Il serait présomptueux d’imaginer apprendre quoi que ce soit à Christoph Gusy sur la république de Weimar et son droit constitutionnel*, dont il est notoirement l’un des tout meilleurs connaisseurs parmi les juristes. Il est néanmoins permis, afin d’honorer son œuvre scientifique, de décentrer un peu le regard. L’image qui subsiste du « moment Weimar » est longtemps restée, pour des raisons évidentes, radicalement négative, tant en Allemagne qu’en France. Toutefois, des travaux récents, en particulier ceux de Christoph Gusy, sont heureusement venus apporter davantage de nuances. Aussi n’est-il pas sans intérêt de revenir sur la période antérieure à la catastrophe de l’année 1933, afin de réexaminer la façon dont les juristes publicistes français de l’époque, ignorant par hypothèse sa fin tragique, portèrent leurs yeux sur la Constitution de la première république allemande.

I. Inventaire : une réelle attention au cas Weimar de la part des constitutionnalistes français de l’époque

1. Le premier constat qu’il convient de faire est de réaliser que les juristes français ont, au moins dans les premières années suivant sa naissance, porté une réelle attention au droit constitutionnel de la République de Weimar. Un premier indice est que le texte de la Constitution du 11 août 1919 a été très rapidement traduit en français, et ce à plusieurs reprises, et largement diffusé. Ensuite, on notera que la Société de législation comparée fut très active à propos de l’Allemagne d’après-guerre, notamment grâce à un « groupe strasbourgeois » officiellement constitué en son sein (principalement avec Raymond Carré de Malberg) et, en particulier multiplia les travaux de traduction des lois de concrétisation de la Constitution formelle : fut ici à l’œuvre tout particulièrement le professeur parisien Ernest Chavegrin, qui fournit un travail colossal à l’Annuaire de législation étrangère entre 1919 et 1930.

Ensuite, au cours des années 1920-1923, la Revue du droit public, qui était la principale revue publiciste de l’époque, publia un grand nombre d’articles et de chroniques sur le droit constitutionnel allemand, celui du Reich comme de certains Länder (Prusse, Bavière, Saxe, Wurtemberg), ce qui, dans de telles proportions, n’était jamais arrivé auparavant et n’arrivera plus jamais après.

Dès le 20 janvier 1920, le Comité national d’études, sorte de société savante d’élites françaises, consacre sa journée à « La formation de la nouvelle Constitution allemande » (ce comité traitera encore à plusieurs reprises de l’actualité politique allemande jusqu’en 1931). Plus encore : un ouvrage détaillé sur le texte constitutionnel de Weimar paraît dès 1921, écrit par René Brunet, ancien conseiller juridique à l’ambassade de France à Berlin mais également, depuis peu, professeur de droit public. Il demeurera d’ailleurs le seul du genre, même s’il faut citer celui d’un professeur de lettres strasbourgeois, Edmond Vermeil, qui sera souvent utilisé par les juristes français, non-germanophones pour la plupart.

On peut relever enfin que plusieurs thèses de droit furent – surtout un peu tardivement – consacrées à la Constitution de Weimar, de facture relativement pauvre néanmoins (les sources sont souvent de seconde main), en dehors de celle du futur professeur Marcel Prélot mais consacrée à un sujet, la représentation professionnelle, qui s’avérera finalement marginal.

2. Pour autant, il convient de nuancer ce premier constat en relevant que les constitutionnalistes français les plus en vue de l’époque ne prêtèrent pas une attention soutenue à la Constitution de Weimar : tant Léon Duguit que Maurice Hauriou, ainsi que, à un degré moindre, Joseph Barthélemy, ne lui consacrèrent aucun travail spécifique ; les deux premiers surtout n’y firent pratiquement pas référence dans leurs travaux des années 1920. L’explication est sans doute à trouver dans la question générationnelle : Duguit et Hauriou étaient en quelque sorte parvenus au sommet de leur carrière avant-guerre et leur grand-œuvre était déjà sinon achevée du moins essentiellement intellectuellement construite. Ce qui explique (ou contribue à expliquer) que les nouvelles éditions du Manuel puis Traité de droit constitutionnel de Duguit ne se modifient pas radicalement après 1919 et donc que Weimar n’y tienne guère de place (sinon quelques notations marginales et très secondaires). Et si Hauriou, qui privilégiait jusque-là le droit administratif ou le droit public général, attend 1923 pour composer son Précis de droit constitutionnel, celui-ci reste essentiellement empreint de sa réflexion sur l’institution, amorcée avant-guerre, sa pensée ne connaissant pas d’inflexion majeure liée au droit constitutionnel européen, nouveau de l’après-guerre, si bien qu’il semble passer complètement à côté de Weimar. Le fait est à peine moins net chez Barthélemy, plus jeune que les deux précédents ; il s’était intéressé de près à la pensée constitutionnelle allemande avant la guerre et avait publié en 1915 un sévère ouvrage sur Les institutions politiques de l’Allemagne contemporaine. Sa notoriété débute surtout à partir de 1914 mais, bientôt, son entrée en politique (il est élu député en 1919 et le restera jusqu’en 1928) infléchit son investissement académique, qui demeurera très en deçà des dispositions prometteuses de ses débuts de carrière. Il ne s’intéressa donc pas outre mesure à la Constitution de Weimar, bien qu’il préfaçât le livre de Brunet en 1921. Des références au droit constitutionnel allemand sont toutefois présentes dans son manuel (dénommé un peu exagérément Traité de droit constitutionnel – surtout la seconde édition de 1933) et plus encore dans son Précis de droit constitutionnel de 1932, mais trop sommaires pour être originales.

3. Dans une large mesure – et cela ne saurait surprendre –, l’attention portée à Weimar était – du moins pour ceux qui publiaient – essentiellement le fait de juristes français déjà tournés vers l’Allemagne. C’est en particulier le cas d’un auteur discret et aujourd’hui totalement oublié, Ernest Chavegrin, qui peut être vu comme l’un des rares spécialistes français du droit allemand de son temps. Il s’est intéressé à l’Allemagne dès la fin du xixe siècle, publiant régulièrement dès 1882 des notices sur le droit constitutionnel allemand à l’Annuaire de législation étrangère. Devenu titulaire de la Chaire de droit constitutionnel comparé à la Faculté de droit de Paris à partir de 1895, qu’il détiendra plus d’un quart de siècle, il fait de l’Allemagne un objet privilégié de ses cours de doctorat, avant comme après 1918. Il suit de près la transition de 1918-1919, propose deux analyses initiales très détaillées et bien informées sur la Constitution et sur le Président du Reich. Très méticuleux, il traduit chaque année, même après sa retraite, un grand nombre de lois constitutionnelles weimariennes (sur le référendum, sur les élections, sur la Cour de justice d’État, sur le statut des ministres, sur la défense de la République, etc.), souvent précédées de notices de présentation succinctes mais instructives. Au reste, sa production scientifique resta fort réduite.

Outre le cas de Brunet, qui avait soutenu une thèse de doctorat (à Lille, en 1912) consacrée à La nationalité dans l’Empire allemand, il faut mentionner Raymond Carré de Malberg (1861-1935) et Robert Redslob (1882-1962), deux Alsaciens aux parcours et œuvres si contrastés. Le premier, dont toute la carrière académique se déroula en France, était pénétré de la doctrine allemande d’avant-guerre, quelques défiance ou réserve qu’elle lui inspirât sur bien des points. Il fit assez naturellement de la Constitution de Weimar un objet d’étude et de référence majeure de son œuvre après 1919, toutefois dans une perspective qui était essentiellement française ou du moins qui s’orientait surtout vers ses propres préoccupations théoriques.

Redslob, de son côté, fut formé à l’Université de Strasbourg sous l’Empire wilhelminien et commença sa carrière professorale à Rostock (Mecklenbourg) avant de pouvoir revenir à Strasbourg redevenue française après 1919. Son lien particulier avec Weimar tient à la circonstance originale qu’il avait publié à la fin de 1918 un livre sur le régime parlementaire maintes fois cité par la classe politique au moment de l’élaboration de la Constitution de 1919 puis par la doctrine allemande elle-même. Mais, contraint d’enseigner le droit international, Redslob n’écrira plus beaucoup sur le droit constitutionnel allemand à cette époque.

Au reste, la période 1918-1933 ne suscitera guère de vocations académiques dans la doctrine publiciste française en faveur du droit public allemand, ouvrant une période d’éclipse assez longue, heureusement dépassée depuis quelques décennies.

Ce n’est qu’assez lentement que la Constitution de Weimar redevient l’objet d’analyses de constitutionnalistes français, analyses dépassionnées, avec, outre Carré de Malberg, Mirkine-Guetzévitch, Capitant, Burdeau et quelques autres.

II. Une curiosité initiale dominée par la méfiance et les préjugés, suivie d’une relative normalisation

Le fait que la doctrine constitutionnelle française se soit très rapidement intéressée au droit constitutionnel de Weimar ne doit pas faire oublier que cette curiosité initiale n’était pas dénuée d’arrière-pensées et qu’elle fut, surtout à ses débuts, très fortement marquée par la défiance et grevée de profonds préjugés, certes culturellement explicables en raison du contexte historique, mais néanmoins lourds de conséquences pour l’appréhension scientifique de l’objet.

Il convient de rappeler les formules, pleines d’acrimonie, de Larnaude, le doyen de la Faculté de droit de Paris, dans sa longue préface à la traduction de Dubois précitée ; elles ne se lisent pas aujourd’hui sans un sentiment un peu pénible. Même s’il concède, un instant : « Qu’on ne nous accuse pas d’ailleurs de dénigrer systématiquement la nouvelle Constitution allemande. Elle renferme certaines dispositions que nous ne faisons pas difficulté de trouver excellentes » (il cite l’institution du tribunal de vérification des élections, l’exigence de la majorité des deux tiers au Reichstag en plusieurs domaines, notamment la révision de la constitution formelle ou encore la Haute Cour de justice d’Empire), bref, des « règles, ou empruntées à certains régimes constitutionnels étrangers (Angleterre, États-Unis), ou de création originale, qu’on pourra suivre à l’essai, mais qui a priori ne peuvent qu’être approuvées» (p. 7) « approuvées» (p. 7-8), mais pour ajouter aussitôt : « Seulement, et c’est là que notre doute commence, les Allemands, si peu habitués au régime de liberté, vont-ils savoir se servir de ces instruments délicats de la liberté constitutionnelle ? Ont-ils le désir sincère de les pratiquer et… de les garder ? » (p. 8).

Passant en revue la quasi-totalité des articles du texte, qu’il cite précisément, il manifeste à chaque pas la défiance la plus profonde. Le texte de Weimar aurait été adopté « avec une précipitation qui n’est pas une garantie de sincérité » (p. 1), l’adoption de la forme républicaine aurait été « provoquée certainement par le désir et l’espoir d’obtenir ainsi de meilleures conditions de paix », la formule « le Reich est une République » serait un

étrange accouplement de mots antithétiques l’un de l’autre, et qui provoquent un certain malaise chez l’observateur méfiant ! (p. 2). Qu’y a-t-il au fond de cette Constitution nouvelle ? […] Le Reich […] est-il vraiment un État républicain, ou n’est-il qu’un État qui attend son couronnement nécessaire, l’Empereur ? Il est bien certain que, dans la forme, tous les caractères ou toutes les apparences du régime républicain sont dans la Constitution.

Il n’est pas jusqu’à la proclamation du suffrage universel, direct, égal, secret, masculin comme féminin et l’adoption du principe de la représentation proportionnelle (art. 17 et 22) qui ne lui suggèrent une pique : « Ici encore, l’Allemagne prétend “être au-dessus de tout” !» (p. 3). De même face à la multiplication des instruments de « gouvernement direct » (comprendre : initiative et référendum) : « Il y a là de l’ultradémocratisme ! […] dans tous les domaines, le peuple a le dernier mot, ou peut avoir le dernier mot ! » Et de poser à nouveau la question : « Les auteurs de la Constitution sont-ils bien sincères ? » Il doute de l’aptitude du peuple allemand à la maturité démocratique : « [peuple] qui a toujours été gouverné et qui aime être gouverné, qui est habitué à obéir sans discuter, et qui, d’ailleurs, aime à obéir ? » (p. 5). Le choix, à travers l’article 54, du régime parlementaire le laisse sceptique, au regard des critiques antérieures de la doctrine allemande à son endroit. Il se s’étend néanmoins pas en détail sur ce point, pas plus que sur la place ambiguë et le rôle potentiel du Reichspräsident. Il critique le droit du Reichstag de se réunir de plein droit, sans convocation : « C’est presque le régime de la permanence des assemblées ! » (p. 6).

Au fond, il estime que le texte de Weimar a « poussé jusqu’à l’outrance l’organisation démocratique » (p. 8), et ce d’autant plus qu’il mélangerait l’ordre politique et l’ordre économique : la seconde partie de la Constitution « porte le titre trompeur de Droits fondamentaux des Allemands [ici, relevons que Larnaude a mal lu et omis le mot “devoirs”], introduit dans la compétence législative les principes les plus destructeurs de l’idée de propriété et de l’idée de liberté du commerce et de l’industrie. » C’est

un singulier morceau de législation socialisante. On s’attend à une simple énumération de droits individuels, et c’est tout un traité de droit public, tout un Handbuch de professeur de droit public qu’on y rencontre ! […] On compte trouver les droits de l’individu, et c’est à des droits de la collectivité contre l’individu qu’on se heurte ! (p. 9)

la cinquième section consacrée à la vie économique lui paraît « un plan méthodique de socialisation » (p. 10).

Et Larnaude, non content de reposer la question de la sincérité du texte, ajoute :

N’ont-ils pas voulu surtout produire un effet de propagande chez les peuples de l’Entente, et nous lancer ainsi, avec un nouveau canon à longue portée une torpille politico-sociale, des millions de fois plus destructive que celles des avions ou de la Grosse Bertha ?

Que cela est obscur et mystérieux ! On ne sait par quel bout prendre cet instrument constitutionnel. Il renferme des règles qu’on n’est pas habitué à rencontrer dans une Constitution, il est plein de chausse-trappes, de sous-entendus, de desseins cachés. Il excite la méfiance ! (p. 11)

Une autre partie de la Constitution paraît en revanche non ambiguë à Larnaude : c’est celle qui concerne la structure fédérale, elle serait « la partie vraiment très dangereuse », à savoir

la volonté unitariste et centraliste […]. L’œuvre de Bismarck est achevée. L’unité allemande […] s’y étale impudemment (p. 12) et avec cette brutalité qui est, avec la duplicité, une des caractéristiques du tempérament de nos ennemis (p. 11-12). Loin de n’y voir que le triomphe de la Socialdémocratie allemande 

comme le prétendent les journaux français, elle exprimerait un désir partagé par toute la population, et « elle favoriserait une revanche à laquelle pense tout bon Allemand ».

Larnaude conclut par cette ultime pique : « on a le droit d’être méfiant ou sceptique quand on sait quel a toujours été l’esprit du peuple allemand, c’est-à-dire tout juste le contraire de celui d’un peuple libre ! » (p. 19). Imaginant déjà le désir de revanche du grand voisin, il termine de façon pathétique : « Caveant consules ! » (p. 20).

Peu après, lors de la séance de janvier 1920 au Comité national d’études, Larnaude se fera moins virulent, mais sans se départir de son scepticisme méfiant : la constitution de Weimar

qui est un peu, je ne dirais pas une énigme, mais un document qui donne à penser à ceux qui le lisent. Car le peuple allemand, les professeurs de droit public allemand, les publicistes allemands sont passés subitement d’opinions très hostiles à tout ce qui est populaire à un état d’esprit apparent absolument inverse. À l’heure actuelle, il n’y a pas de constitution qui, sur le papier, soit plus démocratique que cette nouvelle constitution allemande. Nous avons donc, à tous les points de vue, intérêt à la connaître.

On retrouve un ton très proche dans la recension que fait Georges Scelle du livre de Brunet :

La constitution allemande a un caractère artificiel. […] [Elle est le] résultat d’un compromis […] donc, une œuvre de circonstance ; ensuite, de ce qu’elle révèle une certaine dose d’hypocrisie juridique. Ceci est l’apparence de cela. Elle est, en apparence, fédéraliste, mais ses tendances sont fondamentalement unitaires ; elle est en apparence très démocratique et républicaine, mais, au fond, elle se défie du parlementarisme et en fausse le jeu, par cela même qu’elle comporte un pouvoir exécutif très fort et laisse les avenues libres à la dictature, au coup d’État, à la restauration violente…

Nous ne dirions pas qu’elle est une construction théorique, à la façon des édifices constitutionnels idéologiques d’un Sieyès ; nous constatons au contraire avec M. B. (p. 320) qu’elle est dans l’ensemble bien faite et scientifiquement échafaudée. L’œuvre des constituants allemands est « logique et subtile, audacieuse, compliquée et parfois obscure, soigneusement conçue et solidement bâtie ». Elle porte bien la marque du peuple qui l’a faite, et ses qualités techniques sont incontestables. Sans doute, mais je persiste à lui dénier la sincérité. On ne sent pas, sous ces textes, vivre la société allemande.

Burdeau ne sera pas plus tendre, dix ans plus tard : la Constitution de 1919 est « peut-être un chef-d’œuvre de la philosophie allemande, nous nous refusons quant à nous d’y voir […] un chef-d’œuvre (p. 311) d’organisation politique ». Il est vrai qu’il écrivait alors sous l’impression de la dissolution de la République allemande.

Mais tous les auteurs français découvrant le texte de Weimar ne choisiront pas le registre agressif. Ainsi Joseph Barthélemy, dans sa préface au livre de Dubois, s’il glisse quelques formules à l’emporte-pièce et critiques à peine moindres que celles de Larnaude ou Scelle (on sent là surtout le ton de l’homme politique qu’il est devenu – il entretemps devenu député du « Bloc National »), exprime tout de même sa curiosité d’universitaire pour estimer que « l’épreuve pratique [que les institutions allemandes] font subir à certaines idées nouvelles ou de nouveau posées peut contenir pour nous les plus graves et les plus utiles leçons ». Et qu’« il importe de suivre avec un intérêt passionné la mise en œuvre de cette Constitution savante […]. Suivons donc, comme dans un laboratoire constitutionnel, tant d’expériences captivantes. »

Le ton est même sensiblement moins partisan et davantage objectif, véritablement « sachlich », chez certains publicistes s’efforçant de développer une analyse détaillée et précise. Ainsi de Chavegrin. De même René Brunet, dans le seul livre exclusivement consacré à la Constitution de Weimar :

Du point de vue de la technique juridique, la Constitution de Weimar est, dans son ensemble, bien faite. Consciencieusement, scientifiquement, les hommes qui l’ont rédigée ont étudié les Constitutions étrangères, les ont soumises à la critique la plus serrée, les ont confrontées aux exigences particulières du Reich et au caractère particulier de son peuple. Ils ont imité ici, innové là. […] Leur œuvre porte bien leur marque : elle est logique et subtile, audacieuse, compliquée et parfois obscure, soigneusement conçue et solidement bâtie (p. 320).

On peut en dire de même pour Robert Redslob, même si son expérience allemande délicate avait laissé des traces, et plus encore pour Carré de Malberg, qui fut certainement le constitutionnaliste français ayant étudié le plus profondément l’œuvre de Weimar.

La référence à la première constitution républicaine allemande se banalisera dans la littérature constitutionnelle française, notamment par les nombreux écrits comparatistes de Boris Mirkine-Guetzévitch, qui étudie sans préjugés les textes constitutionnels des nouvelles démocraties européennes et signale en particulier les innovations techniques que l’on pouvait trouver dans ce texte.

III. Les demi-silences français sur les problèmes weimariens

1. Malgré l’intérêt non négligeable que manifeste la doctrine constitutionnelle française pour la Constitution de Weimar, il est difficile de chasser un sentiment d’inaccompli, celui d’un rendez-vous manqué entre les Français et la première expérience républicaine allemande.

L’un des facteurs explicatifs tient certainement à la faiblesse des contacts des universitaires français de l’époque avec la doctrine allemande. Le fait était déjà perceptible entre 1871 et 1914. Il est assez évident que cette distance ne pouvait pas être rapidement comblée après 1918. Des contacts institutionnels s’amorceront à partir de 1927 avec la fondation, à Paris, de l’Institut international de droit public : plusieurs grands noms de la Staatsrechtslehre allemande sont alors membres (réguliers ou associés) de cet institut, encore qu’ils n’y aient pas été très actifs. Mais, en dehors de cette initiative tardive, il est frappant que l’on ne trouve presque aucune intervention de constitutionnalistes allemands dans les revues françaises durant l’entre-deux-guerres. L’appel aux collègues d’outre-Rhin aurait été un bon moyen de mieux comprendre ce que la Constitution de Weimar pouvait réellement signifier et les problèmes complexes qu’elle avait à affronter.

Cette quasi-absence de connaissance de la littérature constitutionnelle weimarienne n’a pas été compensée par des travaux de traductions d’œuvres doctrinales, comme, à l’inverse, c’était à peu près le cas sous l’empire wilhelminien. Et le laps de temps si court n’a pas permis aux rares médiateurs de développer les informations sur les débats allemands. C’est ainsi que les juristes français ont très largement ignoré la richesse des débats théoriques weimariens, en particulier la (rétrospectivement) célèbre « querelle des méthodes et des orientations (Methoden und Richtungsstreit) ». La Revue du droit public se contenta d’une mention sans contenu véritable des ouvrages de Rudolf Smend et de Carl Schmitt, ou encore du second tome du Handbuch des Staatsrechts dirigé par Anschütz et Thoma, mentions trop minimes pour être remarquées. Sans doute faut-il faire une exception – de taille, certes – avec Carré de Malberg, dont plusieurs publications d’une extrême densité révèlent qu’il suivait aussi attentivement la doctrine juridique weimarienne qu’il l’avait fait pour celle d’avant 1918. Mais, comme il a été dit plus haut, il est manifeste que s’il utilisait les travaux de la doctrine allemande, c’était surtout pour développer et compléter ses propres constructions dogmatiques entamées par sa Contribution à la théorie générale de l’État rédigée avant-guerre.

Les quelques interventions d’Allemands sont tardives et de peu de poids. Seule la pensée de Kelsen, en particulier grâce au travail de médiateur de Charles Eisenmann, a pu commencer à être diffusée auprès du public français ; mais il était Autrichien et cette partie de son œuvre, si elle représentait un défi fondamental pour la doctrine allemande, ne concernait pas directement le droit constitutionnel positif de Weimar.

Il faudra finalement attendre la parution, en 1931, dans la première livraison des Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, d’un article, traduit en français, du jeune Gerhard Leibholz, pour que les controverses fondamentales de la doctrine weimarienne soient présentées de façon remarquablement synthétique (quoique peut-être trop orientée contre Kelsen) aux juristes français. Il était bien tard et cet article ne semble pas avoir été remarqué par eux.

2. Quelques grands thèmes du droit constitutionnel, pour lesquels Weimar a constitué, en un sens, un laboratoire, n’ont pas reçu l’écho très marquant dans la France de l’entre-deux-guerres.

La question du fédéralisme, qui a très tôt inquiété les Français (la tendance à la centralisation amorcée par la Constitution de 1919 leur apparaissait comme facteur de menace) mais, en dehors des quelques thèses précitées, n’a guère été explorée plus avant, si ce n’est par Carré de Malberg, qui concluait à la perte structurelle d’autonomie (et de caractère étatique véritable) des Länder. Il faut dire que ce thème était essentiellement étranger aux préoccupations des juristes français avec leur État unitaire centralisé.

Les problèmes liés à la rigidité de la constitution formelle, sans même parler des débats théoriques sur le concept même de constitution, auraient pu susciter un intérêt particulier côté français. Tel ne fut pas non plus le cas. La question joue certes un rôle important dans les réflexions – une fois encore – de Carré de Malberg, mais pas autant que l’on aurait pu l’imaginer. La question des dérogations constitutionnelles (Verfassungsdurchbrechungen), en particulier, semble être passée inaperçue.

Le thème de la justice constitutionnelle, qui a beaucoup occupé la doctrine allemande sous la République de Weimar, ne trouva néanmoins pas beaucoup d’écho côté français. Il avait pourtant été traité avec une exceptionnelle profondeur par Joseph Duquesne. Son article de 1923, au contenu bien plus large que ne le suggérait son titre trompeur, non seulement retrace avec beaucoup de précision l’histoire du problème du contrôle juridictionnel des lois en Allemagne depuis le xixe siècle ainsi qu’à l’Assemblée de Weimar, mais traite également de la question de la seconde partie de la Constitution de 1919, sa richesse, sans rien celer de ses limites. Il conclut que, sans doute, il y a de la « justesse dans les critiques que les juristes formulent contre cette partie de la Constitution » mais pour estimer que « cependant, à bien considérer les choses, les avantages politiques de cette Déclaration l’emportent sur les imperfections juridiques. Cette seconde partie complète utilement l’organisation politique de la République allemande du Reich et l’organisation républicaine et démocratique des Pays ». Cet article majeur intervient toutefois avant l’important arrêt du Reichsgericht du 9 novembre 1925 qui tranchait favorablement la question. Carré de Malberg y fera une brève allusion quelques années plus tard, en observant que dans « l’Empire allemand [comprenez : de Weimar, ALD], où, malgré le silence volontairement gardé par la Constitution sur la question, le mouvement en faveur du contrôle gagne sans cesse du terrain dans la littérature, celle-ci se trouvant déjà à s’appuyer sur des décisions de jurisprudence. » Lors de cette même session de l’Institut, Richard Thoma mentionne l’arrêt du Reichsgericht, avec retard, donc. Le débat allemand n’a guère eu de résonance en France, tandis que les premières traductions d’articles de Hans Kelsen ont pu commencer à familiariser les juristes français avec la solution autrichienne d’une cour spécifique. Chavegrin avait beau avoir traduit dès 1921 en français la loi sur le Staatsgerichtshof ; l’activité de cette juridiction, certes modeste mais tout de même non négligeable, ne retint presque aucunement l’attention des Français. Tout au plus relève-t-on une très courte mention dans le manuel de Barthélemy et Duez qui évoque « le jugement des litiges constitutionnels en Allemagne » qu’il met en contraste avec la doctrine des actes de gouvernement, et cite le cas d’un recours de députés contre une décision du président du Reichstag ainsi que le cas de la Bavière.

La question complexe des pouvoirs exceptionnels de l’article 48 WRV, enfin, si elle est souvent mentionnée, n’a pas non plus donné lieu à des études spécifiques de la part des Français.

IV. Une attention particulière à la question du système de gouvernement

En dépit des éléments finalement non négligeables, quoiqu’inégaux, de la littérature juridique française sur divers aspects de la Constitution de Weimar, il est manifeste que c’est la question du système de gouvernement lui-même qui a le plus suscité de développements de la part de celle-ci. Cela se comprend aisément si l’on prend en considération que ce thème des systèmes de gouvernement fut toujours un objet important de la doctrine constitutionnelle française. Et, en outre, qu’il s’agit véritablement d’une question centrale de toute réflexion constitutionnelle. Il convient d’en présenter synthétiquement les traits majeurs.

A. La compréhension du parlementarisme weimarien au prisme des biais et préoccupations français

Plusieurs façons d’appréhender le parlementarisme weimarien se partagent la littérature constitutionnelle française de l’époque ; les auteurs étaient trop divers pour qu’il en soit autrement. Mais un double point commun réunit la majorité d’entre eux : ils ont lu la Constitution de Weimar à travers le filtre des préjugés anti-allemands de l’époque et l’ont principalement analysée sous le prisme de leurs interrogations sur le parlementarisme et la crise qu’il traversait.

Brunet et Chavegrin, les deux premiers auteurs ayant analysé en détail la question du système de gouvernement, développent des analyses assez proches. Très minutieux sur les éléments techniques, ils ont toutefois tendance à extrapoler en s’appuyant à la fois sur quelques préjugés doctrinaux français (analyse dualiste héritée d’Esmein, qui raisonne en termes de lutte entre le chef de l’État et le parlement) et leur suspicion sur « l’esprit » atavique des Allemands (forcément autoritaires). De là le postulat qu’ils martèlent sur la prétendue volonté des constituants d’établir un « Reichspräsident fort », formule simpliste que l’on retrouve pratiquement chez tous les auteurs. Mais écrivant dans les toutes premières années de vie de la Constitution, ils n’avaient encore que peu de pratique sous les yeux et en étaient évidemment réduits à spéculer. Burdeau et Capitant, au contraire, publieront au début des années trente, lorsque le parlementarisme weimarien sera en crise et quasiment dépassé.

La première étude en détail, celle de René Brunet, reflète la perplexité des juristes français devant une construction qui leur semblait étrange. Il alterne les affirmations hâtives et les questionnements judicieux :

Le rôle du Ministère, très complexe, dépend surtout des traditions, des circonstances, des hommes en présence. Quels rapports doivent exister entre le Président et le Premier ministre, entre le Premier ministre et les autres membres du cabinet… ? Quelle est la situation exacte du cabinet vis-à-vis de la chambre ? En est-il le guide, ou doit-il se borner à en exécuter les décisions ? Ce sont là des questions de nuances qui reçoivent ou peuvent recevoir dans chaque pays pour chaque ministère une solution différente.

Il est difficile, sinon impossible, de les réglementer d’avance d’une façon complète et détaillée. […] En France, il n’y a dans la Constitution que quelques lignes insuffisantes et vagues. Mais la Constitution allemande a essayé de formuler les règles générales d’après lesquelles doit fonctionner le gouvernement du cabinet. (p. 197-198)

Il développe une analyse pertinente sur le problème du contreseing des actes du Président (p. 193-195). Il affirme clairement que « le Chancelier ne peut pas être révoqué ; il ne cesse ses fonctions que par démission ou parce qu’il est renversé par la majorité du Reichstag » (1921, p. 200). Sans voir que, sur ce point, précisément, les conceptions et pratiques weimariennes évolueront. Plus réaliste, Chavegrin, en revanche, émet des doutes sur l’efficacité pratique de l’exigence formelle du contreseing.

L’une des originalités de Brunet est qu’il consacre un long passage très informé au « Fonctionnement des règles constitutionnelles : comment se forme, vit et se disloque un ministère » (p. 204-212), qui contient d’excellentes informations sur le rôle des groupes politiques et l’attitude concrète du gouvernement des premières années. Il conclut (p. 212) : « Il n’apparaît pas ainsi que la tentative faite par la Constitution pour réglementer, aussi précisément que faire se peut, le fonctionnement du gouvernement de Cabinet ait, jusqu’à maintenant du moins, produit des résultats très appréciables dans la pratique du parlementarisme ».

Chavegrin est plus pessimiste encore et doute qu’à la longue, le Président du Reich ne soit tenté de dominer le Reichstag, voire de l’annihiler.

De son côté, Redslob, qui avait dénoncé en 1918 le déséquilibre du parlementarisme à la française, ne semble pas convaincu par la construction dualiste renouvelée de la Constitution de Weimar. Appliquant à Weimar sa grille de lecture dogmatique (élaborée en 1918) du parlementarisme comme système d’équilibre entre exécutif et parlement, il pointe les éléments qui lui semblent fausser celui-ci parce que les potentialités offertes par les mécanismes d’appel au peuple contre le Reichstag introduiraient à ses yeux un autre type de déséquilibre. Il avance la thèse de la possibilité des deux constitutions, dont la constitution de réserve présidentielle ; la suite lui donnera malheureusement raison.

Quoiqu’étant l’auteur français le plus prolifique sur la Constitution de Weimar, Carré de Malberg n’a analysé le système de gouvernement que dans une perspective particulière, qui lui était propre, très différente du reste de ses collègues. On peut dire qu’elle s’inscrivait dans une problématique de théorie de l’État et de ses grands concepts, mais peu tournée vers la question du système de gouvernement proprement dit, sinon dans une démarche essentiellement (quoique non entièrement) mécaniste, et avec au besoin une attention précise à la dimension technique du droit de la constitution. Encore peut-il exceptionnellement être pris en défaut. Ainsi semble-t-il ignorer la loi du 30 mars 1930, ce qui l’amène à une erreur de prévision :  

On a objecté à la Constitution de Weimar que son dessein de fortifier la Présidence du Reich par des moyens d’appel au peuple se trouvait déjoué par la règle qui fait dépendre tous les actes présidentiels du contreseing de ministres dépendant eux-mêmes de la majorité. […] À défaut d’une réserve analogue à celle de l’article 67 de la Constitution française de 1848, qui dispensait le président de la République de la nécessité du contreseing pour les changements de ministère, le pouvoir de résistance à la majorité qui a été imparti du Président du Reich ne semble donc susceptible de fonctionner pratiquement que dans des cas bien rares et même exceptionnels.

Quelques auteurs (Chavegrin, Mirkine-Guetzévitch, Carré de Malberg et Capitant) ont noté l’originalité de la rédaction de l’article 54, par contraste avec ce qui tient lieu de base juridique textuelle au principe de la responsabilité politique du gouvernement devant le parlement. Carré de Malberg observe que la loi constitutionnelle française de 1875

s’en est tenue à des énonciations succinctes et rudimentaires. […] (Elle) se borne à en poser le principe, dans des termes d’une ampleur qui est assurément significative, mais sans y ajouter de précision d’aucune sorte. Ce texte ne spécifie pas, par exemple l’article 54 de la Constitution de Weimar, que les ministres ne sont tenus de se retirer que devant une manifestation expresse de défiance de la majorité parlementaire.

Encore le second ne s’étend-il pas sur la première phrase, exigeant la « confiance » ; peut-être était-elle trop littéraire pour ce juriste qui se revendiquait positiviste.

Enfin, un dernier paradoxe apparaît chez ce grand esprit : il affirme, d’une part, avec force que « les intentions de l’organe constituant ne suffisent pas à créer du statut constitutionnel. La Constitution se fait uniquement au moyen de textes : les intentions de ses auteurs ne comptent pas ou, du moins, elles ne possèdent pas de force constitutionnelle ». Mais, d’autre part, il lui arrive d’adopter une vision essentialiste en postulant une sorte de vérité objective du système découlant des textes constitutionnels, ainsi qu’il le fait à propos de la Constitution allemande de Weimar, à laquelle il prête pratiquement une volonté ou une pensée propre :

La Présidence allemande n’est pas exclusivement parlementaire : elle est aussi plébiscitaire. La Constitution en déduit que le Président aura, de son côté, qualité pour parler au nom de la démocratie, c’est-à-dire pour jouer, en certains cas, un rôle actif et même dirigeant. La preuve qu’elle n’envisage pas sa fonction comme devant rester inerte, c’est qu’elle s’est gardée de le rendre irresponsable.

On peut en dire de même de presque tous les auteurs français : des potentialités maximales offertes par le texte constitutionnel à tel organe, ils déduisaient une sorte de vérité unique de l’ordre constitutionnel, tout en négligeant ici la pratique et même, dans le cas de Weimar, la logique ordinaire du gouvernement parlementaire (qui s’était pourtant imposée grosso modo de 1919 à 1930, son dérèglement postérieur n’étant pas inéluctable).

Publiant en 1932 son étude sur le régime parlementaire en Europe, Georges Burdeau peut s’appuyer sur des données du fonctionnement concret du régime weimarien. Mais écrivant sous le coup des événements de la phase 1930-1932, il aboutit à une analyse pour le moins orientée, qui occulte la complexité du cas Weimar et fait apparaître son échec imminent comme inéluctable. Sa démarche elle-même était d’ailleurs confuse, qui ne clarifiait pas sur quel plan, théorique ou pratique, il prétendait disserter, et qui préfigure le dilemme de la science constitutionnelle française, entre science juridique et science politique. Dès lors, il tombe dans le travers d’avancer des explications prétendument logiques à une pratique (relativement) contingente. C’est ainsi qu’il affirme :

L’organisation aussi bien que les pouvoirs du gouvernement du Reich s’expliquent par l’idée que le chancelier c’est, au sein du ministère, l’homme de confiance du Président du Reich. Cela, la Constitution ne le dit pas, mais les événements ont montré que le Chancelier ne peut gouverner qu’avec l’appui du chef de l’État […]. Nous ne saurions prétendre que telle était l’intention des constituants de 1919, mais force est bien de constater qu’il est difficile de justifier la situation privilégiée du Chancelier si l’on ne tient pas compte […] du désir de donner au Président du Reich une action décisive dans la vie politique.

Ou bien encore :

Discutable au strict point de vue des textes constitutionnels, le Cabinet von Papen nous semble parfaitement conforme à l’esprit de la constitution. Développant à l’extrême la virtualité de gouvernement présidentiel qu’elle contenait, il met simplement en évidence la fragilité de ce que fut le parlementarisme allemand et accuse fortement la prépondérance du Président du Reich qui fait, sans violer ouvertement le statut constitutionnel, prêter la main à une dictature.

Rétrospectivement, Burdeau jugera sévèrement son propre livre. René Capitant, son contemporain, laisse entendre qu’il avait par trop simplifié un objet complexe. Et, en effet, et notamment faute, sans doute, de lire l’allemand, Burdeau n’utilise visiblement pas la doctrine weimarienne.

Pourtant, Burdeau sait aussi, à l’occasion, trouver des mots justes :

De cette complexité initiale de l’organisation constitutionnelle allemande, il résulte que l’orientation politique du Reich, le parti au pouvoir, les réactions du peuple, la personnalité du chef de l’État, suffisent à modifier l’aspect juridique du régime sans qu’une ligne soit touchée dans la constitution.

Et plus encore dans la note qui suit :

C’est cette richesse de formes gouvernementales latentes contenue dans la constitution de Weimar qui explique la légalité de la dictature du Cabinet von Papen-von Schleicher. Après le parlementarisme de façade du ministère Brüning, la constitution supporte, sans que l’on puisse juridiquement prétendre que ses dispositions sont violées, le gouvernement d’un cabinet qui ne dispose pour tout soutien parlementaire que 5 % des voix de la représentation populaire. L’appui du Président du Reich l’emporte ici sur l’hostilité du Reichstag.

C’était effleurer, sinon toucher du doigt, un point capital sur le concept même de constitution. Son aîné, Capitant, en revanche, allait pénétrer plus avant ce problème.

B. L’analyse originale mais discutable de René Capitant

René Capitant, enfin, peut être regardé comme le constitutionnaliste français ayant produit, à côté de Carré de Malberg, les travaux les plus intéressants sur la Constitution de Weimar, plus précisément sur son système de gouvernement. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’échappent pas, eux aussi, à la critique.

Germanophone, fraîchement nommé à l’Université de Strasbourg (dès 1928-1929), Capitant cherche à analyser le système weimarien, probablement mû à la fois par une préoccupation à propos du parlementarisme français et aussi par le souci de renouveler la perspective conceptuelle du parlementarisme en général. Contrairement à la majorité de ses collègues, il n’est affecté d’aucun a priori négatif sur l’Allemagne et a déjà commencé à formuler la meilleure compréhension conceptuelle du système parlementaire de gouvernement. C’est précisément parce qu’il inscrit son analyse de la Constitution de Weimar dans une réflexion plus poussée que celle de ses pairs sur la spécificité du droit constitutionnel et sur le parlementarisme qu’il fait œuvre originale.

Contre une partie de la doctrine allemande (en particulier Richard Thoma), Capitant cherche à montrer l’importance constitutionnelle du Reichspräsident et soutient que « l’extension prise par l’institution présidentielle depuis 1925 est moins une innovation qu’un retour aux sources et à l’esprit de Weimar ». Il admet que cette importance n’a pas été si grande sous la présidence Ebert (en dehors de moments de crise, comme celle de 1922-1923) et qu’elle n’apparaît « pas clairement à la seule lecture de la constitution ». Et ajoute cette remarque d’une grande portée conceptuelle : « Tout cela prouve seulement que les constitutions ne se trouvent pas dans les textes qui sont censés les fonder et qui ne sont même pas capables de les décrire. Elles se trouvent dans la coutume et les doctrines en vigueur et c’est là qu’il faut aller les chercher » (p. 396). Le juriste doit donc se livrer à une reconstitution : « remonter au principe du parlementarisme allemand » (p. 394). Il avance que « le régime parlementaire fondé à Weimar est un régime dualiste, profondément différent par conséquent des régimes anglais ou français » (p. 394). Par quoi Capitant, fort judicieusement, révèle, au rebours de la doctrine française dominante de son temps, qu’il n’existe pas une seule forme de parlementarisme mais plusieurs. Dans son second article, il expose de façon très détaillée comment la doctrine weimarienne a évolué dans son interprétation des compétences du Président du Reich, en particulier le sens de sa compétence de nommer le chancelier.

Toutefois, en dépit d’une quantité de remarques très judicieuses, Capitant retombe en quelque sorte dans les ornières de ses pairs, lorsqu’il affirme que « les ministres allemands doivent rendre compte de leur politique au Président aussi bien qu’au Reichstag, ils sont soumis à une double responsabilité politique ; ils dépendent d’une double confiance ; leur sort est suspendu à la volonté du Président tout autant qu’à celle du Reichstag. Telle est donc la prérogative essentielle du Président allemand : il peut renverser (sic !) le Chancelier et les ministres ». Pour ce faire, le « moyen le plus simple […] est de lui refuser sa signature, de lui retirer ainsi sa confiance et de l’obliger par là même à la démission ». « C’est précisément dans cette liberté du chef de l’État de refuser sa signature qu’il faut voir la pièce essentielle de la Constitution de Weimar » (p. 398). Analyse discutable, en ce qu’elle tend à fossiliser et donc légitimer un certain type d’interprétations.

Pour appuyer sa thèse, Capitant se laisse prendre au mirage de la théorie schmittienne du Président « gardien de la constitution », qu’il cite abondamment. Effectuant plusieurs voyages en Allemagne, en particulier à Berlin, Capitant rencontra à plusieurs reprises Carl Schmitt, avec lequel se noua, un temps, une certaine sympathie intellectuelle, avant une rupture devant les compromissions du second. Et s’il lui apporte quelques nuances, le juriste strasbourgeois valide l’essentiel de la thèse de Schmitt. Ainsi, entre autres, extrapolant le sens d’une simple technique désignative, il reprend l’affirmation de Schmitt selon lequel « Il est dans l’esprit profond de l’art. 41 [l’élection directe du Reichspräsident par le peuple] que le Président du Reich soit un chef politique » (et cite en note la Verfassungslehre, p. 350). Il oubliait par-là que ce même Schmitt avait toutefois montré, avec justesse, que le cadre fixé par la Constitution de Weimar offrait potentiellement quatre sous-systèmes. En suivant le Schmitt de 1929, Capitant est conduit à des affirmations étranges, par exemple celle selon laquelle « on serait tenté de voir dans l’art. 48 l’aboutissement et l’épanouissement du régime parlementaire » (p. 421-422).

Capitant s’est donc laissé abuser par Schmitt, prenant pour une pertinente théorie constitutionnelle ce qui n’était en réalité qu’une thèse de politique constitutionnelle antilibérale. Fut-il moins lucide que Burdeau à propos du Reichspräsident, comme l’affirme Olivier Beaud ? Insistons d’abord sur le fait que leurs démarches et raisonnements n’étaient pas les mêmes. Observons ensuite que Capitant n’était pas le seul ; d’autres juristes, allemands comme français s’y laissèrent prendre : ainsi Ezekiel Gordon, qui, dans son ouvrage Les nouvelles constitutions européennes et le rôle du chef de l’État, consacre un chapitre entier au thème du « gardien de la constitution » (p. 207-234) et se réfère à Carl Schmitt et à Hugo Preuss.

Entre construction conceptuelle subtile et empirisme orienté, on peut dire que Capitant oscille, et hésite entre une démarche axant l’analyse sur l’interprétation des structures (le cadre formel fourni par le texte) et une autre mettant en avant le système concret qui s’impose.

On peut enfin relever un ultime paradoxe : Capitant défendra à la même époque une lecture moniste du régime parlementaire pour la France, mais reviendra implicitement à l’inspiration de Weimar au début des années 1960, en défendant l’interprétation de la ve République comme un régime parlementaire dualiste, où il s’agissait pour lui, au moins autant acteur politique qu’en tant qu’universitaire (du moins : universitaire politiquement engagé), de défendre la cohérence constitutionnelle de la pratique institutionnelle du général de Gaulle, cherchant ainsi à légitimer la pratique présidentialiste de celui-ci.

Au fond, la principale faiblesse des analyses des juristes français (mais leurs homologues étrangers ont souvent été victimes de la même erreur) est qu’ils postulaient (presque tous) une essence du système de gouvernement weimarien, qu’il s’agissait de découvrir par l’observation et/ou l’interprétation des textes. Ils postulaient une cohérence – peut-être pas absolue mais du moins suffisante – de l’amas d’énoncés contenus dans le texte, et croyaient pouvoir en déduire la « vérité juridique systémique » unique de celui-ci.

Or, une telle entreprise est nécessairement vouée à l’échec, pour plusieurs raisons. D’abord, les juristes ne faisaient pas assez la part des choses entre les règles du droit de la constitution et le système de gouvernement, les premières ne pouvant jamais esquisser autre chose qu’un cadre. Ensuite, les Français n’ont pas voulu voir qu’il entrait une part de transposition formelle des techniques du constitutionnalisme monarchique dans les compétences attribuées au Reichspräsident et que l’application de la logique du gouvernement responsable aurait pu ou dû les laisser demeurer formelles. Enfin – Christoph Gusy a souvent rappelé ce fait majeur – il n’y avait pas de conception unique et parfaitement aboutie dans l’œuvre écrite des constituants de Weimar. C’était une forme ouverte et ce d’autant plus qu’elle avait formellement renforcé la dualité de l’exécutif républicain.

C. Weimar comme modèle d’inspiration pour la France ?

Il peut paraître tout à fait étrange, au regard de la tonalité critique qui dominait en France à l’égard de l’Allemagne et de sa Constitution, d’évoquer, si et dans quelle mesure, la Constitution de Weimar a pu être considérée comme un modèle d’inspiration recommandable pour la France de l’entre-deux-guerres.

C’est pourtant bien ce que fit, à sa manière, Carré de Malberg. Dès 1923, dans une revue alsacienne, il s’était interrogé sur l’opportunité de réviser les lois constitutionnelles de 1875 (qui tenaient lieu de constitution formelle pour la iiie République), aux fins de rétablir en France la séparation des pouvoirs, notamment dans les rapports entre l’Exécutif et le législateur. L’entreprise, à ses yeux, était vouée à l’échec : la logique profonde du système français étant caractérisée selon lui par la suprématie des chambres parlementaires sur tous les autres organes, en particulier exécutifs. Dès lors, poursuivait-il, « la solution du problème de la limitation de la puissance du Parlement ne peut être obtenue que par des moyens empruntés à la démocratie » et non par la séparation des pouvoirs telle qu’on la comprend usuellement. C’est là qu’il faisait référence au voisin allemand :

Il n’est pas sans intérêt de rappeler l’attitude prise par la récente Constitution de Weimar sur cette question des rapports entre l’Exécutif et le Parlement. On a pu mettre en doute la sincérité des combinaisons organiques de cette Constitution : il faut reconnaître, toutefois, la correction logique, et même l’habileté de certaines de ses constructions. Tout en demeurant hostiles à l’idée de séparation des pouvoirs et tout en consacrant, en principe, le régime parlementaire, les constituants n’ont pas voulu que le Président du Reich fût réduit à un rôle simplement décoratif : ils ont cherché à lui assurer un pouvoir personnel, qui lui permit, en certains cas, d’exercer, à l’encontre du Reichstag, une action indépendante. Mais ils ont rétabli l’unité, en plaçant au-dessus du Reichstag et du Président un arbitre suprême, le corps des citoyens. […] Encore une fois, les auteurs de la Constitution de Weimar ont fait preuve d’habileté, en construisant les deux pouvoirs, parlementaire et exécutif, sur la base d’un dualisme qui trouve son couronnement unitaire dans la suprématie nominale du peuple allemand. […] Ils espéraient bien que le corps des votants n’userait pas fréquemment des pouvoirs que la lettre de la Constitution met à sa disposition. La construction élevée à cet égard par la Constitution de Weimar n’en demeure pas moins intéressante à analyser, parce que cette Constitution, qui a visé à s’approprier, en la forme, quelques-uns des procédés les plus modernes de la démocratie, contient peut-être, pour d’autres nations animées d’un esprit sincèrement démocratique, une indication de la voie dans laquelle pourra s’engager l’évolution future de leurs institutions. Pourquoi faut-il que le peuple français n’ait point eu, jusqu’à présent, liberté entière de prendre cette voie ?.

La démonstration n’était pas irréprochable (Carré occulte ici le problème du contreseing et surévalue peut-être la situation française). Reste néanmoins que s’il restait prudent sur l’opportunité politique d’une telle transposition en France des mécanismes weimariens, il n’en montrait pas moins, sur le plan conceptuel, que c’était à ses yeux le modèle allemand qui fournissait la solution. Il reprendra, en la développant, cette thèse dans son essai La loi, expression de la volonté générale.

Notons encore qu’en dehors de Carré de Malberg, ce sont des politiques (généralement à droite de l’échiquier politique) qui ont pu recommander l’imitation des mécanismes dualistes à la Weimar pour réformer le parlementarisme de la iiie République.

Conclusion : Weimar et les Français, un rendez-vous manqué ?

Il faut, pour terminer, mentionner Émile Giraud qui, dans un ouvrage de droit constitutionnel comparé, analyse « à la française » la situation du pouvoir exécutif dans les démocraties occidentales et consacre un chapitre à la défunte République de Weimar, sous le titre « Le régime parlementaire avec altération présidentielle ». Sans être remarquable dans ses analyses, on doit lui reconnaître une juste appréciation finale :

Il serait trop facile et sans doute injuste de faire porter aux constituants de Weimar la responsabilité de l’échec de la démocratie allemande. […] Dans tous les cas, ce n’est pas la Constitution de Weimar qui porte la responsabilité principale de l’échec de la démocratie allemande. Celui-ci est dû en premier lieu à l’absence d’esprit et de qualités démocratiques à une époque extraordinairement critique où il eût fallu que ces qualités fussent développées au plus haut point.

Un constat qui tranche avec l’image que juristes, historiens et hommes politiques colporteront après 1945, spécialement dans la classe politique française (et allemande, ainsi que C. Gusy l’a montré).

Avec le confort que donne le regard rétrospectif, on se sent porté à considérer que la doctrine constitutionnelle française est passée un peu à côté de l’expérience de Weimar, n’en a pas tiré suffisamment un enrichissement réflexif véritable qui aurait pu alimenter ses propres réflexions. Sans doute, la brièveté de cette première expérience républicaine allemande l’explique pour partie : le temps a manqué pour approfondir véritablement, au cours de ces douze courtes années, le travail sur ce que vivait le pays voisin, dans le contexte tendu de l’entre-deux-guerres. Et le régime totalitaire sans précédent qui l’a suivie ainsi que la guerre mondiale qu’il a provoquée, ont probablement paru à la plupart des juristes publicistes français, rendre superflu toute poursuite approfondie de l’étude d’un texte du passé et déconsidéré.

Quoi qu’il en soit, au-delà même de problèmes d’interprétation et des analyses trop souvent faussées par les préjugés antiallemands, ne sont-ce pas au fond les difficultés propres à la science constitutionnelle française de l’entre-deux-guerres qui lui ont fait plus ou moins manquer son rendez-vous scientifique avec celle de Weimar ? Les instruments d’analyse juridique, en particulier du système de gouvernement, développés par la doctrine française depuis la fin du xixe siècle étaient peut-être trop rudimentaires. Et comme la France se retrouvait, en 1918, dans le camp des vainqueurs de la guerre mondiale, elle n’était pas prête à se laisser inspirer par la doctrine du pays vaincu.

Armel Le Divellec

Professeur de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas.

Pour citer cet article :

Armel Le Divellec « La Constitution de Weimar vue par la doctrine constitutionnelle française contemporaine », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/la-constitution-de-weimar-vue-par-la-doctrine-constitutionnelle-francaise-contemporaine-1997]