A. Manouguian, La juridictionnalisation du droit constitutionnel français. Étude d’un phénomène doctrinal, Paris, Dalloz, 2022
En 1991, la revue Le Débat publiait un dossier qui fit date, intitulé « Le droit contre la politique ». Le contexte de cette parution interpelle. La désagrégation du bloc soviétique paraissait alors clôturer l’ère de la mobilisation des masses et de l’action collective, ouverte par les révolutions de la fin du xviiie siècle. Bientôt, le succès du référendum sur le traité de Maastricht parachèverait la relégation symbolique de l’État-nation comme cadre de l’action politique au profit d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice » construit par des institutions européennes désincarnées, mal connues des citoyens et destinées à le rester. Cette déconfiture de la politique, au sens de mobilisation civique par le truchement des institutions représentatives, ouvrait comme on sait un espace pour un constitutionnalisme renouvelé, centré sur la figure du juge constitutionnel comme protecteur des droits et libertés. Contributeurs au dossier du Débat, Louis Favoreu et Dominique Rousseau assumaient chacun à sa manière le rôle de célébrant du sacre de la justice constitutionnelle : en 1990, le premier avait publié le numéro inaugural de la Revue française de droit constitutionnel, et le second, la première édition de son Droit du contentieux constitutionnel. Stéphane Rials critiquait à l’inverse le caractère intrinsèquement dogmatique de la parole du juge, interprète du texte constitutionnel et énonciateur de sa vérité : à rebours, selon lui, de la philosophie relativiste qui avait permis l’avènement de la démocratie parlementaire moderne, la jurisprudence du Conseil constitutionnel reconstituerait inévitablement un arrière-monde de principes intangibles, achevant ainsi d’anesthésier l’action politique.
Trente ans après la parution du numéro du Débat, la thèse d’Aïda Manouguian, publiée sous le titre « La juridictionnalisation du droit constitutionnel français. Étude d’un phénomène doctrinal », reprend pour ainsi dire le dossier « Le droit contre la politique ». Elle a même pour projet de le clore, ou tout au moins de contribuer à le clore. Y parvient-elle ? C’est ce qu’il s’agira de voir ; mais il convient d’abord de rendre hommage à cette ambition élevée ainsi qu’à l’ampleur de la recherche. Relevons également le contexte dans lequel paraît l’ouvrage, en contrepoint de celui de 1991. Depuis cette dernière date, en effet, deux générations de juristes ont rompu des lances au sujet de la justice constitutionnelle en France. Le champ de réflexion théorique délimité par le débat de 1991 a été creusé, exploité, labouré en tous sens. Inévitablement, le discours initial de légitimation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel a rencontré des lectures plus sceptiques du côté de la théorie réaliste de l’interprétation ; et l’impérialisme du contentieux constitutionnel au sein de la doctrine a provoqué en retour une réévaluation du « droit politique ». En outre, l’optimisme des commencements s’est dissipé. Le libéralisme politique qui triomphait au début des années 1990 est désormais sur la défensive, et le Conseil constitutionnel, loin de devenir la « véritable » cour constitutionnelle à laquelle rêvaient les partisans de la justice constitutionnelle, est resté pour l’essentiel ce qu’il était, aussi bien dans son fonctionnement que dans le style de ses décisions. Tout semble conspirer à dessoûler les esprits.
Le moment paraissait donc propice à une tentative d’appréhension globale de ce qui s’est passé dans la doctrine constitutionnaliste française. Mme Manouguian propose ainsi d’étudier un « phénomène doctrinal » qu’elle résume d’un mot : « juridictionnalisation ». La chose semble relever de l’évidence si l’on désigne par-là l’orientation contentieuse qu’a imprimée notamment Louis Favoreu à la doctrine française. Mais le propos de Mme Manouguian est autre. Il s’agit pour elle, encore une fois, de reprendre le dossier « le droit contre la politique », et de l’instruire dans le contexte doctrinal français sur la longue durée. Le tournant contentieux (ou « arrêtiste » pour reprendre l’expression d’Alexandre Viala) de la doctrine constitutionnaliste au tournant des années 1990 acquiert alors une autre dimension, celle d’une « incroyable renaissance paradigmatique » (p. 202) qui voit réapparaître au sein de cette même doctrine des discours, des représentations du droit et de sa légitimité, qui évoquent ceux des parlements dans leur lutte contre l’absolutisme au xviiie siècle. C’est, au fond, la légitimité même de la cité moderne, dans sa prétention à se donner à elle-même ses lois en toute liberté, qui est ici en cause : « La juridictionnalisation du droit constitutionnel, dans son principe même, est antimoderne » (p. 3). On serait pourtant bien en peine de trouver une quelconque trace de droit naturel, même sous la forme renouvelée du « néo-constitutionnalisme » (p. 381 et s.), dans le normativisme sourcilleux de Louis Favoreu et de son école ; et la démonstration de Mme Manouguian est, de fait, plus subtile. Le discours qu’elle combat consiste plus précisément à opposer une raison immanente du droit aux forces amorales de la politique, conçue comme le lieu des luttes de pouvoirs et des affrontements idéologiques inexpiables – « le droit contre la politique ». Une conception purement positiviste du droit semble avoir suffi à cette fin dans le contexte de la juridictionnalisation de la doctrine constitutionnaliste française. Mais comment expliquer ce fait ? Comment rendre compte de l’ambition, très caractéristique de l’école de Louis Favoreu, de purger le droit de toute impureté politique tout en s’enfermant dans une épistémologie rigoureusement normativiste ?
Mme Manouguian consacre la première partie de sa thèse à l’élucidation de ce problème. À cette fin, elle met en scène pour le lecteur ce que l’on pourrait appeler les aventures dialectiques de la doctrine constitutionnaliste française, chaque période réagissant à la précédente par une tentative de dépassement de ses contradictions. Au commencement, donc, étaient les parlements d’Ancien régime : comme l’indique le titre du premier chapitre, Mme Manouguian étudie la « généalogie » du phénomène de juridictionnalisation dans le « miroir des prétentions parlementaires de l’ancienne France ». Prolongeant les travaux des historiens du droit qui ont analysé les remontrances des parlements au prisme de la notion moderne de contrôle de constitutionnalité des lois, elle soutient ainsi que « le discours contemporain sur le contrôle juridictionnel des lois ressemble, à s’y méprendre, au discours qui, sous l’ancienne France, portait sur le contrôle par les parlements de la législation royale » (p. 53) ; discours qui se heurtent d’ailleurs l’un et l’autre à une même aporie, celle de l’hétérolimitation juridictionnelle d’un pouvoir souverain. Vient ensuite la Révolution française qui inaugure, selon la formule de Mme Manouguian, une période de « refoulement continu du phénomène » (ch. 2). Sans doute convient-il d’entendre le terme de refoulement en un sens psychanalytique, car la relégation de la figure du juge qui s’y est jouée (« ce pelé, ce galeux d’où vient tout le mal » selon la spirituelle référence de Larnaude) continue de produire des effets dans la culture juridique et politique française à plus de deux siècles de distance. Mme Manouguian insiste à raison sur l’importance décisive qu’a eue, pour l’histoire postérieure de la doctrine, la façon dont les révolutionnaires ont posé le problème : la fonction judiciaire a été pensée dès ce moment comme une branche de la fonction exécutive, et cette conception a été reprise par la majorité de la doctrine par la suite. Cette subordination fonctionnelle ayant apaisé les craintes d’une usurpation par le juge du pouvoir de décision politique, le débat a pu se déporter sur la question de son indépendance organique.
Mme Manouguian voit là la clé de compréhension de certains traits essentiels de la doctrine constitutionnaliste française dans la façon dont celle-ci a traité historiquement la question de la justice constitutionnelle : ainsi de la confiance avec laquelle certains grands maîtres de la doctrine de la iiie République tels que Duguit et Hauriou ont pu défendre le contrôle de constitutionnalité des lois par le juge ordinaire, convaincus qu’ils étaient que le juge français était enfermé dans l’application du droit (fût-il constitutionnel, voire supraconstitutionnel) et ne s’immiscerait pas dans le domaine des choix politiques ; ainsi également de la façon dont la doctrine a régulièrement réduit la question de la dimension politique du contrôle de constitutionnalité des lois à celle de l’indépendance de l’organe, ce qui explique entre autres la défiance initiale des juristes français au modèle de contrôle concentré proposé par Kelsen (p. 131-132). Autant de manifestations du « refoulement » décrit par Mme Manouguian, qui conduit selon elle à un déni tenace, celui du caractère intrinsèquement politique de la fonction de contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois, quel que soit l’organe qui l’exerce (p. 138). La thèse évoque un dernier moment dialectique dans la façon dont le constitutionnalisme régénéré de Louis Favoreu, que Mme Manouguian qualifie de « droit constitutionnel juridictionnalisé », s’est bâti contre le droit constitutionnel des années 1930 à 1970, qu’elle qualifie d’« empirique » ou de « réaliste ». Abandonnant à la fois la prééminence traditionnelle du texte constitutionnel et les constructions imposantes de la théorie de l’État, les Barthélémy, Capitant, Prélot, Burdeau et Duverger avaient focalisé leur attention sur la pratique institutionnelle. Les artisans du « tournant arrêtiste » de la fin du xxe siècle ont eu beau jeu, dès lors, de dénoncer dans ce droit constitutionnel « réaliste » saturé de science politique un non-droit (p. 161). On touche là un grand « présupposé » du phénomène de juridictionnalisation de la doctrine constitutionnaliste française, que Mme Manouguian entend « déconstruire » : l’idée selon laquelle le droit constitutionnel n’est véritablement devenu du droit qu’avec l’avènement de la sanction apportée par le contrôle du Conseil constitutionnel, et que la doctrine constitutionnaliste n’a donc pu devenir une doctrine proprement juridique qu’à cette occasion. Au bout du compte, plusieurs causes se conjuguent pour expliquer la forme particulière qu’a prise en France le « droit constitutionnel juridictionnalisé » qu’évoque Mme Manouguian : à la fois le déni de la dimension intrinsèquement politique du contrôle de constitutionnalité, issu du processus de « refoulement » analysé en première partie, et la réaction plus conjoncturelle au droit constitutionnel « réaliste » des grands prédécesseurs. L’orientation était la même, celle d’une purgation du droit constitutionnel de tout mélange de politique, ce à quoi répondait le normativisme de l’école d’Aix.
La seconde partie de l’ouvrage est intitulée « Les effets du phénomène doctrinal de juridictionnalisation sur les représentations du droit constitutionnel ». Ce titre peu suggestif laisse planer un doute sur l’objet réel de la partie, et l’impression se confirme à la lecture. Il semble en effet que le cœur du propos de Mme Manouguian réside dans le premier titre de la seconde partie : là, se découvre réellement le point d’aboutissement de l’enquête menée en première partie, c’est-à-dire une critique systématique de la prétention du « droit constitutionnel juridictionnalisé » à élaborer, par l’étude de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, une science du droit constitutionnel purifiée de la politique. Le titre suivant consiste essentiellement quant à lui en une synthèse des débats doctrinaux consacrés à la question de la légitimité de la justice constitutionnelle. En dépit de l’énorme travail de recherche qui sous-tend ce titre (comme les précédents), Mme Manouguian ne semble pas être parvenue à tirer de conclusions neuves sur la question, sans doute parce que cela n’est pas possible : on reste à la lecture sur l’impression que l’aporie est décidément aporétique. Revenons par conséquent au titre premier de la seconde partie où se révèle le mieux selon nous le projet de la thèse. Le premier chapitre (« La justice politique comme objet du droit constitutionnel ») entend préciser, dans la continuité de la première partie, en quel sens il est possible de parler de façon non polémique de la justice constitutionnelle comme d’une « justice politique ». Cela suppose d’écarter un certain nombre de significations dépréciatives de cette expression : ainsi de l’idée de justice sous influence politique, ce qui renvoie à la préoccupation rémanente de la doctrine française quant à l’indépendance de l’organe de contrôle ; et de l’idée de justice politisée, cette connotation étant particulièrement présente dans la littérature consacrée à l’histoire de la Cour suprême des États-Unis et au « gouvernement des juges ». Cette clarification conceptuelle fort bien menée permet au bout du compte à Mme Manouguian de proposer sa propre conception de la justice constitutionnelle comme « justice politique » (ch. 2 : « Le droit politique comme approche renouvelée de la justice constitutionnelle »).
À ce stade, cependant, nous avouons ne plus être bien sûrs de comprendre la position défendue par Mme Manouguian. L’objet de la critique ne fait certes pas de doute : il s’agit de la prétention du « droit constitutionnel juridictionnalisé » à exprimer une vérité juridique pure de toute subjectivité, de toute idéologie, de toute influence politique. La distinction entre la doctrine constitutionnaliste et son objet s’estompe d’ailleurs quelque peu à ce stade de la thèse, car la critique vise dans un même mouvement l’une et l’autre – c’est-à-dire, d’une part, le normativisme de l’école d’Aix et, d’autre part, « la manière française de rendre la justice constitutionnelle » pour reprendre l’expression de
Denis Baranger. Mme Manouguian décèle ainsi une forme de convergence entre le style des décisions du Conseil de constitutionnel – l’absence d’opinions séparées, la motivation lacunaire, la déférence à l’égard des « choix de société » opérés par le législateur – et la méthode qui a servi à étudier sa jurisprudence : l’imperatoria brevitas du Conseil constitutionnel et le normativisme doctrinal se donneraient la main pour promouvoir une « Raison juridictionnelle », pour soutenir le « dogme de la vérité constitutionnelle » opposée au relativisme de la décision politique. Mme Manouguian veut abattre ce cloisonnement du droit et de la politique, réconcilier au sein du droit constitutionnel l’étude des institutions et l’étude des décisions du juge constitutionnel grâce à une compréhension élargie du « droit politique ». Elle reconnaît volontiers que cette dernière expression se prête à bien des interprétations, aussi cherche-t-elle à délimiter un concept clair et opératoire. C’est en ce point, encore une fois, qu’il nous devient difficile de la suivre, car à la lecture on se sent quelque peu ballotté entre deux voies possibles.
D’un côté, Mme Manouguian assimile la notion de politique à celle de liberté de choix ou de pouvoir discrétionnaire. Elle fait sienne autrement dit la critique du « dogme de la vérité constitutionnelle » opérée par les tenants de la théorie réaliste de l’interprétation dans le sillage de Michel Troper. Ce serait donc la liberté de l’interprète qui permettrait de qualifier de « politiques » les décisions du juge constitutionnel en un sens non polémique. Cette assimilation de la notion de politique à celle de pouvoir discrétionnaire n’est pas nouvelle :
comme le montre bien Mme Manouguian, elle est consubstantielle à la théorie réaliste de l’interprétation. Il s’agirait ainsi de déchoir le Conseil constitutionnel de sa position d’énonciateur d’une « vérité constitutionnelle » et de le ramener au rang d’un organe « politique » comme un autre, au sens où, derrière la théâtrale mise en scène de cette « vérité », il serait en réalité libre du choix des dispositions à appliquer et de la signification juridique à leur donner. On ne voit pas bien cependant en quoi la figure d’un interprète entièrement libre de ses décisions serait par elle-même plus propre à réconcilier les esprits que celle du pompeux oracle de la vérité du droit. Aussi Mme Manouguian paraît-elle reculer face aux conclusions les plus irrationalistes de la théorie réaliste de l’interprétation telles que le scepticisme radical vis-à-vis de la motivation (p. 314) ou du sens des textes (p. 347-348), et indiquer une autre voie. Il s’agirait en réalité d’inviter à une transformation de la culture de la justice constitutionnelle en France de manière à y acclimater l’éthique de la discussion : motivation soignée des décisions, opinions séparées, discussion par la doctrine de la valeur de la dialectique ainsi manifestée. Ce serait donc en ce sens-là que les décisions du Conseil constitutionnel pourraient être qualifiées de « politiques », et Mme Manouguian se réclame alors de Dominique Rousseau (n’avait-il pas intitulé
« La Constitution ou la politique autrement » sa contribution au dossier du
Débat en 1991 ?) et de Wanda Mastor. Mais l’on sort alors de l’univers de pensée de la théorie réaliste de l’interprétation puisque, dans le cadre de l’éthique de la discussion, il n’y a plus de doute jeté a priori sur la possibilité d’atteindre, à travers l’échange d’arguments, une décision rationnellement motivée.
S’il demeure une critique de la « vérité », c’est au sens seulement de la vérité philosophique : le ciel des idées est vide, rien n’échappe aux exigences de la discussion rationnelle (p. 322-323). Si par conséquent le « plaidoyer » de Mme Manouguian vise à « résoudre le problème », identifié par Denis Baranger, de la « faillite du cloisonnement fonctionnel entre raisons politiques et raisons juridiques » (p. 325-326), il semble que l’aboutissement de sa démarche invite à rechercher la solution du côté de ces raisons mêmes plutôt que d’une conception hypertrophiée du pouvoir discrétionnaire.
Tristan Pouthier
Professeur de droit public à CY Cergy Paris Université.
Pour citer cet article :
Tristan Pouthier « A. Manouguian, La juridictionnalisation du droit constitutionnel français. Étude d’un phénomène doctrinal, Paris, Dalloz, 2022 », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/a.-manouguian-la-juridictionnalisation-du-droit-constitutionnel-francais.-etude-d'un-phenomene-doctrinal-paris-dalloz-2022-2001]