au-delà ), à mettre en place des organes exécutifs d’une grande diversité – collégiaux ou non, élus ou non, dualistes ou monistes, etc.
L’étude systématique de ces différents systèmes républicains, beaucoup plus variés que ce que l’opposition monisme/dualisme ne le laisse supposer, reste à faire. Non seulement elle mettrait en évidence la très grande diversité des solutions retenues dans le monde républicain des XVIII et XIXe siècles, mais elle permettrait en outre de mieux comprendre ce qui a progressivement conduit à une harmonisation très sensible de la structure de l’Exécutif – les républiques calquant peu à peu celle-ci sur le modèle dualiste issue de la monarchie constitutionnelle, avec un chef de l’État et un gouvernement (même si, bien sûr, des différences substantielles subsistent dans l’agencement de ces deux entités).
Ces deux phénomènes (variété initiale et convergence globale) peuvent sans doute s’expliquer de façon relativement similaire – en l’occurrence à travers la question de la responsabilité de l’Exécutif (intimement liée à celle de sa structure). Telle est du moins l’hypothèse de travail sur laquelle une telle étude devrait, selon nous, se fonder : la transformation de la conception de la responsabilité au cours du XIXe siècle en Europe, avec l’émergence d’une responsabilité dite politique, a probablement conduit peu à peu à l’harmonisation structurelle de l’Exécutif dans les régimes parlementaires – ou apparentés.
Cette recherche ne saurait cependant s’inscrire que dans le long terme, et il ne s’agit donc ici que d’en poser la première pierre. Quoi de plus naturel, dès lors, que de partir des États-Unis, première d’entre les républiques modernes ? D’autant plus que dès 1787, a été institué de l’autre côté de l’Atlantique un organe exécutif que l’on dirait aujourd’hui « moniste » : un Président dépourvu de ministère. Il faut rappeler qu’une telle solution (qui paraît si étrange, encore aujourd’hui, à nos yeux d’Européens) constituait pareillement à l’époque une innovation spectaculaire, si bien que des voix s’étaient élevées, assez vigoureusement, au sein de la Convention de Philadelphie, pour en contester la pertinence. Ainsi, pour George Mason, l’un des plus farouches opposants de ce système, le fait de priver le Président d’un Conseil exécutif était « chose inédite dans un régime stable et régulier ». L’appréciation n’était sans doute pas dénuée de fondement : dans tous les systèmes (certes peu nombreux) susceptibles de servir de modèle à la jeune république américaine, il existait un tel conseil, composé de ministres et associé à l’exécution des lois.
Comment dès lors expliquer un tel choix ? La tâche n’est pas aisée : identifier les causes d’une décision politique ne l’est jamais, mais cela est sans doute particulièrement le cas de celle-ci – pour plusieurs raisons. Elle est d’abord une décision collective, ce qui signifie qu’une pluralité d’acteurs, avec des motivations et des intérêts divers, y a pris part : il est donc vain de prétendre identifier, à l’origine de cette décision, « une » volonté uniforme. Il convient, ensuite, de ne pas oublier que l’on est en présence d’une assemblée du XVIIIe siècle, au sein de laquelle la discipline partisane (qui permettrait de réduire schématiquement la pluralité des volontés individuelles à quelques-unes) ne joue que très peu, voire pas du tout. Il s’agit enfin d’une décision constituante, c’est-à -dire juridiquement aussi libre que possible, si bien que les contraintes institutionnelles, pour ne pas parler des obligations juridiques (qui parfois tiennent lieu d’explications), sont également de peu de poids. Il faut surtout souligner que la procédure de vote très « confédérale » à la Convention (chaque État représenté disposant d’une voix, dont le contenu était déterminé par délibération au sein de « son » groupe de députés) rend encore plus complexe l’identification des motivations des uns et des autres.
Quel type d’explications peut-on alors fournir de ce « choix de Philadelphie » ? Il est sans doute possible de distinguer deux façons d’aborder le problème. La première est traditionnelle et repose sur l’identification du contexte de la décision. C’est ainsi que l’on s’efforce en général d’expliquer les choix opérés par les constituants : on entend ainsi montrer que tel ou tel mécanisme, ou telle ou telle institution, peut se comprendre comme une réaction à des mécanismes ou institutions passés, que les auteurs de la constitution ont voulu rejeter. Il convient cependant de garder à l’esprit qu’une telle explication ne saurait être que partielle. Il n’est certes jamais difficile de montrer que les constituants ont pris, sur tel ou tel point l’exact contre-pied de ce qui existait sous le régime précédent – puisque chaque constitution nouvelle se positionne par hypothèse contre l’ancienne. En revanche, il est beaucoup plus délicat d’expliquer pourquoi, sur d’autres points, les constituants ont malgré tout conservé d’importants aspects du régime précédent. Cette explication par le contexte, quoique partielle, n’en demeure pas moins nécessaire : elle permet de mettre en évidence le panel des options disponibles pour les constituants au moment où ils élaborent le texte constitutionnel. Il n’est donc pas inutile de présenter les divers « précédents constitutionnels » par rapport auxquels la décision de ne pas adjoindre de Conseil exécutif au Président des États-Unis en 1787 peut être comprise (1).
C’est seulement une fois cette « toile de fond » dépeinte, que l’on pourra envisager le second type d’explications précédemment évoqué. Plus original, il consiste à montrer en quoi les solutions adoptées par les constituants sont contraintes par les choix qu’ils ont eux-mêmes opérés auparavant. Écrire une constitution ne consiste en effet jamais à mettre en œuvre des théories politiques ou constitutionnelles « prêtes-à -l’emploi » : les décisions prises le sont toujours les unes après les autres, et les premières déterminent la façon dont les questions suivantes sont abordées. En d’autres termes, la contrainte de cohérence qui pèse sur les constituants fait surgir des problèmes constitutionnels qu’ils s’efforcent de résoudre au fur et à mesure de l’écriture de la constitution. Nous ferons ici l’hypothèse que le choix d’un Président sans « conseil exécutif » constitue précisément la réponse que les députés de Philadelphie ont apporté à l’un de ces « problèmes constitutionnels » (2).
1. L'Exécutif « unitaire » : une réaction à des précédents constitutionnels ?
Une brève lecture des débats (qu’il s’agisse de ceux survenus à la Convention de Philadelphie elle-même ou de ceux qui ont suivi l’adoption du texte de la Constitution, notamment lors de la ratification), suffit pour mesurer combien les institutions passées étaient présentes à l’esprit des protagonistes de l’époque. La question du pouvoir exécutif et de son organisation n’a évidemment pas échappé à la règle. Il est donc utile de présenter brièvement les quelques « modèles » (ils étaient à l’époque peu nombreux) que les députés de Philadelphie pouvaient avoir en tête lorsqu’ils ont tenté d’organiser l’Exécutif de la jeune République fédérale. Cet examen doit cependant être mis en regard de la mission que les députés de Philadelphie s’étaient donnée – celle d’établir une Union plus ferme entre les différents États. En effet, cette volonté allait de pair, pour la plupart des Pères fondateurs, avec celle (constamment affichée) de renforcer l’organe exécutif de l’Union.
1.1. Les « modèles » disponibles : un Exécutif à repenser.
Au premier rang de ces modèles, il faut évidemment placer l’Angleterre : même si cette dernière a pu, à certains égards, constituer un contre-modèle – en tant qu’ex-figure tutélaire (monarchique qui plus est) – les institutions britanniques sont demeurées une référence incontournable pour les constituants de Philadelphie. Or, précisément, le Roi bénéficiait en Angleterre de l’aide d’un Ministère désigné (et révocable) par lui : n’y insistons pas, la chose est connue. Malgré les apparences, l’expérience britannique a néanmoins constitué quant au choix d’un Exécutif « unitaire » une source d’inspiration réelle, quoique plus indirecte : en l’occurrence, à travers les institutions des colonies britanniques d’avant l’Indépendance qui ont certainement joué le rôle d’intermédiaire à cet égard. Ces dernières, que les constituants de Philadelphie avaient eu l’occasion d’expérimenter de près, avaient en effet ceci de remarquable qu’elles étaient pour la plupart calquées assez grossièrement sur la Constitution anglaise : en lieu et place du roi, un gouverneur (en général d’ailleurs choisi par le roi), et deux chambres, chargées de voter des lois – auxquelles le gouverneur pouvait s’opposer, grâce à son droit de veto absolu. Ce système très classique de balance des pouvoirs (voire de gouvernement mixte) présentait toutefois quelques spécificités par rapport aux institutions métropolitaines, dont l’une touche précisément à la question de la structure de l’Exécutif. Le gouverneur était en effet, comme le roi, assisté d’un Council, chargé de le conseiller, et formé de personnalités nommées par lui ; mais il se trouve que ce conseil faisait également office de seconde chambre. Il apparaît ainsi que l’organisation des colonies d’Amérique du Nord a gardé très tard les traces de l’ancien système britannique : on sait en effet que le Parlement anglais, composé de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords est en réalité le descendant de l’ancien Grand Conseil du roi (constitué de ses vassaux), qui s’est peu à peu autonomisé – le roi gardant cependant auprès de lui, pour l’assister, un Privy Council, dont une partie (l’Inner Circle) deviendra plus tard son Cabinet.
Le Council du Gouverneur colonial était donc resté un Conseil de l’Exécutif tout en jouant le rôle de seconde Chambre – avec du reste de grandes similitudes avec la Chambre des Lords, puisque ce Council (dont les membres étaient nommés par le gouverneur, comme les Lords l’étaient par le roi) jouait, comme elle, le rôle de cour de justice de dernier ressort. Ce Council du gouverneur colonial était donc doté d’attributions à la fois législatives (en tant que seconde chambre), exécutives (en tant que conseil auprès du gouverneur), et judiciaires (en tant que cour suprême de justice).
Ce cumul de fonctions au sein d’un même organe fera l’objet de vives critiques au moment de la Révolution, au nom de la séparation des pouvoirs. Après l’Indépendance, les constitutions des divers États (qui succèdent aux colonies) vont donc s’efforcer d’y mettre définitivement fin.
Elles le font cependant d’une façon assez originale. Si l’on envisage les différents systèmes mis en place dans les tout nouveaux États sous le strict point de vue de la structure institutionnelle, cette dernière semble demeurer très proche de ce qui existait auparavant : sont établies deux chambres, chargées de la législation (sauf en Pennsylvanie, en Géorgie et dans le New Hampshire où l’on opte pour le monocamérisme), et un gouverneur, chargé de l’exécution des lois. Toutefois, un examen plus attentif de ces constitutions étatiques révèle, de façon prévisible, que la rupture avec les systèmes coloniaux a été très marquée. Les différences sont en effet nombreuses et conséquentes, notamment quant à la participation des citoyens au gouvernement, mais aussi et (pour ce qui nous concerne) surtout, quant à l’organisation de l’Exécutif.
Ce dernier fait dans ces constitutions l’objet d’une attention toute particulière, notamment en ce qu’il est accusé d’avoir cumulé les fonctions : si l’on conserve un gouverneur, il est le plus souvent privé du droit de veto (sauf dans les États de New York et du Massachusetts). Ce gouverneur, qui est soit élu par les citoyens, soit (c’est le cas le plus fréquent) désigné par les Chambres, est donc généralement cantonné à la sphère exécutive. Mais surtout, on distingue soigneusement la seconde chambre législative de ce qu’on appellera (en général) l’Executive Council, placé auprès du gouverneur.
Cependant, si les secondes chambres remplissent des fonctions législatives relativement ordinaires, les divers Executive Councils semblent avoir été pensés pour jouer un rôle original, assez différent de celui d’un Cabinet ministériel classique. En effet, les membres de ces Councils étaient toujours désignés par les Chambres elles-mêmes – certes selon des modalités différentes (du point de vue de leur mandat, de leur nombre, etc.), mais jamais par le Gouverneur. Dès lors, ils n’apparaissaient guère comme des organes susceptibles de conseiller ce dernier, ou de l’assister dans ses fonctions, mais bien davantage comme des comités composés de législateurs, chargés de surveiller l’action du Gouverneur. Si l’on doit établir un parallèle, ils doivent donc plutôt être rapprochés des « comités législatifs » de la Révolution française, par lesquels les assemblées délibérantes ont étroitement « surveillé » (parfois à l’excès, a-t-on dit) la manière dont les organes exécutifs successifs exerçaient leurs missions.
Ils doivent néanmoins en être distingués, en raison de plusieurs traits importants, qui les rendent tout à fait singuliers. En effet, contrairement au cas français, les constitutions des États américains se sont en général efforcées de rendre ces Councils relativement indépendants des députés : le plus souvent, d’une part, leurs membres perdaient, une fois nommés à ce poste, leur siège à la Chambre et d’autre part, ils étaient désignés pour un mandat fixe, qui ne pouvait pas être interrompu au gré de la volonté des chambres.
En dépit de cette nuance d’importance, il est possible de maintenir que leur tâche était bien de surveiller le gouverneur plutôt que de l’assister. Institutionnellement, cela se manifestait par la consécration d’une règle que l’on voit reproduite dans presque toutes les constitutions étatiques (à l’exception des Charter States) : la tenue de records (procès-verbaux des délibérations du Council), sur lesquels les opinions dissidentes étaient inscrites de droit, et qui pouvaient être régulièrement consultées par les chambres. Il s’agissait donc bien de s’assurer que l’Exécutif exécutât droitement les lois. Ce souci – encore une fois consubstantiel à l’idée même de séparation des pouvoirs – se trouvait renforcé dans l’Amérique de l’époque, par le fait que l’on se situait très clairement dans une phase de réaction contre l’organe exécutif (comme on a pu le dire pour la période de la Révolution, en France) : il est alors cantonné à la sphère exécutive, et l’on exerce sur lui, en raison de la méfiance qu’il inspire, une étroite surveillance.
Les choses, cependant, auront bien changé au moment de la rédaction de la Constitution fédérale, en 1787.
1.2. « A more perfect Union » : un Exécutif plus fort.
Les processus révolutionnaires se déroulent souvent selon le schéma « deux pas en avant, un pas en arrière » : une radicalisation d’abord (sans doute en raison de l’énergie que suppose le renversement de l’ordre établi), puis un recul partiel (c’est-à -dire qui ne s’effectue pas jusqu’à la situation ex ante). Or, si l’on s’en tient à ce modèle, la Révolution américaine a plutôt accompli son « pas en arrière » en 1787 – les « pas en avant » se situant clairement au moment de l’Indépendance. Les premières constitutions étatiques, fondées sur une certaine méfiance envers l’organe exécutif, ont fonctionné, et fourni aux constituants de Philadelphie une expérience institutionnelle – dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne les a pas entièrement convaincus. Les témoignages sont nombreux qui attestent que la plupart des premières constitutions est sévèrement jugée, après quelques années de pratique : de nombreux dysfonctionnements sont alors relevés dans ces systèmes que l’on estime trop déséquilibrés en faveur de la législature. Du reste, la Constitution de l’État du Massachusetts notamment, plus tardive que les autres (elle date de 1780), constitue une première manifestation de ce retour de balancier, avec un gouverneur considérablement renforcé par rapport à ses homologues voisins.
L’une des thématiques les plus présentes à Philadelphie sera donc la demande d’un « exécutif fort ». Beaucoup de délégués s’inquiètent d’ailleurs de la faiblesse « naturelle » de l’organe exécutif en République. Selon eux, en effet, autant un roi est porté à identifier l’intérêt de l’État avec le sien propre précisément en raison de sa « nature » royale (c’est-à -dire, pour être tout à fait précis, en raison de l’hérédité du pouvoir), autant le président d’une république, dans la mesure où il n’occupe cette charge que temporairement, n’a rien à gagner, à titre personnel, dans la sauvegarde de l’État. Les constituants de Philadelphie craignent donc qu’il soit moins scrupuleux que ne pouvait l’être le roi d’Angleterre quant à la défense de ses propres prérogatives. C’est pourquoi ils veulent considérablement renforcer à la fois son statut et ses moyens de résistance aux volontés du Congrès.
Dans cette perspective, l’institution d’un Executive Council auprès du Président, sur le modèle de ceux qui accompagnaient les gouverneurs, est sans doute apparue au mieux comme un rouage superflu, au pis comme un frein à son pouvoir. On peut néanmoins retrouver dans la Constitution fédérale les traces qu’a laissées cette institution typique des constitutions étatiques originelles. En effet, au sein de ces dernières, la plupart des pouvoirs du gouverneur s’exerçaient « with the advice », voire « with the advice and consent of the Council ». Or, les constituants de Philadelphie reprendront, on le sait, mot pour mot cette dernière expression pour qualifier la faculté accordée au Sénat de s’opposer, selon des conditions procédurales différentes, soit aux nominations effectuées par le Président, soit aux traités qu’il négocie avec les puissances étrangères. Il n’est guère étonnant, dès lors, que nombre de contemporains aient compris (de manière surprenante pour nous) le Sénat fédéral comme une sorte de Privy Council – un « grand conseil exécutif de la nation » dira plus tard Tocqueville.
Tout se passe donc comme si les délégués de Philadelphie avaient voulu supprimer ce « conseil exécutif » pour renforcer l’autonomie du Président sur l’essentiel des affaires de l’administration, tout en conservant à l’une des chambres dans son ensemble (plutôt qu’à un petit groupe de députés comme c’était le cas sous la plupart des constitutions étatiques) le pouvoir de s’opposer à des décisions jugées les plus importantes, ou du moins les plus dangereuses, du Président : les nominations, parce que l’une des grandes craintes des Pères fondateurs, était que s’installe une corruption par la distribution de postes ; les traités, parce qu’il s’agit d’une compétence qui se rapproche beaucoup de la loi elle-même. Bref, à Philadelphie, on a donc tout simplement transféré les prérogatives les plus sensibles des Executive councils vers le Sénat – mais pour le reste, et notamment pour ce qui est de leur activité de surveillance de l’Exécutif, ils ont été purement et simplement supprimés.
Les deux décisions (attribution de ces prérogatives au Sénat et suppression des Executive Councils) sont donc intimement liées – ainsi que le montrent les commentaires, pour le moins critiques, de George Mason : « De ce défaut fatal d’un Conseil exécutif est né ce pouvoir impropre du Sénat dans la nomination des Officiers publics, ainsi que la dépendance et les connexions alarmantes existant entre cette branche de la Législature et l’Exécutif suprême ».
Ajoutons que la volonté, largement partagée par les délégués de Philadelphie, de consolider l’organe exécutif, doit être comprise en lien avec la volonté de construire une Union plus étroite entre les différents États. Car il est une autre expérience institutionnelle à partir de laquelle ils ont été naturellement portés à raisonner : il s’agit, bien sûr, de celle de la Confédération. Les Pères fondateurs étaient en effet animés de la ferme volonté de construire une structure supra-étatique consistante – plus consistante, en tout cas, que celle de l’Union imparfaite qui servait de cadre aux actions communes des États. Or, l’une des faiblesses de la Confédération des États-Unis résidait précisément dans son « Exécutif ».
À l’origine, du reste, les institutions confédérales comportaient bien un Congrès, composé de délégués des différents États, et chargé d’établir des règles communes (une sorte d’organe législatif, donc), mais pas d’organe exécutif à proprement parler. Les auteurs des Articles de la Confédération n’avaient pas cru bon d’en instituer un, en raison sans doute de la nature encore très inter-étatique des structures mises en place. La tâche de mise en application des règles confédérales revenait donc aux États et à leur appareil administratif. Néanmoins, la nécessité s’est rapidement fait sentir, du fait de circonstances souvent tumultueuses, de disposer d’organes chargés de prendre des décisions d’exécution rapides, au nom de la Confédération, et de représenter celle-ci auprès d’autres autorités (internes à la Confédération ou étrangères). Outre la mise en place de comités ad hoc chargés de prendre des mesures ponctuelles qui (pour des raisons d’efficacité, semble-t-il, davantage que pour des questions de principe) vont peu à peu s’autonomiser du Congrès continental, et finir par se constituer en véritables « Départements exécutifs », dirigés par des Secrétaires assez stables, le Congrès va très vite attribuer la tâche de représenter la Confédération dans son ensemble (ainsi que de gérer administrativement les institutions) à un « Président ». Celui-ci n’est autre que la personnalité que les délégués au Congrès élisent pour « présider » leurs séances. Sans doute peut-on trouver dans cette institution, bientôt revêtue d’un certain prestige, les origines de la dénomination du chef suprême de l’Exécutif dans la Constitution de 1787…
D’un point de vue purement structurel aussi, on peut apercevoir dans l’Exécutif confédéral la (lointaine) préfiguration de ce que sera le Président des Etats-Unis d’Amérique dans le texte de Philadelphie. Il est ainsi remarquable, pour en revenir à notre question initiale, que le Président confédéral ait été privé (comme le sera son successeur) de « Conseil exécutif » : sans doute le caractère pré-étatique des institutions de l’Union, ainsi que le poids des circonstances ont-ils conduit à cette situation (car il est douteux que cela puisse être considéré comme le résultat d’une véritable décision) ; mais on ne saurait écarter l’hypothèse que ce « monisme » originel ait pu peser sur le choix opéré à Philadelphie.
Toutefois, on aperçoit par là combien ce type d’explications se révèle insuffisant : les modèles institutionnels passés sont nombreux, contradictoires, et constituent tout au plus un « réservoir » d’idées, au sein duquel les constituants piochent. Et si l’on peut imaginer que certaines institutions ou mécanismes passés ont constitué pour eux des sources d’inspirations diverses, on peine à discerner ce qui les a conduit à en privilégier certaines et à en écarter d’autres. Heureusement, on peut espérer compléter cette première approche par une seconde : aussi s’efforcera-t-on de comprendre le choix du monisme de l’Exécutif à Philadelphie comme la réponse à un problème constitutionnel spécifique.
2. Le refus du « conseil exécutif » : une réponse à un problème constitutionnel ?
Le problème constitutionnel dont il sera question ci-après est essentiellement celui de la « droite exécution des lois » – auquel il a déjà été référencé en introduction de cette étude. Trouver un système qui garantisse que l’organe exécutif mettrait en œuvre fidèlement les lois était pour les délégués de Philadelphie à la fois vital (car, encore une fois, le système tout entier reposait sur une telle garantie) et particulièrement difficile. En effet, la solution anglaise, consistant à adjoindre au chef de l’Exécutif un conseil de ministres chargés de contresigner ses actes d’exécution et endossant la responsabilité de ces actes, n’était pas envisageable. Un tel système, aboutissant à un Exécutif dualiste, reposait en effet sur l’irresponsabilité du chef de l’État, un principe inacceptable en régime républicain. Les Pères fondateurs ont donc dû organiser autrement, et non sans difficultés, la responsabilité de l’organe exécutif. Il leur fallait en effet s’assurer que celle-ci ne se transforme pas en dépendance vis-à -vis de l’organe législatif, de sorte que continue d’être respecté le principe (libéral) de séparation des pouvoirs.
2.1. Le refus républicain de l’irresponsabilité.
Priver le futur Président des États-Unis d’un Conseil exécutif était une décision absolument inédite : les constitutions étatiques avaient, on l’a vu, repris sur ce point précis l’organisation « anglaise » de l’Exécutif. Du reste, de nombreuses propositions ont été avancées en ce sens au sein de la Convention de Philadelphie.
Il convient tout d’abord de rappeler, afin de situer le débat dans son contexte, que la Convention de Philadelphie a d’abord décidé d’écarter la solution d’un exécutif collégial, avant de s’intéresser à la question de savoir si un « conseil exécutif » serait ou non adjoint à ce unitary executive. Certains conventionnels s’étaient en effet opposés à cette dernière solution : Edmund Randolph, par exemple, estimait que l’on cherchait ainsi à « singer le Roi d’Angleterre », et qu’une telle organisation était le « fœtus de la monarchie » ; aussi proposait-il de constituer un organe exécutif composé de trois membres. Au cours de ce débat, très significativement, quelques délégués (dont James Madison lui-même) avaient indiqué que leur préférence allait à un exécutif confié à un titulaire unique, à la condition toutefois que celui-ci soit associé à un conseil exécutif – une solution assez « classique » donc, eu égard aux pratiques antérieures. Finalement, suite notamment aux interventions de James Wilson, la Convention rejeta la collégialité en tant que telle à une majorité de sept contre trois. Notons que l’un des arguments les plus systématiquement avancés au cours de ce débat fut la question de la responsabilité : un homme, avait par exemple indiqué Wilson, sera toujours plus « responsable » que trois…
Des discussions similaires vont ressurgir plus tard, en particulier au moment où l’on examine l’opportunité de créer un conseil exécutif à côté de cet organe exécutif. Les propositions en ce sens ont été multiples : Oliver Ellsworth propose le 18 août 1787 un Conseil aux compétences consultatives, formé des chefs des différents départements de l’administration, du Président du Sénat et du Président de la Cour suprême ; Gouverneur Morris affirme le 20 août préférer un Council of State qui « (assiste) le Président dans la conduite des affaires publiques » ; et George Mason, appuyé par Benjamin Franklin, demande de nouveau le 7 septembre à ce que l’on considère la possibilité de créer un Privy Council composé de six membres, nommés par le Sénat, pour assister le Président. Wilson lui-même, si attaché à l’unité de l’exécutif, ne s’oppose pas à la création d’un Conseil exécutif auprès du Président – pourvu, disait-il, que ce dernier ne soit pas contraint de suivre les avis de celui-ci. Cette position est également celle de Dickinson ou de Madison.
Comment expliquer, dès lors, le rejet relativement net de ces propositions par la Convention (à une majorité de 8 États contre 3) ? Il convient sans doute, pour le comprendre, de partir de ce qu’en dit Hamilton dans le Fédéraliste, n°70 – même s’il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’une justification ex post.
« En Angleterre, explique-t-il, le roi est magistrat perpétuel, et c’est une maxime admise pour les besoins de la paix publique qu’il est irresponsable de son administration et que sa personne est sacrée. Rien ne paraît donc plus sage dans ce royaume que de donner au roi un Conseil constitutionnel qui sera responsable envers la Nation pour les avis qu’il donne. Sans cela, nulle responsabilité n’existerait dans le département exécutif – principe inadmissible dans un gouvernement libre ».
Hamilton développe donc l’idée, vraisemblablement partagée par tous, selon laquelle toute constitution libre doit organiser la responsabilité de l’Exécutif : en effet, si celle-ci n’existait pas, on ne pourrait avoir aucune garantie que les lois seraient exécutées droitement. La référence à l’exemple britannique lui permet de suggérer que l’existence d’un conseil exécutif est liée au caractère monarchique de cette Constitution : c’est l’inviolabilité royale qui conduit à reporter la responsabilité du roi sur ses ministres. Hamilton se montre en effet tout à fait explicite sur ce point : « Dans la monarchie anglaise, écrit-il, le Conseil (exécutif) est substitué à la responsabilité que l’on écarte lorsqu’il s’agit du magistrat suprême ; il est, pour ainsi dire, l’otage donné à la justice nationale en garantie de sa bonne conduite ».
Or, indique-t-il, c’est précisément cette inviolabilité royale qui ne saurait avoir cours en République. Dans un tel régime, en effet, « chaque magistrat doit être personnellement responsable de l’exercice de ses fonctions ». Aux États-Unis, cette thématique de la responsabilité des titulaires des offices publics était omniprésente au moment de la Révolution : personne n’est « propriétaire » de ses fonctions, et chacun est donc susceptible de rendre des comptes. Dès lors, ajoute-t-il, « les raisons qui justifient dans la Constitution britannique l’existence d’un Conseil non seulement cessent de s’appliquer, mais encore tournent contre l’institution » : en effet, dans « la République américaine, un Conseil ne ferait que détruire ou qu’affaiblir considérablement la responsabilité voulue et nécessaire du premier magistrat lui-même ».
Le raisonnement est limpide : l’existence d’un conseil exécutif ne se justifie que pour lui faire endosser la responsabilité d’un organe que l’on veut précisément protéger – le roi, que l’on a rendu inviolable ; mais si l’on a un Président républicain et non et roi, non seulement un tel conseil est inutile, mais il est même dangereux, car il « détruit » ou « affaiblit » sa responsabilité. En effet, un « Conseil donné à un magistrat responsable lui-même de ses actes n’est, d’ordinaire, qu’un obstacle à ses bonnes intentions, est souvent l’instrument et le complice de ses fautes, il est enfin presque toujours un manteau pour ses erreurs ».
Ce dernier passage mérite que l’on s’y arrête, car il exprime, à quelques nuances près sans doute, la position majoritaire des délégués qui se sont opposés à la création d’un « conseil exécutif ». Ce que ceux-ci ont voulu éviter, semble-t-il, ce n’est pas tant que le Président « prenne conseil » auprès des chefs des différents départements exécutifs (et d’ailleurs la Constitution de 1787 l’autorisera expressément), mais que ceux-ci forment un Conseil, c’est-à -dire une autorité collégiale, dans laquelle et par laquelle la responsabilité de l’Exécutif se diluerait forcément. La démonstration d’Hamilton est à cet égard significative : il entend montrer qu’un tel « Conseil » est nécessairement mauvais, quelle que soit l’autorité dont il est revêtu : s’il est influent, il empêchera le Président d’agir comme il l’entend ; s’il ne l’est pas, il collaborera à ses fautes ; et dans l’un et l’autre cas, il lui servira d’excuse…
À vrai dire, seule la dernière proposition d’Hamilton paraît pertinente, car ses deux premières affirmations auraient parfaitement pu être renversées : quant à la première (il serait un « obstacle aux bonnes intentions »), on peut sans doute soutenir qu’un Conseil est au contraire susceptible de constituer un obstacle salutaire aux mauvaises intentions du Président ; et en ce qui concerne la seconde (il serait « l’instrument et le complice de ses fautes »), rien ne permet d’affirmer que l’inverse ne soit pas tout aussi vrai, le « conseil exécutif » permettant alors au Président de trouver un soutien et des conseils pour prendre de bonnes décisions. C’est bien du reste la position qu’a défendue Benjamin Franklin à la Convention fédérale, le 7 septembre 1787, prenant le contre-pied exact des positions de Hamilton : « un Conseil ne serait pas seulement un frein à un mauvais Président, il constituerait aussi un appui pour un bon Président ».
L’essentiel de l’argument est donc dans la dernière proposition : il serait « toujours un manteau pour ses erreurs ». Ce qu’ont surtout redouté les délégués de Philadelphie, c’est qu’un Conseil exécutif permette au Président d’échapper à sa responsabilité : celle-ci, selon eux, se trouverait nécessairement diluée du simple fait de son existence. Cette idée a été avancée à plusieurs reprises à la Convention : ainsi le 4 juin 1787, à Williamson qui lui demande s’il compte adjoindre un conseil au Président qu’il appelle de ses vœux, Wilson répond qu’il n’en veut pas, parce qu’un Conseil « sert plus souvent à couvrir qu’à empêcher les fautes ».
Hamilton dans son texte du Fédéraliste, démonte soigneusement les mécanismes de cette dilution, et les formes qu’elle est susceptible de prendre : le Président et le Conseil peuvent d’abord se renvoyer l’un l’autre la responsabilité des fautes commises ; ils peuvent ensuite se mettre d’accord pour enfouir la vérité ; le Président, enfin, peut prétexter des divisions existant entre les membres du Conseil pour justifier des demi-mesures. Il s’en remet ainsi à la sentence de De Lolme selon qui « le pouvoir peut-être bien plus aisément réprimé quand il est un » (ce qui lui permet tout à la fois de réfuter l’exécutif collégial et l’adjonction d’un « conseil » à un exécutif simple).
Le rejet de la solution « dualiste » anglaise a donc résulté, indirectement, de la nature républicaine du régime que les délégués mettaient en place. Comme il n’était pas envisageable de rendre le Président inviolable (comme le Roi d’Angleterre), lui adjoindre un conseil exécutif apparaissait à la fois superflu et risqué : superflu, parce que le président pouvait assumer ses propres actes (puisqu’il n’était pas un monarque) ; risqué, puisqu’il le devait (afin que le système fonctionne correctement), et que le conseil était susceptible de l’en empêcher. James Wilson avait du reste donné à la solution adoptée à Philadelphie son fondement théorique, à travers une formule saisissante : « pour maîtriser l’organe législatif, il faut le diviser ; pour maîtriser l’organe exécutif, il faut l’unifier ».
La « responsabilité » du Président a donc été au cœur du système élaboré à Philadelphie. Le terme est toutefois suffisamment équivoque pour que l’on prenne soin d’en préciser le sens. Il n’est alors pas question, bien sûr, d’une quelconque responsabilité politique : celle-ci n’en est qu’à ses balbutiements en Angleterre, et l’idée n’est pas même concevable pour les constituants américains. Il s’agit donc plutôt d’une responsabilité au sens d’accountability : les titulaires de fonctions publiques, en général, doivent être rendus « responsables » des actes qu’ils accomplissent en tant que tels. Cette idée répond tout simplement à la crainte, très répandue dans la pensée du XVIIIe siècle, de voir les hommes abuser du pouvoir qui leur a été confié. En d’autres termes, il est tout simplement question de s’assurer que le titulaire de la fonction présidentielle ne puisse pas outrepasser ses compétences : il s’agit, ni plus ni moins, que de préserver la séparation des pouvoirs – préoccupation libérale par excellence.
2.2. L’organisation libérale de la responsabilité.
Empêcher les titulaires de l’office présidentiel de trahir leur mandat constituait pour la Convention de Philadelphie une tâche à la fois essentielle et difficile. Essentielle parce que le Président, placé seul à la tête de l’Exécutif, disposerait de moyens considérables pour « commettre les plus grandes injustices » – s’il s’aventurait à abuser de ses pouvoirs. Difficile cependant, parce que cette exigence de responsabilité devait être conciliée avec une autre, très importante aux yeux des délégués de Philadelphie – celle de la force et de l’indépendance du Président. Institutionnellement, la responsabilité du Président a donc été consacrée à travers deux mécanismes distincts, mais qui ont été connectés au cours des débats constituants.
Le premier consiste dans la possibilité ouverte à ses électeurs de renouveler (ou pas) le mandat du Président. Il est en effet frappant de constater que les arguments échangés sur cette question ont été systématiquement liés à la nécessité de contraindre le Président à « bien agir ». Il convient à cet égard de rappeler que le débat a tourné autour de trois questions tout à fait intriquées : celle du collège électoral le plus approprié pour la désignation du Président ; celle de la durée de son mandat ; celle, enfin, de l’interdiction (ou non) du renouvellement de ce dernier. Dès lors que son élection était confiée au Congrès (comme cela a été durablement et sérieusement envisagé), il apparaissait, aux yeux de beaucoup de délégués, très important de garantir l’indépendance du Président vis-à -vis de ce dernier, d’une part en prévoyant un mandat relativement long, et d’autre part, en ne permettant pas son renouvellement – afin d’éviter que le Président ne soit tenté de complaire aux parlementaires pour l’obtenir. Toutefois, les objections contre cette solution étaient nombreuses : d’un côté, parce que les mandats longs paraissaient tout à fait contraire à l’esprit républicain et de l’autre, parce qu’interdire la réélection d’un Président présentait de graves inconvénients. Quelques délégués firent ainsi remarquer qu’une telle solution conduisait à se priver des services de personnalités qui auraient précisément fait la démonstration de leurs capacités à exercer cette difficile fonction. Un autre argument, plus original, a également été avancé en faveur de la permission de renouveler le mandat présidentiel : à défaut de cette possibilité, déclara ainsi Gouverneur Morris, on « anéantit l’incitation principale au bon comportement » du titulaire de la fonction, et l’on pourrait même conduire ce dernier à privilégier son propre intérêt, tant qu’il en a l’occasion – au lieu de veiller aux intérêts du pays. Au contraire, en le rendant rééligible, on crée pour le Président une incitation à agir de manière à pouvoir prétendre être réélu. Sherman, par exemple, voyait dans le système du mandat renouvelable les mêmes vertus, relativement au comportement du titulaire de l’office présidentiel : « S’il se comporte bien, il sera prolongé ; sinon, il sera remplacé lors de l’élection suivante ». Ces considérations ont très probablement contribué à ce que la Convention de Philadelphie opte finalement pour un mandat renouvelable indéfiniment, sans restriction d’aucune sorte – d’autant plus facilement que le compromis relatif au mode de désignation du Président (avec le système des grands électeurs) avait conduit à écarter le danger d’une dépendance trop grande vis-à -vis des chambres.
Le second mécanisme destiné à maintenir le Président dans le périmètre de ses fonctions a bien entendu été l’impeachment. Cette procédure (très répandue dans les constitutions des États, qui avaient sur ce point repris la tradition anglaise) complétait en effet avantageusement la première, puisqu’elle permettait de congédier un président peu scrupuleux avant qu’il ne remette son mandat en jeu. Madison avait par exemple insisté sur la nécessité de protéger la nation contre « l’incapacité, la négligence ou la perfidie » de l’Exécutif, ajoutant qu’attendre la fin de son mandat ne lui semblait pas une garantie suffisante. Comme le montre son énumération des dangers que pouvait faire encourir l’Exécutif à la nation, il s’agissait certes de créer à travers l’impeachment un moyen constitutionnel de se débarrasser de personnes ayant commis des actes gravement répréhensibles, telles que la trahison ou la corruption – mais pas seulement : la mention de la « négligence » atteste que cette procédure était plus généralement conçue pour maintenir les présidents dans les limites de leurs compétences.
Du reste la liste, finalement retenue par la Section 4 de l’art. II, des motifs susceptibles d’enclencher la procédure, peut être lue au prisme des compétences présidentielles – comme l’énumération des différentes formes que pourraient prendre leur transgression. La « trahison », relève ainsi plutôt des prérogatives militaires et diplomatiques, la « corruption » correspond davantage au pouvoir de nomination du Président ; et l’on peut estimer que l’expression « autres hauts crimes et délits » renvoie de manière indifférenciée aux autres compétences présidentielles – au premier rang desquelles on doit placer la fonction d’exécution des lois.
Pour autant, il faut reconnaître que rien n’est indiqué, de façon précise, sur le danger de voir un Président ne pas les exécuter « avec rectitude ». Cependant, la lecture des débats montre qu’il s’agissait de l’une des préoccupations fondamentales des délégués de Philadelphie lorsqu’ils ont discuté des clauses d’impeachment. Si cette dernière ne s’est pas traduite dans le texte final de la Constitution, c’est parce qu’elle a été fortement contrebalancée par une autre exigence tout aussi essentielle aux yeux de la majorité de la Convention : celle de conserver une certaine indépendance à l’Exécutif.
Ainsi, lors des premiers débats, certains conventionnels ont été jusqu’à proposer que le Congrès puisse renvoyer le Président « à volonté » (at pleasure). Et il leur avait évidemment été opposé qu’une telle possibilité ferait du Président la « créature » des chambres, ce qui l’empêcherait d’exercer ses compétences avec l’indépendance requise. Aussi lorsque George Mason, soutenu par Elbridge Gerry, propose le 8 septembre d’inscrire parmi les motifs susceptibles de déclencher la procédure d’impeachment la « mauvaise administration » (maladministration), c’est-à -dire, précisément, l’exécution non conforme des lois, c’est le même argument qui est invoqué : Madison lui répond qu’introduire une telle qualification équivaudrait à mettre le mandat du Président dans les mains du Sénat (« equivalent to a tenure during pleasure of the Senate ») – objection qui emporte la conviction de la majorité de la Convention. En d’autres termes, si les délégués ont refusé d’ajouter la « mauvaise administration » comme motif de destitution du Président, ce n’est en aucun cas parce qu’ils ont estimé qu’il s’agissait là d’une raison insuffisante, mais seulement parce qu’ils supposaient qu’une telle qualification pouvait donner lieu à des interprétations trop extensives, qui auraient mis l’indépendance du Président en danger.
Deux éléments permettent d’étayer cette thèse. D’une part, la notion même de maladministration avait d’abord été proposée par Madison – celui-là même qui s’y opposera le 8 septembre : preuve que ce n’était pas la chose, mais le (caractère vague du) mot, qui faisait difficulté. D’autre part, l’argument de Madison convainc immédiatement non seulement la majorité des délégués, mais Mason lui-même, qui propose de substituer à ce terme la fameuse formule « other high crimes and misdemeanors », qui sera finalement retenue dans le texte de la Constitution. Celle-ci apparaît donc comme un substitut à la maladministration, et renvoie explicitement à la tradition anglaise, de façon à signifier le rejet d’une destitution discrétionnaire du Président par le Sénat. Il est évident toutefois que, dans l’esprit de Mason, cette expression englobe la « mauvaise administration ».
Évidemment le souci de maintenir un équilibre entre la nécessaire indépendance de l’organe exécutif et l’indispensable soumission des actes d’exécution aux lois n’a pas produit d’effets que sur l’élaboration de la liste des motifs de l’impeachment : il a également affecté la définition des règles procédurales de ce mécanisme. À l’évidence, une destitution à la majorité simple des membres du Sénat aurait conduit à mettre le Président à la merci de ce dernier, tandis qu’une majorité trop difficile à atteindre (dans l’une et l’autre chambre) aurait au contraire laissé au Président une trop grande liberté dans l’usage de ses pouvoirs. La solution finalement consacrée dans le texte de la Constitution (accusation à la majorité simple par la Chambre des représentants, et jugement à la majorité des deux-tiers par le Sénat) se présente donc – même si ses « raisons » demeurent assez mystérieuses puisqu’elle fut adoptée sans débat – comme un compromis entre ces deux exigences. Il est toutefois difficile de considérer que celui-ci est tout à fait satisfaisant, pour au moins deux raisons.
En premier lieu, il s’articule assez mal avec la procédure permettant au Congrès de surmonter le veto présidentiel à la majorité des deux-tiers dans chacune des chambres. La raison pour laquelle les constituants ont rendu plus difficile pour le Congrès de surmonter un veto présidentiel (majorité des deux-tiers dans les deux chambres) que de destituer le Président reste assez opaque – notamment parce que la menace d’une destitution aurait pu suffire à l’empêcher d’exercer son veto. Il est probable que les délégués de Philadelphie n’ont pas même envisagé cette hypothèse, persuadés que la définition strictement pénale des motifs de déclenchement de l’impeachment constituait une limite en soi.
En second lieu, ce compromis consiste en fait en une (vaine) tentative de concilier des exigences… inconciliables : on ne peut en effet s’assurer à la fois (car c’est bien de cela qu’il s’agit) de l’indépendance et de la soumission du même organe. Le génie propre, si l’on peut dire, de la solution anglaise consistait précisément à distinguer deux organes, ce qui autorisait du coup à rendre le roi indépendant dans l’exercice de son droit de veto et les ministres dépendants dans l’exécution des lois. Mais pour séduisante qu’elle soit en théorie, une telle solution n’a pas résisté à la pratique, car la dépendance des ministres a fini par avoir raison de l’indépendance du roi – qui s’est vu progressivement dépouillé de toutes ses compétences.
Le caractère inextricable de la difficulté trouve en réalité son origine dans le principe de la séparation des pouvoirs lui-même, en l’occurrence dans l’idée que le pouvoir d’exécuter les lois devait être confié à un organe différent de celui chargé de les adopter : si cet organe d’exécution est rendu trop dépendant de l’organe législatif, le risque est grand de voir le second s’emparer des prérogatives du premier et cumuler ainsi tous les pouvoirs ; mais si on le rend trop indépendant, le danger tout aussi avéré consiste à voir cet organe exécutif ne pas donner aux lois l’exécution qu’elles méritent – ce qui le conduit tout aussi sûrement au despotisme. Posé en ces termes, le problème est aussi épineux que celui de la quadrature du cercle : les systèmes qui consistent à rendre l’organe exécutif « ni trop indépendant, ni trop dépendant » du législatif, sont des compromis sans doute plus ou moins efficaces d’un point de vue pratique, mais foncièrement insatisfaisants d’un point de vue théorique.
Conclusion
Cette brève enquête sur les raisons qui ont pu conduire à la solution d’un Président sans « conseil exécutif » à Philadelphie permet de comprendre à quel point la question de la structure de l’organe exécutif est, de façon générale, corrélée à celle de la responsabilité.
C’est cette dernière exigence qui a imposé le dualisme dans tous les systèmes de monarchie constitutionnelle, et c’est elle qui a conduit à ce que l’on a appelé le « monisme » aux États-Unis. C’est elle également qui, à l’inverse, a conduit les constituants de l’an I, en France, à rejeter la solution d’un exécutif « moniste » proposé dans le projet girondin – précisément parce qu’il s’agissait d’un exécutif collégial. Saint-Just avait en effet expliqué, dans son discours du 24 avril 1793, que « des ministres qui exécutent les lois ne peuvent point devenir un conseil », puisqu’en ce cas, « les ministres exécutent en particulier ce qu’ils délibèrent en commun, et peuvent transiger sans cesse ». Dès lors, le « conseil rend les ministres inviolables, et les ministres rendent le peuple sans garantie contre le conseil ». Sans doute s’étonnera-t-on de reconnaître dans les propos de Saint-Just une argumentation très proche de celle dont Hamilton avait usé dans le Fédéraliste. Pourtant, cela permet de comprendre que de part et d’autre de l’Atlantique, on a rejeté, pour des raisons très proches, l’idée d’un conseil exécutif qui soit à la fois collégial et composé d’agents d’exécution (c’est-à -dire de « ministres » spécialisés). L’on refuse en effet que ces « ministres », (chacun étant en charge d’un « département exécutif » donné) se réunissent pour délibérer – car c’est dans cette collégialité, estime-t-on, que la responsabilité se dissoudrait inéluctablement. C’est la raison pour laquelle le conseil exécutif « moniste » du projet girondin est rejeté : il faut, au-dessus des ministres, une instance exécutive qui à la fois surveille et imprime de l’unité à leur action, qu’il s’agisse un organe collégial (comme en France, en l’an I) ou d’un Président (comme aux Etats-Unis, en 1787) – car c’est dans cette hiérarchie que pourra naître la véritable responsabilité.
Arnaud Le Pillouer est maître de conférences en droit public à l’Université de Cergy Pontoise. Il est l’auteur notamment de Les pouvoirs non-constituants des assemblées constituantes — Essai sur le pouvoir instituant, Paris, Dalloz, 2005.
Pour citer cet article :
Arnaud Le Pillouer « Un Président sans « conseil exécutif » : le choix de Philadelphie », Jus Politicum, n°10 [https://juspoliticum.com/articles/un-president-sans-conseil-executif-:-le-choix-de-philadelphie-731]