Vital Moreira/José Domingues, História constitutional portuguesa. Volume II
Après un premier volume* bien accueilli sur le « droit » constitutionnel avant l’ère des constitutions écrites, les professeurs Vital Moreira et José Domingues poursuivent leur odyssée en nous proposant non pas un, mais quatre volumes dédiés, de plus ou moins près, à la première constitution écrite portugaise : celle du 23 septembre 1822. Monumentale dans ses proportions (près de 2000 pages) comme dans sa présentation matérielle, cette œuvre sur papier glacé s’annonce décidément hors normes.
Le sujet le mérite sans le moindre doute. Fruit de la Révolution libérale de Porto lancée le 24 août 1820, la Constitution de 1822 a paradoxalement peu intéressé les historiens et les constitutionnalistes. Les premiers louent certes le « moment 1820 », quand la révolte militaire préparée par une organisation secrète, le Sinédrio, prend le pouvoir au détriment du protectorat britannique installé depuis les trois tentatives d’invasion napoléonienne. Ils insistent sur le désir d’abattre un « despotisme absolutiste » (sic) d’autant plus inacceptable que le Roi du Portugal, en compagnie de sa cour, de son administration et même de sa bibliothèque, avait trouvé refuge à Rio de Janeiro, laissant au maréchal Beresford et au Conseil de Régence le pouvoir en métropole. Le « moment 1822 » ne reçoit pas les mêmes louanges, étant indissociable d’un des chapitres les plus douloureux du Portugal : les historiens l’érigent au rang de symbole de l’autoritarisme des constituants, restés sourds aux revendications des députés brésiliens à l’heure du Royaume-Uni du Portugal, du Brésil et des Algarves (1815-1822) ; une attitude lourde de conséquences, puisqu’elle légitime la sécession brésilienne par le biais du célèbre « cri d’Ipiranga », quinze jours avant la promulgation de la Constitution et avant même que l’information n’arrive aux oreilles des Portugais !
De leur côté, les constitutionnalistes la dédaignent en dehors des rappels convenus sur sa nature pionnière : la brièveté de ses périodes d’activité résulterait de sa radicalité, guère sensible à l’esprit des siècles devant animer tout texte juridique pour en garantir la pérennité. Ne devait-elle pas satisfaire l’idéal de régénération des premiers révolutionnaires vintistas, autant dire opérer le retour au dialogue institutionnel médiéval, plus ou moins idéalisé ? Entre l’uchronie et l’utopie, la Constitution de 1822 a pourtant opté pour la seconde. Conçue hors sol dans un pays analphabète et en retard économique, elle ne pouvait, du fait de son esprit de système, qu’engendrer le rejet des élites et des princes. L’affaiblissement considérable du pouvoir royal (p. 211-219) et le renforcement outrancier des Cortes (p. 221-244) devaient susciter une réaction contre-révolutionnaire : connue sous le nom de Vilafrancada, celle-ci éclate le 27 mai 1823 sous l’impulsion de D. Miguel, fils du roi D. João vi. Bilan : la Constitution, restée incomplète du fait de l’absence des lois et règlements promis pour en assurer la mise en œuvre, n’a servi que huit mois, avant une improbable réactivation du début de la révolution de septembre 1836 jusqu’à la promulgation de la Constitution de 1838. Par conséquent, jusqu’à la date de son bicentenaire, deux ouvrages seulement, guère scientifiques au demeurant, furent dédiés à cette première constitution. Les Portugais imitant de plus en plus les Français dans la mode consistant à célébrer des anniversaires, deux livres supplémentaires ont été publiés en 2022-2023, d’ambition et d’envergure modestes.
Sans céder ni à l’hagiographie ni à la clabauderie, Vital Moreira et José Domingues ont préféré mettre l’accent sur les sources, abondamment retranscrites en annexe, pour démontrer l’importance du premier épisode de l’histoire constitutionnelle moderne portugaise. Du moins si l’on exclut la parenthèse de la Supplique de 1808, brièvement abordée dans ce livre (p. 101-104) : mal aimé en tant que symbole de la collaboration avec l’occupant, ce texte servile, priant Napoléon d’octroyer une constitution au Portugal, dévoile l’existence d’un courant de pensée favorable à la réception des idées françaises, participant à ce désir de recevoir un modèle juridique clé en main. Longtemps tronquée et instrumentalisée, cette histoire a d’ailleurs souvent minimisé l’importance des estrangeirados et autres émigrés/réfugiés portugais. Ceux-ci forment pourtant une avant-garde qui s’exprime à l’abri de la censure par le biais de la presse d’émigration. Les trois principaux périodiques de cette espèce ont ici le mérite d’être reconnus : O Correio Braziliense d’Hipólito da Costa, O Portuguez de Bernardo da Rocha et O Campeão Portuguez de José Liberato – ce dernier étant si important aux yeux de Vital Moreira et de José Domingues que le troisième volume de leur série Para a história da representação política em Portugal, le plus versé dans la théorie constitutionnelle, lui est intégralement dédié. Il eût été injuste de les oublier dans cette histoire, ce d’autant plus que leurs canaux de communication ont permis à plusieurs étrangers, dont Bentham, de s’adresser à la nation portugaise par le biais d’articles et de manifestes (p. 109-110).
Conçue à contre-courant de l’Europe du congrès de Vienne, la Constitution de 1822 surprend toutefois peu : la plupart de ses dispositions reprennent ou s’inspirent de la Constitution de Cadix de 1812 et des Constitutions françaises de 1791 et de l’an iii. En témoigne le thème des droits et des devoirs des citoyens (p. 183-206). De même, le choix d’une garantie politique de la Constitution, assumée par les Cortes et par le Roi (p. 309-322), correspond aux canons de la pensée constitutionnelle d’un temps où la souveraineté de la loi se traduit par l’infaillibilité du législateur. La seule illustration pratique de cette tutelle royale peut néanmoins amuser : le 13 décembre 1822, D. João vi sanctionne la reine, qui refuse de prêter serment de fidélité à la Constitution, en la privant de ses droits civils et politiques (ce qui revient à la déchoir de son titre) et en donnant l’ordre de l’expulser du territoire (p. 137-139). Les mauvaises langues pourront toujours affirmer qu’il s’agit là d’un prétexte pour tenir à l’écart Carlota Joaquina de Bourbon, sœur de Fernando vii d’Espagne, tous deux réputés pour leurs caractères acariâtres, leurs convictions réactionnaires et leurs physiques ingrats… Quoi qu’il en soit, aucun contrôle judiciaire de constitutionnalité n’a été évoqué en 1820-1822, malgré la refonte programmée du système judiciaire (p. 261-265), restée lettre morte (p. 339-340). Quant au contrôle politique de constitutionnalité, une seule proposition émerge, conçue sous la forme d’une brochure éditée par le gouvernement provisoire de São Paulo : vraisemblablement inspirée par le Conseil des censeurs de la Constitution de Pennsylvanie, elle esquisse un « Corpo de Censores », guère étudié par la Constituante. Enfin, la partie budgétaire de la Constitution de 1822, brièvement décrite (p. 275-279), laisse entrevoir, d’après nous, l’inspiration du droit des finances publiques qui émerge en France sous la Restauration.
Trois sujets moins ordinaires méritent néanmoins l’attention du lecteur de Jus Politicum. Le premier, étudié aux p. 115-123, est fourni par les « Bases de la Constitution » (Bases da Constituição) : promulguées le 9 mars 1821 et reproduites en annexe du livre, elles sont un des plus beaux spécimens de préconstitution du continent européen, toutes périodes confondues. Inspiré par le Bill of Rights et les déclarations des droits françaises, mais imitant, semble-t-il, les Articles de Constitution de 1789, ce court texte de 37 articles garantit la plupart des libertés individuelles, tout en posant plusieurs principes de droit politique (souveraineté nationale, séparation des pouvoirs, pouvoir législatif attribués aux Cortes…). Prenant effet dès leur promulgation, ces « Bases » dévoilent l’architecture de la constitution à venir, en servant autant de socle que de phare à ses rédacteurs. Elles visent aussi à prévenir tout octroi d’une constitution par le roi ; suggérée par le duc de Palmela et destinée à endiguer le mouvement révolutionnaire, cette option sera d’ailleurs suivie en 1824 au Brésil, puis en 1826 au Portugal. Cette épée de Damoclès ne saurait être comprise sans évoquer un choix étonnant de la part des libéraux portugais : loin d’invoquer une légitimité révolutionnaire, ils ont adopté une attitude attentiste qui a sans doute dicté leur échec final. Le gouvernement provisoire s’est ainsi volontairement autolimité (p. 38), laissant au premier ministère constitutionnel de l’histoire, formé le 4 juillet 1821, le soin de débuter les transformations en présence du roi.
Le deuxième thème original, entrevu aux pages 127-128, frustre malheureusement le lecteur par la brièveté de son traitement. Il concerne l’option, vite écartée, de la fédération pluricontinentale, présentée par le député brésilien António Carlos Ribeiro de Andrade. Discuté du 26 juin au 6 juillet 1822, son projet est révolutionnaire, en s’efforçant de concrétiser le Royaume-Uni du Portugal, du Brésil et des Algarves. La partie brésilienne aurait ainsi bénéficié d’institutions jumelles à celles du Portugal, via la création d’un Tribunal Suprême de Justice, d’une assemblée législative et d’un gouvernement, remis à D. Pedro ; une façon insolite de préparer la succession royale : au rebours de la distinction médiévale rex coronatus/rex designatus qui permit au successeur désigné de participer au conseil du Roi, Andrade veut doter le prince de fonctions effectives au Brésil, son accession future au trône ne modifiant que l’échelle de sa puissance. Pour couronner le tout et sceller l’union, un Congrès fédéral devait voir le jour, en plaçant son siège à mi-chemin entre les deux pays, à savoir aux Açores. Les autres parties de l’Empire, alors peu développées (le Portugal ne se projetant sérieusement en Afrique, et en particulier en Angola et au Mozambique, qu’après la perte du Brésil), auraient eu le choix : leurs représentants pourraient siéger soit au parlement portugais, soit à l’assemblée brésilienne. Toutefois, le débat houleux, accusant les Brésiliens de promouvoir une sécession de fait, si ce n’est de droit, empêche toute concrétisation de l’idée. Seul le principe d’un Exécutif et d’un Judiciaire distincts pour les deux pays est validé dans la Constitution, respectivement aux articles 128-132 (sous la forme d’une « régence » pour le Brésil) et 193 (par la création d’un Suprême Tribunal de Justice brésilien). Des dispositions mort-nées en raison de l’indépendance du Brésil, attisée en partie par ses constituants déçus ; elles n’en demeurent pas moins ancrées dans l’imaginaire portugais, comme le prouve le rêve d’une isopoliteia lusitaine esquissée par les professeurs de droit sous l’Estado Novo. À croire que le Portugal peine toujours à faire le deuil de sa moitié…
Le troisième et dernier sujet retenant l’attention donne sa raison d’être aux deux premiers des trois volumes de la série Para a história da representação política em Portugal, compléments indispensables pour le chercheur. En condensé, nous y trouvons les interrogations et les réponses suscitées par ce premier mouvement libéral : quel mode de désignation des Cortes faut-il adopter pour légitimer l’entreprise révolutionnaire ? L’hésitation entre la réunion des trois ordres (ou états), héritée de l’Ancien Régime, et le nouveau modèle institutionnel, concrétisé par les Cortes de Cadix, ne saurait être étudiée à la légère, dans la mesure où elle va envenimer tous les épisodes clefs du droit politique portugais jusqu’à la fin de la guerre civile et la chute de D. Miguel en 1834. Ce récit nous est conté dans les détails, à grand renfort de sources, démêlant une histoire alambiquée. Le Conseil de Régence situé à Lisbonne caresse d’abord l’espoir d’endiguer le mouvement révolutionnaire de Porto en convoquant les trois ordres. Toutefois, Lisbonne est à son tour bousculée par un soulèvement le 15 septembre 1820. Dès octobre, et dans un souci de légitimité, la « Junte préparatrice des Cortes » prend l’initiative d’une consultation publique afin de déterminer quel type d’assemblée réunir (p. 65-71). Le volume I de Para a história da representação política em Portugal a trait à cette seule consultation, reproduisant et analysant, de façon individuelle et comparée, les 38 réponses les plus développées, pour la plupart déposées aux Archives nationales Torre do Tombo. Loin de pouvoir s’assimiler à un référendum et en dépit de sa ressemblance certaine avec la Consulta al país de la Junta central suprema y gubernativa espagnole (décret du 22 mai 1809), ce procédé semble atypique et presque épistocratique : la Junte a envoyé environ 2200 lettres à des lettrés portugais pour obtenir leurs impressions. Les près de 500 réponses reçues, dont certaines livrent un véritable exposé doctrinal, se révèlent plus contrastées que prévu. Vital Moreira et José Domingues les synthétisent en cinq catégories : 1°) les auteurs favorables aux Cortes traditionnelles ; 2°) ceux abondant dans le même sens, mais prônant néanmoins des modifications, en particulier dans la représentation du tiers état ; 3°) les traditionalistes proposant un modèle alternatif de type corporatiste, pour garantir la représentation de l’Université ou encore des forces armées ; 4°) les modérés, esquissant un modèle mixte entre ancien et nouveau ; 5°) les révolutionnaires, réclamant une représentation parlementaire moderne, sans distinction entre citoyens. Ce contraste tient à l’identité des rédacteurs de ces réponses : émergent déjà les futures grandes figures libérales (Manuel Borges Carneiro, José Manuel Mouzinho da Silveira…) et contre-révolutionnaires (Faustino José da Madre de Deus, José Acúrsio das Neves…) qui s’affronteront au temps du constitutionnalisme octroyé. Pour autant, une nette majorité se dégage en faveur du modèle gaditan, ce qui conduit à la promulgation d’une nouvelle loi électorale le 31 octobre 1820. Sa particularité ? Construire un nouveau modèle de représentation « nationale », à la fois unitaire et permanente, inspiré ici par la France, mais aussi pluricontinentale, de façon cette fois inédite. Ainsi s’explique l’agitation animant les débats sur la nationalité, de l’inclusion éventuelle des affranchis, métis et ingénus, au critère domiciliaire, originellement repris de la Constitution de Cadix, mais qui finit balayé par la protestation des étudiants coimbriens menés par Almeida Garrett (p. 78-80). Une nouvelle preuve du poids politique de l’Université de Coimbra, du moins jusqu’à la chute de l’Estado Novo. Dans la foulée de ces discussions, et en réaction à la révolte connue sous le nom de Martinhada, la rédaction d’un texte aussi libéral que celui de Cadix s’impose, promesse retranscrite à l’art. 100 de la loi électorale convoquant les Cortes constituantes du 22 novembre 1820. Les choix consacrés par la Constituante donnent enfin naissance à la loi électorale du 11 juillet 1822 : celle-ci fixe le cadre de la première élection parlementaire ordinaire, analysée dans le deuxième volume de Para a história da representação política em Portugal. Ce travail a longtemps semblé impossible, dans la mesure où la réaction de 1823 tentât de détruire toute trace de la révolution vintista. Un concours de circonstances (en l’occurrence, un contentieux électoral) a permis de sauver les archives des élections tenues dans la circonscription d’Arcos de Valdevez : elles servent d’étude de cas dans ce livre qui revient également sur les débats relatifs aux modalités d’élection tenus lors de la Constituante. Le choix, alors peu commun, du scrutin direct faisait craindre le pire, nonobstant quelques exclusions choisies (les domestiques en raison de leur subordination à des maîtres ; le clergé régulier ; les fils de famille résidant chez leurs parents – énième stigmatisation des célibataires). Pour éviter d’offrir une majorité parlementaire aux contre-révolutionnaires, une intense activité de pédagogie et de propagande libérale fut livrée par les périodiques, les sociétés patriotiques et quelques opuscules (p. 140-151). Si cette éducation constitutionnelle hâtive a permis d’assurer l’essentiel, la contre-révolution étouffe vite le mouvement : motivée par l’expédition d’Espagne, elle lance l’offensive le 27 mai 1823, enterrant ce premier essai de monarchie libérale.
Nonobstant quelques redondances dans la construction, ces travaux ne peuvent que séduire. Le lecteur habituel de Jus Politicum regrettera néanmoins la rareté du recours à la théorie constitutionnelle, parfois mobilisée avec peu de bonheur, à l’instar de la confusion État de droit/État légal (p. 174-175 et passim). Nous aurions ainsi apprécié plus d’approfondissements sur la notion « d’absolutisme » au Portugal, ce d’autant plus que ce concept – vraisemblablement d’inspiration française – fait aujourd’hui l’objet d’une querelle scientifique portant sur sa date d’apparition. Dans une étude examinant les origines et les utilisations de l’expression « monarchie absolue » en France, Éric Gojosso a pu dénoncer l’erreur commise par la communauté scientifique depuis plusieurs générations : la paternité du concept d’absolutisme a longtemps été attribuée à François-René de Chateaubriand, en remontant jusqu’à son Essai sur les révolutions de 1797. Celui-ci est certes l’un des principaux procureurs de l’absolutisme au tribunal de l’Histoire. Pourtant, ce procès semble instruit à partir de la Restauration, période d’apparition de l’adjectif « absolutiste » (daté généralement de 1823). Chateaubriand n’emploie d’ailleurs le terme que dans la préface de la réédition de son Essai sur les révolutions en 1826 ; rien ne démontre, à ce stade, qu’il en soit l’inventeur. Quoi qu’il en soit, la distinction est majeure : sous la Restauration, les ultraroyalistes dissocient la « monarchie absolue » acceptable en tant qu’hypothèse d’école, de « l’absolutisme », qui en serait la forme dévoyée. Soit un discours identique à celui des opposants portugais à la révolution vintista, ce qui invite à creuser la réception – la création ? – du concept au Portugal.
De façon générale, et en mettant de côté le volume sur José Liberato, seule une analyse superficielle d’un panorama choisi de politiques contemporains nous est offerte ici (p. 345-366 – espace souvent occupé par leurs biographies). Ce choix laisse donc plusieurs zones d’ombre, soit autant de pistes de recherches ultérieures. En premier lieu, si le rôle déclencheur des militaires est souligné, aucun examen de leur pensée constitutionnelle n’est présent dans ces livres. Leur importance est pourtant primordiale et débute dès 1817 avec la tentative de coup d’État dirigée par le général Gomes Freire de Andrade contre Beresford (p. 30-31) ; une histoire tragique, mais toujours glorifiée : situé à Lisbonne, le lieu de l’exécution des onze officiers responsables du soulèvement se nomme aujourd’hui le « Champ des Martyrs de la Patrie ». Les épisodes postérieurs démontrent que les militaires ont toujours formé l’avant-garde du courant libéral révolutionnaire et que leurs désaccords idéologiques, exposés lors de la Martinhada, auraient pu renforcer ou détruire l’entreprise constitutionnelle. Impossible au demeurant de nier que le Sinédrio, fondé le 22 janvier 1818 par José Ferreira Borges, Manuel Fernandes Tomás (le « Benjamin Constant portugais »), José da Silva Carvalho et José Ferreira Viana, était essentiellement composé de magistrats, de commerçants et de militaires : le dernier de ses treize membres, décisif pour la réussite de la révolution de Porto, n’est autre que le colonel Bernardo Correia de Castro e Sepúlveda. Il importe enfin de signaler que la chute de la Constitution de 1822 tient aussi au retrait des militaires : même le colonel Sepúlveda épouse la cause contre-révolutionnaire en 1823 (p. 330-331) ! Or, si nous connaissons la pensée juridique des premiers et le dessein des deuxièmes, surtout motivés par le libéralisme économique voire l’envie de réactiver le régime de l’exclusive abandonné dès l’arrivée du prince-régent D. João au Brésil, peu d’éléments circulent à propos des troisièmes. En Occident, les historiens des idées, les juristes et les politologues spécialistes des forces armées leur ont rarement prêté de l’attention ; ils préfèrent aborder ce champ d’études sous l’angle du contrôle civil des militaires, en référence à l’apophtegme de Cicéron : cedant arme togae. Au demeurant, certains ne voient dans les justifications des hommes de guerre érigés en constituant voire en tuteurs des institutions que des « baudruches » (sic) travestissant, sans conviction, la réalité de leur dictature. Des recherches récentes prouvent pourtant l’inverse : en plus de puiser à un fonds commun d’idées qui parcourt les continents et les époques, le discours politico-constitutionnel des militaires se prête à l’analyse scientifique et mérite en conséquence la réflexion des universitaires. De surcroît, il est impossible de ne pas tenir compte de la pensée et des motivations d’acteurs clefs du droit politique des contrées lusophones, où le pire (les épisodes dictatoriaux au Portugal et au Brésil) a côtoyé le meilleur – la récente célébration du cinquantenaire de la révolution des Œillets étant là pour nous le rappeler. Enfin, il convient de souligner une unité de déroulement dans toute la péninsule ibérique. La révolution de Porto suit les brisées du soulèvement militaire observé en Espagne le 1er janvier 1820. Mené par le colonel Rafael del Riego, il est aujourd’hui considéré comme le premier pronunciamiento de l’histoire. Le résultat est similaire des deux côtés de la péninsule : un monarque absolu, Fernando vii pour l’un, D. João vi pour l’autre, est contraint de jurer de respecter une constitution libérale, déjà faite (celle de Cadix) ou à venir (d’où l’importance des Bases da Constituição).
En deuxième lieu, il peut être surprenant de ne pas voir de développements sur le rôle et la perception de la foule. En France, les premiers révolutionnaires ont eu une relation ambiguë avec elle : ils se sont servis des mouvements populaires, y compris des plus dangereux, dans l’idée de protéger le nouvel édifice légal et constitutionnel qu’ils étaient en train de concevoir. Choix opportuniste, mais imprudent, que la France paiera au prix fort sous la Convention ; mais option sans doute nécessaire en 1789, dans l’espoir de mettre un terme au monde ancien qui résistait encore. Il en va de même au Portugal, où la mobilisation des masses fut un élément déclencheur de plusieurs révolutions politiques au premier xixe siècle et un appui constant, déployé tant par les libéraux que par les partisans de la monarchie absolue. Le thème est présent sur toutes les lèvres. Ainsi, en 1821, le discours du retour de D. João vi, lu (voire écrit) par Silvestre Pinheiro Ferreira, fustige expressément l’ochlocratie, assimilée au régime d’assemblée qui a les faveurs des Cortes constituantes ; à notre connaissance, il s’agit du seul discours royal de l’histoire à avoir exploité ce concept, ici simplement cité (p. 129). Les contre-révolutionnaires blâment aussi l’ochlocratie, en employant ce terme pour désigner le régime d’assemblée du premier mouvement vintista. L’analphabétisation de la population, estimée à plus de 80 %, constituait un facteur de risque, d’où l’importance accordée à l’instruction publique dès la proclamation du 24 août 1820 (p. 157-158) ; elle préserve une place de choix dans la Constitution (art. 237-239), avec un accent notable sur l’éducation des femmes, tout en justifiant le futur verrou : l’exclusion programmée des illettrés de la citoyenneté active (art. 33 §6). Cet avenir motive la confection de catéchismes politiques à l’usage des citoyens sur le modèle français (p. 331-332) : Vital Moreira et José Domingues en dénombrent au moins treize, censés développer les vertus civiques et propager l’amour de la loi, la nomophilie étant alors un élément clef de la définition de la liberté. En parallèle, faut-il s’étonner de l’existence de propositions voire de lois – certes éphémères – visant à contenir l’étendue du suffrage masculin en le réservant aux chefs de famille ? Ou de celle d’avant-garde du député Domingos Borges de Barros (p. 198), qui voulait accorder le droit de vote aux mères de famille nombreuse, pourvu que leur progéniture ait été conçue dans le sacro-saint cadre du mariage ? Une manière de contrer, dans les deux cas, les êtres passionnés que sont les célibataires et les « géniteurs voyageurs », principales cibles des démagogues de ce temps… Enfin, le fait que le pouvoir modérateur ait déjà été discuté en 1820-1822 – et soutenu par quelques figures comme José Liberato – ne doit pas faire oublier que ce quatrième pouvoir a aussi vocation à contenir l’ochlocratie. Son adoption pionnière dans la Constitution brésilienne de 1824 et la Charte constitutionnelle portugaise de 1826 ne saurait être le fruit du hasard dans des pays potentiellement aussi instables que les contrées hispaniques et hispano-américaines.
Ces quelques pistes ne sauraient en tout état de cause qu’embellir un authentique monument, dont nous attendons avec impatience la suite programmée.
Oscar Ferreira
CREDESPO – Université de Bourgogne.
Pour citer cet article :
Oscar Ferreira « Vital Moreira/José Domingues, História constitutional portuguesa. Volume II », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/vital-moreirajose-domingues-historia-constitutional-portuguesa.-volume-ii-1998]