C. Neumeier, Kompetenzen. Zur Entstehung des deutschen öffentlichen Rechts
Au cours du xixe siècle, les représentations du monde politico-social qui avaient accompagné, depuis son origine, le constitutionnalisme moderne, ont été fragilisées. Largement diffusée lors des révolutions américaine et française, la thèse libérale classique, selon laquelle le projet d’une autonomie politique de citoyens libres et égaux ne peut trouver sa réalisation institutionnelle que dans les trois organes constitués que forment le parlement, les tribunaux et le gouvernement, a été fortement mise à l’épreuve. En effet, le poids de plus en plus important des administrations a, peu à peu, conduit à l’affirmation d’un nouveau paradigme de droit public. Ce dernier, assimilant la liberté politique à la bonne administration, a été théorisé, outre-Rhin, par des publicistes libéraux soucieux d’intégrer plus avant un appareil bureaucratique (faisant figure de « charpente rigide » de l’État autoritaire) dont ils étaient exclus par les modalités de sélection de la fonction publique.
Se proposant de remonter à ces sources doctrinales libérales d’un droit constitutionnel allemand enclin à appréhender la démocratie non pas comme une forme politique, mais comme une forme administrative composée d’organes pourvus de compétences, Christian Neumeier se propose, dans son ouvrage Kompetenzen. Zur Entstehung des deutschen öffentlichen Rechts, de montrer comment le « paradigme de la compétence » a conduit, outre-Rhin, à un important endiguement normatif de l’action politique. Au lieu de considérer l’administration comme faisant partie du gouvernement (selon la conception propre au modèle américain) ou de la séparer de ce dernier tout en s’assurant d’un contrôle sur son action (selon le modèle anglais des ministres parlementaires politiquement responsables), ce paradigme a invité les publicistes à considérer les gouvernements comme des administrations contrôlées par le biais de normes juridiques. Loin de limiter l’action politique par des libertés civiles ou par le respect de principes normatifs, il va la définir en termes de contenus. L’idée libérale traditionnelle d’une « division des pouvoirs », politiquement conflictuelle, est remplacée par l’exigence d’une « répartition des compétences » par laquelle les différentes institutions politiques et administratives coopèrent loyalement et objectivement à l’obtention de certains résultats. Le discours de la « compétence » met en évidence les autorisations légales, objectivement déterminées et limitées, qui encadrent l’intervention d’un Exécutif habilité à accomplir des tâches spécifiques (prévention des monopoles, maintien de la sécurité extérieure et intérieure, etc.).
Quant à la description de ces phénomènes organisationnels, C. Neumeier montre que le cadre conceptuel qui est mobilisé, dans la seconde moitié du xixe siècle, par la doctrine libérale a principalement été celui de la théorie juridique de la personne morale étatique. Le discours relatif aux compétences a d’abord exprimé l’exigence politique selon laquelle les pouvoirs du gouvernement doivent être définis par la loi. Cette revendication en faveur de compétences légalement établies est celle de libéraux désappointés par l’échec du projet constitutionnel révolutionnaire de 1848-1849. Ces derniers font face, en effet, à deux difficultés : d’une part, une fois la Constitution de l’Église Saint-Paul devenue lettre morte, le concept même de constitution est devenu, à leurs yeux, politiquement et théoriquement d’un usage malaisé, la distinction entre constitution et loi demeurant des plus instables (en quoi la loi, également adoptée conjointement par le Parlement et la Couronne, diffère-t-elle de la constitution ?). D’autre part, ils ne parviennent pas à mobiliser le principe de la primauté de la constitution, car ils ne font pas clairement le départ entre souveraineté et gouvernement (ce dernier étant lié par les règles institutionnelles établies par l’écriture constitutionnelle). Contrairement à la France ou aux États-Unis, l’autorité souveraine n’est donc pas clairement identifiée ; ce faisant, l’État (possédant seul le droit de déterminer la répartition des compétences) est qualifié de souverain.
Les inflexions de l’ordre social (démocratisation du droit, consécration du suffrage universel) ont fragilisé la distinction entre souveraineté et gouvernement qui reposait sur deux traditionnelles prémisses (un ordre social pouvant faire l’économie d’une intervention massive de l’État et l’absence de pression indue exercée par les acteurs sociaux sur les institutions politiques) devenues désormais difficilement intelligibles. Réservé jusqu’alors aux rois et aux papes, au peuple ou même aux assemblées représentatives, le concept séculaire de potestas, désormais transféré de manière diffuse à l’ensemble de la société (inflexion qu’a exprimée Tocqueville par le terme de pouvoir social), se trouve en contradiction avec la distinction pouvoir constituant/pouvoirs constitués par laquelle l’abbé Sieyès avait su traduire la différence entre souveraineté et gouvernement. Si le constitutionnalisme classique avait, certes, prévu et favorisé l’établissement d’un ordre social-libéral, il ne permet plus, désormais, de saisir les répercussions de ce dernier sur la constitution politique. Ainsi, pour les libéraux allemands, la distinction entre constitution sociale et constitution politique – distinction que sous-tendait déjà la dichotomie hégélienne de la société civile et de l’État et qui était désormais accentuée du fait de la perte d’intelligibilité des prémisses du constitutionnalisme classique – ne saurait être désormais une simple question théorique. Après l’échec de la révolution de 1848-1849, la libéralisation politique a non seulement pris beaucoup de retard par rapport à la libéralisation économique, mais, de plus, elle ne pouvait la rattraper dans un proche avenir (Carl Twesten, homme politique et publiciste co-fondateur du groupe national-libéral au sein de la Chambre des représentants de la Prusse, est, à cet égard, persuadé du fait qu’un ordre économique et social libéralisé constitue la condition nécessaire d’une démocratisation de l’ordre politique et il mesure combien la relation entre les constitutions sociale et politique est devenue, désormais, bien plus étroite et complexe que ne l’avait supposée l’ancien libéralisme). Plus généralement, les diverses stratégies politiques arrêtées lors de la période postrévolutionnaire sont liées à la réception qui est faite de la Constitution prussienne de janvier 1850 : si les conservateurs prussiens s’efforcent de libérer cette dernière du constitutionnalisme par des moyens légaux, les libéraux sont, pour leur part, soucieux d’affirmer sa légalité et de faire comprendre qu’elle n’est pas qu’une simple déclaration d’intention politique. Selon eux, le parallélisme formel entre loi et constitution affirmé par la doctrine dominante ne signifie pas que la Constitution établie n’emporte pas d’effets.
Apparu à l’origine sous les traits d’un discours politique appelant à circonscrire l’action administrative par la loi et à limiter plus avant le pouvoir exécutif, le « paradigme des compétences » a fait l’objet, dans la seconde partie du xixe siècle, d’une importante théorisation. Mené par les publicistes libéraux Albert Hänel et Georg Jellinek, ce travail de reformulation montre que les compétences ont pour vocation non seulement d’habiliter l’action étatique, mais également d’en définir les contours et la finalité (cette tentative d’appréhender les réglementations juridiques comme une pratique sociale légalement organisée sera, plus tard, sévèrement condamnée par le normativisme kelsénien).
Pour Albert Hänel, professeur politique à l’Université de Kiel et porte-parole du libéralisme au sein du Reichstag, les « compétences » constituent une grille d’intelligibilité de la forme (singulière) de gouvernement parlementaire alors établie outre-Rhin. Selon lui, l’Exécutif doit agir conformément au programme défini par le Parlement, apte à définir les lignes directrices de la politique, et cela non pas sous l’impulsion de certains acteurs politiques, mais uniquement par le biais de « compétences » propres à spécifier les objectifs de son action et à en définir les modalités de réalisation. Le souci d’efficacité organisationnelle prime sur la mise en valeur du parlementarisme et de la séparation des pouvoirs. Dans un tel État constitutionnel libéral surmontant le dualisme entre puissance monarchique et assemblées, le processus de parlementarisation n’est souhaité qu’au soutien de l’accomplissement de certaines tâches dans le cadre d’objectifs étatiques définis par le Parlement. Comme l’observe C. Neumeier, si cette doctrine parlementaire de la compétence est de nature à permettre au Parlement (seul apte à modifier les compétences) d’être le centre de décision, elle ne comprend cependant les pouvoirs des parlementaires que sous la forme de compétences (c’est-à-dire sous la forme d’une normativité généralement rattachée à l’idéal d’un gouvernement efficace).
Afin de faire pièce à la sinistre alliance que forment alors, contre le Reichstag, la bureaucratie et le fédéralisme (structuré autour d’un Bundesrat au sein duquel se coordonnent les bureaucraties monarchiques des États particuliers), Albert Hänel dénonce les desseins cachés de la thèse labandienne qui affirme que toutes les lois parlementaires ne contiennent pas de principes juridiques et qu’à l’inverse, certains de ces principes ne peuvent être rattachés à une loi parlementaire. Autrement dit, selon Laband, dans la mesure où la Constitution impériale n’exige pas toujours la participation du Parlement pour l’élaboration de ce qu’elle nomme « lois » ou « législation », il existe, au-delà des autorisations légales, un espace permettant de prendre des ordonnances exécutives et des décrets d’organisation. Une telle interprétation des dispositions constitutionnelles, distinguant entre un concept formel et un concept matériel de la loi, n’est, pour Hänel, qu’une apologie mal dissimulée des prérogatives de l’Exécutif. Il en appelle ainsi, tout au contraire, à un dépassement des traditionnelles restrictions du domaine législatif (la thèse libérale d’une réserve de la loi en cas d’atteintes portées à la liberté ou à la propriété des individus) et à l’attribution aux parlementaires d’une fonction législative pleine et entière. Plus généralement, dans la mesure où la législation ne peut plus simplement se limiter à l’application ou à la concrétisation d’un système de libertés et d’égalités, la loi parlementaire doit être un moyen d’organisation politique de la société permettant de créer « une situation sociale ». Si Hänel ne fait jamais explicitement référence à la théorie du parlementarisme victorien défendue par Dicey, il s’efforce, toutefois, comme ce dernier, de concevoir une pratique parlementaire (pesant sur l’Exécutif) à l’aune d’une réalité historique bouleversée par les réformes sociales. Si cet âge du réformisme social ne fait alors que commencer outre-Rhin, il touche déjà à sa fin en Angleterre (la théorie parlementaire de Dicey, reprenant les idées constitutionnelles de l’ère réformatrice libérale de Bentham et de James Mill, est anachronique au moment même de sa formulation en ce qu’elle ignore le poids croissant de l’appareil administratif).
Les « compétences » n’ont pas pour objet de donner des instructions à l’Exécutif dans son ensemble, mais uniquement à l’adresse de certains membres du gouvernement appelés à assumer, à l’endroit du Parlement, la responsabilité de l’application des directives de compétence. Les acteurs de l’Empire wilhelminien n’étant pas encore disposés à faire réception du modèle anglais d’un cabinet dépendant de la confiance parlementaire, il s’agit de pouvoir engager la responsabilité du sommet bureaucratique en la personne de tel ou tel ministre. Il est vrai que la responsabilité parlementaire des ministres demeure encore, dans le droit public allemand du xixe siècle, un concept juridique et non politique : les ministres doivent rendre compte du respect de leurs compétences et, le cas échéant, être tenus responsables par le biais de procédures judiciaires. Ainsi, si le gouvernement est comptable de son action, il ne saurait être un gouvernement parlementaire au sens plein du terme. Selon C. Neumeier, le modèle défendu par A. Hänel (un gouvernement parlementaire par compétences) est, in fine, affecté de l’ambivalence suivante : le parlement n’y est plus principalement défini par sa position institutionnelle à l’encontre de l’Exécutif monarchique, mais devient lui-même un organe de l’État participant à l’exercice de la puissance étatique. En effet, si le Reichstag possède ses propres compétences, le prix à payer pour de telles attributions est élevé car, une fois décrit du point de vue du paradigme des compétences, il ne diffère plus, quant à sa dimension institutionnelle, du gouvernement ou d’une autorité administrative. Sa position ne découle pas de l’élection démocratique, mais de sa faculté à exercer des compétences.
Confronté à la question de savoir comment la liberté civile peut être préservée au sein d’un système de gouvernement administratif, Georg Jellinek, pour qui le libéralisme « constitue moins une utopie constitutionnelle qu’une réalité politique », formule l’exigence d’une reconnaissance des droits publics subjectifs et défend également une organisation de l’autorité publique par le biais de compétences. Quant au premier point, l’erreur historique de la pensée libérale a consisté, comme il est démontré dans son System der subjektiven öffentlichen Rechte publié en 1892, à appréhender la liberté des Modernes sous le seul prisme de l’autonomie et de l’autogouvernement des citoyens, c’est-à-dire comme une « liberté vis-à-vis de l’État », alors qu’elle consiste aussi dans les services que l’autorité publique est susceptible de rendre aux citoyens. À cet égard, une législation fixée sur le mode de la « reconnaissance (Anerkennung) » a pour objet de protéger et non pas déterminer la liberté naturelle (le droit subjectif étant compris comme la faculté de mettre en mouvement la normativité juridique dans l’intérêt des individus). Ce faisant, le System ouvre la perspective théorique d’un possible accord collectif portant sur l’usage de la liberté. Quant au second point, la forme normative des compétences invite l’autorité publique à poursuivre, par des moyens spécifiques, les objectifs collectifs des citoyens. Ce souci du respect des normes de compétence, susceptible d’être contrôlé par les tribunaux, éloigne le spectre des conflits politiques. À cet égard, l’affirmation d’une autolimitation de la personne morale étatique (dont la souveraineté fait écho à l’autonomie morale du sujet kantien qui se soumet lui-même à la loi) peut être entendue, selon C. Neumeier, comme « une tentative pour donner une expression concise à la logique d’autojustification sociale du droit positif moderne ». L’autonomie collective de l’État exprime l’engagement de la communauté politique à respecter ses propres règles. La mise en évidence de la forme normative des « compétences » permet à Jellinek de faire tomber les principaux piliers de l’organisation administrative défendue par Laband (celle d’une bureaucratie « gouvernementale » moderne). En effet, l’action du gouvernement et de l’administration peut non seulement y être limitée de l’extérieur par des lois, mais aussi être déterminée en termes de contenu. Coordonnée sur le plan normatif par des compétences, elle repose sur une division du travail par laquelle « chaque organe est porteur d’un pouvoir qu’il doit exercer régulièrement » en ce qu’il représente l’État « dans les limites de sa compétence » (ainsi, le monarque, pourvu de « pouvoirs d’État », devient un fonctionnaire étatique parmi d’autres).
Formulée dans les dernières années d’un long siècle de luttes libérales marqué de succès durement gagnés et d’espoirs déçus, la théorie de Jellinek d’une autorité publique organisée par la compétence témoigne d’une profonde remise en question des prémisses institutionnelles du libéralisme face au processus de démocratisation de la société et de la vie publique. D’une part, cette théorie est mobilisée pour faire face à la fragmentation institutionnelle de l’Empire (dont les acteurs politiques sont définis comme des organes accomplissant des objectifs collectifs dans le cadre d’une division du travail). D’autre part, elle peut être entendue comme une alternative à un ordre républicain fondé sur la séparation des pouvoirs. En effet, au lieu de se contrôler ou, si nécessaire, de s’entraver mutuellement, les fonctionnaires sont invités à coopérer loyalement à la réalisation d’objectifs communs. Cependant, C. Neumeier n’oublie pas de souligner que Jellinek n’est, à certains égards, que trop conscient des limites du paradigme de la compétence : demeure, en effet, ouverte la question de savoir comment l’action politique libre (celle, par exemple, de grands hommes politiques de qui l’État reçoit la direction et le but de son mouvement historique) peut coexister avec la contrainte normative des compétences.
Comptant au nombre des strates historiques dont se compose le droit constitutionnel de la République fédérale d’Allemagne, l’héritage du paradigme de la compétence (ce discours qui, loin d’épouser les traits de la pensée constitutionnelle démocratique américaine et française, a été avant tout mobilisé pour accommoder le libéralisme à la réalité monarchique et bureaucratique du xixe siècle) explique, encore aujourd’hui, certaines particularités observables outre-Rhin, que ce soit le mécanisme des “litiges entre organes” devant la Cour constitutionnelle fédérale ou certaines propriétés du droit constitutionnel fédéral (à l’instar des parlements du xixe siècle, le Bundestag n’atteint les administrations des Länder, chargées de la mise en œuvre de ses programmes politiques, que par le biais de normes juridiques). Selon C. Neumeier, cet héritage est aussi à l’origine d’une compréhension atrophiée des modalités d’interaction entre le gouvernement et sa majorité parlementaire au sein d’un système parlementaire de gouvernement, du malaise ressenti face à des gouvernements qui, fussent-ils désormais démocratiques, continuent pourtant à recruter leur personnel à l’aune de considérations partisanes ou de l’actuel effacement de la dimension politico-morale des recours contentieux. Plus généralement, selon C. Neumeier, si la théorie constitutionnelle démocratique ne peut, désormais, que difficilement faire l’économie des termes d’organes ou de compétences, l’usage de ces derniers doit cependant demeurer parcimonieux. En effet, comme il l’observe, seule une société préférant que ses conflits soient résolus par des experts et non par des acteurs politiques sera disposée à accepter que le gouvernement doive toujours demeurer neutre dans ses actes, que les raisons politiques soient considérées comme inadmissibles dès que l’Exécutif exerce le pouvoir discrétionnaire ou que toute l’action de l’autorité publique soit soumise à un critère de proportionnalité…
De tels écueils et interrogations, devenus les nôtres, semblent déjà cristallisés dans une célèbre phrase par laquelle l’historien Barthold Georg Niebuhr prenait acte, au début du xixe siècle, de l’apparition des premières bureaucraties rationalisées modernes : « la liberté se trouve, en vérité, bien davantage fondée sur l’administration que sur la constitution ».
Jacky Hummel
Jacky Hummel, professeur agrégé de droit public à l’Université de Rennes, est notamment l’auteur de Le constitutionnalisme allemand (1815-1918) : le modèle allemand de la monarchie limitée, Paris, PUF (Léviathan), 2002 ; Carl Schmitt. L’irréductible réalité du politique, Paris, Michalon, 2005 ; Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Paris, M. Houdiard, 2010. Dernier ouvrage dirigé : Historiographies constitutionnelles et identités nationales, Paris, Mare & Martin, 2023.
Pour citer cet article :
Jacky Hummel « C. Neumeier, Kompetenzen. Zur Entstehung des deutschen öffentlichen Rechts », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/c.-neumeier-kompetenzen.-zur-entstehung-des-deutschen-offentlichen-rechts-1999]