Le présidentialisme minoritaire est une expression forgée par le Professeur Bruno Daugeron, initialement employée pour qualifier le système de la cohabitation. Le sens de cette expression a sensiblement fléchi, toujours sous la plume de Bruno Daugeron, après les élections législatives de juin 2022. Elle est alors employée pour désigner la situation institutionnelle dans laquelle le Président de la République continue d’exercer une forme de prédominance sur son Premier ministre mais est mis en difficulté devant une majorité à l’Assemblée nationale qui ne lui est que relativement acquise.

C’est la situation que nous avons connu depuis les élections législatives de juin 2022 et ce jusqu’au décret de dissolution du 9 juin 2024 et que j’étudie au sein de ce mémoire.

Je cherche à montrer le paradoxe innervant cette nouvelle catégorie constitutionnelle à la lumière des premières années du second quinquennat d’E. Macron.

A mon sens, le présidentialisme minoritaire aurait pu être l’occasion pour les acteurs institutionnels d’opérer un retour à une lecture davantage parlementaire du régime instauré par la Ve République. A l’instar de la cohabitation, où le Président est également mis en minorité, le présidentialisme minoritaire, caractérisé par une majorité parlementaire seulement relative, aurait pu se traduire par une mise en retrait du Président de la République au profit d’une importance nouvelle qu’auraient gagné l’Assemblée nationale et le Premier ministre.

Or, ce présidentialisme tempéré n’est pas la conclusion à laquelle mes recherches m’ont mené. Au contraire, le présidentialisme minoritaire s’est avéré constituer la déclinaison maximale du présidentialisme à la française.

Ainsi, je cherche à démontrer en quoi le présidentialisme minoritaire tel qu’issu des élections législatives de 2022 a renforcé la présidentialisation du régime mis en place par la Vème République.

En ce sens, cette nouvelle facette révélée du présidentialisme à la française a débouché sur l’avènement paradoxal d’un présidentialisme exacerbé.

"Minority presidentialism" is a term coined by Professor Bruno Daugeron, initially used to describe the system of cohabitation. The meaning of this expression has evolved slightly, still under the pen of Bruno Daugeron, following the legislative elections of June 2022. It is now used to designate the institutional situation in which the President of the Republic continues to exercise a form of predominance over the Prime Minister but faces difficulties before a majority in the National Assembly that is only relatively supportive.

This is the situation we experienced from the legislative elections of June 2022 until the dissolution decree of June 9, 2024, which I am studying in this thesis. I aim to highlight the paradox underlying this new constitutional category in light of the early years of E. Macron's second term.

In my view, minority presidentialism could have provided institutional actors with an opportunity to return to a more parliamentary reading of the regime established by the Fifth Republic. Like cohabitation, where the President is also placed in a minority position, minority presidentialism, characterized by only a relative parliamentary majority, could have resulted in a stepping back of the President of the Republic in favor of a new significance gained by the National Assembly and the Prime Minister.

However, this tempered presidentialism is not the conclusion to which my research has led me. On the contrary, minority presidentialism has proven to be the maximal embodiment of French-style presidentialism. Thus, I seek to demonstrate how minority presidentialism, as it emerged from the 2022 legislative elections, has reinforced the presidentialization of the regime established by the Fifth Republic. In this sense, this newly revealed facet of French-style presidentialism has paradoxically led to the advent of an intensified "presidentialism".

INTRODUCTION

« P

résidentialisme minoritaire » n’est pas antonymique de « présidentialisme majoritaire » : tous deux consacrent une prédominance présidentielle. Telle est la principale leçon qui peut être tirée des résultats du second tour des élections législatives des 12 et 19 juin 2022, à l’issue desquelles le Président de la République s’est seulement vu attribuer une majorité relative à l’Assemblée nationale.

Pour comprendre l’avènement de ce présidentialisme minoritaire (3), encore faut-il revenir sur ce qui a jusqu’alors constitué la principale règle du jeu – hors cohabitation – sous la ve République, à savoir le présidentialisme majoritaire (2), ce qui nécessite d’identifier au préalable la notion de « présidentialisme » (1).

A. Une identification préalable de la notion de « présidentialisme »

Pour analyser son versant majoritaire (mais aussi minoritaire), il convient au préalable de s’entendre sur la notion de « présidentialisme ». Bien qu’elle ne soit pas strictement juridique, dans la mesure où elle qualifie le système politique de la ve République – à savoir le fonctionnement concret des institutions mises en place par celle-ci –, cette notion est communément employée pour caractériser le fonctionnement supposément « normal » de notre régime. Dans ce système, « à partir d’un schéma institutionnel mixte (que M. Duverger a proposé d’appeler “semi-présidentialisme”), le Président exerce une prépondérance de fait, au détriment du Premier ministre, instrumentalisé, et du Parlement, affaibli ». Pour le dire autrement, avec ce schéma, le Président, soutenu par une majorité parlementaire, gouverne à la place de son Premier ministre, réduit à la place d’exécutant, à l’issue d’une convention interprétative redéfinissant la répartition des fonctions comme prévu par la Constitution.

En France, le terme est d’abord employé par des journalistes pour désigner, si ce n’est dénoncer, l’extension des pouvoirs présidentiels bien au-delà de la lettre constitutionnelle du texte de 1958. Il est rapidement repris par des constitutionnalistes, tels Maurice Duverger, aux fins de caractériser la prépondérance du Président de la République et l’affaiblissement du Parlement sous la ve République.

Toutefois, un malaise subsistait. Comme le relève le professeur Olivier Duhamel, « Il était évident […] qu’entre les présidentialismes à vie de nombreux États d’Afrique et le présidentialisme compétitif de la ve République, la marge était trop appréciable pour ne pas être prise en compte. Dès lors, ou il fallait renoncer à la qualifier de présidentialisme ou il fallait laver cette étiquette de toute nuance péjorative ». La solution vint de Valéry Giscard d’Estaing. Contrairement à ses prédécesseurs, qui répugnaient à attribuer une qualification au régime mis en place par la Constitution de 1958, Valéry Giscard d’Estaing, tout juste élu Président de la République, expliqua le 25 juillet 1974 que « Notre régime de la ve République, modifié par le référendum de 1962, est un régime présidentialiste, c’est-à-dire un régime dans lequel les attributions du président de la République sont très importantes ».

Cette « présidentialisation » du régime doit beaucoup à la réforme de 1962 instaurant l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, laquelle « institutionnalise la lecture présidentialiste de la Constitution ». Certes, d’un point de vue purement matériel, la réforme de 1962 vient seulement modifier le mode d’élection du Président, sans toucher en rien à ses pouvoirs et prérogatives, lesquels ne sortent pas augmentés de la révision. Toutefois, en lui conférant ce surcroît de légitimité, elle l’incite à adopter une nouvelle lecture de ses fonctions. En témoigne la définition du rôle du Président proposée par De Gaulle dans sa fameuse conférence de presse du 31 janvier 1964 : celui-ci y explique qu’

il doit être évidemment entendu que l’autorité indivisible de l’État est confiée tout entière au Président par le peuple qui l’a élu, qu’il n’en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne soit conférée ou maintenue par lui… Il lui appartient d’ajuster le domaine suprême qui lui est propre avec ceux dont il attribue la gestion à d’autres.

Dès lors, le Président n’est plus envisagé – comme la Constitution le prévoit – comme un arbitre, mais bien comme un décideur, véritable tête de l’Exécutif. Cette présidentialisation du régime a par la suite été confirmée et approfondie par l’introduction du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral ; nous y reviendrons.

Si cette lecture présidentialiste des institutions a pu être reprise par les successeurs de De Gaulle, ce n’est pas seulement grâce à la légitimité supérieure que le mode direct de son élection confère au chef de l’État. Françoise Decaumont, dans sa thèse sur La présidence de Georges Pompidou, affirme que le pouvoir présidentiel sous le quinquennat pompidolien n’a pu se déployer que grâce à la concordance des majorités présidentielle et parlementaire, le premier étant conforté par le soutien d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Or, c’est justement à cette coïncidence des majorités que l’épanouissement du présidentialisme a longtemps été associé, occultant une autre de ses faces, plus cachée, à savoir le présidentialisme minoritaire. C’est ce qu’il convient d’étudier à présent.

B. Aux origines du « présidentialisme majoritaire »

Ah ! si nous avions la possibilité de faire surgir demain une majorité nette et constante, il ne serait pas nécessaire de prévoir un Sénat dont le rôle principal est de soutenir, le cas échéant, un Gouvernement contre une assemblée trop envahissante parce que trop divisée […] Mais quelque désir que l’on ait d’une loi électorale neuve et majoritaire et quelque nécessaire qu’elle soit, nul n’a le droit en France, présentement, de tirer une traite sur un avenir dont nous savons trop bien qu’il sera fait longtemps encore de divisions politiques, c’est-à-dire de majorités menacées, trop aisément, d’éclatement, et qu’il faut contraindre par la sagesse. Parce qu’en France la stabilité gouvernementale ne peut résulter d’abord de la loi électorale, il faut qu’elle résulte au moins en partie de la réglementation constitutionnelle, et voilà qui donne au projet son explication décisive et sa justification historique.

L’objectif porté par le discours de Michel Debré devant le Conseil d’État le 27 août 1958 est clair : parce que les rédacteurs de la Constitution de 1958 craignaient l’absence d’une majorité solide à l’Assemblée et ses répercussions sur la stabilité gouvernementale, il s’agissait, sur le contre-modèle du fonctionnement parlementaire des iiie et ive Républiques, de mettre en place un système constitutionnel propre à assurer, par l’effet de ses mécanismes sur la discipline parlementaire, la stabilité de l’Exécutif.

Or, la conquête de cette stabilité devra en fait moins à l’usage des mécanismes constitutionnels qu’à la « bipolarisation » de la vie politique.

En effet, bien avant que l’approbation du référendum du 28 octobre 1962 relatif à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct ne produise ses premiers effets aux élections présidentielles de 1965, dès les élections législatives de 1962, une majorité de députés se trouva élue sur son soutien au Président de la République. Lors des élections législatives suivant la dissolution d’octobre 1962, les députés furent élus au nom de leur appui au Président de la République. De ce « véritable miracle électoral » naquit le phénomène dit du « fait majoritaire » au profit du Président de la République.

Le professeur Bruno Daugeron définit ce fait majoritaire comme

un phénomène à la fois politique et psychologique caractérisé par la présence à l’Assemblée nationale d’une majorité de députés formant un bloc soudé, décidé à soutenir, dans la durée et de manière disciplinée, le Président de la République à travers son Premier ministre et le gouvernement, et à appuyer son action en se plaçant dans une sorte de servitude volontaire à son égard.

Le professeur Denis Baranger comprend plus succinctement cette situation comme celle dans laquelle est attribuée « une prime majoritaire au camp présidentiel lui donnant accès à une majorité absolue ».

Le parlementarisme majoritaire désigne le « mode de fonctionnement du régime parlementaire caractérisé par l’existence d’un fait majoritaire ». Plus précisément, Maurice Duverger le définit comme « une variété du régime parlementaire caractérisé par l’existence d’une majorité gouvernementale stable, reposant soit sur un groupe parlementaire, soit sur un système stable d’alliances ».

La principale conséquence de ce parlementarisme majoritaire est l’affaiblissement du Parlement par rapport à l’Exécutif. Non pas parce que le Parlement se verrait amputé de certaines compétences – celles-ci restent sur le principe identiques – mais parce que le Gouvernement va chercher à appauvrir la vie parlementaire. L’orchestration de ce déclin par l’Exécutif passe par la soumission de sa majorité parlementaire à la ligne politique fixée par le Président de la République. À cet égard, la Professeur Marie-Anne Cohendet évoque l’existence d’un « Parlement domestiqué ».

Comme le relève Bruno Daugeron, une telle majorité ne désigne pas seulement la présomption de confiance dont bénéficie le Premier ministre et son Gouvernement, ni la faculté qui est celle du Premier ministre de solliciter la confiance des députés, mais « rend compte de l’existence au profit du Premier ministre, parfois réputé en être le “chef”, mais surtout à travers lui, du Président de la République, d’un soutien sans faille à la ligne fixée par lui, et non décidée par eux, formant une véritable “matrice de comportement” orientant les comportements et fixant les votes ». Le Premier ministre n’a plus à chercher le soutien de l’Assemblée, car c’est l’Assemblée qui se propose elle-même de soutenir le Président de la République.

Une telle logique amènera le doyen Vedel à qualifier ce fonctionnement institutionnel de « présidentialisme majoritaire ». Ce qu’il désigna ainsi, dans une tribune de presse, en 1997, est la situation dans laquelle :

L’Assemblée, élue à quelques semaines du Président, comporte une majorité prise dans son sillon fait de fidèles, même de grognards. Tout s’emboîte : le Président compose le gouvernement à sa guise, lui donne ses orientations et détermine la part d’autonomie qu’on peut lui laisser ainsi que la durée qui lui sera assignée. La majorité approuve toujours et contrôle peu. L’opposition prépare l’alternance et peut l’obtenir. Tel est le présidentialisme majoritaire, régime largement dominant depuis quarante ans.

Ce « présidentialisme majoritaire » se reconnaît par la réunion de trois éléments cumulatifs. Premièrement, le Président de la République, élu au suffrage universel direct sur un programme de gouvernement, est la véritable tête de l’Exécutif. Deuxièmement, le Premier ministre accepte volontairement d’endosser une position de subordonné vis-à-vis du Président de la République, devant lequel il s’estime politiquement responsable, et dont il se borne à exécuter les décisions. Troisièmement, le Président de la République bénéficie du soutien d’une majorité de députés élus dans le sillage présidentiel, les élections législatives étant envisagées comme la simple confirmation des résultats du scrutin présidentiel.

Bruno Daugeron met ainsi en exergue deux caractéristiques fondamentales de ce « présidentialisme majoritaire » : d’une part « l’affirmation d’un Président-gouvernant » ; d’autre part « une soumission gouvernementale et parlementaire ». Dès lors, la question se pose du maintien en vigueur de ce présidentialisme majoritaire lorsque l’une de ces trois conditions, notamment celle relative à une majorité parlementaire acquise au Président, vient à manquer.

À cet égard, le présidentialisme majoritaire repose sur une assise fragile. À défaut de fondement constitutionnel, le présidentialisme majoritaire était voué à connaître une vie précaire, la viabilité de ce système étant continuellement subordonnée à une concordance de la majorité parlementaire et du Président de la République. Or, cette symbiose des majorités part du principe suivant lequel, les électeurs, en toute logique, devraient donner au Président qu’ils ont élu quelques semaines auparavant une majoritaire conforme à la sienne. Il n’empêche, comme le relève le professeur Armel Le Divellec, que « ces mêmes électeurs sont parfaitement libres de ne pas le faire et de désigner une autre majorité ou bien pas de majorité claire du tout », « l’électeur reste libre, y compris de n’être pas (en apparence) cohérent avec son premier vote (pour le président) ».

Les électeurs ont fait usage de cette liberté en 2022, en renversant les 12 et 19 juin un système majoritaire acté comme irréversible, en n’accordant au Président de la République qu’une majorité relative à l’Assemblée nationale. Ce qui semble relever de l’évidence, mais était jusqu’alors caché par la dominante majoritaire du présidentialisme, est apparu en pleine lumière : « Le fait majoritaire n’est pas inscrit dans la Constitution ».

Pour Denis Baranger, « plutôt que de faire opérer en harmonie les deux piliers de légitimité du régime [le peuple…] a placé un coin entre le choix du président et le choix des députés », il a « de lui-même, posé entre les deux un principe de contradiction » ; mais ce choix reflète « sa liberté de souverain démocratique ». En l’espèce, les électeurs ont choisi de rompre avec le présidentialisme version « majoritaire » pour nouer avec le deuxième versant jusqu’alors occulté de celui-ci, à savoir le « présidentialisme minoritaire ».

C. L’avènement du « présidentialisme minoritaire »

La xvie législature a mis fin à la logique du « présidentialisme majoritaire », laquelle ne pouvait valoir que pour autant que la majorité soutenant le Président de la République était numérairement majoritaire au sein de l’Assemblée nationale. Or, en 2022, l’absence de majorité numérique favorable au Président à l’Assemblée nationale devait immanquablement démolir l’édifice du présidentialisme majoritaire.

Les 12 et 19 juin, les électeurs n’ont en effet confié à Emmanuel Macron qu’une majorité relative de 245 sièges, loin du seuil des 289 voix nécessaire pour obtenir la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Il manquait 44 sièges à la majorité présidentielle – rassemblée dans la coalition « Ensemble » –, pour parvenir à la majorité absolue. Comme le relève Denis Baranger, « Il y a bien eu une prime majoritaire, mais elle a été insuffisante ».

C’est une première depuis 1962, à l’exception des élections législatives de 1988. En effet, à cette date, les socialistes se sont retrouvés dans la nouvelle Assemblée avec seulement une majorité relative, qui résultait notamment du fait que ni l’U.D.C (centriste) ni le groupe parlementaire communiste n’appartenaient à la majorité parlementaire.

Toutefois, comme l’a justement relevé le docteur Jean-Felix de Budajoux, en 2022, les conditions de cette majorité relative sont différentes de celles de 1988, ce sur au moins trois points. Premièrement, il ne fallait à l’époque que l’obtention de 13 sièges supplémentaires pour que le parti socialiste obtienne la majorité absolue. Or, comme il a été dit, 44 sièges font actuellement défaut à la majorité présidentielle. Deuxièmement, à la majorité unie de 1988 s’oppose en 2022 une majorité plurielle, composée de trois groupes distincts : La République en marche, le Mouvement démocrate et Horizons. Enfin, l’opposition elle-même est d’un genre différent. En 1988, la droite avait fait le choix d’une opposition raisonnée, institutionnelle, qui ne s’investissait pas forcément dans une stratégie d’obstruction. La nature de l’opposition se situe à l’exact antipode en 2022. En effet, l’opposition à l’Assemblée nationale se caractérise par une politique d’opposition systématique à la majorité présidentielle. Celle-ci est structurée notamment par La France Insoumise, deuxième groupe d’opposition, qui revendique « une opposition radicale » porteuse d’une « philosophie du conflit », tandis que le premier groupe d’opposition, le Rassemblement National, se réclame d’une « alternance totale ».

Quoi qu’il en soit, ces élections législatives, parce qu’elles seules ont suspendu le présidentialisme majoritaire, ont rappelé que la « Constitution de 1958 et le régime politique qu’elle induit se révèlent formellement, mais aussi substantiellement parlementaire », dans la mesure où le résultat des élections législatives conditionne le type de présidentialisme conséquent. En ce sens, il convient de s’abstenir de qualifier les élections législatives d’élections « de confirmation » dans la mesure où, au contraire, les résultats de celles-ci s’avèrent fondamentaux pour la détermination du système politique à venir. À ce titre, la majorité parlementaire constitue une « variable déterminante majeure » du régime de la ve République.

Ces élections introduisent le début d’une nouvelle ère, que nous qualifierons de « présidentialisme minoritaire », pour reprendre l’expression consacrée par Bruno Daugeron. Celui-ci a initialement employé cette notion pour qualifier le système de la cohabitation, qui peut être définie comme la « coexistence d’un chef d’État et d’une majorité parlementaire représentant des tendances politiques antagonistes », à la suite d’élections législatives. La cohabitation résulte d’un manquement à l’une des trois conditions du présidentialisme majoritaire, à savoir le soutien d’une majorité de députés au Président. Dès lors, la naissance d’une majorité parlementaire hostile au Président de la République s’accompagne d’un renouveau du fait majoritaire, qui joue désormais au profit du Premier ministre, soutenu par cette majorité, lequel, émancipé de sa responsabilité devant le chef de l’État, retrouve la totale jouissance de ses prérogatives constitutionnelles, aux dépens d’un Président entravé dans les possibilités d’action qui étaient jusqu’alors les siennes en situation de présidentialisme majoritaire.

À rebours du lieu commun consistant à opposer cohabitation et présidentialisme, le premier étant censé marquer le retour à un système gouvernementaliste ou « primoministériel à fondement parlementaire », la cohabitation consacre une nouvelle déclinaison du présidentialisme, minoritaire. Il en est ainsi parce qu’elle est pensée en miroir au présidentialisme majoritaire, comme un système dans lequel le Président est entravé dans son aptitude à gouverner, alors même que la Constitution ne lui a jamais attribué un tel droit. La cohabitation n’est jamais qu’« une déclinaison du présidentialisme temporairement “dé-majoritarisé”, mais non “dé-présidentialisé” », le Président entrant alors en lutte contre son Premier ministre face auquel il n’entend pas se soumettre, mais au contraire venir concurrencer en tant que rival.

Bruno Daugeron définit ainsi le présidentialisme minoritaire comme une

simple variation sur le thème de la présidentialisation, en mode mineur […] dans laquelle le chef de l’État, privé temporairement de majorité parlementaire, reste en fonction et continue d’agir, non en tant qu’arbitre, mais en qualité de gouvernant contrarié, dont le rôle est implicitement reconnu, voire consacré par le gouvernement, qui, de son côté, prend soin de ménager la fonction présidentielle à laquelle est associée la survie du système.

À l’instar de son versant majoritaire, le présidentialisme minoritaire se caractérise par la réunion de trois éléments. D’abord, il se reconnaît par le maintien en fonction du Président de la République malgré l’avènement – suite à une élection législative – d’une majorité de députés lui étant hostile. Ensuite, il repose sur un consensus relatif à l’autorité particulière du Président au-delà des prérogatives qui lui sont constitutionnellement reconnues, caractérisé par l’absence de volonté du Gouvernement de remettre durablement en question la prééminence présidentielle. Enfin, la figure présidentielle jouit d’une permanence dans la mesure où elle continue d’être perçue comme la matrice des institutions du fait de son élection au suffrage universel direct.

Le sens de cette expression a sensiblement fléchi, toujours sous la plume de Bruno Daugeron, après les élections législatives de juin 2022. Elle est alors employée pour désigner la situation institutionnelle dans laquelle

la domination présidentielle demeure puisque le Premier ministre reste soumis au chef de l’État (ce qui le distingue de la « cohabitation » où une majorité hostile au Président de la République se dégage, laquelle soutient « son » Premier ministre contre le Président de la République), mais le soutien parlementaire n’est plus garanti.

Dans cette version-là, le Président de la République continue donc d’exercer une prédominance sur son Premier ministre, mais est mis en difficulté devant une majorité à l’Assemblée nationale qui ne lui est que relativement acquise. C’est à cette dernière définition du présidentialisme minoritaire que nous rattacherons notre recherche au sein de ce mémoire.

Au-delà de cette évolution définitionnelle, un point majeur de ce présidentialisme minoritaire persiste : il s’agit du rôle secondaire joué par le fait majoritaire dans la longévité du présidentialisme. À notre sens, le maintien du présidentialisme doit moins à la répétition du fait majoritaire qu’à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, dont ce dernier tire sa légitimité à gouverner. En ce sens, la disparition du fait majoritaire n’entraîne pas par elle-même l’effondrement du présidentialisme.

Ce présidentialisme minoritaire rebat les cartes des rapports entre le Parlement et l’Exécutif. Tout ceci résulte d’une nouvelle configuration de l’Assemblée nationale marquée par le « fait minoritaire ». Ce fait minoritaire peut se définir négativement, par opposition au fait majoritaire, comme « l’absence d’une concordance de majorités présidentielle et parlementaire en raison de l’obtention d’un nombre de sièges en deçà de 290 sièges, seuil requis pour l’acquisition de la majorité absolue ». Cette conjoncture place le Président de la République dans une position des plus instables. D’un côté, le fait minoritaire n’influera pas vraiment sur la composition du Gouvernement dans la mesure où aucun groupe d’opposition n’est majoritaire. Mais d’un autre côté, cette même opposition jouit d’un certain renforcement de ses pouvoirs de contrainte qui oblige le Président à prendre en compte ses velléités dans le processus de fabrication de la loi, et donc à devoir parfois infléchir sa politique.

Le fait minoritaire fait donc de l’Assemblée nationale un véritable contre-pouvoir. En effet, il marque d’une part la fin de la quasi-automaticité du vote des députés, dans la mesure où le Président devra chercher et construire pour chaque texte qu’il souhaite voir adopter une ou des majorités en s’assurant de la discipline de sa propre majorité lors du vote. D’autre part, faute d’un « véritable contrat de gouvernement », le Gouvernement vit sous la menace permanente qu’une coalition des contraires se forme contre lui et le renverse.

Il n’en reste pas moins que cette situation inédite avait été « fort peu anticipée », comme l’a justement relevé Denis Baranger. Depuis les réformes de 2000-2001, la mécanique de la ve République nous avait tellement habitués à la fluidité dans la répétition du fait majoritaire que l’hypothèse d’un déraillement de cette chaîne majoritaire paraissait exclue.

Cette nouvelle situation institutionnelle rebat les cartes des interprétations de la Constitution, qui vont devoir évoluer et être réévaluées. En effet, la ve République est entrée dans une phase inédite, ambiguë, « qui ne sera pas une cohabitation […] mais pas non plus une coïncidence des majorités présidentielle et parlementaire comme sous le précédent mandat de M. Macron ». C’est tout l’objet de ce mémoire que d’explorer ce nouveau monde constitutionnel qui s’offre à l’œil du constitutionnaliste. Pour reprendre les termes de Denis Baranger, le présidentialisme majoritaire représente désormais « le monde d’avant », ce monde-là est connu. Désormais, nous faisons face au « monde d’après […] plus incertain », celui du présidentialisme minoritaire, que nous nous proposons d’explorer dans ce mémoire.

Pour sonder ce monde nouveau, nous nous reposerons majoritairement sur des sources produites sous le second quinquennat d’E. Macron. Celles-ci seront diverses : manuels de droit constitutionnel, ouvrages spécialisés, contributions à des ouvrages collectifs, dictionnaires, articles de doctrine, articles de presse, podcasts et émissions de radio, interviews et émissions télévisées, allocutions, discours et conférences de presse, lettres et communiqués, lois, comptes rendus, avis du Conseil d’État, décisions du Conseil constitutionnel, séances à l’Assemblée nationale.

Par rapport au précédent quinquennat, la question se pose des conditions de maintien de l’exercice « jupitérien » du pouvoir, tel que pratiqué par E. Macron, à l’aune d’un présidentialisme minoritaire. Comme le note Armel Le Divellec,

on ne saurait dire que le présidentialisme ait été légitimé en 2022, au contraire : le seul message objectif à retirer des élections parlementaires de cette année-là était bien que le corps électoral n’avait pas donné au président et aux députés se réclamant de lui les moyens de diriger seuls la politique de la nation ; il s’agissait donc d’une incitation adressée à des forces politiques opposées de s’entendre d’une manière ou d’une autre, comme cela est extrêmement courant ailleurs en Europe.

Le Président tiendra-t-il compte de ce message des électeurs ? Lui-même a pu affirmer dans un entretien à La Tribune du Dimanche que le fait de ne plus disposer d’une majorité à l’Assemblée nationale « change la nature » de son action : parce que les Français l’« ont reconduit, mais […] ont voulu quelque chose qui ressemble davantage à un système proportionnel » qui « oblige à trouver des compromis ». Dès lors, serions-nous entrés, depuis juin 2022, dans le début d’une nouvelle ère caractérisée par le libre jeu du régime parlementaire ?

Le présidentialisme minoritaire aurait bien pu être l’occasion pour les acteurs institutionnels d’opérer un retour à une lecture davantage parlementaire du régime instauré par la ve République. À l’instar de la cohabitation, où le Président est également mis en minorité, le présidentialisme minoritaire, caractérisé par une majorité parlementaire seulement relative – à la différence de la cohabitation où le fait majoritaire joue toujours, mais au profit du Premier ministre –, aurait pu se traduire par une mise en retrait du Président de la République au profit d’une importance nouvelle qu’auraient gagnée l’Assemblée nationale et le Premier ministre.

Parce que les élections législatives n’auraient que relativement confirmé le scrutin présidentiel, le Président de la République déciderait de lui-même de faire preuve de plus de retenue dans l’exercice qu’il s’est dans les faits arrogé de la fonction gouvernementale. Il reviendrait au chef de l’État de s’autorestreindre, en l’absence d’un groupe d’opposition élu à la majorité absolue à même de le contraindre à opérer de la sorte (une majorité parlementaire lui étant tout de même acquise, toute relative qu’elle soit).

Reste que cette hypothèse n’est rien de moins qu’une utopie constitutionnelle, dans la mesure où l’on n’a jamais vu un acteur constitutionnel accepter sans contrepartie de s’autolimiter. Dès lors, sans surprise, ce présidentialisme tempéré n’est pas la conclusion à laquelle nos recherches nous ont menés, et que nous avons arrêtée au ­1er mai 2024 (pour la raison purement pragmatique qu’un délai d’un mois nous a semblé raisonnable pour procéder à la rédaction de ce mémoire). Au contraire, le présidentialisme minoritaire s’est avéré constituer une déclinaison maximale du présidentialisme à la française, à l’aune des premières années du second quinquennat d’E. Macron.

Ainsi, en quoi le présidentialisme minoritaire tel qu’issu des élections législatives de 2022 renforce-t-il la présidentialisation du régime mis en place par la ve République ?

Cette nouvelle facette révélée du présidentialisme à la française (première partie) a débouché sur l’avènement paradoxal d’un présidentialisme exacerbé (deuxième partie)

Une nouvelle facette révélée du présidentialisme à la française depuis l’instauration du quinquennat

Le présidentialisme minoritaire apparaît comme une nouvelle facette révélée du présidentialisme à la française depuis l’instauration du quinquennat. Sa naissance inédite, mais prévisible à la lumière de l’histoire du quinquennat (I) est conditionnée par le système du parlementarisme négatif (II).

I. La naissance inédite, mais prévisible du présidentialisme minoritaire

La ve République portait en germe ce présidentialisme minoritaire depuis l’instauration du quinquennat en 2000. Il ne fallait qu’attendre que le système du présidentialisme majoritaire soit suffisamment essoufflé pour qu’éclose la facette minoritaire du présidentialisme à la française. L’équilibre historiquement précaire sur lequel reposait le présidentialisme majoritaire (A) combiné à la dévitalisation du Parlement sous la xve législature (B) ont permis l’émergence de ce présidentialisme minoritaire par l’attribution en juin 2022 d’une majorité parlementaire relative au Président de la République.

A. Un équilibre historiquement précaire au fondement du présidentialisme majoritaire

Le présidentialisme majoritaire ne tenait que par la grâce d’un fragile équilibre, précarisé sous l’effet de deux facteurs cumulatifs : les incertitudes sous-tendant la réforme du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral (1) et l’effondrement des partis politiques traditionnels (2).

1. Les incertitudes sous-tendant la réforme du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral 

La réforme du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral sont sous-tendues par des incertitudes relatives à leur capacité à asseoir un présidentialisme majoritaire menacé par des cohabitations successives. La dernière cohabitation en particulier, par sa longévité, inscrivait cette dissociation des majorités présidentielle et parlementaire dans le temps long et faisait surgir la menace de sa pérennisation dans le régime de la ve République. En effet, si les deux premières cohabitations ont pu être présentées comme des parenthèses en raison de leur courte durée (2 ans sur les 7 ans que comptait alors un mandat présidentiel), la cohabitation ouverte en 1997 s’ancrait en revanche dans le temps long (5 ans). Cet élargissement temporel de la cohabitation, aligné sur la durée d’une législature, faisait courir le risque d’une perte d’autorité du Président de la République, dont le rôle serait réduit à l’exercice d’une « magistrature d’influence ».

Dans cette perspective, la réduction du mandat présidentiel à 5 ans devait permettre le retour permanent du présidentialisme majoritaire, et ce d’une double manière. D’une part, ce mandat à échéance plus brève devait permettre au peuple d’être plus souvent sollicité. Par ricochet, sa plus forte consultation était censée renforcer la légitimité du Président de la République. D’autre part, l’alignement de la durée du mandat présidentiel sur celle des députés de l’Assemblée nationale devait permettre d’éviter toute nouvelle cohabitation. En béquille, l’inversion du calendrier électoral devait finir de consolider l’assise du présidentialisme majoritaire : en plaçant l’élection présidentielle avant les élections législatives, l’objectif était que soit automatiquement confiée au Président nouvellement élu une majorité conforme à la majorité présidentielle.

Toutefois, cette garantie reposait sur un postulat fragile, à savoir que les électeurs décident de faire sortir des urnes des majorités concordantes, ce qui n’a rien d’évident. Certes, la probabilité d’une divergence des scrutins est diminuée par le nivellement des mandats, mais elle ne saurait être totalement exclue. Parce qu’il repose sur ce postulat fragile, « le système actuel (le présidentialisme majoritaire) est, quoiqu’il en semble, précaire », comme le relève le professeur Jean-Marie Denquin.

Le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral sont donc autant de cartouches à manier avec la plus grande précaution : si la plupart atteignent leur cible – à savoir conforter un présidentialisme majoritaire en accordant au Président l’appui d’une majorité concordante –, rien dans ce système ne garantit contre des balles perdues. Pire que sous le septennat, si des majorités contraires sortaient des urnes, ce serait sous l’empire de la formule la plus absolue de la cohabitation que le Président devrait assumer ses fonctions. En effet, pérennisée, celle-ci ne pourrait plus être appréhendée comme une parenthèse, car elle s’inscrirait dans la totalité de la durée du mandat présidentiel, en l’absence de dissolution. Un tel résultat, bien qu’aux antipodes des objectifs poursuivis par la réforme de 2000-2001, ne saurait donc être exclu.

2. L’effondrement des partis politiques traditionnels

Le deuxième facteur fragilisant l’équilibre sur lequel le présidentialisme majoritaire reposait tient à l’effondrement des partis politiques traditionnels. Jusqu’alors, la bipolarisation de la vie politique assurait au Président le soutien d’une majorité cohérente de droite ou de gauche. En effet, à partir de 1962, l’« existence d’une majorité stable, unie dans son soutien à la politique du Président et/ou du gouvernement a entraîné par contre coup un rapprochement entre les formations critiques à l’égard de cette politique […] poussées à s’entendre, à s’allier, à se regrouper pour constituer une opposition cohérente ». La vie politique s’est alors structurée autour de deux pôles opposés : majorité-opposition, alternativement de droite ou de gauche. Les deux partis représentent un poids à peu près équivalent et, à partir de 1981, se relaient à la présidence.

Cependant, à partir de 2012, la montée de l’extrême droite, mais aussi de l’extrême gauche bouleverse la dualité du jeu politique qui était jusqu’alors la règle. Le système tend à devenir tripolaire, voire quadripolaire. Les élections de 2017 confirment cette évolution en hissant pour la seconde fois dans l’histoire de la ve République le Rassemblement National au second tour et pour la première fois un néo-parti, La République en Marche, créé à l’occasion de ces élections.

La conséquence de cet éclatement du système bipolaire est que le Président ne dispose plus a priori et de manière certaine du soutien parlementaire le plus large. Avec l’éclipse des deux grands partis traditionnels de gouvernement, la gauche (incarnée par le Parti socialiste) et la droite (regroupée au sein de Les Républicains), l’affiliation à un parti politique de droite ou de gauche n’assure plus forcément une majorité absolue au Président.

Cette éclipse résulte de causes différentes. S’agissant de la gauche, son déclin est principalement imputable au discrédit qui s’est abattu sur le Parti socialiste lorsqu’il devenu un parti présidentiel sous François Hollande. Miné par la fronde interne à sa majorité et par son échec à résorber la crise du chômage, auquel le Président avait lié son mandat, le parti présidentiel subit les conséquences de ses difficultés lors du marasme des élections présidentielles de 2017, le Parti Socialiste, derrière son candidat Benoît Hamon, ne récoltant que 6,3 % des suffrages. S’agissant de la droite, l’écroulement du parti Les Républicains provient essentiellement de son empêtrement dans les affaires politico-judiciaires de son candidat à la présidentielle de 2017, François Fillon, mis en examen pour l’emploi fictif de son épouse, effondrement qui se confirmera avec l’échec retentissant de la candidate du parti aux élections présidentielles de 2022, Valérie Pécresse, évincée dès le premier tour avec seulement 4,78 % des voix.

Faute de partis politiques solides – qui ne remplissent plus la mission qui leur était jusqu’alors dévolue de servir de « machines électorales », c’est sur leur ruine qu’E. Macron se fit élire, en dehors des partis traditionnels, sur la base d’un néo-parti encore en formation.

Si la nouveauté de ce parti suscita un élan électoral particulièrement fort en sa faveur en 2017, en 2022, usé par le pouvoir, le parti présidentiel n’a pu renouveler l’exploit, ce qui permit de révéler au grand jour l’éclatement multipartite de l’Assemblée nationale. Comme l’a relevé le professeur Pierre Egéa au lendemain des élections législatives de juin 2022, « moins qu’une crise, il s’agit ici d’une mutation que l’épuisement du dualisme droite/gauche rendait inévitable ».

Cette mutation n’a débouché sur aucune formule gagnante – ni le Président ni l’opposition ne se voyant accordée de majorité absolue –, donc ni présidentialisme majoritaire, ni cohabitation, mais sur un résultat en demi-teinte : une majorité relative en faveur du Président, donc un présidentialisme minoritaire.

Non seulement l’avènement du présidentialisme minoritaire a été rendu possible par l’effondrement de l’équilibre sur lequel tenait le présidentialisme majoritaire, mais encore la xve législature a contribué à favoriser la mise en minorité du parti présidentiel aux élections législatives de 2022.

B. Un Parlement dévitalisé sous la xve législature

Ce Parlement dévitalisé sous la xve  législature a pris sa revanche en juin 2022 tout en subissant paradoxalement les contrecoups de ses propres turpitudes. La xvie  législature marque à cet égard le retour sur la scène institutionnelle d’un Parlement éclipsé (1.) tout en s’inscrivant dans la continuité d’un Parlement divisé sous la précédente législature (2.).

1. Le retour d’un Parlement éclipsé sous la xve législature

L’attribution au Président d’une majorité seulement relative marque le retour par les urnes d’un Parlement éclipsé sous la xve  législature. En effet, cette dernière a marqué une rupture nette avec le mouvement de « reparlementarisation fonctionnelle » engagé par la révision de 2008, laquelle a confié de nouvelles prérogatives à l’Assemblée nationale, notamment à l’opposition et aux groupes minoritaires, dans le but de rééquilibrer les pouvoirs, eu égard à l’importance prise en pratique par le Président de la République dans la balance institutionnelle.

C’est à cette « éclipse » du Parlement, du fait d’une majorité absolue aux ordres du Président, que les électeurs ont répondu par une fin de non-recevoir. En conférant au Président une majorité relative, ils ont manifesté leur volonté que l’Exécutif respecte les prérogatives du Parlement et le jeu normal des institutions.

Comme le souligne Bruno Daugeron, en

refusant de voter pour les candidats de la coalition présidentielle (voire en refusant de voter tout court), les électeurs ont non seulement défié politiquement le président de la République, mais aussi, sur le plan institutionnel, mis fin au schéma imposé de force pour le plus grand confort de l’exécutif et de ses soutiens en faisant voler en éclat la dimension majoritaire du présidentialisme.

Le choix d’un vote revenant à priver le parti présidentiel de la majorité absolue des sièges vient sanctionner une double éclipse du Parlement par l’Exécutif, passant par le contournement de sa fonction législative (1) et la remise en cause de sa fonction représentative (2).

1) Le contournement de la fonction législative du Parlement

À partir de 2017, la « captation présidentielle » du pouvoir a étouffé la fonction législative du Parlement. L’exercice du pouvoir présidentiel a entraîné un effet de « périphérisation » du Parlement, mis au ban du processus de fabrication de la loi. Cette marginalisation de l’institution parlementaire, assumée par le chef de l’État, répond à un objectif clair : « être efficace », ce qui nécessite d’« en finir avec le bavardage législatif ». L’idée est de réduire le Parlement à une simple « chambre d’enregistrement ». E. Macron l’a clairement exprimé dans son allocution du 14 juin 2020 : « Le Premier ministre et le Gouvernement ont travaillé d’arrache-pied, le Parlement s’est réuni, l’État a tenu, les élus de terrain se sont engagés ». En clair, le Parlement n’est qu’un lieu de réunion, son rôle est statique, à l’opposé de l’Exécutif et de l’Administration caractérisés par des verbes d’action exprimant leur dynamisme.

Au cours de son premier mandat, E. Macron a manifesté sa recherche constante d’atrophier les prérogatives d’un Parlement condamné à n’être qu’un « tâcheron législatif ».

En témoigne d’une part son projet de loi constitutionnelle de 2019. Celui-ci, sous couvert d’une « volonté de revitaliser notre démocratie en profondeur », s’attache en réalité au démantèlement méthodique des prérogatives du Parlement. Il en va ainsi de la compression de l’article 45 de la Constitution, qualifiée par le Conseil d’État de « contrainte importante », ou encore du renforcement de l’article 41 devant permettre au Gouvernement d’opposer plus facilement l’irrecevabilité.

En témoigne d’autre part le recours compulsif du Gouvernement aux ordonnances. Cette dynamique de captation du travail législatif par l’Exécutif est enclenchée dès le début du quinquennat, lorsque la loi d’habilitation portant sur la réforme du Code du travail est adoptée. Au total, ce ne sont pas moins de 369 habilitations qui ont été votées sous la xve  législature, débouchant sur 332 ordonnances. En ce sens, l’Assemblée « s’est ainsi limitée à être le bras législatif de la Présidence ».

2) La remise en cause de la fonction représentative du Parlement

Cette éclipse du Parlement est allée jusqu’à la remise en cause de sa fonction représentative, via la création d’instances « citoyennes » parallèles, du « Grand débat national » (janvier-avril 2019) (a) au « Conseil national de la refondation » (en place depuis le 8 septembre 2022) (c) en passant par la « Convention citoyenne pour le climat » (octobre 2019-juin 2020) (b), le Président misant sur ce que Denis Baranger a baptisé la stratégie du « dépaysement ». Au terme du premier mandat présidentiel, l’Assemblée nationale est réduite à n’être qu’une « entreprise de scrutin doublée d’une société de conférences », pour reprendre les mots d’Edgar Faure, sans que les instances parallèles créées par l’Exécutif aient fourni la preuve d’une plus grande efficacité.

a) Le Grand débat national

S’agissant du Grand débat national, réponse institutionnelle devant permettre de sortir de la crise des « Gilets jaunes », aucun débouché clair n’a pu être dégagé des multiples réunions organisées : ni décision, ni proposition législative, mais des « opinions » et des « attentes » consignées dans des « synthèses » réalisées par des prestataires extérieurs. Comme le relève le professeur Jean-François Kerléo, il semble que ces réunions aient été davantage la tribune d’« un présidentialisme exacerbé qui s’est transformé en exercice d’autojustification ». Ce « rendez-vous présidentiel » avec les Français a délibérément exclu un Parlement plus que jamais « introuvable », aucun de ses membres n’ayant été convié au débat.

Participant davantage du renforcement de la personnalisation du pouvoir que de l’écoute démocratique des citoyens, le Grand débat national a invisibilisé le Parlement et surreprésenté le Président. Ce constat a notamment été dressé par un communiqué de presse du collège des garants du Grand débat national, qui explique que

le grand débat national est à l’initiative du Président de la République et mis en œuvre par le Gouvernement. Si dans la phase de lancement de cette démarche inédite, la participation du chef de l’État et de ministres à des débats locaux a certainement contribué à créer une dynamique, le Collège des garants attire l’attention sur le fait que ces interventions sont désormais susceptibles de perturber la poursuite d’un débat neutre et impartial.

Cette omniprésence du Président révèle la mise en place par E. Macron d’un présidentialisme « direct » le plaçant dans une relation d’immédiateté avec le peuple, sans l’intermédiaire du Parlement. L’hémicycle est discrédité au profit d’un face-à-face des citoyens avec le chef de l’État, dans la logique suivant laquelle seule cette démocratie participative est à même de représenter fidèlement les Français pour traduire leurs attentes en projets de réformes, sans besoin de passer par la « case » du Parlement.

b) La Convention citoyenne pour le climat

La Convention citoyenne pour le climat, qui allie avec un meilleur agencement démocratie participative et démocratie délibérative, s’est avérée d’un autre style, mais n’a pas moins eu pour caractéristique d’instituer une forme de concurrence avec le Parlement. Le Président de la République a en effet doté la Convention d’un rôle « quasi » ou « para-décisionnel », ses missions étant notamment de « redessiner toutes les mesures concrètes » ayant trait à la transition climatique, de « définir » des mesures « incitatives ou contraignantes », ou encore de « proposer des financements ». À travers la constitution de « paquets législatifs » que le Président de la République avait promis de soumettre « sans filtre », « soit au vote du Parlement, soit à référendum, soit à application réglementaire directe », la Convention a mené a minima un travail de « pré-législation », si ce n’est de législation, pour lequel manquait seulement la sanction formelle du vote parlementaire.

c) Le Conseil national de la refondation

Dernière initiative en date, la réunion d’un Conseil national de la refondation (CNR) a été annoncée par le Président de la République dans la presse locale le 3 juin 2022, pendant la campagne des législatives, à quelques jours du premier tour. Le rôle du CNR est présenté comme celui « de créer une nouvelle manière de concerter et d’agir, qui permette à tous d’échanger de manière constructive pour bâtir des solutions appropriées aux grands défis de l’époque ». Le format vise à associer « les responsables des partis politiques, les responsables des groupes parlementaires, des représentants d’associations d’élus des territoires, des représentants des corps intermédiaires, les syndicats ». À la différence de ces prédécesseurs, le Parlement est cette fois inclus dans cette nouvelle instance de démocratie participative, bien qu’à la marge, seuls les chefs de groupes parlementaires étant conviés à la discussion.

Pourtant, plus clairement cette fois, les oppositions se sont engagées contre cette nouvelle créature du Président en refusant de participer aux réunions plénières. Dans une lettre adressée au chef de l’État, le Président du Sénat dénonce « une confusion des rôles », parce que « Les mécanismes de démocratie participative peuvent contribuer à éclairer la représentation nationale, mais ils ne peuvent en aucun cas s’y substituer ». Il s’oppose à ce qu’il nomme « une forme de contournement du Parlement, c’est-à-dire de la représentation nationale », rappelant que « La loi ne se vote qu’au Parlement et les parlementaires, par l’intermédiaire de leurs groupes politiques, ne peuvent se voir engagés dans un exercice indéterminé de co-construction de la loi en dehors du Parlement ».

Si le souci d’assurer plus de représentativité dans le processus législatif pouvait se justifier dans le contexte de la xve législature, du fait d’une ultra-majorité acquise au Président, la configuration de la nouvelle assemblée, avec une majorité « minoritaire », a permis un « rééquilibrage institutionnel [qui] diminue l’intérêt et l’utilité apparente » du CNR. Dans ce nouveau contexte, ce dernier soulève la question d’une volonté présidentielle de court-circuiter le Parlement, comme a pu le relever le politologue Loïc Blondiaux.

Tout se passe comme si, sous l’impulsion de l’Exécutif, ces formes d’instances citoyennes parallèles au Parlement, que sont le Grand débat national, la Convention citoyenne pour le climat et le Conseil national de la refondation, avaient vocation à devenir les nouveaux lieux de la nation assemblée, au détriment d’un Parlement délégitimé pour avoir le tort d’être insuffisamment représentatif, et au profit d’un présidentialisme exalté. Au total, c’est peut-être paradoxalement contre cette ostracisation du Parlement, pourtant justifiée pour donner davantage de voix aux citoyens, que se sont prononcés ces mêmes citoyens en juin 2022. En donnant au Président une majorité relative, ils ont institué une Assemblée nationale renforcée dans sa pluralité, moins prompte à accepter d’être systématiquement contournée.

C. La continuité d’un Parlement divisé sous la xve législature

La majorité relative sortie des urnes en 2022 est d’autre part une conséquence de la division du Parlement à l’œuvre sous la xve  législature, et s’inscrit en ce sens dans la continuité de cette dernière. Cette fragmentation du Parlement résulte à notre sens de deux facteurs combinés : une rupture des conventions parlementaires (1) et une multiplication des groupes politiques (2).

1. Une rupture des conventions parlementaires

La xve  législature s’est caractérisée par une rupture des conventions parlementaires. Cette rupture s’explique par l’implosion d’une « culture parlementaire partagée » du fait de l’entrée au Parlement d’une nouvelle majorité tout juste née, La République en marche (LREM). En ce sens, « la xve législature a été marquée par une rupture dans la transmission de la culture et des traditions parlementaires ». En effet, le renouvellement des profils, particulièrement marqué au sein de l’Assemblée nationale, avec l’arrivée d’une flopée de néophytes étrangers à la culture parlementaire, a dérangé les habitus de délibération dans l’hémicycle.

Cette situation a pu jouer un rôle dans la multiplication des amendements et des prises de parole intempestives des députés tout au long de cette législature. Au 1er décembre 2021, dans son rapport intitulé Plaidoyer pour un Parlement renforcé, Mme Yaël Braun-Pivet, députée LREM, décomptait déjà 128 288 amendements déposés au cours de la xve  législature – ils atteindront finalement le nombre de 200 000 –, là où la législature précédente en avait enregistré 115 200 et celle de 2007-2012 75 910. Seulement 16 084 de ces amendements ont été effectivement adoptés. Ce qui représente une baisse de 14,6 % par rapport à la dernière législature témoigne de la difficulté à terminer les débats, faute de l’observation d’une discipline collective par les députés.

Le recours à la procédure du temps législatif programmé pour encadrer les discussions a échoué devant la difficulté des groupes parlementaires à exercer leur autorité sur leurs membres afin d’encadrer le dépôt d’amendements et la prise de parole. L’éclatement du paysage politique de l’Assemblée nationale résultant des élections de juin 2022 ne fait en ce sens que prolonger l’éclatement de la délibération parlementaire sous la xve  législature.

2. Une multiplication des groupes politiques

La multiplication des groupes politiques sous la xve  législature ne pouvait que complexifier l’avènement d’une majorité absolue au profit d’un groupe pour la xvie  législature. En effet, plus les groupes se soumettant au scrutin national sont nombreux, moins leur chance de rassembler un nombre important de voix est forte. D’où découle pour partie l’obtention d’une majorité seulement relative pour le parti présidentiel en 2022.

En effet, la xve  législature a vu la naissance « coup sur coup » de deux nouveaux groupes parlementaires – Agir Ensemble et Écologie Démocratie Solidarité – portant leur nombre à dix, un maximum jamais atteint depuis 1936.

Or, le processus de rationalisation du Parlement entamé postérieurement aux deux guerres mondiales visait au contraire au resserrement du nombre de ces groupes politiques. L’idée au cœur des règlements de la Chambre des députés puis de l’Assemblée nationale était d’en avoir de moins nombreux, mais de plus forts, car plus structurants.

C’est avec ce processus que la révision constitutionnelle de 2008 a rompu, ce dont témoigne la réforme du règlement de l’Assemblée nationale en 2009. Le nombre de députés requis pour constituer un groupe a été réduit d’un quart, de 20 à 15, alors que dans le même temps les prérogatives des groupes minoritaires et d’opposition ont été renforcées. Le pari misant sur une suffisante assimilation par les parlementaires des principes structurants du parlementarisme rationalisé a manifestement échoué eu égard à la constitution de ce dixième groupe à l’Assemblée nationale.

La prédiction d’une « balkanisation » de la vie parlementaire s’est muée en réalité à l’occasion des scrutins des 12 et 19 juin 2022, avec une Assemblée éclatée entre dix groupes politiques sans qu’une majorité claire ne puisse se dégager. En ce sens, comme le relève le maître de conférences Benjamin Morel, « la “décomposition” semble succéder à la “recomposition” née des élections de 2017 ».

Si cette nouvelle facette du présidentialisme à la française est inédite dans l’histoire de la ve République, elle n’en était donc pas moins largement prévisible. L’idée d’une rupture brutale avec le fonctionnement des institutions prévalant jusqu’alors doit être pour partie relativisée, eu égard aux éléments de continuité reliant la précédente législature à la nouvelle. Cette nouvelle facette du parlementarisme à la française n’est pas non plus étrangère à un certain système de gouvernement prévalant dans notre régime politique.

II. Une catégorie constitutionnelle conditionnée par le système du parlementarisme négatif

L’avènement de la catégorie constitutionnelle du présidentialisme minoritaire a été conditionné par le système de gouvernement prévalent sous la ve République, à savoir celui du parlementarisme négatif. Ce dernier permet au Gouvernement d’exister sans légitimité positive de la part de l’Assemblée nationale (c’est-à-dire sans vote de confiance positif préalable). Ce parlementarisme négatif a permis l’avènement d’un Gouvernement minoritaire (A) reposant sur un recours renouvelé aux ressources du parlementarisme rationalisé (B).

A. L’avènement d’un Gouvernement minoritaire

La formation d’un Gouvernement minoritaire a été rendue possible grâce au système du parlementarisme négatif, en empêchant toute action positive de la part du Parlement, tant sur le plan de la démission du Premier ministre, soumise à l’emprise présidentielle (1.), que de sa marginalisation dans la nomination de celui-ci et de la composition de son Gouvernement (2.).

1. L’emprise présidentielle sur la démission du Premier ministre

Le parlementarisme négatif permet une emprise présidentielle sur la démission du Premier ministre, s’agissant d’une part de la démission « spontanée » du Premier ministre après les élections présidentielles (1) et d’autre part de sa « révocation » de fait par le Président de la République (2).

a) La démission « spontanée » du Premier ministre après les élections présidentielles

En France, depuis la naissance de la ve République, une convention constitutionnelle – appelée par François Mitterrand une « tradition républicaine » –, veut que le Premier ministre en fonction remette spontanément sa démission au Président de la République après la tenue du second tour de l’élection présidentielle, ce avant même qu’il soit procédé aux élections législatives. Si cette convention a pu naître et se perpétuer, c’est en raison de l’absence de précision, dans la Constitution, des situations dans lesquelles un Premier ministre doit remettre sa démission, hormis l’hypothèse de l’article 50 suivant laquelle « lorsque l’Assemblée nationale adopte une motion de censure ou lorsqu’elle désapprouve le programme ou une déclaration de politique générale du gouvernement, le Premier ministre doit remettre au Président de la République la démission du Gouvernement ». En dehors de cette hypothèse, la Constitution est silencieuse sur les raisons devant ou pouvant pousser un Premier ministre à démissionner.

Or, comme le relève Armel Le Divellec, « le Premier ministre n’est pas juridiquement obligé de démissionner immédiatement après l’élection présidentielle. Aucune règle formelle de la Constitution ne lui en fait l’obligation. Ce n’est qu’en vertu d’une pratique certes constante, mais sans base juridique que les Premiers ministres acceptent de présenter la démission du gouvernement au président sortant », quand bien même ils n’ont pas été désavoués par les députés à l’Assemblée nationale (donc qu’ils se situent en dehors de l’hypothèse de l’article 50).

Or, dans la logique d’un Gouvernement parlementaire classique, cette pratique ne se justifie que difficilement, car elle camoufle le fait qu’un Premier ministre tire sa légitimité non seulement du Président qui le nomme, mais aussi de l’Assemblée nationale dont le soutien conditionne son maintien. C’est pourquoi il serait constitutionnellement plus orthodoxe pour un Premier ministre d’attendre l’élection de la nouvelle Assemblée avant de démissionner.

C’est ainsi que Mme Borne a été nommée Première ministre le jour même de la démission de M. Castex, un mois avant les élections législatives. Celui-ci a remis au Président de la République sa démission le 16 mai 2022, trois jours après le début de son second mandat. Ce Gouvernement se présente alors comme un « gouvernement de transition », dans l’attente de sa confirmation ou de son infirmation par le résultat du scrutin législatif.

Jusqu’alors, les élections législatives confirmaient l’élection présidentielle en attribuant au Gouvernement une majorité concordante, légitimant par-là indirectement la nomination ex ante du Premier ministre et de son Gouvernement.

Or, avec les élections de juin 2022, la configuration s’avère toute autre puisqu’a été attribuée au Président de la République une majorité seulement relative. Nous aurions pu nous attendre à ce que de négatif, le parlementarisme devienne positif avec un Parlement qui contraindrait le Président de la République à choisir un nouveau Premier ministre en adéquation avec le profil pluriel de la nouvelle Assemblée nationale. Après le résultat de cette majorité relative, les oppositions ont d’ailleurs unanimement demandé la démission d’Élisabeth Borne. Or, dès le lendemain du second tour du scrutin, le chef de l’État a confirmé la Première ministre dans ses fonctions : lorsque cette dernière a présenté sa démission au Président de la République, ce dernier l’a aussitôt refusé.

Son maintien à la tête du Gouvernement – alors que le Président se trouve en situation minoritaire – s’explique par le système du parlementarisme négatif, qui – hors l’hypothèse de l’article 50 – réduit l’Assemblée à n’exercer qu’une influence négative sur le maintien d’un Premier ministre à ses fonctions. En effet, la seule arme à la disposition de la Chambre est la motion de censure. Si le dépôt de cette motion a été effectué le 6 juillet 2022 par le groupe NUPES, à l’annonce de l’intention de la Première ministre de ne pas demander la confiance de l’Assemblée à l’issue de sa déclaration de politique générale, seulement 146 voix ont voté pour la motion, loin des 289 requises pour renverser le Gouvernement. Ceci fait, le Parlement ne pouvait qu’entériner la volonté présidentielle de maintenir à son poste la Première ministre, ce malgré sa mise en minorité.

b) La « révocation » de fait du Premier ministre par le Président de la République

Le Président de la République s’est arrogé dans les faits le pouvoir de révoquer de manière discrétionnaire, à tout moment en cours de mandat, son Premier ministre, hors hypothèse de cohabitation, et ce pouvoir paraît s’être encore accru sous l’empire du présidentialisme minoritaire.

Cette convention doit sa paternité au général de Gaulle, qui aurait fait signer à son Premier ministre Georges Pompidou une lettre de démission en blanc afin de pouvoir le révoquer à tout moment. Après lui, tous les Premiers ministres – hors cohabitation –, ont accepté cette règle implicite selon laquelle ils doivent démissionner si le Président l’exige, même contre leur gré, à l’exception de Jacques Chirac en 1976, et, dans une moindre mesure, de Pierre Mauroy en 1984, qui ont démissionné de leur propre volonté.

Or, en s’en remettant à une lecture littérale de l’article 8 (al.1), selon lequel le Président « met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement », il est clair que le Président de la République n’a pas formellement le pouvoir de révoquer son Premier ministre.

Pour conserver les apparences, le Président Macron, dans le décret de cessation des fonctions du Gouvernement de Mme Borne, emploie la forme passive, « Il est mis fin » afin d’occulter la réalité d’une forme active : « le Président de la République met fin ». Il existe ainsi une distorsion entre la lettre de la Constitution, qui ne donne pas au Président de la République le pouvoir de révoquer son Premier ministre, et la pratique qui montre que depuis 1958 le Président s’est arrogé le droit de révoquer son Premier ministre.

Le style d’écriture pris dans la lettre de démission de Mme Borne montre qu’en période de présidentialisme minoritaire, le Premier ministre est encore davantage soumis à la décision de révocation du Président de la République. Dépourvu d’une légitimité parlementaire que la sollicitation d’un vote de confiance lui aurait permis d’acquérir, soutenu seulement par une majorité relative, le Premier ministre est plus que jamais responsable devant le Président de la République.

La Première ministre a ainsi tenu à le faire expressément savoir en soulignant dans sa lettre de démission qu’elle ne démissionnait pas de son plein gré, mais à la demande du Président. Reprenant la tournure de la lettre de démission de Michel Rocard, remercié en 1991 par François Mitterrand – à une époque similaire de règne du présidentialisme minoritaire –, Mme Borne a écrit « Alors qu’il me faut présenter la lettre de démission de mon gouvernement », signifiant par-là « Alors que le Président de la République exige ma démission ».

À cet égard, la professeur Ariane Vidal-Naquet affirme que « la lettre de démission adressée le 8 janvier par Élisabeth Borne au président de la République illustre une pratique anticonstitutionnelle des institutions ». Toutefois, et pour rejoindre le point de vue d’Armel Le Divellec, nous ne nous alignons pas avec cette thèse. Dans un billet répondant aux propos d’Ariane Vidal-Naquet, celui-ci avance que l’article 8 « ne détaille pas les raisons qui peuvent pousser un Premier ministre à présenter sa démission. Seul l’article 50 de la Constitution lui fait obligation de la présenter […]. Hormis ces hypothèses, les raisons d’une démission sont purement et simplement laissées à l’appréciation politique du Premier ministre ». Dès lors, la présentation de la démission du Premier ministre peut très bien avoir pour origine une demande du Président de la République. Seul compte juridiquement l’acte formel de la lettre de démission puis son « homologation » par un décret du Président de la République.

Davantage encore, nous venons d’apprendre que le Président dispose non seulement du pouvoir de révoquer son Premier ministre, mais aussi du pouvoir de refuser sa démission. C’est ainsi qu’au lendemain des élections du 19 juin 2022, la Première ministre, après avoir remis sa démission au Président de la République, s’est vue opposer une fin de non-recevoir par ce dernier, qui l’a refusé. L’arrogation d’un tel pouvoir par M. Macron manifeste une tendance au renforcement de la présidentialisation du régime en période de présidentialisme minoritaire.

2. La marginalisation du Parlement dans la nomination du Premier ministre et la composition du Gouvernement 

Parce que le parlementarisme négatif permet une marginalisation du Parlement dans la nomination du Premier ministre et la composition du Parlement, le présidentialisme minoritaire conserve au Président de la République son pouvoir de décision dans les deux cas : à la réaffirmation de la prépondérance de la volonté présidentielle dans le choix du Premier ministre (1) répond le renforcement de la mainmise présidentielle sur la composition du Gouvernement (2).

1) La réaffirmation de la prépondérance de la volonté présidentielle dans le choix du Premier ministre

Grâce au système du parlementarisme négatif, en présidentialisme minoritaire, le choix du Premier ministre continue de dépendre de manière prépondérante de la volonté présidentielle : en perpétuant ainsi cette liberté de choix du Président de la République (a), ce système resserre la responsabilité de fait du Premier ministre devant le chef de l’État (b).

a) La liberté de choix perpétuée du Président de la République

Le Président de la République a vu sa liberté de nommer le Premier ministre de son choix perpétuée parce que même en période de fait minoritaire, l’Assemblée nationale n’exerce aucune influence positive sur cette décision. L’article 8 de la Constitution prévoit en effet avec une grande généralité que « le Président de la République nomme le Premier ministre ». Il s’agit d’un pouvoir propre du Président de la République pour lequel aucune condition de fond n’est requise. La seule contrainte qui s’exerce sur lui est qu’il doit nommer une personnalité a priori acceptable par une majorité à l’Assemblée nationale, du fait de la responsabilité du Gouvernement devant elle.

Or, cette contrainte est purement négative en dehors des périodes de cohabitation, le système du parlementarisme négatif jouant alors à plein. Celle-ci consiste – dans l’opération de choix d’une personnalité primoministériable –, à ne pas s’opposer de front à la tendance partisane de la majorité. En effet, avec la ve République, « la fonction élective du Parlement n’est plus reconnue positivement ». À l’issue d’une interprétation fixée et imposée par le pouvoir exécutif, le Gouvernement n’a pas besoin d’une légitimation positive de l’Assemblée nationale – passant par un vote de confiance – pour exister. Cette convention interprétative a consacré le principe d’une « confiance présumée », qui doit son existence au choix fait par Georges Pompidou (et tacitement par le général de Gaulle) de comprendre le recours au présent de l’indicatif (« le Premier ministre engage ») comme ne valant pas impératif ; cette lecture ayant par la suite été confirmée par ses successeurs. Or, la comparaison avec le troisième alinéa (« le Premier ministre peut ») et le quatrième alinéa du même article (« le Premier ministre a la faculté de… ») invite par une lecture a contrario de ces dispositions à adopter une interprétation inverse, à savoir que l’emploi de l’indicatif vaut impératif.

Une telle lecture a permis à E. Borne puis à Gabriel Attal de refuser de soumettre leur déclaration de politique générale au vote de confiance de l’Assemblée nationale. En cela, ils ont réitéré le choix opéré par leurs trois prédécesseurs ayant été confrontés à une majorité relative à l’Assemblée nationale – M. Rocard, E. Cresson, P. Bérégovoy – qui se sont respectivement limités à une déclaration de politique générale en attendant le dépôt éventuel d’une motion de censure.

Ceci montre que même en situation minoritaire, le Parlement est réduit à ne conférer au Gouvernement qu’une légitimation « juridiquement négative ou indirecte ». C’est ainsi que, contre les Gouvernements d’E. Borne et de G. Attal, deux motions de défiance ont été déposées ; mais d’une part – si elles avaient abouti –, la censure du Premier ministre n’aurait été qu’indirecte puisqu’une motion vise le Gouvernement pris dans sa généralité, et d’autre part une fois celles-ci rejetées, le Parlement s’est retrouvé impuissant.

b) La responsabilité de fait resserrée du Premier ministre devant le Président de la République

Cette légitimation positive du Premier ministre par le Président de la République et seulement négative par l’Assemblée nationale instaure une responsabilité de fait du Premier ministre devant le chef de l’État, renforcée en situation de présidentialisme minoritaire.

En effet, en nommant Première ministre Mme Borne avant la tenue des élections législatives de juin 2022 et en la maintenant à son poste malgré le désaveu des urnes, le Président de la République a affermi la responsabilité du Premier ministre devant lui, Mme Borne ne devant son maintien à ses fonctions qu’à la faveur que lui a gracieusement renouvelé E. Macron. Plus que jamais, la Première ministre « doit sa fonction moins à sa position politique dans la majorité qu’à la confiance personnelle du chef de l’État ».

2) Le renforcement de la mainmise présidentielle sur la composition du Gouvernement

Le système du parlementarisme négatif autorise en période de présidentialisme minoritaire le maintien affermi d’une mainmise présidentielle sur la composition du Gouvernement : à la disqualification accentuée de l’Assemblée nationale (a) s’ajoute la voix prédominante du Président de la République sur son Premier ministre (b), alors que la composition du Gouvernement se meut en une contrainte exercée sur le Parlement par son instrumentalisation présidentielle (c).

a) La disqualification accentuée de l’Assemblée nationale

Grâce au système du parlementarisme négatif, le choix des ministres par le Président de la République s’opère en dehors de toute influence positive et directe de l’Assemblée nationale, dont la disqualification paraît s’être encore accentuée en cette période de présidentialisme minoritaire. En témoigne la grande continuité entre le premier Gouvernement Borne constitué le 20 mai 2022, issu de l’ancienne législature, et le second Gouvernement Borne, constitué après les élections législatives de juin 2022 (le 4 juillet 2022).

Malgré le renouvellement conséquent de la représentation nationale apporté par ces élections, le profil du nouveau Gouvernement s’est révélé très similaire au précédent : ce dernier, sur les 41 membres du Gouvernement, comprend 17 personnalités du Gouvernement de l’ancienne législature, soit plus de la moitié de ses membres (le Gouvernement « Borne 1 » se composait de 27 membres), tous renommés. La continuité ministérielle est la plus flagrante : sur 16 ministres, 12 sont reconduits de l’ancienne législature, soit les trois quarts, ce qui témoigne de la faible influence de l’Assemblée nationale sur la composition du nouveau Gouvernement.

b) La voix prédominante du Président de la République sur le Premier ministre

Par ailleurs, ce présidentialisme minoritaire a été l’occasion pour le Président de la République d’affirmer une voix prédominante sur celle de son Premier ministre dans la formation du Gouvernement. En effet, l’arbitrage présidentiel dans le choix des personnalités « gouvernementables » a été pleinement revendiqué par E. Macron lorsqu’il s’est agi de composer le Gouvernement de G. Attal. Celui-ci a assumé d’imposer ses choix et de court-circuiter son Premier ministre, contre la lettre de l’article 8 al.2 de la Constitution, qui prévoit que c’est « sur la proposition du Premier ministre » que le Président de la République « nomme les autres membres du Gouvernement ».

Dans ce présidentialisme minoritaire, le Premier ministre a plus que jamais été tenu à l’écart de la sélection des futurs membres du Gouvernement que pourtant il « dirige ». En témoigne l’impossibilité pour G. Attal de tenir sa promesse faite au Président du parti Les Républicains de ne pas procéder à de nouveaux « débauchages » dans ses rangs, démentie par le choix du Président de la République de nommer Rachida Dati au ministère de la Culture. En période de présidentialisme minoritaire, non seulement le Président nomme lui-même les membres du Gouvernement, mais plus encore il peut nommer « contre » la proposition du Premier ministre.

c) L’exercice d’une contrainte sur le Parlement par l’instrumentalisation présidentielle de la composition du Gouvernement

La situation minoritaire a enfin révélé une nouvelle facette du parlementarisme négatif, à savoir que la composition du Gouvernement peut devenir une contrainte exercée sur le Parlement par son instrumentalisation présidentielle. Alors que dans les régimes parlementaires classiques, le Parlement influence positivement la composition du Gouvernement, en France, en période de présidentialisme minoritaire, grâce au système du parlementarisme négatif, l’assemblage gouvernemental se retrouve utilisé par le Président de la République comme un instrument de contrainte sur le Parlement.

Cette approche est manifeste dans le choix des membres du Gouvernement de G. Attal. En en droitisant la composition, E. Macron cherche à contraindre au Parlement le groupe Les Républicains à se coaliser plus systématiquement avec le parti présidentiel lors du vote de textes émanant du Gouvernement, dont certains de ses représentants occupent des postes-clés. En effet, la mise en parallèle de la nomination à des postes ministériels de personnalités issues de la droite – Rachida Dati et Catherine Vautrin –, avec le désaveu subi par de nombreux ministres de l’aile gauche de la macronie, non reconduits – Olivier Véran, Clément Beaune et Olivier Dussopt – marque incontestablement une « droitisation » du Gouvernement visant à contraindre la droite parlementaire à renforcer son alliance avec le parti présidentiel.

Le système du parlementarisme minoritaire permet ainsi ce miracle qu’un Gouvernement minoritaire peut prétendre à exercer une contrainte positive sur le Parlement.

B. Le recours renouvelé aux ressources du parlementarisme rationalisé

Le présidentialisme minoritaire a contribué à un recours renouvelé aux ressources du parlementarisme rationalisé passant par un usage régénéré de ses mécanismes (1.), bien que l’emploi maximal de ses instruments se heurte à certaines limites de fait en temps de présidentialisme minoritaire (2.).

1. Un usage régénéré des mécanismes du parlementarisme rationalisé

L’avènement du présidentialisme minoritaire a entraîné un usage régénéré des mécanismes du parlementarisme rationalisé par l’Exécutif. Les dispositions du Titre V de la Constitution « Des rapports entre le Parlement et le Gouvernement », pensées par Michel Debré pour assurer la capacité du Gouvernement à légiférer, vont prendre « une nouvelle importance » en temps de présidentialisme minoritaire, faute pour le Gouvernement de bénéficier du fait majoritaire.

Si le parlementarisme rationalisé se définit d’abord comme une tentative pour codifier les règles coutumières du régime parlementaire au lendemain de la Première Guerre mondiale, il a ensuite été pensé, au-delà, « au service d’une démarche finalisée », et sous ce rapport, il s’analyse comme « un ensemble de règles juridiques destinées à préserver la stabilité et l’autorité du gouvernement, en l’absence d’une majorité parlementaire constante ». Comme le note Armel Le Divellec, « Aujourd’hui (depuis les années 1980 ou 1990), l’usage [est] de qualifier de “rationalisées” l’ensemble des techniques d’encadrement, de limitation du Parlement et les prérogatives conférées au gouvernement dans les opérations parlementaires ». Le renouvellement dans l’usage de ces outils se manifeste à la fois à travers l’adoption d’une nouvelle lecture de l’article 49 alinéa 3 (1) et par l’usage cumulatif des outils du parlementarisme rationalisé qu’a illustré la réforme des retraites (2).

1) Une nouvelle lecture de l’article 49 alinéa 3

Le présidentialisme minoritaire a proposé une nouvelle lecture de l’article 49 alinéa 3. Celle-ci se caractérise par un changement de nature de cette disposition (a) et par une interprétation extensive des possibilités de recours à celle-ci (b).

a) Un changement de nature de l’article 49 alinéa 3

Avec le présidentialisme minoritaire, l’article 49 alinéa 3 a changé de nature. Le texte reste le même, c’est son interprétation qui a évolué : Denis Baranger évoque à cet égard un « nouveau visage de l’article 49 alinéa 3 ». Pour comprendre la nouveauté de cette version « 2022 » du 49.3, encore faut-il comprendre la raison d’être de cette disposition en contexte de présidentialisme majoritaire.

Lorsque le Président dispose d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale, le recours au 49.3 s’impose en temps troublés, dans des moments où l’unité de la majorité est fragilisée, notamment par des oppositions internes. Il en est allé ainsi s’agissant de la fronde d’une partie de la majorité de gauche sous la présidence de François Hollande lors de la xive législature. Véritable « ciment majoritaire », l’article 49 al. 3 est, en période de présidentialisme majoritaire, envisagé comme un outil permettant de ressouder une majorité menacée de dislocation ; autrement dit, il se présente comme un « instrument de simple régulation ».

Or, en situation minoritaire, sa nature se transforme. D’arme d’attaque, elle devient une « arme d’autodéfense » pour un Gouvernement minoritaire constamment menacé d’être renversé par des oppositions qui pourraient décider de se coaliser contre lui. C’est le sens des propos du Président du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, expliquant que « nous n’avons pas la majorité absolue donc nous devons passer par le 49.3 ». À ce titre, ce dispositif doit être lu avec une nouvelle paire de lunettes constitutionnelle, à la lumière d’un présidentialisme minoritaire : le 49.3 est devenu un « outil contre-majoritaire » permettant de surmonter temporairement l’obstacle d’une absence de majorité absolue, aussi longtemps qu’aucune motion de censure n’est votée. En situation de présidentialisme minoritaire, le 49.3 se meut en une « arme anti-opposition », dégainée pour contraindre des oppositions fragmentées à accorder leur confiance à un Gouvernement minoritaire sur l’adoption d’un texte. Ainsi, il « ne répare pas un fait majoritaire mal en point, il prend acte de sa disparition ».

b) Une interprétation extensive des possibilités de recours à l’article 49 alinéa 3

Cette nouvelle législature a accouché d’une interprétation extensive de l’article 49 alinéa 3 favorable au renforcement de l’Exécutif en contexte de présidentialisme minoritaire. Tel est le principal enseignement qu’il est possible de tirer des conditions d’adoption de la loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2023 à 2027 et de la décision subséquente de conformité prononcée par le Conseil constitutionnel.

En effet, cette loi de programmation a été adoptée dans des conditions toutes particulières, qui tiennent à ce que le Gouvernement a eu recourt à l’article 49 al. 3, une première fois en session extraordinaire puis une seconde fois en session ordinaire. Or, depuis la révision du 23 juillet 2008, l’usage de ce mécanisme est limité, hors projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale, à « un projet de loi ou une proposition de loi par session ».

Le Conseil constitutionnel a été saisi par des députés contestant la procédure d’adoption de ce texte. Ceux-ci avançaient que l’expression « pour un autre projet ou une proposition de loi » devait s’entendre comme proscrivant la possibilité pour l’Exécutif d’engager sa responsabilité sur un même texte au cours de deux sessions différentes. Dans sa décision du 14 décembre 2023, le Conseil constitutionnel a rendu une décision prévisible, favorable à l’Exécutif, en considérant que le Premier ministre pouvait activer l’article 49.3 « pour des lectures successives d’un même projet ou proposition de loi au cours de sessions distinctes ». Ainsi, pour le Conseil constitutionnel, « 1 + 1 = 1 ». Il n’a relevé aucune inconstitutionnalité relative à la procédure d’adoption de la loi et l’a ainsi déclaré conforme à la Constitution.

Or il y a un autre point sur lequel le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé et qui pourtant se révèle crucial pour déterminer la marge de manœuvre restant à ce Gouvernement minoritaire. Il s’agit de la question de la possibilité pour le Gouvernement de recourir de nouveau à l’article 49 al. 3 d’ici la fin de la session ordinaire en juin 2024. Le Conseil constitutionnel n’a pas explicité si l’usage de ce 49.3 était inscrit au compteur de la première session extraordinaire ou de la session ordinaire qui l’a suivi. Il s’est en effet limité à énoncer que « la Première ministre pouvait engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote de ce projet de loi en nouvelle lecture lors de la session extraordinaire convoquée le 25 septembre 2023, puis en lecture définitive au cours de la session ordinaire ouverte le 2 octobre 2023 », sans indiquer si ce double recours priverait le Gouvernement de cette arme redoutable pour le reste de la session ordinaire.

Ainsi, non seulement le Conseil constitutionnel, par sa décision, vient considérablement consolider les pouvoirs d’un Gouvernement minoritaire en reconnaissant la constitutionnalité d’un recours « doublon » à l’article 49 alinéa3 sur deux sessions distinctes pour un même texte, mais plus encore, en usant de son « pouvoir discrétionnaire de se taire », il laisse en suspens la question de la constitutionnalité d’un nouvel engagement de la responsabilité du Gouvernement au cours de la session ordinaire courante.

Or, comme le relève le professeur Émilien Quinart, « Les sages ont été très souples avec les pratiques constitutionnelles un peu brutales du gouvernement ». Il y a fort à parier que si le Gouvernement devait user d’un nouveau 49.3 d’ici la fin de session ordinaire, et si le Conseil constitutionnel devait être saisi de la loi ainsi adoptée, il ne relèverait pas d’inconstitutionnalité en indiquant ainsi implicitement ex post que le 49.3 ayant permis l’adoption de la loi de programmation des finances publiques devait être comptabilisé au titre de la session extraordinaire – au cours de laquelle il a été la première fois enclenché –, et non de la session ordinaire, au cours de laquelle le Gouvernement y a eu de nouveau recours.

2) L’usage cumulatif totalisant des mécanismes du parlementarisme rationalisé : l’exemple de la réforme des retraites

Plus encore, au-delà de l’article 49.3 pris isolément, le présidentialisme minoritaire se caractérise par un usage cumulatif totalisant des mécanismes du parlementarisme rationalisé, dont témoigne la procédure d’adoption de la réforme des retraites. En cela, le système revient à la raison d’être des outils du parlementarisme rationalisé, tels que pensés par Michel Debré en 1958. En effet, prenant acte de l’impossibilité de s’assurer de l’existence d’une majorité « nette et constante » à l’Assemblée nationale, celui-ci conçoit toute une série de dispositifs propres à assurer la stabilité gouvernementale et l’efficacité de son action. En cela, le présidentialisme minoritaire consacre un retour à la raison d’être originelle du parlementarisme rationalisé.

La procédure d’adoption de la réforme des retraites offre à cet égard un éclairage intéressant. En effet, dans le cadre de son adoption, le Gouvernement a multiplié les recours aux mécanismes du parlementarisme rationalisé. Pris individuellement, l’usage de ces derniers ne diffère en rien de leur usage en contexte de présidentialisme majoritaire. C’est leur addition inédite lors de la procédure d’adoption de la réforme des retraites, produisant un « effet d’accumulation […] spectaculaire et problématique », qui démarque ce présidentialisme minoritaire du présidentialisme majoritaire.

Cet amoncellement débute avec l’usage d’un « véhicule législatif particulier » : un projet de loi de financement rectificatif de la Sécurité sociale (ou PLFSS rectificatif) et du mécanisme qui l’accompagne depuis 1996 : l’article 47-1 de la Constitution. Or, le Gouvernement aurait pu opter, comme il l’a fait pour les précédentes réformes des retraites, en 2003, 2010 et 2014, pour un simple et classique projet de loi.

Si l’Exécutif a décidé de recourir à cet article 47-1, c’est qu’il permet la mise en œuvre d’importantes contraintes procédurales s’agissant notamment du délai imparti aux Chambres pour discuter du projet de loi. L’article 47-1 actionne en effet une sorte de temps législatif programmé de niveau constitutionnel, limitant les débats à 20 jours devant l’Assemblée nationale et à 15 jours devant le Sénat. Alors que le délai de 20 jours s’était écoulé et que les députés n’avaient pas eu le temps de se prononcer par un vote formel sur le texte, celui-ci a pu être renvoyé, « sans approbation ni improbation », dans sa version initiale – corrigée par les amendements acceptés par le Gouvernement –, au Sénat. Il faut par ailleurs noter que ce recours à un PLFSS rectificatif présente l’avantage non négligeable, pour l’Exécutif, que la discussion en séance s’ouvre sur le texte du Gouvernement et non sur sa version amendée par les travaux de la commission, comme il est de principe depuis la révision du 23 juillet 2008.

Au Sénat, de nouveaux outils du parlementarisme rationalisé ont encore été mobilisés par l’Exécutif : ce dernier a activé l’article 38 du règlement qui permet de restreindre à deux les prises de parole sur un amendement, il a introduit un amendement gouvernemental en cours de discussion, et pour finir il a procédé à la réécriture en commission d’un amendement lui permettant de démanteler la quasi-totalité des amendements déposés par la gauche sénatoriale.

L’Exécutif ne s’est pas arrêté là : une fois le texte voté au Sénat, il a décidé de convoquer une commission mixte paritaire (CMP), et il aurait pu procéder par ordonnance si à l’issue de cette commission les deux chambres n’avaient pas voté définitivement le texte dans un délai de 70 jours. Dans ce contexte, le recours final au 49.3 ne se présentait que comme « la cerise sur le gâteau », d’autant que le recours à un PLFSS rectificatif permettait au Gouvernement de ne pas « brûler » sa cartouche de 49,3, celui-ci n’étant pas comptabilisé pour ce type de loi.

Des parlementaires ont saisi le Conseil constitutionnel de ce texte, en arguant notamment du défaut de clarté et de sincérité des débats parlementaires. Ils soutenaient que le recours cumulatif à plusieurs mécanismes du parlementarisme rationalisé prévus par la Constitution et par les règlements des assemblées avait entaché d’irrégularité la procédure suivie. Or, le Conseil constitutionnel, dans sa décision, a jugé au contraire que

la circonstance que plusieurs procédures prévues par la Constitution et par les règlements des assemblées aient été utilisées cumulativement pour accélérer l’examen de la loi déférée, n’est pas à elle seule de nature à rendre inconstitutionnelle l’ensemble de la procédure législative ayant conduit à l’adoption de cette loi. En l’espèce, si l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions du débat, elle n’a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution.

Par cette solution à la motivation laconique (pour ne pas dire lacunaire), le Conseil constitutionnel est venu au secours d’un Gouvernement minoritaire en confortant la possibilité pour ce dernier de recourir de manière illimitée aux instruments du parlementarisme rationalisé. En cela, l’institution fait courir le risque que notre régime de « parlementarisme réglementé » ne dérive en un régime de « parlementarisme déréglé ».

Certes, soutenu par le Conseil constitutionnel, le présidentialisme minoritaire peut se reposer sur les confortables mécanismes du parlementarisme rationalisé qui s’offrent à lui pour contraindre les débats parlementaires et mener à terme ses réformes. Néanmoins, dans ce nouveau contexte, le Gouvernement, et à travers lui le Président, font face en pratique à certaines difficultés majeures.

2. Les limites de fait à l’emploi maximal des mécanismes de rationalisation de la discussion parlementaire

Cet emploi maximal des mécanismes de rationalisation de la discussion parlementaire a buté sur certaines limites de fait relatives d’une part à la virulence de l’opposition parlementaire, particulièrement marquée lors de la réforme des retraites (1) et d’autre part à la nécessité de conclure des compromis parlementaires pour l’adoption de certaines lois, comme l’a illustré la loi « immigration » (2).

1) La virulence de l’opposition parlementaire : l’exemple de la réforme des retraites

À la virulence des mécanismes employés par le Gouvernement minoritaire pour faire adopter ses lois a répondu la virulence de l’opposition parlementaire : celle-ci a atteint des degrés rarement égalés lors de la discussion en séance publique de la réforme des retraites. Le travail parlementaire a été entaché d’une certaine « bordélisation », pour reprendre les termes peu distingués du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin.

Le groupe d’opposition La France Insoumise (LFI) a opté pour une stratégie d’opposition frontale, dépourvue de nuances, caractérisée par « une technique conflictuelle très dure et très radicale ». Au cours de ces brefs jours de discussion à l’Assemblée nationale, LFI a tout misé sur une « stratégie de rupture ». Cette stratégie est passée d’une part par l’obstruction, le groupe politique ayant déposé par moins de 13 000 amendements ; d’autre part par une rhétorique des plus corrosives et l’instillation d’une ambiance généralisée de chahuts, les deux se rejoignant parfois, comme l’a illustré l’amendement renommant la « prime Macron » « prime d’enfumage ».

Le présidentialisme minoritaire a libéré une opposition qui a profité d’une scène politique lui étant désormais favorable pour jouer à plein sa partition. Il a réveillé une conception « schmittienne » de la politique comprise comme la confrontation irréconciliable d’adversaires autour d’une opposition radicale ami/ennemi ; ce dont s’était d’ailleurs ouvertement revendiqué le groupe NUPES à la suite des résultats des élections législatives de juin 2022, se présentant comme une « gauche de combat ».

Il n’en reste que cette stratégie de « contre-étouffement » n’a pas porté ses fruits, et paraît même avoir au contraire desservi ceux qui l’ont menée. Toutefois, la réforme des retraites aura révélé l’ampleur de la capacité de déstabilisation de l’opposition, dont le point culminant aura sans doute été le résultat du vote de la motion de censure du groupe LIOT, qui, à neuf voix près, a manqué de renverser le Gouvernement.

2) Les nécessaires compromis parlementaires : l’exemple de la loi « immigration »

La seconde limite s’imposant au présidentialisme minoritaire et limitant l’effectivité des recours aux mécanismes du parlementarisme rationalisé tient aux compromis auxquels le Président doit désormais nécessairement consentir pour parvenir à l’adoption de certains textes, dont a témoigné la procédure d’adoption de la loi « immigration » du 26 janvier 2024. L’Exécutif a dû faire face au vote d’une motion de rejet préalable (a) : il a cherché pour cela des appuis auprès du Sénat, renforçant ce premier au prix d’un effacement de l’Assemblée nationale (b), érigeant finalement le Conseil constitutionnel à la place intenable de troisième chambre alliée de l’Exécutif (c).

a) Le vote d’une motion de rejet préalable par l’Assemblée nationale

Pour la première fois depuis 25 ans, une motion de rejet préalable a été opposée à un texte du Gouvernement par l’Assemblée nationale, le 11 décembre 2023 – votée à une courte majorité de 270 députés –, bloquant ainsi l’examen du projet de loi devant la Chambre basse. Ce rejet est en effet passé à 5 voix près ; or il manquait au vote 9 voix de la majorité qui, si elles avaient été présentes, auraient pu empêcher ce désaveu, si bien que « pour la première fois depuis un an et demi, avec le rejet du projet de loi immigration, le pouvoir exécutif et le camp présidentiel ont été mis en échec par une coalition des oppositions à l’Assemblée nationale ».

Entre retirer son texte ou négocier avec l’Assemblée nationale sur une nouvelle version de celui-ci, le Gouvernement a opté pour une troisième voie, médiane, en recourant, ainsi que l’autorise la procédure accélérée, à la réunion d’une commission mixte paritaire (CMP). Parce qu’aucun groupe politique n’y dispose de la majorité, la réussite de cette CMP était conditionnée à ce que l’Exécutif consente à des concessions.

Pour faire passer son texte, le Gouvernement n’a eu d’autre choix que d’accepter la version sénatoriale du projet de loi, qui amende largement sa version initiale. Si le camp présidentiel a tenté de pressuriser la droite (majoritaire au Sénat) en imposant des délais très courts de discussion en CMP – une journée – il n’en reste pas moins que ce dernier s’est retrouvé « dans les mains » des Républicains. La CMP s’est révélée être pour le Président une « compromission majeure et perdante », le succès de son aboutissement faisant davantage figure d’une « victoire à la Pyrrhus ».

b) Une Assemblée nationale effacée et un Sénat renforcé

Cette nécessité de compromettre a engendré des perdants et des gagnants : à une Assemblée nationale effacée s’est opposé un Sénat renforcé d’abord par l’écueil politique des députés consistant à voter une motion de rejet préalable, puis par la stratégie présidentielle subséquente. En effet, au cours de la procédure d’adoption de la loi immigration, l’Assemblée nationale a été de bout en bout écartée du travail de fabrication de la loi. Or, selon la logique de la ve République, l’Assemblée nationale est censée se tenir au cœur du processus législatif, puisqu’en cas de désaccord durable entre les deux chambres, au terme de la navette parlementaire, c’est à elle que doit revenir le dernier mot, selon les termes de l’article 45 de la Constitution.

Pourtant, l’épisode législatif de la loi « immigration » a été marqué par l’effacement de l’Assemblée nationale. Elle en est la première responsable : en votant une motion de rejet préalable, la Chambre basse s’est exposée d’elle-même à être – pour un temps au moins – exclue du processus d’examen du texte. Ce risque s’est mué en réalité lorsque le Gouvernement, ne voulant pas courir le risque du vote d’une nouvelle motion de rejet préalable, a décidé de ne pas poursuivre la navette parlementaire, mais de réunir une CMP. Or, à défaut d’avoir examiné le texte, l’Assemblée nationale n’a eu aucune version propre de ce dernier à défendre en commission. Elle a ainsi d’elle-même donné la primauté au Sénat : le texte discuté était le sien, le Gouvernement ayant décidé de déposer son projet de loi en premier lieu devant les sénateurs.

Le seul avantage restant à l’Assemblée nationale dépendait du Gouvernement : il s’agit de la possibilité pour l’Exécutif, « si la commission mixte ne parvient pas à l’adoption d’un texte commun ou si ce texte n’est pas adopté dans les conditions prévues à l’alinéa précédent [à savoir s’il n’est pas approuvé dans des termes identiques par les deux Assemblées] », de demander à l’Assemblée nationale de « statuer définitivement » après une nouvelle lecture par l’Assemblée nationale et par le Sénat. Toutefois, cette ultime primauté n’aurait redonné que peu de pouvoirs à l’Assemblée nationale, celle-ci pouvant reprendre « soit le texte élaboré par la commission mixte », donc un texte essentiellement sénatorial, « soit le dernier texte voté par elle », mais qui aurait été faiblement modifié par rapport à sa version issue de la CMP, dans la mesure où « aucun amendement [sur le texte élaboré par la CMP] n’est recevable sauf accord du Gouvernement ». Cette hypothèse ne s’est cependant pas réalisée, le Sénat puis l’Assemblée nationale ayant définitivement voté le même texte, après avoir trouvé un accord en CMP le même jour.

Cet effacement de l’Assemblée nationale a contrasté avec le renforcement symétrique du Sénat. En effet, les négociations ont été quasiment exclusivement menées entre les sénateurs et le Gouvernement, en dehors de la CMP, lors de réunions autour de la Première ministre à Matignon. Lorsque les discussions ont enfin été entamées en CMP, celles-ci ont été à plusieurs reprises interrompues pour « sonder » le Gouvernement, les députés étant ainsi ramenés au simple statut d’« intermédiaires ». En somme, avec ce présidentialisme minoritaire, l’Exécutif peut fabriquer la loi sans l’Assemblée nationale, dans un face-à-face exclusif avec le Sénat, alors même que c’est devant les députés que le Gouvernement est responsable.

c) Un Conseil constitutionnel érigé en troisième chambre alliée de l’Exécutif

En effaçant du processus de fabrication de la loi l’Assemblée nationale pour construire la loi « immigration » uniquement avec le Sénat, le chef de l’État a érigé le Conseil constitutionnel en troisième chambre alliée de l’Exécutif, en lui confiant la charge d’effectuer une partie du travail législatif qui n’a pu être effectué par les députés. Le chef de l’État, en procédant à « une instrumentalisation de la saisine du Conseil constitutionnel », a rendu l’institution victime d’une stratégie résultant de sa situation minoritaire : contraint de négocier avec la droite sénatoriale pour que la procédure législative aboutisse sans recourir à l’article 49.3, il a accepté d’introduire certaines dispositions tout en en contestant la constitutionnalité, suite à quoi il s’est tourné vers le Conseil constitutionnel, en le saisissant de la totalité de la loi, pour qu’il la purifie de ses éléments inconstitutionnels.

Cette situation n’aurait jamais pu arriver en contexte de présidentialisme majoritaire : puisque dans cette situation la majorité parlementaire contrôle pleinement la procédure législative et a le pouvoir de s’opposer à l’introduction de dispositions qu’elle estime inconstitutionnelles, il revient à la minorité parlementaire de contester la constitutionnalité de la loi. Jamais le Gouvernement ne vient contester la constitutionnalité de son propre travail : si l’Exécutif saisit le Conseil constitutionnel, c’est pour clore une éventuelle controverse politique sur un texte en en asseyant la constitutionnalité.

Or, « la saisine par le président de la République et la présidente de l’Assemblée nationale dans le cadre de la loi “immigration” sort de ce cadre habituel : ce n’est pas la validation de la loi qui était recherchée, mais la censure d’une partie de celle-ci ». En demandant au Conseil constitutionnel de censurer les amendements introduits par la droite, le chef de l’État a ouvertement enjoint l’institution à revenir à sa condition originelle d’« allié objectif du gouvernement », rendant le Conseil constitutionnel « complice de sa duplicité ». Bien que l’institution ait censuré 35 articles sur les 86 adoptés par le Parlement, elle a tenté de se défaire de cette image de « chien de garde de l’exécutif » en censurant la quasi-totalité de ces dispositions sur le fondement le moins politique possible, en mobilisant sa jurisprudence relative aux cavaliers législatifs.

Le Président du Conseil constitutionnel s’est d’ailleurs lui-même opposé à cette stratégie politique en rappelant à au Président de la République que le Conseil constitutionnel « n’est pas […] une chambre d’appel des choix du Parlement ».

Parce que contraint de compromettre, le présidentialisme minoritaire réactive une vieille musique assimilant le Conseil constitutionnel à ce « canon braqué vers le Parlement » que décrivait le professeur Charles Eisenmann, image dont le présidentialisme majoritaire lui avait justement permis de s’émanciper.

Le présidentialisme minoritaire apparaît donc comme une nouvelle facette révélée du présidentialisme à la française, inédite, mais prévisible, né du système du parlementarisme négatif. Parce que placé en minorité, nous aurions pu nous attendre à ce que le Président se retire derrière son Premier ministre, qui seul pourrait regagner une légitimité entachée par les dernières élections en sollicitant la confiance de l’Assemblée nationale. Il n’en a pas été ainsi, le Président ayant décidé d’agir d’une manière radicalement inverse. Si l’avènement d’un présidentialisme minoritaire était prévisible, en revanche, son incarnation en un présidentialisme exacerbé ne l’était pas.

L’avènement paradoxal d’un présidentialisme exacerbé

Ce présidentialisme minoritaire a paradoxalement débouché sur un présidentialisme exacerbé caractérisé par une tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République (Section 1), contrebalancée par une tendance singulière, sous le dernier Premier ministre, à l’exercice actif de ses fonctions (Section 2).

I. Une tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République

Le présidentialisme minoritaire a débouché sur une tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République. Celle-ci est à l’œuvre tant face au Parlement (A) qu’au sein du Gouvernement (B).

A. La « primoministérialisation » du Président de la République face au Parlement

Cette tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République face au Parlement se manifeste par la volonté présidentielle d’une responsabilité directe du chef de l’État devant l’Assemblée nationale (1.), qui se traduit chez ce dernier par sa recherche à occuper une position d’interlocuteur privilégié du Parlement (2.).

1. La volonté présidentielle d’une responsabilité directe du chef de l’État devant l’Assemblée nationale

Cette volonté présidentielle d’une responsabilité directe du chef de l’État devant l’Assemblée nationale s’est exprimée dans le choix d’E. Macron de poser une question de confiance exclusivement présidentielle aux députés : pour cela, il a posé sa propre question de confiance (1) tandis que ses Premiers ministres successifs ont renoncé à demander la leur (2).

1) L’affirmation de la question de confiance présidentielle

Depuis les élections de juin 2022, la fiction d’une responsabilité exclusive du Gouvernement devant l’Assemblée nationale a volé en éclat : tel un Premier ministre, le Président de la République a posé directement la question de confiance aux députés à l’issue de deux jours de réceptions individuelles à l’Élysée des représentants des différents groupes politiques de la nouvelle Assemblée, les 21 et 22 juin. L’enjeu était pour le Président de trouver une quarantaine de députés « constructifs » prêts à voter les futurs textes du Gouvernement.

À l’issue de ces deux jours de consultation, prenant acte de son échec à colmater ce « trou » de députées, le chef de l’État a décidé de mettre les différentes forces politiques de l’Assemblée nationale devant leur responsabilité, à l’occasion d’une allocution télévisée le mercredi 22 juin, au cours de laquelle il leur a posé la question de confiance.

E. Macron a d’abord justifié ses échanges directs avec les dirigeants des formations politiques en capacité de constituer un groupe à l’Assemblée nationale à la lumière de son « rôle en tant que garant des institutions ». Le Président de la République a ainsi livré une nouvelle interprétation de la mission que lui confie l’article 5 de la Constitution, selon laquelle il lui reviendrait en situation minoritaire de chercher par lui-même à élargir sa majorité, en convoquant directement les têtes des principaux groupes politiques représentés à l’Assemblée nationale pour les amener à lui accorder leur confiance.

Dans cette allocution, E. Macron a fixé la ligne de conduite qu’il attend que l’ensemble des députés suive, à savoir qu’« il faudra bâtir des compromis, des enrichissements, des amendements, mais le faire en toute transparence, dans une volonté d’union et d’action pour la nation qui concerne toutes les forces politiques, à commencer par la majorité présidentielle, mais toutes les autres ». Les mettant face à leur responsabilité, il appelle à « clarifier dans les prochains jours la part de responsabilité et de coopération que les différentes formations de l’Assemblée nationale sont prêtes à prendre ». Pour cela, il leur laisse le choix entre « entrer dans une coalition de gouvernement et d’action, [ou] s’engager à voter simplement certains textes » et il les renvoie, en guise de déclaration de politique générale, à son programme électoral.

Le Président de la République place ainsi les députés dans un face-à-face direct avec lui, en leur demandant de lui rendre personnellement des comptes, à savoir, en l’espèce, sur la question de leur positionnement politique pour la future législature. La logique est totalement renversée : ce n’est plus au Premier ministre de demander la confiance de l’Assemblée nationale, mais aux députés de s’arranger collectivement pour accorder directement leur confiance au Président de la République. Ainsi, déjà, au lendemain des élections, le Premier ministre a paru « disparaître » ou du moins « être éclipsé par l’initiative présidentielle » consistant à poser la question de confiance aux députés.

2) Le renoncement à la question de confiance primoministérielle

Les Premiers ministres successifs ont eux-mêmes consacré cette question de confiance présidentielle en la rendant exclusive de la leur. En effet, E. Borne comme G. Attal ont renoncé à solliciter un vote de confiance à l’Assemblée nationale à l’issue de leur déclaration de politique générale, la première le 6 juillet 2022 et le second le 30 janvier 2024.

Juridiquement, ils pouvaient très bien en décider ainsi. D’ailleurs, E. Borne et G. Attal ne sont pas les premiers à décider de ne pas se soumettre à cet exercice. Ils ont été précédés sur ce point par quatre Premiers ministres : M. Couve de Murville en 1968, M. Rocard en 1988, E. Cresson en 1991 et P. Bérégovoy l’année suivante. En effet, selon une convention interprétative de l’article 49 al.1 de la Constitution, le vote de confiance n’est nullement obligatoire. Pour le maître de conférence en Droit public Benjamin Morel, « la Constitution est ambiguë et c’est plus la pratique que la lettre de la Constitution qui rend optionnel de demander la confiance ». Le Premier ministre peut décider de ne pas solliciter la confiance du Gouvernement, en vertu d’une Constitution interprétée de manière « très présidentialiste ».

Il en va autrement politiquement. Comme le relève Julien Arnoult, docteur en science politique, « Lorsqu’un gouvernement bénéficie du soutien d’une majorité absolue des députés, procéder à ce vote n’est pas nécessaire sur le fond, mais lorsqu’un gouvernement est minoritaire, le faire apparaît essentiel ». En effet, en contexte minoritaire, solliciter ce vote de confiance présente deux grands avantages pour le Premier ministre. D’une part, il lui permet d’asseoir une légitimité propre, distincte de celle qu’il tient du Président de la République. D’autre part, cette question de confiance présente l’intérêt pour le Premier ministre de clarifier le paysage politique, en lui permettant de connaître par ce vote formel quel groupe soutiendra ou ne soutiendra pas son Gouvernement sur la durée de la législature.

Malgré ces avantages, le principe de précaution l’a finalement emporté, parce qu’en contexte minoritaire, il est politiquement plus risqué pour le Premier ministre de solliciter la confiance des députés que de s’abstenir de la demander et d’être confronté à une motion de censure. En effet, lors d’un vote de confiance, le Gouvernement est renversé s’il n’obtient pas la majorité des suffrages exprimés. Cette majorité est plus facile à atteindre que dans le cadre du vote d’une motion de censure, car pour cette dernière les voix sont calculées sur le nombre total de députés et seuls sont comptabilisés les votes favorables à ladite motion. Par ailleurs, là où la motion de censure oblige les députés à se mettre collectivement d’accord sur celle-ci pour faire tomber le Gouvernement, le vote de confiance n’oblige chacun qu’individuellement pour dire « non » au Gouvernement.

Cette abstention est assumée à l’aune d’une nouvelle interprétation de la question de confiance. Désormais, le principe est le suivant : « La confiance ne se décrète pas a priori, elle se construit patiemment texte après texte ». Il serait désormais question non plus d’un vote de confiance, mais de la construction de celle-ci sur la durée d’une législature.

Mieux encore, la question de confiance est présumée avoir déjà été posée et obtenue, par le biais de l’élection du Président de la République sur son programme. C’est le sens des propos soutenus du côté présidentiel, suivant lequel « les Français se sont exprimés […] et ils ont accordé leur confiance au projet présenté par le président de la République et par la majorité présidentielle ». Il s’agit là d’une énième déclinaison du « présidentialisme programmatique » tel que mis en lumière par Bruno Daugeron, selon lequel « le programme d’un candidat élu est non seulement censé le rendre crédible, mais aussi lui servir de charte d’action pour guider la politique de “son” gouvernement soutenu par “sa” majorité parlementaire », avec comme conséquence un effacement des élections législatives, appréhendées comme des élections uniquement confirmatives d’un programme présidentiel censé avoir déjà été ratifié par les électeurs.

2. Le Président de la République comme nouvel interlocuteur privilégié du Parlement

Après avoir posé la question de confiance, le Président de la République a poursuivi la « primoministérialisation » de ses fonctions en cherchant à s’imposer comme le nouvel interlocuteur privilégié du Parlement : pour cela, il a institué une préchambre parlementaire à travers les « rencontres de Saint-Denis » (1) et a procédé à la réunion des parlementaires en cabinet à l’Élysée (2).

1) L’institution d’une préchambre parlementaire : les « rencontres de Saint-Denis »

Le Président de la République est parvenu à instituer autour de lui une forme de préchambre parlementaire à travers les « rencontres de Saint-Denis ». Fruits de l’initiative du chef de l’État, ces rencontres consistent en la réunion des chefs de partis politiques représentés à l’Assemblée nationale et au Sénat autour du Président, dans un huis clos total. L’objectif est de trouver des compromis autour de futurs textes législatifs, et d’ouvrir la voie, « le cas échéant », à de possibles référendums, selon l’invitation envoyée par l’Élysée, le 26 août 2023. C’est en ce sens que ces réunions s’apparentent à des préchambres d’enregistrement pour l’adoption de futurs textes législatifs par le Parlement.

La première rencontre le 30 août 2023 fut l’occasion pour le Président de la République de réunir autour de lui, pour la première fois sous la ve République, l’ensemble des chefs de partis représentés au Parlement, créant ainsi un Parlement en « cadre miniature » présidé par le chef de l’État. Si tous les chefs de partis ont accepté de faire le déplacement le 30 août 2023, en revanche, à l’occasion de la seconde rencontre de Saint-Denis, tenue le 17 novembre 2023, certains chefs de partis ont opté pour « la politique de la chaise vide ». Ces défections ont montré les limites de cette préchambre parlementaire, dont le bon fonctionnement dépend ultimement du bon vouloir des partis parlementaires, dont le Président de la République se retrouve tributaire.

Sur le même format « Saint-Denis », le chef de l’État a par ailleurs invité au Palais présidentiel, pour évoquer la situation en Ukraine, ces mêmes chefs de partis, le 7 mars 2024. Eu égard au contexte de cette réunion, qui est intervenue juste avant les débats prévus à l’Assemblée nationale et au Sénat sur la question du soutien à l’Ukraine les 12 et 13 mars 2024, suivis d’un vote, celle-ci a apparenté l’Élysée à une Chambre de préparation des débats, dirigée par le Président.

L’exercice témoigne d’une volonté du Président de la République, en situation de présidentialisme minoritaire, d’établir un dialogue direct et récurrent avec les parlementaires. Certes, le chef de l’État a bien à sa disposition, depuis la révision de 2008, la possibilité de réunir les parlementaires en Congrès. Toutefois, si ce format présente l’avantage d’embrasser l’ensemble de l’institution parlementaire dans un face-à-face immédiat avec le Président de la République, il a d’abord été conçu comme un procédé exceptionnel, particulièrement solennel, n’étant pas appelé à se répéter de manière régulière dans le temps.

Or, avec le format « Saint-Denis », le Président de la République bénéficie d’un triple avantage pour reprendre la main sur le Parlement alors qu’il est mis en minorité à l’Assemblée nationale. Premièrement, cette réunion ne rassemble que les figures les plus importantes de l’Assemblée, à travers les chefs de file des partis qui y sont représentés : cette restriction numéraire de l’opposition est propice à une égalisation des rapports de force. Le Président ne s’adresse ici en effet qu’à une dizaine de personnalités politiques, contre 925 parlementaires en Congrès. Deuxièmement, le Président peut pleinement participer au débat parlementaire, là où la réunion en Congrès lui impose de se retirer lors des débats suivant sa déclaration, l’article 18 de la Constitution mentionnant expressément que ces derniers ne peuvent se tenir que « hors de sa présence ». Troisièmement, en choisissant un cadre feutré, non public, le chef de l’État s’évite tout potentiel désaveu public tout en disposant pour la suite d’une arme de contrainte pour imposer au reste des parlementaires, absents lors de ces rencontres, les compromis trouvés avec leurs « chefs » au sein de cette préchambre parlementaire.

Enfin, par ces rencontres, E. Macron a témoigné sa volonté d’adopter une nouvelle lecture de l’article 5 de la Constitution, version « présidentialisme minoritaire », en proposant une interprétation singulière de sa fonction d’arbitre. Ce n’est plus tant en position de « chef de l’État, placé au-dessus des partis », qu’il se situe vis-à-vis du Parlement qu’en tant que chef de l’État « placé au sein des partis ». Plus encore qu’en temps de présidentialisme majoritaire, le Président minoritaire entend investir physiquement l’espace parlementaire et diriger la conduite de ses débats, dans un face-à-face direct avec les représentants de la nation.

2) La réunion des parlementaires en cabinet à l’Élysée

Au-delà de l’institution d’une préchambre parlementaire, E. Macron a procédé à la réunion des parlementaires en cabinet à l’Élysée. Pour ce faire, il a multiplié les réunions avec les chefs de partis politiques à l’Élysée.

Ainsi, le 12 octobre 2023, six jours après l’offensive du Hamas sur Israël, le Président a convoqué à l’Élysée l’ensemble des chefs des partis politiques représentés au Parlement ainsi que les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat. Cette réunion a été présentée comme permettant de « faire un point de la situation » et « recueillir l’avis des chefs de parti » dans un cadre « constructif ». Parce que suivie d’une prise de parole solennelle du chef de l’État à 20 heures sur France 2 et TF1, la réunion se comprend comme l’émanation d’un cabinet restreint au sein duquel les ministres ont été remplacés par les chefs de partis, chargés de coconstruire avec le Président les éléments d’un discours consensuel apte à favoriser l’unité de la Nation.

Dernièrement, E. Macron a cette fois réuni les seuls chefs de partis de la majorité parlementaire ainsi que les présidents des groupes parlementaires attenants à l’Élysée, le 20 mars 2024, pour aborder notamment la question des finances publiques. Or, un tel sujet aurait tout à fait pu être inscrit à l’ordre du jour d’un Conseil des ministres. Le choix de recourir de nouveau à cette formation des parlementaires en cabinet témoigne ainsi d’une tendance croissante du présidentialisme minoritaire à procéder à une « cabinéisation » des formations parlementaires autour d’une figure présidentielle tutélaire.

Le présidentialisme minoritaire a ainsi consacré une tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République face au Parlement. Il n’en est pas allé autrement de l’évolution de son rôle au sein du Gouvernement.

B. La « primoministérialisation » du Président de la République au sein du Gouvernement

Cette tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République au sein du Gouvernement se manifeste par la multiplication des organes présidentiels discrétionnaires (1.) et par la consécration d’une « omniprésidence » (2.).

1. La multiplication des organes présidentiels discrétionnaires

Ce présidentialisme minoritaire se caractérise par une tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République au sein du Gouvernement, qui se manifeste d’une part à travers la multiplication des organes présidentiels discrétionnaires, dont témoigne la création d’un Conseil de défense énergétique (1) et d’un Conseil présidentiel de la science (2).

1) Le Conseil de défense énergétique

Le Conseil de défense énergétique, déclinaison du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), consiste en un Conseil des ministres en format restreint, présidé chaque semaine par le Président de la République. Il rassemble, lorsqu’il est réuni en formation plénière, le Premier ministre, les ministres de la Défense, de l’Intérieur, de l’Économie, du Budget et des Affaires étrangères, ainsi que les ministres concernés par les sujets abordés ; et lorsqu’il est en formation restreinte ou spécialisée, il se compose suivant la détermination du Président, ce qui permet à celui-ci d’en choisir discrétionnairement les membres et participe ainsi d’un renforcement de l’emprise présidentielle sur cet organe.

La mise en place de ce nouveau format du CDSN a été annoncée lors d’un discours présidentiel du 24 août 2022 devant un Conseil des ministres. Le choix de ce cadre ministériel, plutôt qu’une intervention médiatique ou une allocution à l’Élysée, marque « le coup d’envoi d’une présidentialisation de la question énergétique, directement et publiquement annoncée aux ministres ».

Grâce à cet « organe de gouvernement polyvalent », qui présente l’avantage pour le Président de pouvoir être potentiellement étendu à n’importe quelle politique publique, pourvu qu’il y ait urgence ou crise, il s’agit pour celui-ci de réorganiser le fonctionnement du Gouvernement autour de la figure présidentielle.

Cette dynamique de mobilisation par le chef de l’État du Conseil de défense contraste avec l’activité en principe limitée de ce dernier en période de cohabitation. En effet, celui-ci se restreint alors à un domaine circonscrit comprenant essentiellement la sphère militaire et les relations ultra-marines. Au contraire, mis en minorité à l’Assemblée nationale, le Président de la République entend pleinement investir la potentialité de ce conseil présidentiel, car il lui permet de renforcer son emprise sur le champ d’action gouvernemental.

Dans le même temps, par le biais de ce Conseil de défense énergétique, le Président peut utilement contourner un Parlement où il est mis en minorité, en éloignant ses ministres de la représentation nationale et donc du contrôle parlementaire, et en renforçant d’autant la responsabilité des ministres devant celui qui les a nommés.

En ce sens, le Président procède à une « primoministérialisation » de ses fonctions. Par le format restreint de ce Conseil, il réalise un resserrement des ministres autour de sa personne, aux dépens du Premier ministre, qui ne fait l’objet d’aucune distinction parmi ses pairs et ne se trouve investi d’aucune prérogative traduisant sa position de chef du Gouvernement. Cette indifférenciation du Premier ministre au sein de l’équipe gouvernementale répond au souci du chef de l’État de s’affirmer, en lieu et place de son Premier ministre, comme l’unique décideur en matière de politiques publiques et comme celui qui véritablement dirige l’action gouvernementale.

2) Le Conseil présidentiel de la science

Autre organe présidentiel discrétionnaire, le Conseil présidentiel de la science – dont la création a été annoncée par le Président de la République le 7 décembre 2023 à l’Élysée –, participe d’une tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République au sein du Gouvernement.

À la différence de son prédécesseur – le Conseil scientifique –, mis en place aux côtés de l’Exécutif durant la crise d’épidémie du Covid-19 en 2020, ce nouveau Conseil se veut pour sa part permanent. Composé de douze chercheurs, l’objectif de cette instance est « au plus haut niveau, d’aider [le président] dans l’orientation, l’alerte et le suivi des décisions prises », selon les mots du chef de l’État.

Par ailleurs, contrairement au Conseil de défense énergétique, il ne s’agit pas d’un organe gouvernemental, dans la mesure où les ministres en sont absents. Ce Conseil ad hoc, informel, né d’une « création spontanée et libre de la présidence de la République », paraît davantage pouvoir être assimilé à un « organe consultatif de préparation des décisions et des réformes présidentielle », dans le sens où, contrairement aux Conseils de défense, il ne s’agit pas d’une instance de décisions, et où, contrairement aux Conseils des ministres, il n’exerce pas de compétence réglementaire. En ce sens, ce Conseil scientifique s’inscrit dans une logique du « gouvernement par conseil », de « polysynodie », privilégié – comme l’a relevé la politiste Delphine Dulong –, lors des premières années de la ve République, afin de « faciliter […] l’immixtion du président de la République dans le travail gouvernemental ».

Or, le Président de la République aurait tout aussi bien pu faire le choix de réunir le Conseil stratégique de la recherche, institué en 2013 et placé auprès du Premier ministre, alors que ce dernier n’a jamais été réuni depuis l’accession à la présidence d’E. Macron. La création de ce Conseil scientifique témoigne en ce sens d’une tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République au sein du Gouvernement dans la mesure où le Président vient supplanter la place tutélaire qui aurait pu revenir à son Premier ministre en créant une instance de substitution à ce Conseil stratégique.

Cette « primoministérialisation » se manifeste au surplus par un « déplacement de ce travail de préparation des décisions vers la présidence » qui « montre une immixtion de cette dernière dans les consultations et les moyens de préparation des décisions ». Or, si « le président prend des avis, réfléchit et rend ses arbitrages », c’est une « chose qui devrait revenir au Premier ministre », comme l’avance le maître de conférences en Droit public Thibault Mulier. L’action du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche se retrouve « phagocytée » et « placée sous tutelle » présidentielle, là où le Premier ministre aurait dû exercer son pouvoir de direction gouvernementale. En agissant de la sorte, le Président de la République poursuit ce que la Maîtresse de conférences en Droit public Chloë Geynet a qualifié d’« absorption » du pouvoir de direction gouvernementale au détriment du véritable Premier ministre.

2. La consécration d’une « omniprésidence »

La tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République au sein du Gouvernement s’exprime d’autre part à travers la consécration d’une « omniprésidence », caractérisée par l’omnicompétence du Président de la République (1) et par son omniprésence physique et médiatique (2).

1) L’omnicompétence du Président de la République

L’omnicompétence du Président de la République – à savoir la capacité pour le chef de l’État à détenir une « connaissance approfondie de toutes choses » paraît s’être encore renforcée depuis l’avènement du présidentialisme minoritaire. Elle s’est révélée dans toute sa plénitude lors de la conférence de presse tenue par E. Macron le 16 janvier 2024, ce « rendez-vous avec la Nation » promis par le Président. À l’occasion d’un « fait du prince », consistant pour le chef de l’État à monopoliser deux heures durant l’antenne, E. Macron a abordé de nombreux sujets, en montrant une connaissance approfondie de tous les détails, « rentrant beaucoup dans les détails de l’intendance ». « Ministre de tout, Président de rien », E. Macron s’est livré à « une mise en scène jupitérienne en faisant figure de chef suprême omniscient qui aborde tous les sujets, connait tous les détails ».

En se livrant à cet exercice, E. Macron a renoué avec la première jeunesse de la ve République, au temps où le Général de Gaulle faisait connaître par de telles allocutions certaines de ses décisions, comme celle relative à l’autodétermination du peuple algérien ou à l’élection du Président au suffrage universel direct. Toutefois, à la différence de son prédécesseur, qui monopolisait l’antenne pour faire connaître au peuple français des projets de grandes réformes institutionnelles – qu’il revient à un chef d’État d’annoncer en tant que garant des institutions –, E. Macron s’est pour sa part livré à un discours en tous points semblable au discours de politique générale qu’il appartient en principe au Premier ministre de prononcer à la suite de sa nomination. En effet, les « deux heures vingt de cours magistral multidiffusé du chef de l’État […] ressemblaient fortement […] à ce discours dans lequel les Premiers ministres, lorsqu’ils entrent en fonctions, exposent leurs grandes orientations ».

La ressemblance est d’autant plus frappante que le Président de la République a décidé de tenir cette conférence de presse deux semaines seulement avant le discours de politique générale de son Premier ministre devant le Parlement, alors même que ce discours devait être prononcé par G. Attal le 23 janvier. Or, il a été retardé au 30 janvier, du fait notamment de la tenue de cette dernière.

2) L’omniprésence physique et médiatique du Président de la République

Omniprésent physiquement et médiatiquement, le Président multiplie d’une part les déplacements et se surexpose d’autre part dans les médias audiovisuels. Ce présidentialisme minoritaire est l’occasion pour le chef de l’État de renouer avec une légitimité mise à mal par les élections législatives de juin 2022, à travers la recherche d’une relation plus immédiate au peuple, permise par les déplacements présidentiels, en sus d’une relation médiate avec les Français par le biais (justement) médiatique.

Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, sur la seule première quinzaine du mois d’avril 2024, nous pouvons dénombrer autant de déplacements à Paris, en région parisienne et en province que suivant : déplacement à l’occasion de l’inauguration du Centre Aquatique Olympique le 4 avril ; déplacement à l’école primaire d’application Blanche à Paris le 5 avril ; déplacement aux Glières pour l’Hommage aux combattants du maquis des Glières et pour la cérémonie en mémoire des enfants d’Izieu le 7 avril ; déplacement à l’usine Eurenco à Bergerac le 11 avril ; déplacement au Festival du Livre de Paris au Grand Palais éphémère le 12 avril ; déplacement au chantier du Grand Palais le 15 avril ; ou encore le déplacement à Vassieux-en-Vercors pour l’Hommage aux maquisards de la Résistance et de la Libération le 16 avril.

Parallèlement à ces déplacements incessants, le Président de la République entend se surexposer médiatiquement. En effet, par rapport au précédent mandat où il jouissait d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale, le Président investit davantage l’espace médiatique. Depuis les élections législatives de juin 2022, le chef de l’État multiplie les interviews sur les plateaux des grandes chaines de télévision, qu’il s’agisse d’émissions ou de journaux télévisés, dans une volonté de créer un « face à face » avec les Français, à l’image de De Gaulle qui, à l’époque d’une télévision tout juste naissante, avait su pleinement exploiter la potentialité des médias pour s’adresser directement au peuple français en s’invitant dans leurs foyers.

Au titre des émissions, peut être recensée la double interview du Président les 12 et 26 octobre 2022 à l’émission L’événement sur France 2, le talkshow C à vous auquel le Président a participé le 20 décembre 2023 ou encore l’interview du Président sur RMC et BFMTV le 15 avril 2024. Quant aux interviews au journal télévisé, celles-ci sont également nombreuses, telle l’interview du Président depuis la Nouvelle-Calédonie au 13 heures de TF1 et de France 2 le 25 juillet 2023, l’interview du Président au 20 heures de TF1 et France 2 le 24 septembre 2023 ou plus récemment l’interview du Président au 20 heures de TF1 et France 2 le 14 mars 2024.

Le Président de le République poursuit en l’exacerbant la pratique – déjà consacrée par le présidentialisme majoritaire – d’un chef de l’État ultra-présent, en poussant la logique ici encore un cran plus loin. Plus que jamais, le Président de la République s’approprie le costume de Premier ministre – auquel il revient en principe d’opérer ces déplacements sur le terrain et de rendre compte aux Français de l’action gouvernementale par le biais des médias – pour continuer d’exister politiquement malgré sa mise en minorité au Parlement.

Ce présidentialisme minoritaire s’est donc accompagné d’une tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République. Pourtant, est-ce à dire que le Premier ministre serait totalement effacé de la scène institutionnelle par la dynamique présidentielle ? Paradoxalement, rien n’est moins sûr. La manière dont le dernier Premier ministre en date interprète et exerce ses fonctions invite à penser le contraire. Bien qu’une telle conclusion soit contre-intuitive, la tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République ne s’avère pas incompatible avec l’adoption par le véritable Premier ministre d’une interprétation active de ses fonctions.

II. L’adoption par le dernier Premier ministre d’une interprétation active de ses fonctions

Ce présidentialisme minoritaire n’a pas fait disparaitre le Premier ministre. Au contraire, le dernier en date adopte une interprétation active de ses fonctions, qui s’explique par son rôle incontournable en période de fait minoritaire à l’Assemblée nationale (A) et se traduit par un usage entreprenant de ses prérogatives constitutionnelles (B).

A. Le rôle incontournable du Premier ministre en période de fait minoritaire à l’Assemblée nationale

Si le rôle du Premier ministre s’avère incontournable en période de fait minoritaire à l’Assemblée nationale, c’est que la situation est propice à un retour en grâce des règlements autonomes (1.) et que plus que jamais il sert de fusible au Président de la République (2.).

1. Le retour en grâce des règlements autonomes

Depuis l’arrivée à Matignon de G. Attal, force est de constater un retour en grâce des règlements autonomes : en témoigne la multiplication des recours à la voie réglementaire (2), alors que le Premier ministre est sous la ve République l’autorité réglementaire de droit commun (1).

1) Le Premier ministre comme autorité réglementaire de droit commun

Le retour en grâce des règlements autonomes de l’article 37 de la Constitution réhabilite le Premier ministre dans son rôle d’autorité réglementaire de droit commun, comme le prévoit l’article 21 de la Constitution, à travers l’exercice par ce dernier du pouvoir réglementaire autonome. Si au titre du pouvoir réglementaire, les articles 13 et 21 articulent un partage entre le Président de la République et le Premier ministre, le premier détenant une compétence d’exception et le second une compétence de principe, l’article 19 de la Constitution ne liste pas parmi les actes exempts de contreseing les décrets délibérés en Conseil des ministres, si bien que ces décrets signés par le Président de la République doivent être contresignés par le Premier ministre. Par sa signature, le Premier ministre endosse la responsabilité de l’acte, qui est alors considéré comme émanant de lui. Au regard de l’étendue du pouvoir réglementaire du Premier ministre, ce dernier se révèle donc être une autorité incontournable en période de présidentialisme minoritaire, eu égard au retour en force opéré par les règlements autonomes. C’est ce qu’il s’agit de voir à présent.

2) Une multiplication des recours à la voie réglementaire autonome sous le dernier Premier ministre

Le dernier Premier ministre a retrouvé une place capitale sur la scène institutionnelle du fait d’une multiplication des recours à la voie réglementaire autonome. Cette effervescence s’inscrit dans la logique des dispositifs de rationalisation du parlementarisme mis en place en 1958. En effet, la sanctuarisation d’un pouvoir réglementaire autonome, protégé des immixtions du Parlement, a été voulue par le constituant de 1958 pour permettre à l’Exécutif de continuer à agir même en l’absence de majorité à l’Assemblée nationale. Jusqu’alors, le fait majoritaire avait permis à l’Exécutif de se faire « maître » de la procédure législative, ce qui l’avait conduit à négliger son pouvoir réglementaire autonome dans un contexte favorable à l’abandon de la distinction matérielle entre les domaines de la loi et du règlement. Or, l’avènement du présidentialisme minoritaire a ressuscité tout l’intérêt de ce dispositif moins médiatisé que ses homologues du parlementarisme rationalisé.

Si E. Borne a eu peu recours à cet outil de contournement du Parlement, préférant user des autres mécanismes offerts par la vaste palette constitutionnelle consacrée à la rationalisation parlementaire, au premier rang desquels le 49.3 ; en revanche, G. Attal entend tirer pleinement profit de cette « méthode pour s’éviter les blocages de l’Assemblée ». En effet, « depuis son arrivée à Matignon, début janvier, Gabriel Attal […] prône une sollicitation minimale du Parlement pour mener à bien certaines réformes » : force est de constater une embolie dans la volonté du Premier ministre de recourir aux règlements autonomes depuis sa prise de fonction.

Dès son discours de politique générale, G. Attal a ainsi annoncé que la réforme de l’Aide médicale d’État (AME) passerait par voie réglementaire, tout comme d’autres mesures, telles la régularisation des médecins étrangers, l’expérimentation de l’uniforme à l’école ou de la semaine à quatre jours dans l’administration. Plus récemment, le Premier ministre a annoncé que la réforme de l’assurance-chômage et la programmation pluriannuelle de l’énergie passeront par décret. Ce passage par décret est d’ailleurs déjà acté s’agissant de l’ajustement budgétaire pour 2024, pour lequel les 10 milliards d’euros d’économies, à défaut d’avoir fait l’objet d’un projet de loi de finances rectificative, ont revêtu la forme d’un décret d’annulation de crédits. Tant et si bien qu’en miroir à la vitalité retrouvée du pouvoir réglementaire autonome, « c’est bien le constat d’une atonie de la vie parlementaire qui s’impose ».

2. Un fusible pour le Président de la République

Davantage que sous le présidentialisme majoritaire, le Premier ministre joue le rôle de fusible du Président de la République en période de présidentialisme minoritaire. Parce que le chef de l’État ne dispose plus d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale, il a plus que jamais besoin d’un Premier ministre servant à catalyser les feux de l’opposition parlementaire désormais majoritaire au sein de l’hémicycle. Fragilisé par sa mise en minorité au Parlement, il a davantage besoin d’un protecteur que lorsqu’il est conforté par une majorité parlementaire absolue.

Comme le relève l’académicien Jean-François Revel, « Le Président veut éviter de s’exposer en prenant la responsabilité directe des grands projets de politique intérieure. Il pousse donc le gouvernement (et donc par là le Premier ministre) à enfanter lui-même ces projets à risque, tout en se réservant de le désavouer en cas d’échec ou de réaction négative de la part de l’opinion ».

Ce rôle de fusible a été endossé successivement par les Premiers ministres E. Borne puis G. Attal.

Le rôle de fusible endossé par E. Borne au cours de ses fonctions aura finalement eu raison de sa fonction. C’est la conséquence ultime à laquelle a mené le rôle de tampon de protection du Président qu’elle a joué lors du vote de la loi « immigration ». D’une part, elle a dû assumer la lourde charge politique d’un texte particulièrement controversé. D’autre part, elle a dû arbitrer dans le chaos des débats parlementaires, réunissant en marge de la CMP les sénateurs à Matignon pour s’entendre sur des compromis. Usé par l’intensité de la procédure législative, une fois la loi votée, le capital de canalisation politique de la Première ministre était arrivé à saturation : le chef de l’État a alors épongé sa Première ministre de son fardeau en la démissionnant.

Le remplacement d’E. Borne par une personnalité au casier parlementaire encore relativement vierge devait constituer pour le Président l’appui nécessaire pour un « nouveau départ » après les tourmentes de la loi « immigration ». À cet égard, G. Attal a fait figure de « pari de Macron pour se relancer » et a constitué à ce titre un nouveau fusible pour le chef de l’État.

Ce nouveau Premier ministre, paré de ses « trois casquettes » – à la fois « chef de gouvernement, chef de la majorité, mais aussi chef de campagne » –, devaitservir de fusible au Président de la République pour les élections européennes. En effet, si E. Macron a choisi G. Attal comme « numéro 2 » c’est aussi parce qu’il est à ses yeux « la meilleure arme anti-Bardella », tête de liste du Rassemblement national, notamment du fait que tous deux soient issus de la même génération et bénéficient d’une assez forte popularité.

Le Président de la République cherche ainsi à décharger sur les épaules de son Premier ministre le poids de la responsabilité électorale en cas d’échec aux scrutins européens. Il a affirmé « souhaiter qu’il s’engage au maximum dans la campagne », bien que son discours « Sorbonne 2 » tende à atténuer cette délégation de responsabilité, le chef de l’État apparaissant alors comme un véritable chef de campagne.

Quoi qu’il en soit, c’est avec le Premier ministre en ligne de mire que les oppositions parlementaires menacent de brandir l’arme de la motion de censure en cas d’échec aux Européennes, en tirant profit de l’affaiblissement électoral conséquent de la majorité présidentielle pour renverser le Premier ministre et son Gouvernement.

Mais déjà, à peine nommé à Matignon, G. Attal avait-il déjà servi de fusible au chef de l’État. En effet, quelques jours seulement après ses prises de fonction, E. Macron, en guise de « test », avait chargé son Premier ministre de gérer le dossier hautement sensible du mouvement national de colère des agriculteurs ayant débuté à la mi-janvier 2024, mettant ainsi le Premier ministre dans une position de pare-feu vis-à-vis de l’opposition parlementaire, laquelle s’était placée en bloc derrière les agriculteurs. C’est à Matignon et non à l’Élysée que les syndicats agricoles ont été reçus pour trouver des voies d’apaisement. Finalement, ayant réussi à contenir la crise agricole en trouvant des pistes de sortie, notamment à travers le vote d’une nouvelle loi d’orientation agricole, le Président a maintenu en place son fusible.

Ainsi, davantage encore en temps de présidentialisme minoritaire, le Premier ministre, sur des dossiers sensibles et toujours choisis par le Président de la République, est chargé par ce dernier d’endosser son rôle de fusible face à une opposition parlementaire, qui coalisée, peut désormais renverser le Gouvernement.

B. L’usage entreprenant par le dernier Premier ministre de ses prérogatives constitutionnelles

Parce que le rôle du Premier ministre est incontournable en période de fait minoritaire à l’Assemblée nationale, il s’accompagne d’un usage entreprenant de ses prérogatives constitutionnelles, qui se traduit chez lui par une réaffirmation de son rôle de chef du Gouvernement au sein de l’Exécutif (1.) et par une volonté d’instaurer sa responsabilité individuelle devant l’Assemblée nationale (2.) sous le dernier Premier ministre.

1. La réaffirmation par le dernier Premier ministre de son rôle de chef du Gouvernement au sein de l’Exécutif

Le dernier Premier ministre a réaffirmé son rôle de chef du Gouvernement au sein de l’Exécutif, en manifestant sa primauté au sein du Gouvernement d’une part (1) et en exprimant sa singularité vis-à-vis du Président de la République d’autre part (2).

1) La manifestation par le Premier ministre de sa primauté au sein du Gouvernement

Le dernier Premier ministre en date a clairement cherché à manifester sa primauté au sein du Gouvernement. En effet, G. Attal a tenu à rappeler sa place particulière de primus inter pares vis-à-vis de ses ministres.

Pour ce faire, le Premier ministre a multiplié les convocations des membres du Gouvernement à des « séminaires de travail » sur des thèmes variés, tels le séminaire du 10 février 2024, réuni pour fixer le calendrier des réformes, ou encore le séminaire du 27 mars 2024 réuni pour aborder la question de l’incitation à la reprise d’emploi. La programmation de ces séminaires, auxquels le chef de l’État n’est pas convié, représente autant d’opportunités pour le Premier ministre de s’affirmer comme le seul chef du Gouvernement, en dehors de la férule présidentielle et dans un cadre informel. En effet, ces séminaires comportent l’avantage pour G. Attal de lui permettre de rassembler toute l’équipe gouvernementale, à l’instar d’un Conseil des ministres, mais à la différence que cette réunion n’est pas placée sous la tutelle du Président de la République. Par ces séminaires, le Premier ministre s’affirme en tant que supérieur hiérarchique des autres ministres, celui qui véritablement dirige leur travail et fixe les directives.

Ce dernier a par ailleurs clairement réaffirmé son rôle actif en tant que Premier ministre : au 20 heures de TFI, il a ainsi fait valoir qu’« être Premier ministre, c’est d’abord être l’animateur d’un collectif, et ensuite c’est évidemment agir, impulser un certain nombre de réformes et de décisions sur des enjeux importants pour les Français ». G. Attal affirme ainsi sa double mission de coordinateur gouvernemental et d’instigateur des politiques publiques, sans se référer au « supérieur hiérarchique » présidentiel.

Si ces séminaires et interventions médiatiques ne suffisaient pas à rappeler aux ministres la primauté du premier d’entre eux, le Premier ministre adresse des rappels à l’ordre à ses pairs. Tel a été l’objet d’une mise en garde écrite du directeur de cabinet de G. Attal – Emmanuel Moulin –, adressée le 13 avril 2024 à l’ensemble des ministères. Après avoir relevé que « Ces dernières semaines ont été marquées par des initiatives de communication de certains membres du gouvernement non coordonnées, non concertées, et non validées par le cabinet du Premier ministre », le directeur de cabinet du Premier ministre a exigé des membres du Gouvernement que les « annonces de réformes doivent avoir été arbitrées et les modalités de leur communication dans les médias décidées en accord avec le pôle communication de Matignon ».

Mais encore, le contrôle primoministériel des interviews des membres du Gouvernement sort renforcé de ce rappel écrit. Il était déjà acquis que ces interviews devaient être relues avant publication par Matignon ; il est désormais demandé aux ministres que leurs citations dans des articles de presse soient « envoyées préalablement au pôle communication de Matignon avec un préavis suffisant pour y apporter d’éventuelles corrections », ce afin d’éviter une pratique consistant pour certaines personnalités gouvernementales à accorder des entretiens à la presse ne passant pas par le cadre formel d’une interview classique (sous forme de questions-réponses), ce qui permettait de contourner de potentielles censures émanant de la plume correctrice du Premier ministre. En exerçant cette forme de « censure », le Premier ministre cherche à asseoir une forme de prépondérance sur ses ministres en ce qu’il s’impose ainsi comme le directeur de la communication gouvernementale, celui qui la coordonne et la supervise.

2) L’expression par le Premier ministre de sa singularité vis-à-vis du Président de la République

Ce présidentialisme minoritaire a été l’occasion pour le dernier Premier ministre en date d’exprimer sa singularité vis-à-vis du Président de la République, qu’il a affirmé s’agissant tant de son rôle dans la composition du Gouvernement et dans la conduite de la politique de la Nation que de la place qu’il entend occuper au sein de l’espace médiatique.

Premièrement, G. Attal a su faire entendre sa voix face au Président de la République dans la composition du Gouvernement, malgré un arbitrage majoritairement présidentiel dont a témoigné la longueur du remaniement gouvernemental (un mois). Le Premier ministre a remporté deux victoires majeures sur le chef de l’État.

D’une part, nonobstant le soutien répété du Président de la République à la ministre de l’Éducation et des Sports Amélie Oudéa-Castéra, empêtrée dans des polémiques, le Premier ministre a finalement obtenu la rétrogradation de son portefeuille au seul ministère des Sports. D’autre part, alors que le chef de l’État le pressait de trouver une place au sein de son Gouvernement pour François Bayrou, figure cardinale de la majorité présidentielle – il est le Président du Parti Modem –, G. Attal a décidé de lui refuser le portefeuille de l’Éducation, qu’il convoitait, et de lui proposer à la place le ministère des Armées, sans avoir consulté au préalable E. Macron sur le sujet, alors même qu’il s’agit là d’un domaine (communément qualifié de) « réservé » du Président. Sous le dernier Premier ministre, le présidentialisme minoritaire tend donc à marquer un certain retour – timide certes –, à la lettre de l’article 8 de la Constitution.

Deuxièmement, le Premier ministre cherche à être – comme la lettre de la Constitution le prévoit – celui qui à travers son Gouvernement « détermine et conduit la politique de la Nation ». À l’issue de sa déclaration de politique générale, G. Attal n’a pas attendu de déclaration préalable du Président de la République pour annoncer son calendrier de réformes, allant d’un nouveau projet de « loi Macron 2 » à un « acte II » de la réforme du marché du travail. Il revendique de ne pas se limiter à appliquer le programme présidentiel pour afficher au contraire sa complémentarité voire sa différence avec le Président. Tandis que lors de sa visite au Salon de l’agriculture le 27 février 2024 il a pu assener que « la politique que je porte, les engagements que j’ai pris, c’est mes engagements, mes mesures, mais aussi celles du président de la République. On agit ensemble », G. Attal a su marquer plus franchement son autonomie lorsque suite à la question posée de savoir s’il envisagerait d’enrichir le programme présidentiel d’idées qu’il voudrait lui-même porter, il a répondu avec aplomb que la semaine en quatre jours « n’était pas dans le programme, c’est moi ! » et qu’« avant même la réélection en 2022, dans le précédent mandat, en tant que ministre, j’avais déjà porté ces idées-là ».

Enfin, le Premier ministre n’entend pas laisser le Président de la République monopoliser l’espace médiatique, en l’investissant également. Depuis son arrivée à Matignon, il met à l’œuvre une « hypercentralisation de la communication gouvernementale ». En témoignent les nombreuses apparitions télévisées de G. Attal, que ce soit au 20 heures de TFI, à l’instar du 11 janvier 2024 dans un format quasi présidentiel (trois journalistes lui faisant face) et du 27 mars 2024 ; dans des émissions tel L’événement sur France 2 le 8 février 2024 ou encore à l’image de son interview sur BFMTV le 18 avril 2024 à l’occasion de ses 100 jours à Matignon. Le Premier ministre vient ainsi concurrencer l’omniprésence médiatique du Président de la République en affirmant une voix qui lui est propre sur les plateaux télévisés.

2. La volonté primoministérielle d’une responsabilité individuelle du chef du Gouvernement devant l’Assemblée nationale

Le dernier Premier ministre a manifesté sa volonté d’instaurer une responsabilité individuelle du chef du Gouvernement devant l’Assemblée nationale. Pour se faire, il a engagé une réforme des « questions au Gouvernement ». Celles-ci, prévues par le dernier alinéa de l’article 48 de la Constitution, consacrent le droit pour les députés d’interroger le Gouvernement, conformément au principe suivant lequel le Gouvernement est responsable devant la représentation nationale.

Or, cinquante ans après leur création par le Président Valéry Giscard d’Estaing, ces questions au Gouvernement sont appelées à devenir, à l’occasion des séances hebdomadaires du mercredi, des « questions au Premier ministre », consistant pour ce dernier à répondre personnellement aux questions des députés. La séance du mardi reste pour sa part inchangée, avec des questions adressées à l’ensemble des membres du Gouvernement.

Si cette initiative de la Présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, avait été rejetée par l’ancienne Première ministre E. Borne en novembre 2023, au contraire, son successeur, G. Attal, s’est déclaré favorable à l’expérimentation de cette nouvelle formule des questions au Gouvernement. En ce sens, il a témoigné de sa volonté d’instaurer une responsabilité individuelle du Premier ministre devant les députés.

Cette réforme a ainsi été actée pour une expérimentation de cinq séances – à partir de la séance du mercredi 10 avril 2024 –, par les Présidents des dix groupes de l’Assemblée nationale réunis en Conférence des Présidents le 2 avril 2024, conformément au principe – fixé par le Règlement de l’Assemblée nationale – suivant lequel l’organisation des séances est arrêtée par cette instance.

Désormais, le Premier ministre, seul au banc pour une durée de 45 minutes, est chargé de répondre à dix questions de députés, à raison d’une par groupe, chaque député disposant de 2 minutes pour formuler sa question. Or, jusqu’alors, seuls les chefs de groupe détenaient la prérogative de pouvoir adresser directement des questions au Premier ministre, à l’occasion des seules séances du mardi. Désormais, chaque député peut en faire autant. Ainsi, si lors de la première séance de question au Premier ministre, la première question a été posée par le Président du groupe Horizon M. Laurent Marcangeli, la seconde question était celle d’une députée du Rassemblement national, la troisième d’un député Gauche Démocrate et Républicaine et encore la quatrième d’un député du groupe Socialistes.

Cette nouvelle organisation paraît s’inspirer des « prime minister’s questions » en Angleterre, qui consistent pour le Premier ministre, chaque mercredi, à la Chambre des communes, à répondre seul durant une demi-heure aux questions des députés.

Toutefois, ces questions au Premier ministre se justifient davantage en Angleterre qu’en France. En effet, le Prime minister anglais est soumis à une responsabilité renforcée par rapport à celle du Premier ministre français, dans la mesure où il est par convention constitutionnelle le leader du parti arrivé en tête des élections générales. Dès lors, il est soumis à une responsabilité politique individuelle vis-à-vis de son parti. Au contraire, le Premier ministre français n’est pas nécessairement le chef de file des députés de la majorité. De surcroit, la responsabilité devant la représentation nationale est par principe collégiale : c’est l’ensemble du Gouvernement qui est responsable devant l’Assemblée nationale, et non ses membres pris individuellement.

Cette volonté du Premier ministre de se responsabiliser devant les députés interroge d’autant plus qu’elle se fait aux dépens des ministres, invisibilisés par la captation primoministérielle des questions au Gouvernement. Comme le relève l’ancien Garde des Sceaux et professeur Jean-Jacques Urvoas« ce système essentialise le Premier ministre et efface les ministres », alors que c’est l’ensemble du Gouvernement qui est responsable devant l’Assemblée nationale, et non le Premier ministre individuellement.Ainsi, la tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République s’accompagne paradoxalement d’une réaffirmation par le Premier ministre de son rôle, consacrant une nouvelle dyarchie au sommet de l’État, faite d’un Premier ministre virtuel – le Président de la République – et d’un Premier ministre réel, celui constitutionnellement prévu. La question se pose de la soutenabilité d’un tel système consacrant un double Premier ministre, eu égard à la primauté qui persiste à être celle du Président de la République sur son Premier ministre en contexte de présidentialisme minoritaire. Le présidentialisme exacerbé tel que pratiqué par le Président de la République nous paraît difficilement compatible, sur le long terme, avec l’exercice actif de ses fonctions par le Premier ministre. Alors qu’E. Macron ne pourra pas se représenter à l’issue de son second quinquennat, l’enjeu est de savoir lequel du Premier ministre ou du Président de la République remportera cette bataille primoministérielle. Que pourrait motiver un Président à « démissionner » son Premier ministre alors que ce dernier fait figure de potentiel successeur dans ses pas tandis que lui-même ne peut en tout état de cause se porter candidat en 2027 ? Telle est le dernier aspect dévoilé de ce présidentialisme minoritaire : un Premier ministre qui se rêve Président doit faire face à un Président qui se croit Premier ministre.

CONCLUSION

Le présidentialisme minoritaire se présente donc d’abord comme une nouvelle facette révélée du présidentialisme à la française. Sa naissance, inédite, mais prévisible, doit pour beaucoup au système du parlementarisme négatif qui conditionne son existence. Ce présidentialisme minoritaire a débouché sur l’avènement paradoxal d’un présidentialisme exacerbé. Ce dernier se caractérise par une tendance à la « primoministérialisation » du Président de la République, tendance singulière eu égard au choix pris par le dernier Premier ministre de retenir une interprétation active de ses fonctions.

Régulièrement brandi en menace par les oppositions, le vote d’une motion de censure pourrait considérablement changer la donne de ce présidentialisme minoritaire. À la démission du Gouvernement, le Président de la République pourrait répondre par la dissolution de l’Assemblée nationale. Alors, les cartes seraient entièrement rebattues, avec trois scénarios envisageables : ou bien l’attribution au Président d’une majorité parlementaire absolue conforme à la majorité présidentielle marque le retour à un présidentialisme majoritaire bien connu, ou bien l’exact inverse se produit, débouchant sur la première cohabitation depuis l’instauration du quinquennat, ou bien encore les élections ramènent au statu quo du présidentialisme minoritaire. Reste qu’après sept ans d’exercice du pouvoir, le risque est grand que le scrutin législatif soit utilisé comme un vote sanction à l’encontre des députés de la majorité présidentielle. Alors, de majorité relative, le Président passerait à plus de majorité du tout. Quoi qu’il en soit, ce refrain lancinant consistant à assener la nécessité d’une dissolution nous révèle une chose : même en période de présidentialisme minoritaire, la ve République reste étrangère à la culture du compromis et des coalitions.

Lourine Doumenge

Après avoir complété une double licence Droit-Histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Lourine Doumenge a poursuivi ses études par un Master en Droit public approfondi à l’université Paris-Panthéon-Assas, qui fut l’occasion - lors de sa deuxième année – de la rédaction d’un mémoire sur le présidentialisme minoritaire. Elle conclut actuellement ses études par un Master 2 en Contentieux public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. 

Pour citer cet article :

Lourine Doumenge « Le présidentialisme minoritaire Réflexion sur une catégorie constitutionnelle à la lumière des premières années du second quinquennat d’E. Macron », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/le-presidentialisme-minoritaire-reflexion-sur-une-categorie-constitutionnelle-a-la-lumiere-des-premieres-annees-du-second-quinquennat-d'e.-macron-1995]