Présentation
Au début de sa présentation de la première partie de ce dossier intitulé Le droit constitutionnel du Conseil d’État, Olivier Beaud se demandait comment naissaient les colloques. Il identifiait plusieurs sources, les unes tenant au hasard des recherches – telle direction de mémoire de Master 2, telle relecture d’un grand texte de doctrine ‒ les autres découlant de questions plus récurrentes, plus profondes, qui travaillent souterrainement une discipline pour finir par émerger à la faveur d’une réflexion ou d’un événement. Au sein de cette seconde catégorie, figure assurément l’habitude très solide des juristes d’associer droit constitutionnel et Conseil constitutionnel et, symétriquement, droit administratif et Conseil d’État. De longue date, cette double association a eu tendance à accentuer, de façon exagérée, la distinction des deux disciplines. L’idée première de ce colloque allait ainsi, selon les mots d’Olivier Beaud, « au rebours de cette présentation schématique en ce qu’elle vise à montrer que le Conseil d’État fait du droit constitutionnel, et cela depuis toujours. Et il le fait aussi bien à travers sa jurisprudence que ses avis consultatifs ». À cet égard, le titre de cette manifestation aurait d’ailleurs pu être libellé de façon plus audacieuse : « Le droit constitutionnel du droit administratif ».
Au seuil de cette seconde partie, une autre question surgit : à quoi servent les colloques ? Cette question se pose inévitablement puisque les réflexions sur le présent thème se sont déroulées en deux temps, lors d’un premier colloque en décembre 2023 à l’Université Paris-Panthéon-Assas, puis d’un second en septembre 2024 à l’Université de Strasbourg. Ce faisant, les contributions de la seconde journée, ici réunies, n’ont pu ignorer les discussions et les réflexions de la première. Si les colloques remplissent assurément de nombreuses fonctions, celui-ci aura au moins permis de confirmer les intuitions de départ et cela sur deux points essentiels.
Tout d’abord, en complétant l’inventaire des cas d’interprétation les plus saillants de la constitution par le Conseil d’État et en démontrant, si besoin était, que sa jurisprudence et ses avis consultatifs sont une source première, et parfaitement décisive, du droit constitutionnel. Banalité, dira-t-on, mais qui relève le plus souvent du domaine de l’intuition, tant il est vrai que la jurisprudence du Conseil d’État relative au droit constitutionnel constitue un « angle mort » ‒ disons, au minimum, un « angle fermé » ‒ de la doctrine universitaire, tant administrativiste que constitutionnaliste. Les présentes contributions, ajoutées à celle du précédent dossier, permettent de combler cette lacune ‒ pour ne pas dire cette anomalie. Ainsi, la question de l’apport du Conseil d’État au droit constitutionnel, si elle n’est certainement pas épuisée, est clairement reformulée ‒ si ce n’est renouvelée.
Elle l’est d’autant plus, peut-on penser, que se posait également ‒ et surtout ‒ le problème de la garantie de la constitution par la juridiction administrative suprême ‒ l’on devrait d’ailleurs dire, au regard de la diversité de ses missions, l’institution administrative suprême. L’idée selon laquelle le Conseil d’État a une compréhension du droit constitutionnel « qui est d’abord celle de légistes », assez peu soucieux de respecter l’idéal du constitutionnalisme, est parfaitement confirmée. Pour prendre l’exemple des droits et libertés ‒ même si ce thème n’est traité qu’incidemment dans cette seconde partie ‒ il est peu de dire que le Conseil d’État tarde à fonder clairement le droit qu’il élabore sur la protection des droits fondamentaux, comme le font de nombreux droits publics contemporains, sous l’inspiration du modèle allemand. Sans doute, sous l’effet d’évolutions jurisprudentielles et de réformes procédurales, le contentieux administratif a évolué d’une dimension essentiellement objective vers un modèle plus subjectif. Pour autant, on voit bien que le Conseil d’État se refuse encore à placer la logique des droits fondamentaux au centre de gravité de sa démarche, concevant l’office du juge administratif comme un arbitre entre les droits fondamentaux et l’intérêt général, là où il pourrait admettre que sa fonction première est de protéger ces droits contre la puissance publique. À cet égard, le thème de ce colloque permet autant de (ré)introduire la jurisprudence administrative dans le débat constitutionnel que la constitution dans les réflexions des administrativistes.
Un second enseignement, situé dans le droit fil du précédent, réside dans l’utilité de la constitution elle-même pour le Conseil d’État. Si celle-ci est mise en œuvre et donc interprétée par ce dernier ‒ une autre évidence ‒ elle peut aussi devenir la « chose » du Conseil d’État ‒ on le dit moins explicitement ‒ au service de sa politique jurisprudentielle et de son affirmation institutionnelle. Comme l’écrit Louis de Fournoux dans sa contribution au présent dossier,
il est évident que le Conseil d’État ne fait pas du droit constitutionnel de manière désintéressée ou pour la beauté intellectuelle du geste mais bien souvent à son profit, dans une optique de contentieux administratif […]. Et cette contribution particulière du Conseil d’État au droit constitutionnel s’avère d’emblée ambiguë, puisqu’elle est à la fois contraignante et libératrice, dans ce sens où il apparaît que le Conseil d’État a longtemps semblé contraint par ces exigences, avant de les domestiquer pour les mettre à son profit dans la période la plus récente.
Voilà qui condamne tout espoir de progrès ‒ pour ceux qui s’y accrochaient encore ‒ du côté d’un hypothétique transfert de tout ou partie du contrôle de constitutionnalité des lois au Conseil d’État. Pour Samy Benzina, une telle réforme ne résoudrait certainement pas « les insuffisances du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel » puisque « les principales critiques formulées contre l’institution de la rue Montpensier et sa jurisprudence peuvent être aisément transposées à son voisin du Palais Royal tant les deux institutions partagent des caractéristiques similaires que ce soit en termes de composition ou de conception du droit, du pouvoir et des institutions […] ». L’état actuel de la jurisprudence administrative en atteste sans peine : « Le contrôle de constitutionnalité du Conseil d’État serait peu ambitieux au risque de faire régresser la garantie des droits et libertés constitutionnels ».
Sans doute le Conseil d’État peut-il aussi, à l’occasion, « se considérer comme investi de la mission du gardien du temple de la tradition républicaine ». Pour Margaux Bouaziz, qui explore ce sujet, « le recours à cette notion, s’il reste parcimonieux, permet d’en faire une ressource argumentative en l’absence de source de droit aisément identifiable ». Mais, là encore, « il peut être dangereux pour une institution publique de se penser la seule à pouvoir dire ce qu’est la tradition de la République […] ».
Et que dire de son activité consultative dont Benjamin Lecoq souligne pertinemment « le caractère tentaculaire » et dont « la croissance sous la ve République est le corollaire de la primauté du pouvoir exécutif ? ». À n’en pas douter, « l’institution du Palais-Royal, située ‟au cœur de l’État”, occupe une place centrale d’un bout à l’autre de la chaîne de production du droit et d’un échelon à l’autre de la hiérarchie des normes ». Pour cette même raison, mais également en vertu du rapport historique qu’il entretient à la constitution, « le Conseil d’État jouit, en matière constitutionnelle, d’une autorité à la fois technique et morale dont nulle autre instance – pas même le Conseil constitutionnel – n’est en mesure de se targuer ». Et s’il s’affirme (parfois) en contrôleur du pouvoir de révision, « c’est sans jamais oublier qu’il demeure, en premier chef, le conseiller du Gouvernement dans la mise en œuvre juridique (et en l’occurrence, constitutionnelle) de ses ambitions et volontés politiques ». Ainsi, Benjamin Lecoq estime qu’en dépit de son ambition de défendre une conception ‒ à peu près ‒ exigeante de la constitution, « l’éthique constitutionnelle du Conseil d’État est encore trop tributaire de celle du Gouvernement – qui, selon les aléas de la conjoncture politique, peut parfois n’en avoir guère – pour être en mesure de constituer un tempérament efficace aux emportements du pouvoir de révision ».
En définitive, comme le suggère David Mongoin, « s’interroger sur le droit constitutionnel du Conseil d’État revient […] à s’interroger sur la singularité du modèle français de justice constitutionnelle et plus fondamentalement sur la singularité du droit constitutionnel français ». Si l’originalité de ce modèle tient à « une sanction de l’inconstitutionnalité de la loi relativement concentrée et à une interprétation de la Constitution largement diffuse, la singularité du droit constitutionnel français, quant à elle, tient à une culture fondamentalement administrativiste de ce droit qui est d’ailleurs largement partagée par la majorité des constitutionnalistes ».
Un constat qui permet au moins de rappeler que ce qui différencie ‒ vraiment ‒ la discipline du droit constitutionnel de celle du droit administratif tient moins à l’existence d’objets d’étude parfaitement distincts qu’aux perspectives tracées par les juristes eux-mêmes, tant il est vrai que ce n’est pas la matière étudiée qui diffère profondément que le regard porté sur l’objet considéré ‒ voire, plus exactement, les questions que les juristes se posent sur ce dernier.
Enfin, si l’on devait encore insister sur un dernier apport d’un tel colloque sur Le droit constitutionnel du Conseil d’État, il résiderait sans conteste dans la continuité académique ainsi manifestée ‒ et l’on pourrait même écrire, sans trop d’exagération, la filiation intellectuelle. Car il faut ici évoquer Olivier Jouanjan et Patrick Wachsmann, anciens directeurs de l’Institut de Recherches Carré de Malberg (IRCM) grâce auxquels de nombreuses manifestations scientifiques ont été organisées en coopération avec l’Institut Michel Villey, ce dernier alors dirigé par Olivier Beaud, puis par Denis Baranger. À cet égard, qu’il nous soit aussi permis d’adresser nos très vifs remerciements à Gabriel Eckert, pour son soutien indéfectible en sa qualité de directeur de l’IRCM, ainsi qu’à toute l’équipe de la Fédération de recherches « L’Europe en mutation », en particulier à Laurence Monteil et Aurélie Kraft. Et pour finir, rien n’aurait été possible, évidemment, sans les contributeurs de ce nouveau dossier. Qu’ils soient, à leur tour, infiniment remerciés.
Nicolas Chifflot
Pour citer cet article :
Nicolas Chifflot « Présentation », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/presentation-1987]