La nouvelle théorie du common good constitutionalism : entre autoritarisme illibéral et déni du constitutionnalisme ?
Cela fait désormais près de quatre décennies que les conservateurs dominent les instances juridictionnelles des Etats-Unis, en particulier la Cour suprême. Cette emprise conservatrice a pu se faire grâce à l’alliance formée, dans la deuxième moitié du XXe siècle, entre les libertariens et les traditionalistes, les deux principales composantes du mouvement conservateur actuel. Bien que les décisions de la Cour suprême des Etats-Unis, au cours de ces quatre décennies, aient, dans l’ensemble, répondu aux attentes de la branche libertarienne du mouvement conservateur, elles sont en revanche restées en deçà de celles de la faction traditionaliste sur le plan social et culturel. La montée de la déception dans les rangs de cette dernière a fini par engendrer une fronde interne, conduisant à l’émergence d’une nouvelle faction au sein du mouvement conservateur désigné sous le nom de « post-libéraliste ». La théorie du common good constitutionalism au cœur de la présente étude constitue l’expression doctrinale de ce mécontentement croissant au sein de la branche traditionaliste. Élaborée par le professeur de l’Université d’Harvard Adrian Vermeule, l’une des figures de proue de la nouvelle faction poste-libérale, elle ambitionne de supplanter la théorie originaliste, jusque’à là dominante au sein du mouvement conservateur. Cette étude se propose alors d’analyser les revendications légales de cette nouvelle théorie et d’examiner la manière dont elle a été accueillie, tant par la faction libertarienne du mouvement conservateur que par le courant progressiste de la doctrine juridique américaine. Au-delà des questions relatives à la validité juridique et à la cohérence interne de cette nouvelle théorie, la présente étude offre une grille de lecture des dynamiques actuelles au sein du mouvement conservateur permettant d’appréhender les mutations récentes et futures du conservatisme, tant dans ses dimensions politiques que juridiques.
Common Good Constitutionalism : A Blend of illiberal authoritarianism and constitutionalism without constraint
For the last four decades, conservatives have held an hegemonic role within the judicial institutions of the United States, most notably the supreme court. This conservative hegemony was accomplished through the coalition between the libertarian and the traditionalist factions, the two main components of the modern conservative movement. While the supreme courts rulings have heavily satisfied the objectives of the libertarian wing, they have failed to fulfil traditionalists’ expectations on social and cultural issues. The growing frustration among traditionalists eventually ignited an internal revolt within the conservative movement, culminating in the creation of a new “post-liberal” faction. The theory of common good constitutionalism at the heart of this study embodies the tipping point of the growing dissatisfaction among traditionalists. The intellectual brainchild of Harvard Law Professor Adrian Vermeule, one of the key figures of the new post-liberal faction, it seeks to dethrone originalism, until now, the reigning theory within the conservative movement. This study therefore undertakes a dual task : first, analyze the legal claim of this new theory, and second, examine its reception both by the libertarian faction of the conservative movement and by the progressive scholars of the legal academy. Moving beyond questions of legal validity and internal coherence, this body of work provides a framework for understanding contemporary internal dynamics within the conservative movement, thereby offering insights on the ongoing and prospective transformations of American conservatism in both its political and legal manifestations.
« Dans la mesure où l’État libéral est par essence non théocratique, la crise du libéralisme ouvre la porte à des régimes explicitement théocratiques ». C’est l’observation faite en 2020 par Micah Schwartzman et Richard Schragger, deux professeurs de droit à l’Université de Virginie, concernant l’émergence croissante de mouvements illibéraux dans le monde occidental due en partie à la récente contestation du projet libéral. Selon ces juristes, les évolutions et les développements futurs en matière de doctrine et de jurisprudence seront largement influencés par ces revendications illibérales. Leurs propos s’avéreront prémonitoires. Au cours de l’année 2020, plusieurs auteurs commencent à plaider en faveur d’un changement du droit positif américain. Parmi les propositions qu’ils mettent en avant, on trouve des mesures qui s’écartent des principes libéraux au sens anglo-saxon du terme, telles que l’interdiction du mariage entre les personnes du même sexe, la criminalisation de l’avortement, des restrictions sur la contraception, la mise en place de camps gouvernementaux pour les thérapies de conversion des personnes homosexuelles ou transgenres, l’interdiction des traitements et des opérations de réattribution sexuelle, l’encadrement du divorce, la criminalisation de la pornographie, la mise en place des critères religieux pour l’obtention de certaines fonctions publiques, le retour de l’enseignement biblique, du créationnisme et de la moralité chrétienne dans les écoles publiques, le financement intégral des écoles chrétiennes par les deniers publics et la mise en place des sanctions pénales pour les blasphèmes et les critiques à l’égard du gouvernement.
Ce sont quelques-unes des revendications d’une faction montante au sein du mouvement conservateur américain, dont les membres sont désignés sous le nom de postliberal. Ces derniers comptant dans leurs rangs des universitaires, des hommes politiques, des essayistes et des théoriciens politiques entendent remettre en cause le consensus libéral issu de la Seconde Guerre mondiale. Ils récusent le liberalism dans toutes ses dimensions : politique, économique et juridique. Ils définissent ce dernier comme un « engagement fondamental à l’égard de l’autonomie de l’individu, de sa raison et de ses désirs, qui implique que le principal objectif de l’action politique doit être une libération toujours plus grande des capacités humaines des contraintes – politiques, sociales, économiques, voire biologiques – qui entravent l’accomplissement maximal de cette autonomie, dans la mesure où cela est compatible avec un accomplissement similaire pour tous ». Selon eux, l’adhésion inconditionnelle au liberalism par les deux partis dominants – le parti démocrate et le parti républicain – a entraîné une excessive autonomie individuelle, notamment sexuelle, l’affaiblissement de l’Église en tant qu’institution, le déclin de la masculinité traditionnelle, et les pires excès du capitalisme financier. Ils prônent alors un changement d’idéologie au sein du mouvement conservateur.
Ce dernier peut être subdivisé en deux groupes : d’une part les libertariens et d’autre part les traditionalistes, également désignés sous le terme de conservateurs sociaux. Réunis au sein du mouvement conservateur depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et malgré leurs divergences idéologiques, ils ont cherché à promouvoir ensemble les objectifs les plus largement acceptés du mouvement conservateur, sous l’influence du fusionism élaboré par le libertarien Frank Meyer, en réponse à la montée du communisme après-guerre. Cette théorie avait proposé une unité philosophique qui avait incité les deux factions à se liguer contre, ce qui était perçu comme la volonté des partisans du liberalism d’imposer leurs modèles idéologiques par le biais de l’État. Un État peu centralisé et peu puissant devait ainsi permettre de soustraire l’ordre économique et social établi des contrôles de l’État.
À partir des années 1970-1980, ce pacte, et spécifiquement l’engagement de neutralité de l’État qu’il contenait, a commencé à être contesté par certains auteurs se désignant comme postliberal, appartenant à l’aile droite de la faction traditionaliste du mouvement conservateur. Ils estimaient que ce pacte avait donné la priorité aux objectifs du libertarianisme au détriment d’autres considérations, ce qui aurait gravement compromis la santé du système politique. Ils considéraient également que l’exigence de neutralité de l’État faisait obstacle à la réalisation des objectifs de la faction traditionaliste du mouvement conservateur. Ils se sont alors mis à soutenir la position selon laquelle, les conservateurs devraient commencer à se servir des leviers du pouvoir d’État pour atteindre leurs objectifs traditionalistes. La frustration grandissante parmi les conservateurs postliberal, due à ce qu’ils percevaient comme la mise de côté des objectifs du conservatisme social au profit de ceux du conservatisme libertarien, devenait de plus en plus difficile à contenir. Ce mécontentement s’est accentué après que les conservateurs ont pris le contrôle de la présidence en 1969 avec l’élection du président Nixon, et plus tard lorsqu’ils ont acquis la majorité au sein des instances judiciaires du pays, notamment en 1986 avec la promotion du juge conservateur William Rehnquist au poste de Chief Justice de la Cour suprême des États-Unis.
Cette frustration au sein de la faction postliberal du mouvement conservateur a atteint son comble le 15 juin 2020 lorsque la Cour suprême, sous la plume du juge conservateur Neil Gorsuch, a rendu l’arrêt Bostock. Dans cet arrêt, la Cour suprême a déclaré qu’un employeur ne pouvait, sans méconnaître le titre vii du Civil Rights Act de 1964 interdisant la discrimination sur la base du sexe, licencier son employé à l’unique motif qu’il fût homosexuel ou transgenre. Cette décision a été perçue par les postliberal comme la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, une nouvelle décision judiciaire dont l’issue aurait été déterminée par les impératifs de l’idéologie liberal au détriment des principes défendus par le conservatisme social. À l’occasion donc de cette décision, les conservateurs postliberal saisissent l’opportunité de formuler des critiques à l’égard de l’ensemble du mouvement conservateur. Certains conservateurs ont même argué que cette décision a symbolisé la fin de l’entente harmonieuse entre la faction libertarienne et la faction traditionaliste au sein du mouvement conservateur.
Sur le plan légal, des critiques ont été également adressées à la théorie originaliste, la doctrine d’interprétation prédominante au sein du mouvement conservateur américain depuis les années 1970. Le maintien ou l’expansion d’une partie de la jurisprudence liberal de la Cour suprême des années 1950 et 1960, période de domination progressiste, par la Cour suprême contemporaine désormais contrôlée par les conservateurs, avait aggravé le sentiment de négligence voire de rejet des valeurs sociales conservatrices. Les prétentions neutres et objectives de la théorie originaliste, ainsi que son penchant positiviste, avaient été identifiées comme étant à l’origine de cette jurisprudence progressiste en matière sociale d’une Cour suprême pourtant majoritairement constituée de conservateurs.
Les critiques à l’égard de l’originalisme ont eu un écho percutant à l’occasion d’un article publié par le professeur de la prestigieuse université de Harvard, Adrian Vermeule, dans le magazine The Atlantic en 2020, intitulé Beyond originalism. Dans cet article, Adrian Vermeule esquisse une nouvelle théorie, le common good constitutionalism, ou le constitutionnalisme du bien commun. Il y critique d’abord la théorie originaliste, considérant qu’elle a « désormais perdu son utilité et est devenue un obstacle au développement d’une approche robuste et essentiellement conservatrice du droit constitutionnel et de son interprétation ». Ensuite, reflétant la montée de l’illibéralisme dans le monde, il a érigé une distinction entre sa théorie basée sur un « légalisme illibéral » et l’originalisme qui selon lui, « se contente généralement de jouer défensivement dans le cadre des règles procédurales de l’ordre libéral ». Ensuite, plus qu’une simple théorie d’interprétation constitutionnelle, la théorie du common good constitutionalism se veut une théorie décrivant le concept même du droit et de sa normativité. À cet égard, le common good constitutionalism se présente comme une théorie anti-positiviste. Enfin, le constitutionnalisme d’Adrian Vermeule se présente également comme un constitutionnalisme positif dans lequel le pouvoir exécutif, plus précisément la présidence et sa bureaucratie administrative ont pour mission « d’aider à orienter les individus, les associations et la société en général vers le bien commun, et que l’exercice d’un pouvoir fort dans l’intérêt d’atteindre ce bien commun est tout à fait légitime ». Selon lui, l’État, incarné par le pouvoir exécutif, ne doit hésiter, dans l’intérêt du « bien commun », à promouvoir et à « légiférer sur la moralité », et si nécessaire même « contre les perceptions de ce que les sujets considèrent le mieux pour eux ».
Les déclarations, les sous-entendus et les implications contenues dans l’article de Vermeule ont fait couler beaucoup d’encre. Le 7 février 2022, ce dernier a fait paraître un ouvrage intitulé « common good constitutionalism » dans lequel il a développé et précisé davantage sa théorie. Au sein du camp conservateur, les divergences d’opinions quant à l’accueil de la théorie de Vermeule ont permis de mettre au grand jour l’ampleur des divisions actuellement présentes au sein de ce mouvement. Il est important de noter que la pression montait au sein du camp conservateur, à mesure que la Cour suprême se préparait à examiner l’affaire Dobbs, une affaire susceptible de mettre fin à la protection fédérale du droit à l’avortement. Les conservateurs traditionalistes ont réservé, dans l’ensemble, un accueil des plus favorables à cette nouvelle théorie. Du côté des détracteurs de la nouvelle théorie du professeur Vermeule, le jugement a été sans appel. Plusieurs auteurs ont qualifié cette dernière de « despotisme modéré », « d’autoritarisme exécutif » et d’« extrémiste ». Adrian Vermeule est même qualifié de « fasciste ». Malgré la pertinence de ces critiques, il importe de focaliser l’attention principalement sur la crédibilité juridique de la théorie en question.
Le common good constitutionalism résulte en réalité de deux exigences à concilier : une exigence politique et une exigence juridique. D’une part, Vermeule devait satisfaire les revendications de la faction postliberal au sein du mouvement conservateur, et d’autre part, il devait élaborer une théorie constitutionnelle solide capable de rivaliser, sur le plan théorique, avec les deux principales approches d’interprétation constitutionnelle aux États-Unis : la théorie progressiste de la Constitution vivante et la théorie conservatrice de l’originalisme. Or cette réconciliation n’a jamais eu lieu. En cherchant à répondre de manière excessive aux revendications politiques de ses collègues postliberal, l’accent mis sur la dimension politique a éclipsé celui accordé au juridique dans l’élaboration de la théorie du common good constitutionalism. Ce déséquilibre a abouti à une théorie peu cohérente, peu rigoureuse et difficile à catégoriser. Il est difficile par exemple de déterminer si sa théorie est une théorie juridique ou une théorie politique. En outre, dans le premier cas, s’agit-il d’une simple théorie sur l’interprétation de la Constitution, d’une théorie plus générale sur le constitutionnalisme, ou encore d’une théorie sur le concept même du droit ? Au regard de ces ambiguïtés, il est légitime de s’interroger sur la crédibilité juridique de la théorie du common good constitutionalism, et plus précisément, comment celle-ci a perdu son ancrage juridique pour s’effondrer en une simple théorie politique. Malgré une dimension politique sous-jacente (I), l’utilisation inhabituellement excessive du droit à des fins politiques à laquelle le professeur Vermeule s’est livré a engendré une théorie défaillante, tant sur le plan formel que substantiel. Cette instrumentalisation excessive a eu pour conséquence de porter atteinte à l’idée même de constitutionnalisme, à savoir une limitation légale et effective du pouvoir politique. Cela remet en cause la théorie du professeur, qui s’avère ne pas véritablement relever du constitutionnalisme (II).
I. Le common good constitutionalism : une juridicisation assumée du politique
Selon le professeur Brian Tamanaha, « presque toutes les perspectives théoriques et empiriques majeures sur le droit qui circulent aujourd’hui ont été développées dans les années 1960 et 1970, ou ont leurs racines dans cette période, et caractérisent le droit en des termes fondamentalement instrumentaux ». Il n’est donc pas surprenant que Vermeule ait adopté une approche aussi instrumentale dans le développement de sa théorie. En concevant le droit comme un moyen d’arriver à ses fins conservatrices, il a cherché à s’assurer que le volet social du conservatisme politique peut à la fois être envisagé comme une exigence dérivant du droit constitutionnel (A) et une source de légitimité de l’autorité politique désignée (B).
A. La politisation de la substance du constitutionnalisme
Le common good constitutionalism se présente comme une réaction à la jurisprudence perçue comme trop liberal de la Cour suprême des États-Unis, malgré la prédominance conservatrice dans cette dernière (1). Dès lors, l’enjeu pour Vermeule consiste à élaborer une justification théorique visant à placer les valeurs socialement conservatrices au-dessus de celles du liberalism et, plus important encore, au-dessus du droit positif (2).
1. Un constitutionnalisme réactionnaire
Dans son ouvrage Common Good Constitutionalism, Vermeule s’oppose, dès le début, à l’idée selon laquelle les théories originaliste ou celle de la constitution vivante auraient la prééminence dans la détermination du contenu du droit constitutionnel américain. Cette opposition constitue une réaction contre les réformes sociales et politiques engendrées ou véhiculées par le biais de ces théories.
Dans le common good constitutionalism, la première cible a été le concept politique de liberalism ainsi que ce qu’il a désigné comme le « progressive constitutionalism » probablement en référence à la théorie du « living constitutionalism », prédominante au sein du camp progressiste pour l’interprétation constitutionnelle. Il définit le liberalism comme « la doctrine selon laquelle la tâche centrale de la politique est de promouvoir l’autonomie individuelle et de garantir ses préconditions ». Il critique le liberalism politique, car ce dernier enjoindrait à l’État d’adopter une position de stricte neutralité sur ce qu’on pourrait appeler les questions de bonne vie. En effet, selon ce dernier, les décisions politiques devraient, dans la mesure du possible, être indépendantes de toute conception particulière de la bonne vie ou de ce qui donne de la valeur à la vie.
Adrian Vermeule soutient qu’il est indispensable d’opérer une distinction claire entre le constitutionnalisme et le liberalism. L’objet du droit, notamment constitutionnel, devrait être, selon lui, non pas la promotion de l’autonomie individuelle, mais la promotion du « bien commun des sujets de droit en tant que membres d’une communauté politique florissante ». Il semble, à première vue, adopter une vision communautaire du droit et de la société qui évoque celle d’autres auteurs communautaires tels que Michael Walzer, Charles Taylor, Alasdair Maclntyre et Michael Sandel. Pour Vermeule, la théorie du living constitution serait la transposition dans le domaine constitutionnel du liberalism politique. Il définit celle-ci comme une théorie « enracinée dans une mythologie particulière de libération sans fin de l’individu par le dépassement continu du passé réactionnaire ». Selon lui, cette approche politiserait le droit et « déforme[rait] la réelle nature du droit en l’instrumentalisant pour servir la volonté des individus qui cherchent la libération de toutes les contraintes non choisies ».
Les cibles suivantes de Vermeule dans son ouvrage sont l’originalisme et le positivisme juridique qu’il envisage comme indissociables. Il concentre sa critique sur la dernière vision en date de l’originalisme, l’« original public meaning ». Selon cette dernière, « le sens originel et immuable d’une disposition constitutionnelle est soit (1) ce qu’une personne raisonnable qui connaissait les faits disponibles publiquement sur le contexte de sa rédaction aurait compris, soit (2) ce que des membres alphabétisés et informés du public comprenaient réellement, au moment de sa promulgation ». Les auteurs originalistes considèrent également que l’« original public meaning » devrait contraindre la pratique constitutionnelle des juges et des autres branches du pouvoir. L’originalisme prétendrait donc à l’objectivité et à la neutralité, car il permettrait de remplacer la volonté du juge-interprète par celle de l’autorité qui a initialement fixé le contenu de la loi positive, en l’occurrence, constitutionnelle. C’est cette prétention que conteste Adrian Vermeule. Reprenant les critiques déjà formulées par Ronald Dworkin, il considère que l’originalisme est une illusion portant sur un débat futile relatif au « contenu sémantique abstrait des mots ». Selon lui, en l’absence de la connaissance de la rationalité de l’autorité qui a promulgué le texte, et le niveau de généralité auquel le texte devrait être lu, cette démarche originaliste serait inévitablement chargée d’assomptions normatives, contrairement aux prétentions des partisans de cette théorie. Son aversion à l’égard du positivisme juridique résulte, quant à lui, du fait qu’il considère le droit comme un domaine de moralité politique. Par conséquent, l’interprétation de la constitution est un acte qui, selon lui, devrait être guidé par des principes moraux. Vermeule considère que l’originalisme est hostile à cette approche anti-positiviste. Quand bien même il aborde dans son ouvrage les différents arguments d’ordre moral récemment avancés par certains originalistes visant à dissocier l’originalisme de la théorie positiviste, il les rejette d’un revers de main, considérant que « toutes tentatives visant à associer l’originalisme à la vision classique du droit [droit naturel] sont finalement incohérentes, une tentative de mélanger l’huile et l’eau ».
Après avoir caractérisé d’une part la théorie de la constitution vivante et le liberalism comme une instrumentalisation stratégique du droit par les progressistes, et d’autre part l’originalisme et le positivisme comme des constructions illusoires et inefficaces pour la découverte du sens de la constitution, Vermeule entreprend ensuite d’expliquer la manière dont la Constitution devrait être interprétée.
2. Un constitutionnalisme idéologique
Vermeule tente de donner une dimension objective à des principes politiquement conservateurs et controversés. Cette tentative vise à atteindre son objectif, annoncé dans son article Beyond Originalism, selon lequel la Constitution américaine doit être interprétée à l’aune des valeurs politiquement conservatrices. Ainsi, toute question juridique qui ne s’alignerait pas avec les valeurs du conservatisme politique serait jugée contraire à la Constitution. Le conservatisme politique devient alors un critère d’évaluation de la légalité, notamment constitutionnelle. Dans le common good constitutionalism, il semblerait alors que la Constitution ne constitue plus une limitation légale du pouvoir politique, mais une contrainte politique.
Le professeur de Harvard explique son raisonnement en plusieurs étapes successives. Il commence par s’aventurer dans le domaine de la théorie du droit. Il entreprend très sommairement de donner sa conception de celle-ci, qui n’est résolument pas positiviste. Il déclare dans son ouvrage que le common good constitutionalism « n’est pas du positivisme juridique […], il ne confond pas nécessairement le droit avec les règles établies par ceux qui sont autorisés à le faire par les conventions sociales ». Mobilisant des auteurs connus pour leur défense du droit naturel, tels que le théologien Saint-Thomas d’Aquin, et les philosophes John Finnis, Lon Fuller et Ronald Dworkin, il défend une approche jusnaturaliste du droit qu’il a également appelé « la tradition classique ». Cette approche jusnaturaliste serait la plus légitime, car elle aurait été au cœur du monde juridique américain jusqu’à la deuxième moitié du xxe siècle, avant son remplacement par le positivisme juridique.
Vermeule procède ensuite à une présentation à deux niveaux de sa théorie du common good constitutionalism. Le premier niveau correspondrait à une tentative visant à poser le cadre général de sa théorie dont le contenu du « bien commun » resterait à déterminer. Par cette approche, il rejoint les autres défenseurs du droit naturel qui soutiennent que la fonction du droit est de pourvoir au bien commun, et qu’il existe donc une rationalité essentielle à laquelle les lois, telles qu’elles sont articulées par les êtres humains, doivent être évaluées. La nature illibérale de la théorie de Vermeule se révèle lorsqu’il affirme que le droit est « une ordonnance de la raison pour le bien commun » ayant donc pour finalité l’épanouissement d’une communauté politique « bien ordonnée ». Ce « bien commun », qui ne serait plus individuel, mais collectif, est défini comme « un état de choses dans lequel chaque individu au sein d’une communauté politique ainsi que la communauté politique dans son ensemble s’épanouissent ». Il renvoie à des conditions politiques qui favorisent « la santé, la sécurité, la sécurité économique » d’une communauté. Selon Vermeule, le terme « santé » peut être entendu non seulement au sens littéral et physique « mais aussi métaphorique et social ». Le professeur Randy Barnett souligne que la « santé » métaphorique et sociale à laquelle Vermeule fait référence est morale. De manière globale, la « santé » impliquerait la promotion de politiques et conditions sociales structurelles, économiques et morales qui permettent l’épanouissement d’une communauté. Afin de créer ces conditions matérielles, la promotion de « principes moraux substantiels qui conduisent au bien commun » serait nécessaire. Selon Vermeule, ces principes moraux doivent « être lus dans les généralités majestueuses et ambiguës de la Constitution écrite ».
L’orientation positive du constitutionnalisme du bien commun de Vermeule se manifeste par le fait que les pouvoirs publics seraient tenus de promouvoir une « vision substantielle du bien » et ne devraient pas hésiter à « légiférer sur la moralité ». Pour justifier le bien-fondé d’une telle approche, Vermeule fait appel au philosophe libéral Ronald Dworkin et à sa théorie de « fit and justification ». Selon cette théorie, pour dire le droit, le juge devrait déterminer quels principes présentent une certaine adéquation avec l’histoire institutionnelle antérieure du système juridique en question, puis décider l’affaire en question d’une manière qui est en cohérence avec les meilleurs principes moraux parmi ceux-ci. Cette démarche aurait pour conséquence de réduire la marge de subjectivité inhérente à la tâche du juge. Selon Vermeule, la prétention restaurationniste de sa théorie répondrait à cette exigence dans la mesure où elle viserait uniquement à restaurer une approche qui trouve ses origines dans la fondation américaine et du droit romain et qui aurait été indûment remplacée par le positivisme juridique en droit américain.
Le deuxième niveau de sa théorie évoquerait une tentative par Vermeule de remplir le contenu du « bien commun » et exprimerait sa propre vision personnelle de la meilleure façon de donner de la substance à sa théorie. Sa propre vision du « bien commun » semble en réalité être dictée par des valeurs religieuses « judéo-chrétiennes ». Elle nécessiterait, entre autres, la prohibition de la production et de la diffusion des matériels pornographiques et de l’obscénité. Sans le dire explicitement, Vermeule laisse penser que le mariage entre les personnes du même sexe tomberait également sous le coup des interdictions. La jurisprudence liberal de la Cour suprême relative à la liberté d’expression, à l’avortement, aux libertés sexuelles et aux questions connexes serait, du fait d’être basée sur une conception « radicale » de l’autonomie corporelle, également contraire au « bien commun ». En outre, sans le mentionner explicitement, mais cela peut se déduire des nombreuses références religieuses dans son ouvrage, la jurisprudence de la Cour suprême dans le domaine de séparation de l’Église et de l’État serait également modifiée pour mieux refléter les exigences du « common good ». Enfin, dans d’autres travaux, Vermeule avait déjà soutenu que la politique d’immigration américaine devrait accorder une priorité d’admission aux individus de confession catholique. D’autres auteurs du mouvement postliberal comme le professeur Conor Casey ont également proposé leurs propres visions substantiellement conservatrices et nationalistes du « bien commun », notamment dans le domaine économique.
L’essence illibérale de la théorie du common good constitutionalism se manifeste de manière encore plus flagrante lorsqu’on observe que les libertés individuelles et la démocratie ne possèdent aucune valeur intrinsèque. Elles ne revêtiraient d’importance que dans la mesure où elles contribueraient à la réalisation du bien commun. À cet égard, s’agissant des libertés individuelles, Vermeule soutient qu’elles existent « pour servir, et sont délimitées par, une conception de la justice qui est elle-même ordonnée au bien commun ». Les libertés individuelles seraient donc définies à l’aune des exigences du bien commun, car contrairement au liberalism, le common good constitutionalism ne ferait pas « de la liberté un fétiche, mais protégerait les libertés en tant que parties intégrantes du bien commun et en tant que contributions à celui-ci ». La démocratie ne bénéficierait pas non plus d’un meilleur sort dans la théorie de Vermeule. Il indique à ce sujet que la démocratie, « au sens moderne de la démocratie électorale de masse, ne bénéficierait d’aucun privilège particulier ». Selon lui, la révérence à son égard « dépend de ce que signifie la démocratie et encore plus important, des fins auxquelles elle est utilisée et de la manière dont elle est justifiée ».
Cette approche permet essentiellement à Vermeule de justifier des principes et des valeurs politiquement conservateurs et controversés en les présentant comme faisant partie intégrante du droit existant, voire comme indispensables à son fonctionnement et sa conception. C’est dans cette perspective que Vermeule souligne alors les implications de son approche jusnaturaliste. Selon lui, « la validité des propositions juridiques dépend parfois de la validité des propositions morales ». Ainsi, faisant écho aux propos du théologien Saint-Thomas d’Aquin, le droit à proprement parler inclurait le droit positif, mais également des critères et des principes moraux à l’aune desquels, le droit positif doit être évalué. Le droit naturel pourrait influencer occasionnellement le contenu du droit positif, mais il permettrait également aux autorités compétentes de décider librement du contenu de ce droit. Par ailleurs, le constitutionnalisme du bien commun confie cette tâche à des organes très spécifiques.
B. La politisation de la structure du constitutionnalisme
Le constitutionnalisme du bien commun se distingue par son caractère positif. En effet, à la différence du constitutionnalisme libéral qui impose au pouvoir politique un rôle négatif de neutralité et de non-intervention, il confère au pouvoir politique la mission d’agir activement en faveur du « bien commun ». Dans le common good constitutionalism, la prérogative de définir et de poursuivre le bien commun semble être exclusivement dévolue à l’organe exécutif (1), tandis que l’organe judiciaire en paraît exclu (2).
1. Un pouvoir exécutif discrétionnaire
Dans le cadre du common good constitutionalism, l’exécutif, symbolisé par la présidence et son appareil bureaucratique, assume un rôle de pouvoir constituant. Sa responsabilité principale est de définir et de poursuivre le bien commun. Ses actions sont en retour légitimées par ce bien commun. En d’autres termes, l’exécutif semble être érigé en décideur de ce qui est conforme à la loi et de ce qui ne l’est pas.
Pour savoir quelles autorités peuvent déterminer et promouvoir le bien commun, Vermeule a recours à nouveau à une présentation à deux niveaux de sa théorie. Dans sa version générale, le bien commun, quand bien même il légitime et contraint les actes des autorités compétences, reste agnostique quant à la nature des institutions et la répartition du pouvoir décisionnel entre elles dans une société politique donnée. Sa théorie serait donc compatible avec divers arrangements institutionnels pourvu que le bien commun soit assuré. L’agnosticisme de celle-ci jouerait tant sur le plan de la conception institutionnelle que sur la répartition des différents rôles et pouvoirs au sein de ces institutions. L’adhésion à sa théorie ne présupposerait donc pas l’adoption d’une conception particulière du principe de séparation des pouvoirs. Selon le professeur de l’Université de Harvard, la détermination de ces arrangements institutionnels serait contingente. Elle relèverait davantage d’un jugement prudentiel et dépendrait des conditions prévalentes dans une communauté politique donnée et de ce qui est le mieux à même de garantir le bien commun.
Parallèlement à ce cadre général, Vermeule propose sa propre vision de la structure institutionnelle la plus adéquate pour assurer le bien commun. Il affirme que la branche exécutive est la branche la plus adéquate pour déterminer et assurer le bien commun. Selon lui, la présidence et sa bureaucratie administrative composent la branche supérieure en raison de leur capacité institutionnelle à exercer « un pouvoir public discrétionnaire large et profond pour résoudre les problèmes sociaux et économiques contemporains auxquels le système politique est confronté ». La branche exécutive serait plus apte « à promouvoir l’intégration de préceptes moraux substantiels et précieux dans les ordonnances juridiques ». Dans son article « Bureaucracy and Mystery », il soutient que, « l’État administratif pourrait être mis à profit pour promouvoir la religion ». Ce dernier y parviendrait en éliminant les obstacles juridiques et économiques à la pratique religieuse et en promouvant directement et positivement les valeurs religieuses. Vermeule prône en réalité un président doté de pouvoirs étendus, soutenu par une administration centralisée, capable de promouvoir et de mettre en œuvre un programme conservateur sur le plan social. Cette vision présidentielle et centralisée du régime américain reflète à la fois la position défendue par Vermeule dans ses écrits antérieurs, et l’approche adoptée par les conservateurs envers l’exécutif après l’élection du président Nixon en 1969. Elle évoque également la vision du célèbre juriste allemand Carl Schmitt, souvent cité, de manière superficielle, par le professeur d’Harvard dans son ouvrage, et envers lequel il semble nourrir une certaine admiration. Pour ce dernier, le président serait plus qu’une simple créature de la constitution. Il serait « l’agent qui peut maintenir l’unité et sauvegarder la substance de la Constitution », il serait également le « gardien le plus crédible ».
Selon Vermeule, l’État, par le biais de l’organe exécutif, devrait se voir octroyer « des pouvoirs considérables » afin de « freiner les revendications sociales et économiques des libéraux de la bourgeoisie urbaine, qui placent si souvent leurs propres satisfactions financières et sexuelles et le bien de leur classe ou de leur milieu social au-dessus du bien commun ». Sur un ton plus menaçant, Vermeule soutient que l’État doit être en mesure de poursuivre le bien commun, « y compris contre les perceptions que les sujets ont de ce qui est le mieux pour eux ». Et enfin, l’État doit avoir les moyens d’encourager « les sujets à former des désirs plus authentiques » et de leur inculquer « de meilleures habitudes et croyances qui suivent et favorisent mieux le bien-être collectif ».
L’orientation positive du constitutionnalisme du bien commun prônée par Vermeule a également eu une influence sur le principe du fédéralisme. La portée effective de ce principe serait aussi subordonnée aux exigences du bien commun. Vermeule critique le principe de fédéralisme tel qu’il est conçu dans le cadre du constitutionnalisme libéral, le qualifiant de principe marqué par le « libertarianisme ». Il qualifie cette influence comme une prescription négative qui interdit à l’autorité hiérarchique d’intervenir même lorsque la réalisation du bien commun est en jeu. Il propose de le remplacer par le principe de subsidiarité, ce qui permettrait à l’autorité publique au niveau supérieur du système d’exercer un pouvoir extraordinaire pour réaliser ce qui est nécessaire pour le bien commun. Selon Vermeule, l’intervention résolue du pouvoir fédéral pour suppléer l’État fédéré au nom du bien commun représenterait à la fois un impératif moral et une source de légitimité pour ce premier. Cette centralisation du pouvoir politique entre les mains de l’exécutif et du pouvoir fédéral soulève des interrogations quant au rôle du pouvoir judiciaire dans le common good constitutionalism. Ces questions revêtent une importance accrue étant donné que la judiciarisation de la politique et l’expansion du pouvoir judiciaire représentent sans doute l’un des développements les plus significatifs de l’histoire de l’État depuis la fin du xxe siècle, au point que certains observateurs évoquent même l’émergence d’une « juristocratie ».
2. Un pouvoir judiciaire démissionnaire
Dans le cadre du common good constitutionalism, le rôle du pouvoir judiciaire demeure ambigu dans trois domaines : les droits et libertés individuelles, le principe de fédéralisme, et la définition du « bien commun ». En revanche, ce qui n’est pas sujet à ambiguïté, c’est que ce rôle est relégué à un second plan. Les devoirs et obligations du pouvoir judiciaire apparaissent désormais tributaires des impératifs du « bien commun » déterminés, nous venons de le voir, par l’exécutif.
Dans le cadre du constitutionnalisme illiberal de Vermeule, nous l’avons constaté, la protection des libertés individuelles et le respect du principe du fédéralisme ne seraient plus considérés comme des missions centrales du pouvoir judiciaire. Quant à la question de savoir si le pouvoir judiciaire participe à définir et à promouvoir le bien commun, Vermeule a offert des réponses divergentes.
Dans certains passages de son ouvrage, il avance que les juges, tout comme les pouvoirs exécutif et législatif, ont le devoir de déterminer les principes constitutionnels en fonction du bien commun. Dans d’autres, il soutient que « la tradition classique, en elle-même, ne permet pas aux juges en particulier de gouverner arbitrairement au nom du bien commun ». Il précise en guise de clarification que la réalisation du bien commun au sein d’un système donné pourrait nécessiter une répartition des fonctions entre les institutions, de manière à ce que toutes ne visent pas directement la promotion du bien commun. Le rôle du juge dans le common good constitutionalism semble se clarifier au fur et à mesure de la lecture de son ouvrage. Selon Vermeule, les juges « devraient largement s’en remettre aux autorités politiques dans les limites du raisonnable » afin de donner à ces dernières « une marge de manœuvre suffisante pour [leur] permettre de promouvoir le bien commun ». À ce titre, Vermeule avertit que le bien commun « exigera très souvent que les juges se conforment aux jugements raisonnables et orientés vers le public des législateurs, dans le cadre de leur compétence constitutionnelle ». Dans la mesure où ces autorités agiraient en faveur du bien commun et prendraient des décisions en apparence raisonnables et non arbitraires, il serait attendu que les juges leur accordent une certaine déférence. Se référant à la bureaucratie administrative, Vermeule soutient que, étant donné la mission ardue de cette dernière relative à l’application des principes généraux émanant des actes du Congrès, les juges devraient accorder une large marge d’appréciation à cette dernière.
Il apparaît donc que le rôle du pouvoir judiciaire est circonscrit. Selon le professeur de l’Université d’Harvard, le contrôle juridictionnel des actes des autorités politiques devrait se limiter à déterminer si l’autorité a agi dans les limites de sa compétence ; si elle a poursuivi un objectif public raisonnable et si les moyens mobilisés paraissent rationnels. Le juge ne pourrait alors invalider les décisions adoptées par les autorités publiques que si ces critères ne sont pas respectés. Il s’agit, à première vue, d’un contrôle visant à vérifier la légalité et la rationalité des décisions prises par les autorités compétentes. Vermeule a recours au théologien Saint-Thomas d’Aquin pour légitimer la déférence du pouvoir judiciaire envers les autorités politiques. Selon ce dernier, partisan du droit naturel, la sagesse serait plus répandue parmi les autorités politiques que parmi les juges, ces derniers étant contraints de prendre des décisions dans des délais courts. De plus, le temps de réflexion prolongé dont disposeraient les autorités politiques leur permettrait d’anticiper les événements futurs et de formuler des décisions abstraites, une possibilité qui ne serait pas accessible aux juges, contraints de se concentrer sur les circonstances immédiates lors de leurs délibérations.
Dans d’autres passages de son ouvrage, Vermeule devient à nouveau ambigu quant à la portée réelle de l’intervention du pouvoir judiciaire. Tel est le cas lorsqu’il répète qu’il incombait au juge de se demander « si le tribunal est confronté au cas non standard où l’ordonnancement rationnel de l’autorité pour le bien commun a été imparfaitement capturé par ce que l’autorité a dit, lu à la lumière de principes plus larges en arrière-plan ». Or il est difficile de concevoir comment le juge pourrait exercer un tel contrôle sur les actes des autorités publiques sans émettre une véritable appréciation sur le contenu du bien commun. Les travaux universitaires antérieurs du professeur nous offrent un aperçu de la perception qu’il a du pouvoir judiciaire. Ces derniers ont principalement véhiculé l’idée selon laquelle les complexités techniques et réglementaires des affaires et de la vie dans les États modernes et l’absence de compétences suffisantes des juges pour traiter adéquatement ces complexités conduisent à juste titre les pouvoirs judiciaire et législatif à accorder une large marge de manœuvre à l’État administratif et réglementaire. Vermeule a approfondi ce raisonnement en soutenant que, étant donné que « les agences administratives prennent des décisions sous des contraintes de temps, d’informations et de ressources limitées », celles-ci « peuvent avoir de bonnes raisons de prendre des décisions inexactes, non rationnelles ou arbitraires » et que le juge, dans ces circonstances, devrait se restreindre à s’assurer que ces décisions apparaissent généralement raisonnables.
Cette défiance à l’égard du pouvoir judiciaire pourrait être expliquée par le rôle prépondérant qu’a joué, à partir des années 1950, le pouvoir juridictionnel américain dans ce qui est appelé le « liberalism légal ». En effet, les transformations sociales recherchées par les progressistes, et tant décriées par les auteurs postliberal comme Vermeule, ont été principalement accomplies par le biais de l’organe judiciaire, notamment la Cour suprême. De surcroît, l’indulgence perçue des juges originalistes et conservateurs à l’égard de la jurisprudence liberal de la Cour suprême depuis 1980 a contribué à ternir l’image du pouvoir judiciaire aux yeux des conservateurs sociaux. Si le recul du rôle du pouvoir judiciaire s’inscrit dans un cadre plus large visant à répondre aux exigences politiques de l’aile postliberal du mouvement conservateur, il est intéressant de montrer comment Vermeule, en cherchant à trop céder à ces demandes, a compromis la crédibilité juridique de sa théorie.
II. Le common good constitutionalism : une instrumentalisation abusive du juridique
Le common good constitutionalism dépeint un monde imaginaire et sombre où le pouvoir coercitif est employé en vue d’atteindre le « bien commun » moral par l’État contre les citoyens récalcitrants. C’est un monde sans contre-pouvoir contre le pouvoir exécutif et fédéral, et un monde où la démocratie, ainsi que les droits et libertés individuels, n’ont aucune valeur intrinsèque et sont subordonnés aux exigences du bien commun. C’est le risque d’un tel monde apocalyptique qui a fait l’objet de dénonciation de la part de la doctrine américaine (A). Or, bien que les risques de dérives liberticides résultant de la théorie du professeur Vermeule méritent d’être soulignés, il est également crucial de mettre en lumière en quoi l’instrumentalisation excessive du droit à laquelle ce dernier s’est livré a fini par saper l’effectivité du constitutionnalisme, mettant en cause la crédibilité de son approche en tant que théorie sur le constitutionnalisme (B).
A. Une instrumentalisation dangereuse du droit
Le libertarien et originaliste Randy Barnett affirmera en plaisantant qu’il « semble y avoir quelque chose d’autoritaire dans l’eau de l’Université de Harvard ». Une critique qui va être réitérée par la majorité des membres de la doctrine, nonobstant leur orientation idéologique, unis dans la dénonciation de la nature liberticide de la théorie de Vermeule. (1) Cependant, adopter une telle approche ne nous empêche pas de prendre du recul et de nous interroger sur la raison d’être de cette théorie, ainsi que sur la substance des revendications de son créateur. Cette démarche nous pousse à remettre en question son utilité et sa pertinence à l’heure actuelle au sein du mouvement conservateur (2).
1. Un constitutionnalisme autoritaire dénoncé
« Les régimes totalitaires utilisent le prétexte du bien commun pour asservir les gens de la manière la plus ignoble et perpétrer des abominations en son nom ». Le caractère liberticide de la théorie de Vermeule a été souligné à de nombreuses reprises par ses opposants. Une critique exacerbée par le fait que Vermeule n’a fourni aucun effort pour légitimer l’exercice du pouvoir politique et coercitif accordé à l’exécutif dans sa théorie. La nature autoritaire de son constitutionnalisme positif a été principalement critiquée par les penseurs progressistes. Considérant cela, les professeurs James Fleming et Linda McCain ont fait partie des premiers progressistes à critiquer le fond de la théorie. Quand bien même ils adhèrent tous les deux au principe d’un constitutionnalisme positif et d’une interprétation morale de la Constitution américaine, ils soutiennent néanmoins que cette interprétation morale ne devrait pas être rétrospective, mais prospective, reconnaissant des « biens œcuméniques et polyvalents permettant aux personnes de poursuivre une pluralité de conceptions du bien commun ». Dans la même optique, les professeurs Stephen Macedo et Sotirios Barber, tous deux également partisans d’une interprétation morale de la Constitution, considèrent que l’interprétation morale proposée par Vermeule vise en réalité à miner et à transformer la Constitution, opérant « un changement aux fondements de la Constitution, au lieu d’un changement au sein de ces mêmes fondements ».
Le deuxième type de critiques des progressistes à l’égard du common good constitutionalism porte sur le choix du droit naturel. Ces auteurs refusent le cognitivisme éthique à la base d’une telle approche, « c’est-à-dire la thèse selon laquelle il existerait des valeurs objectives et connaissables ». Brian Leiter, le professeur de philosophie du droit à l’Université de Chicago, dans son article Politics by Other Means, critique vigoureusement l’invocation du droit naturel par Vermeule, remettant à son tour en question l’existence de « principes objectifs de justice » accessibles par la raison ainsi que la possibilité de pouvoir les découvrir. Les actions appelées justes ou injustes le seraient, selon lui, « non pas parce qu’elles possèdent réellement la propriété d’être justes ou injustes, mais seulement en raison de nos préférences » individuelles et subjectives. Brian Leiter conclut que s’il existait réellement un droit naturel « on aurait pu s’attendre à une certaine convergence à son sujet au cours de deux mille ans de réflexion philosophique ». D’autres auteurs ciblent le concept de « bien commun ». Ils soutiennent qu’une définition homogène de celui-ci nécessite un peuple homogène, ce qui n’est pas le cas dans les sociétés humaines d’aujourd’hui. Le professeur britannique Martin Kelley rappelle que le « bien commun » de l’époque excluait plusieurs groupes minoritaires comme les femmes et les noirs, que le « bien commun » envisagé sur le long terme peut être différent du « bien commun » envisagé sur le court terme et déplore en même temps le laconisme de la théorie de Vermeule sur ces questions. Le professeur Michel Smith, quant à lui, souligne le danger inhérent à une notion difficilement définissable, qui peut servir à justifier et légitimer n’importe quel résultat. Pour le progressiste Jack Balkin, la nature du bien commun ne saurait être prédéterminée, mais devrait être élaborée librement par le biais de la politique.
Le troisième type de critiques a porté sur les conséquences liberticides de la théorie de Vermeule. La doctrine a été unanime quand il s’est agi de dénoncer les conséquences autoritaires et liberticides du constitutionnalisme positif et illiberal de Vermeule. David Dyzenhaus, professeur de droit et de philosophie à l’Université de Toronto, qualifie, dans son article Schmitten in the USA, d’« autocratique » et « autoritaire » la théorie du professeur Vermeule et la compare à la conception de la légalité du juriste allemand Carl Schmitt. Le professeur Matt Ford, dans son article, The Emerging Right-Wing Vision of Constitutional Authoritarianism dénonce ce qu’il a identifié comme les implications autoritaires découlant de la nature illibérale du common good constitutionalism. Plus précisément, il s’en est pris à la partie de la théorie du professeur Vermeule encourageant l’État à contraindre et à imposer sa vision du bien commun à ses citoyens contre leurs grés si nécessaire. Il en conclut ironiquement qu’en essayant « de tracer les contours d’un nouvel ordre constitutionnel pour l’Amérique, Vermeule a accidentellement inventé l’Arabie saoudite ». Le journaliste Garrett Epps, quant à lui, souligne les similitudes inquiétantes entre la théorie de Vermeule et les régimes autoritaires du xxe siècle qui ont prêché des valeurs éternelles, mais ont pourtant régné par la terreur.
Le caractère autoritaire de la théorie de Vermeule s’est manifesté non seulement par ce qu’elle a affirmé, mais aussi par ce qu’elle a omis de mentionner. Aucune tentative de justification de la légitimer du pouvoir politique n’est entreprise dans son ouvrage. Pour Adrian Vermeule, le bien commun constitue lui-même une source de légitimation du pouvoir. Cela laisse à penser que le recours à l’usage de force brute et coercitive pourrait être la seule façon pour l’État de rendre effective et légitime son autorité. Une telle configuration pose problème dans la mesure où il ne fait aucun doute que le pouvoir politique est moralement légitime, et ceux qui lui sont soumis sont moralement tenus d’obéir, seulement lorsque les sujets ont librement consenti à l’exercice de ce pouvoir et seulement lorsque ces pouvoirs continuent d’être exercés dans les termes du consentement donné. Brian Tamanaha met en exergue la stratégie sous-jacente au projet de Vermeule qui consiste à rendre comme objectif des questions précédemment perçues comme relevant de la politique. Selon lui, une telle approche sous-entend que « tous les moyens nécessaires peuvent être justifiés pour réaliser la loi naturelle absolue et le bien commun – y compris les tactiques antidémocratiques ».
Par ailleurs, la conception instrumentale de la démocratie chez le professeur Vermeule a été sévèrement critiquée par plusieurs auteurs, dont le professeur John Tasioulas. Selon ce dernier, le fait que dans un système de gouvernement démocratique, les citoyens, libres et égaux, peuvent participer à des délibérations et à des prises de décision collectives sur les aspects du bien commun est une illustration de la valeur intrinsèque de la démocratie. Celle-ci, dit-il, est en soi l’un des plus grands biens communs d’une communauté politique. Ce rejet de la valeur intrinsèque de la démocratie chez Vermeule est d’après Michael Wilkinson une « franchise aussi rafraîchissante qu’alarmante ». De nombreux auteurs ont préféré soulever l’importance et l’influence de la religion dans la pensée juridique de Vermeule. Qualifié d’excentrique, même par ses pairs conservateurs, Vermeule est souvent décrit comme un intégriste religieux, une qualification qu’il a lui-même véhiculée. Cet intégrisme religieux, qui prône la soumission du pouvoir temporel de l’État au pouvoir spirituel de l’Église, a été évoqué à maintes reprises par ses opposants pour décrédibiliser sa pensée juridique. Le projet illiberal de Vermeule selon certains serait le moyen d’imprégner le droit de son fondamentalisme religieux. Pour d’autres, comme le professeur James Chappel, Vermeule veut tout simplement instaurer une théocratie. Dans tous les cas, il est évident que son intention est d’orienter vers des décisions plus conservatrices les jugements rendus par le pouvoir judiciaire, en particulier la Cour suprême. Un objectif qui paraît superflu, étant donné que depuis les années 1980, la Cour suprême a pris une orientation conservatrice à la suite de l’installation des conservateurs en majorité au sein des instances juridictionnelles.
2. Un constitutionnalisme redondant
Michael Smith a commenté qu’« il n’est pas clair en quoi les résultats conservateurs promis par les constitutionnalistes du bien commun diffèrent significativement de la direction conservatrice que la Cour suprême est en train de prendre sous le couvert de l’originalisme ». En effet, il est tout à fait pertinent de soulever la question de la nécessité d’une autre théorie politiquement conservatrice au sein du camp conservateur. Cette question mérite d’être posée pour au moins deux raisons. La première réside dans la difficulté de repérer, tant dans l’œuvre que dans la pensée de Vermeule, une opposition substantielle à la théorie originaliste. En effet, en dépit des divergences entre les auteurs originalistes, ils adhèrent tous à deux principes fondamentaux. Selon le premier, connu sous le nom de fixation thesis, le principe de fixation, « le sens du texte constitutionnel est fixé au moment où chaque disposition a été formulée et ratifiée ». Quant au deuxième principe, désigné sous le nom de constraint principle,« le sens originel du texte constitutionnel devrait contraindre la pratique constitutionnelle ». Il est communément admis que l’adhésion à ces deux principes cardinaux constitue une adhésion à la théorie originaliste. L’adhésion à ces deux principes serait ce qui distinguerait l’originalisme de la théorie progressiste du living constitution ou constitution vivante.
Malgré ses critiques à l’égard de la théorie originaliste, Vermeule semble bel et bien souscrire à ces deux principes centraux. Une observation également corroborée par le professeur Christopher Green, qui fait remarquer que, quand bien même dans le common good constitutionalism, Vermeule paraît réfuter le principe de contrainte, il semble néanmoins l’accepter dans un des articles corédigés avec son confrère, Conor Casey. Le professeur Steven Smith s’accorde également pour dire que Vermeule ne semble pas, ou ne semble plus, être en désaccord avec ces deux principes. Le libertarien Randy Barnett, quant à lui, considère que « le rejet catégorique de l’originalisme par Vermeule est plus polémique que réel » dans la mesure où ce dernier « accepte les deux prémisses fondamentales que toutes les théories véritablement originalistes ont en commun ». Quelle est la substance donc du désaccord de Vermeule avec l’originalisme ? Cette interrogation s’avère d’autant plus pertinente que, dans divers passages de son ouvrage, le professeur, tout en critiquant superficiellement la théorie originaliste, affirme que cette dernière pourrait éventuellement être intégrée dans le common good constitutionalism. En outre, afin de convaincre de la légitimité de sa théorie, Vermeule cherche à lui attribuer une justification historique, soutenant que cette théorie aurait été la seule adoptée par les rédacteurs de la Constitution au moment de sa fondation. Cette approche semble étrangement similaire à la méthode originaliste, qui cherche à légitimer cette théorie d’interprétation de la Constitution en invoquant le passé.
La question de l’utilité de la théorie du common good constitutionalism mérite d’être posée pour une autre raison. Selon Vermeule, la pertinence de sa théorie découle du fait que l’originalisme, contrairement à la théorie progressiste de la Constitution vivante, se trouve détaché de la moralité politique. Les juges de l’originalisme s’efforceraient d’éviter, à tout prix, de formuler des jugements moraux. Selon Vermeule et les auteurs postliberal, ces juges se sont servi des théories originaliste et positiviste comme prétexte pour mettre en œuvre leurs politiques et aspirations libertariennes, une approche qui négligerait les valeurs et objectifs de la faction traditionaliste du mouvement conservateur. Vermeule et les auteurs postliberal dépeignent, selon nous, une image inexacte des juges originalistes. Certes, il est indéniable que depuis 1980, la jurisprudence de la Cour suprême, aussi bien sous la présidence de William Rehnquist que sous celle de John Roberts, a été imprégnée d’une idéologie libertarienne. Cette orientation a conduit le pouvoir judiciaire à considérablement restreindre les pouvoirs de l’État fédéral. Néanmoins, prétendre qu’elle a contrarié les aspirations de la faction traditionaliste du mouvement conservateur serait excessif.
En effet, la jurisprudence de la Cour Roberts, sans même évoquer celle de la Cour Rehnquist, a produit des résultats très conservateurs sur le plan social. Contrairement aux assertions des auteurs postliberal, particulièrement celles de Vermeule, la période depuis 1986, marquée par une majorité conservatrice prédominante au sein des tribunaux fédéraux, a été caractérisée par un interventionnisme substantiel dans le domaine social. Pour commencer, les conservateurs postliberal, tout comme ceux perçus comme étant influencés par l’idéologie libertarienne, semblent partager la conception instrumentale de la démocratie. Un constat partagé par le progressiste Stephen Feldman qui juge que « les conservateurs de Roberts Court sont aux mieux indifférents, et souvent hostiles, au gouvernement démocratique ». Cette indifférence s’est traduite par un interventionnisme judiciaire dans le domaine social au détriment des actes adoptés par les pouvoirs politiques démocratiquement élus. Dans le domaine de la question raciale, par exemple, la Cour Roberts a graduellement restreint l’application des mesures de discrimination positive jusqu’à les déclarer contraires à la clause d’égalité du xive amendement de la Constitution américaine en juin 2023. En ce qui concerne la question des armes à feu, la Cour Roberts s’est également affichée très conservatrice en rejetant la plupart des mesures législatives et exécutives visant à renforcer la réglementation sur le port et la détention des armes à feu, tant au niveau fédéral que fédéré. Si l’arrêt Heller rendu en 2008 demeure l’exemple parfait de l’hostilité de la Cour Roberts à l’égard des mesures des pouvoirs publics visant à réglementer le port et la détention des armes à feu, d’autres arrêts ont été rendus depuis allant dans le même sens. Concernant la question des droits des femmes, la Cour suprême, dans l’arrêt Dobbs rendu en 2022, a procédé au revirement de sa jurisprudence Roe v. Wade, mettant ainsi fin à la protection constitutionnelle du droit à l’avortement au niveau fédéral.
Sur les affaires religieuses, la Cour Roberts a également été très active, rendant plusieurs décisions favorables aux croyants et au détriment du principe d’une séparation stricte de l’Église et de l’État. Elle a reconnu, entre autres, le droit d’une entreprise à but lucratif d’être exemptée d’une réglementation à laquelle ses propriétaires s’opposaient religieusement. La Cour a également déclaré qu’un État ne pouvait pas contraindre, sans porter atteinte à la liberté d’expression, une webdesigneuse à créer des sites de mariage pour un couple du même sexe dans la mesure où cela contrevenait aux valeurs de cette personne. La Cour suprême a rendu d’autres décisions socialement conservatrices dans des domaines aussi divers que l’immigration, l’environnement, l’immunité des États, l’État administratif, le découplage partisan des circonscriptions électorales et le droit des détenus. À la lumière des arguments avancés précédemment, il apparaît difficile d’adhérer à l’affirmation de Vermeule selon laquelle les théories originaliste, positiviste et libertarienne auraient entravé la volonté ou la capacité des conservateurs à imposer leur vision morale et socialement conservatrice. Bien que la Cour suprême, sous l’influence conservatrice, ait rendu quelques décisions perçues comme libérales dans le domaine social, cela est moins attribuable à l’absence d’une théorie politique et idéologique au sein du mouvement conservateur qu’au fait que certains juges nommés par les présidents conservateurs se sont révélés être plus modérés après leur confirmation à la Cour suprême.
Loin d’être simplement alignée sur la cause libertarienne du mouvement conservateur, la Cour suprême, sous la présidence Rehnquist et depuis 2005 sous la présidence Roberts, a rendu des décisions qui ont profondément altéré le tissu social des États-Unis et continueront à le faire pour les décennies à venir, étant donné la composition actuelle de la Cour suprême, où les juges conservateurs prédominent sur les progressistes. Par conséquent, ces observations permettent de prédire l’avenir du common good constitutionalism au sein du mouvement conservateur. Étant donné l’absence de motif pour les conservateurs d’abandonner leur attachement à la théorie originaliste, il est vraisemblable qu’ils jugeront le common good constitutionalism comme ayant peu d’utilité. Cette prédiction est d’autant plus crédible que le common good constitutionalism se révèle être une théorie très déficiente à la fois dans sa forme et dans son contenu, ce qui porte atteinte à sa crédibilité en tant que théorie légale.
B. Une instrumentalisation déformante du droit
Dans le dernier chapitre de son ouvrage Law as a Means to an End, Brian Tamanaha affirme qu’à cause de l’instrumentalisation du droit, le système juridique américain risque de « devenir de moins en moins un système de droit ». Il met en lumière l’instrumentalisation du droit orchestrée par les législateurs, les magistrats, les avocats et les membres de la doctrine depuis la fin du xixe siècle. La théorie de Vermeule incarne, à notre avis, l’expression la plus radicale de cette tentative d’instrumentalisation. Cette radicalité aboutit à une négligence de la cohérence théorique de son projet, tant sur la forme (1) que sur le fond (2).
2. Un constitutionnalisme aux méthodes incohérentes
En tentant de répondre aux revendications des auteurs postliberal, Vermeule a hâtivement rédigé un ouvrage dont la méthodologie s’avère peu cohérente, indécise, ne répondant pas aux standards attendus d’un professeur de droit à Harvard. Cette observation a également été partagée par le libertarien David Berstein qui a ironisé que
ça doit être agréable d’être professeur à Harvard. Vous pouvez écrire un court traité absurde sur le droit constitutionnel qui ignore toutes les objections évidentes à votre thèse, et pourtant recevoir une réponse formidable comme si vous aviez produit un travail sérieux et savant.
Brian Leiter quant à lui, a déploré les « erreurs de Vermeule portant sur des questions de droit ». La première de ces erreurs concerne la nature de la théorie du common good constitutionalism qui semble vaciller entre une théorie politique et une théorie juridique. Dès les premières pages de son ouvrage, Vermeule affirme pourtant que le common good constitutionalism « n’est pas une théorie politique ». Il propose, selon lui, une simple théorie d’interprétation de la Constitution et de l’ordre constitutionnel. Or, comme l’a souligné Michael Wilkinson, l’ouvrage de Vermeule est parsemé d’affirmations qui revoient à la fois à la théorie politique et à la théorie du droit. Les assertions politiques incluent par exemple les critiques contre le modernisme, le liberalism et de l’individualisme, les droits individuels et la question de la justification du pouvoir.
La question de la nature de la théorie du common good constitutionalism se complique davantage même en admettant qu’il s’agisse d’une théorie purement juridique. Cette théorie oscille ici entre une simple théorie de l’interprétation de la constitution américaine au même titre que l’originalisme et la théorie de la constitution vivante, et une véritable théorie du droit au même titre que le positiviste juridique et la théorie du droit naturel. Pourtant, ce sont deux domaines totalement distincts du droit. L’originalisme est une simple théorie visant à déterminer le sens de la constitution alors que les théories positiviste et jusnaturaliste visent à décrire le concept même de droit. De surcroît, les passages où le professeur Vermeule s’est aventuré dans le domaine de la théorie du droit et a mentionné les théories positiviste et jusnaturaliste sont entachées de nombreuses inexactitudes et erreurs méthodologiques. Ces maladresses ont même amené Brian Leiter à déclarer que certaines « des erreurs de Vermeule sur des concepts juridiques » relèvent de l’« anti-intellectualisme ».
Un autre aspect problématique dans la méthodologie de Vermeule concerne la définition précise des concepts ou plus précisément, l’absence de définition de ces derniers. Prenons par exemple la critique du liberalism. Bien qu’il critique cette notion, il ne prend pas la peine de la distinguer de ses autres formes, telles que le liberalism classique, le libertarianisme, le liberalism égalitaire. À cela, s’ajoute le fait qu’à plusieurs reprises dans l’ouvrage, il oppose l’originalisme et le progressisme, bien que le premier soit une théorie d’interprétation de la Constitution et le second une philosophie politique. La confusion s’épaissit lorsqu’il affirme que sa théorie ne relève pas du domaine de la théorie du droit. Or, certaines affirmations contenues dans son ouvrage s’y prêtent aisément. Ce constat est confirmé par Brian Leiter pour qui l’ouvrage de Vermeule est « néanmoins rempli de déclarations ambitieuses sur la nature et le concept du droit et sur la théorie du positivisme juridique par exemple, et adopte des positions claires et parfois étonnantes sur bon nombre d’entre elles ». Même en faisant abstraction de ces inconsistances méthodologiques et en se concentrant exclusivement sur les propos de Vermeule relatifs à la théorie du droit qu’il semble proposer, des problèmes persistent. Ce dernier a déclaré dans son ouvrage que sa théorie est anti-positiviste, mais il semble hésiter sur la façon de définir cette opposition au positivisme. Parmi les définitions offertes à cette opposition à la théorie du positivisme juridique, on retrouve la déclaration selon laquelle le common good constitutionalism ne relève pas du positivisme juridique et qu’« il ne confond pas le droit avec les règles établies par ceux qui sont autorisés à le faire par les conventions sociales ». Il semblerait donc que « la validité morale d’une norme soit une condition nécessaire pour qu’elle soit une norme juridique ». Or, Vermeule a refusé de tirer et d’exprimer clairement les conséquences de ses propres déclarations anti-positivistes. Il a délibérément évité de répondre à la question de savoir si une norme considérée comme moralement défaillante perdrait de ce fait, sa validité légale. Le professeur Martin Kelly remarque que confronté à cette question, Vermeule « semble répondre oui, non et cela n’a pas vraiment d’importance » dans divers endroits dans son ouvrage. Or une réponse claire à cette question est d’autant plus indispensable, car elle nous aurait permis de savoir si le common good constitutionalism s’inscrit en réalité dans une approche du droit naturel. En effet, comme l’a rappelé le professeur de philosophie Dennis Patterson, souhaiter une convergence, même totale, entre la morale et le droit, ne va pas nécessairement à l’encontre des postulats du positivisme juridique. Pour Mathieu Carpentier, le « positivisme juridique est une théorie sur la validité des règles juridiques ». Clarifier donc les conséquences des déclarations du common good constitutionalism sur la validité des normes juridiques aurait favorisé une compréhension plus approfondie de cette théorie.
D’autres inexactitudes théoriques et historiques ont été signalées par les confrères du professeur de Harvard. Certains membres de la communauté académique ont critiqué les définitions erronées, voire caricaturales, de certains concepts présents dans l’ouvrage de Vermeule. À ce sujet, l’originaliste Steven Smith observe que dans certains passages, Vermeule semble présenter les théories originalistes et de la constitution vivante comme étant mutuellement exclusives et strictement positivistes. Cependant, dans d’autres passages, il semble les considérer plutôt comme des incarnations voilées de sa propre théorie. L’utilisation par Vermeule des théories et des idées du philosophe Ronald Dworkin, connu pour ses positions progressistes et libérales, afin de soutenir sa propre théorie illibérale et conservatrice, a également provoqué des irritations au sein de la communauté académique. Le professeur Jannis Lennartz de l’Université Humboldt de Berlin met par exemple en lumière les imprécisions dans la narration de Vermeule concernant l’histoire, particulièrement ses affirmations sur le droit romain. Brian Leiter, quant à lui, cherche à rectifier une autre assertion de Vermeule, et affirme que, contrairement aux prétentions de ce dernier, les rédacteurs de la Constitution américaine avaient en réalité soutenu l’existence d’un droit naturel de nature individualiste.
Parmi les affirmations controversées présentes dans le common good constitutionalism, celle qui a captivé le plus l’attention de l’aile conservatrice de la doctrine juridique américaine a été l’association établie par Vermeule entre l’originalisme et la théorie positiviste. Selon le professeur de Harvard la théorie originaliste est nécessairement positiviste. Cette association a poussé des universitaires comme Brian Leiter et Christopher Green à rappeler que ces deux notions sont conceptuellement distinctes : l’originalisme constitue une théorie d’interprétation de la Constitution, tandis que la théorie positiviste vise à décrire la nature et le concept du droit. Dans leurs critiques, plusieurs auteurs originalistes se sont donné pour objectif de remettre en question cette association qu’ils considéraient comme non nécessaire. Ils ont alors tenté de démontrer comment l’originalisme en tant qu’approche pourrait être déduit des exigences de la morale. Ils ont essayé de prouver que la théorie originaliste pourrait être justifiable sur des fondements autres que strictement positivistes. D’autres ont essayé de montrer que la réalisation du « bien commun » exigeait l’adoption et le respect de la théorie originaliste. Sans aller jusqu’à s’aventurer sur le terrain de la théorie du droit, la plupart de ces auteurs originalistes se sont limités à démontrer que l’originalisme peut également être légitimé par des considérations morales, et pas seulement juridiques. D’autres déclarations de Vermeule, jugées inexactes concernant la théorie originaliste, ont également suscité la désapprobation des partisans de cette théorie. Pour le libertarien Peter Wallison, Vermeule ne semble pas « saisir ce que c’est réellement l’originalisme ». Selon lui, en évoquant la décision Bostock pour critiquer l’originalisme, Vermeule ignorerait qu’il « qu’il existe une différence significative entre l’originalisme et le textualisme ». Les professeurs Jeffrey Pojanowski et Kevin Walsh ont regretté, quant à eux, que l’ouvrage de Vermeule ne prenne pas en considération les réponses déjà avancées par les originalistes pour résoudre la question du niveau de généralité dans l’interprétation des dispositions constitutionnelles. En plus de ces incohérences méthodologiques, la théorie de Vermeule présente également des lacunes substantielles.
2. Un constitutionnalisme appauvri
La frustration principalement issue de la jurisprudence peu conservatrice de la Cour suprême, selon l’aile post-liberal du mouvement conservateur, a incité le professeur Vermeule à élaborer une nouvelle théorie juridique de la Constitution. Or, l’instrumentalisation excessive du droit à laquelle il s’est livré a débouché sur une théorie juridique qui n’a de juridique que le nom. En vérité, la théorie de Vermeule ne se contente pas de rejeter le liberalism, mais s’en prend également à l’idée même du constitutionnalisme. Le constitutionnalisme proposé par Vermeule se révèle être avant tout un constitutionnalisme appauvri, un anti-constitutionnalisme, une théorie qui vide de sa substance l’idée même du constitutionnalisme, défini comme une « contrainte systématique du pouvoir politique ».
La théorie de Vermeule soutient que le constitutionnalisme n’implique pas nécessairement le liberalism et qu’il est possible de concevoir le premier sans le second. Autrement dit, il affirme que des principes constitutionnels tels que la primauté du droit et la limitation du pouvoir politique peuvent être garantis sans que la protection des libertés individuelles soit indispensable. Le professeur Frohnen va plus loin, affirmant que des principes comme le gouvernement par consentement, l’État de droit, les mécanismes de limitation du pouvoir et les droits individuels sont en opposition avec le constitutionnalisme libéral. Selon lui, la priorité accordée par ce dernier à la reconnaissance exclusive des droits individuels, et l’interprétation de ces droits de manière à maximiser l’autonomie et l’égalité des individus, conduisent à une concentration excessive du pouvoir au sein de l’État, sapant ainsi les vertus fondamentales du constitutionnalisme. En effet, d’autres formes de constitutionnalisme, telles que le constitutionnalisme théocratique ou communautarien offrent des trajectoires alternatives d’organisation constitutionnelle dans des contextes non libéraux, où les identités culturelles et religieuses ou la solidarité morale de groupe sont au cœur du caractère de la société. Les exemples souvent cités incluent l’Arabie saoudite, la Malaisie, le Sri Lanka, Singapour et la Chine. Les tenants de ces régimes soutiennent qu’assurer « les conditions politiques nécessaires à une vie humaine relativement décente ne relèvent pas fondamentalement de la protection des droits individuels, mais plutôt d’un pouvoir limité ». Ainsi dans ces régimes non libéraux, les constitutions ne reposent pas sur les droits individuels, mais sur des mécanismes tels que le fédéralisme ou la séparation des pouvoirs pour limiter le pouvoir public. L’État, en l’occurrence, ne se veut pas neutre et favorise une conception substantielle du bien, guidée par des facteurs tels que l’ethnicité, la religion ou la morale communautaire.
La légitimité de ces régimes a été maintes fois remise en question. Leurs limites apparaissent rapidement lorsque les gouvernants de ces régimes cherchent à appliquer de manière absolue des principes issus de régimes ethnoreligieux ou idéologiques. Cette imposition conduit souvent à l’exclusion et à la discrimination des individus qui ne partagent pas les objectifs communautaires, à la manipulation émotionnelle par la peur, la haine ou le rejet de l’autre, ainsi qu’à des violations des droits fondamentaux et de l’autonomie individuelle. Il n’est donc guère étonnant que ces pays soient fréquemment cités dans les ouvrages traitant de l’autoritarisme. Un exemple illustratif de cette dynamique est la pratique du constitutionnalisme en Afrique. H. W. O. Okoth-Ogendo, professeur à l’Université de Nairobi, met en lumière le paradoxe inhérent à cette pratique. D’une part, le continent africain manifesterait un attachement à la forme écrite de la constitution ; d’autre part, cette même constitution serait souvent détournée en un instrument de lutte politique par les élites politiques et militaires, qui rejettent toute contrainte substantielle de nature liberal sur le pouvoir exécutif. Cela engendre l’émergence de régimes présidentiels forts, caractérisés par l’arbitraire et la corruption, ainsi qu’une répression des libertés individuelles, des opposants politiques et de la société civile. Cette subversion de l’ordre constitutionnel conduit régulièrement à des coups d’État militaires, ceux-ci procédant souvent à la suspension ou à l’abrogation pure et simple de l’ordre constitutionnel. Contrairement donc aux prétentions des théoriciens communautaristes, tels que Vermeule, un lien intrinsèque existe, et doit exister, entre constitutionnalisme effectif et liberalism, l’un étant difficilement concevable sans l’autre.
En effet, en rejetant l’établissement de contraintes efficaces et régulières sur le gouvernement, qu’elles soient procédurales ou substantielles, le constitutionnalisme de Vermeule s’avère être un constitutionnalisme appauvri et peu crédible. En concentrant le pouvoir politique dans un seul organe, en abandonnant le liberalism au profit d’une idéologie communautaire imprégnée de droit naturel, et en dévalorisant à la fois le pluralisme politique et juridique ainsi que la démocratie, cette approche sape l’effectivité du constitutionnalisme, qui repose sur l’idée de l’établissement d’une forme de contrainte efficace et régulière sur le pouvoir politique.
L’approche du professeur Vermeule semble par ailleurs moins soucieuse de convaincre ses opposants à travers le prisme du constitutionnalisme et davantage orientée vers un « abandon total de la Constitution comme base consensuelle du raisonnement juridique ». Sa théorie apparaît davantage comme « une tentative de développer une théorie constitutionnelle sans la Constitution ». En guise de conclusion, il est difficile de ne pas partager l’avis du professeur originaliste John McGinnis, qui observe que Vermeule « écrit davantage comme un prophète cherchant à susciter un mouvement populaire que comme un académicien engagé dans un dialogue avec ses pairs professionnels ».
Thodoros Aiwansedo
Titulaire d’un master en droit européen et droit international, Thodoros Aiwansedo est doctorant en 5e année de droit à l’Université de Paris Panthéon-Assas (Centre de droit public comparé). Sa thèse porte sur « La conception du pouvoir juridictionnel au sein des mouvements conservateurs aux États-Unis ».
Pour citer cet article :
Thodoros Aiwansedo « La nouvelle théorie du common good constitutionalism : entre autoritarisme illibéral et déni du constitutionnalisme ? », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/la-nouvelle-theorie-du-common-good-constitutionalism-:-entre-autoritarisme-illiberal-et-deni-du-constitutionnalisme-1996]