Le souverain aiguillonné. Les projets de révision constitutionnelle au Conseil d’État (1960-2018)
En dépit de son importance, la fonction consultative du Conseil d’État est généralement méconnue, en particulier lorsqu’elle est exercée à propos de projets de loi constitutionnelle. L’étude des notes transmises au gouvernement à propos de ces projets, enrichie par l’analyse des comptes rendus de délibérations préalables à ces dernières, est propre à éclairer la façon singulière dont est interprétée la Constitution dans cette institution.
Despite its significance, the advisory function of the French Council of State remains largely underappreciated, particularly when exercised in relation to draft constitutional bills. The study of the notes transmitted to the government regarding such drafts, supplemented by the analysis of the deliberation records preceding these transmissions, sheds light on the distinctive way in which the Constitution is interpreted in this institution.
Alors que la ve République s’achemine doucement vers ses soixante-dix ans, rares sont les activités institutionnelles qui soient restées dans un angle mort des écrits de droit constitutionnel. C’est le cas cependant, pour l’essentiel, de l’activité consultative du Conseil d’État, plus particulièrement du rôle joué par ce dernier lorsqu’il est saisi de projets tendant à réviser la Constitution. Le constituant est habituellement perçu, dans les représentations collectives des juristes, comme l’autorité suprême. Derrière l’abstraction du concept de « constituant dérivé » se cache une diversité d’acteurs très concrets : ceux qui préparent un texte voué à modifier la Constitution, les parlementaires qui l’amendent et l’adoptent, les électeurs qui se prononcent éventuellement par référendum. Au cœur de ce processus, une activité appelle une attention particulière : les avis rendus par l’Assemblée générale du Conseil d’État à propos des projets de loi constitutionnelle.
Comment comprendre que cette activité soit restée, jusqu’alors, aussi méconnue de la doctrine ? Cela s’explique d’abord par le secret qui a longtemps entouré les avis consultatifs du Conseil d’État en général – jusqu’à ce que François Hollande décide, en 2015, de rendre systématiquement publiques les notes qui les concrétisent partiellement. Cette réforme, les membres des sections consultatives le confessent, a pu accroître une tendance à privilégier certaines précautions oratoires, des formulations moins abruptes, et à rédiger des notes plus détaillées et explicatives, dans la conscience de leur publicité désormais systématique. Une deuxième explication tient au fait que cette impression de secret a été accrue, dans son versant doctrinal, par la rareté des écrits qui lui ont été consacrés. La « doctrine organique », produite par des membres de l’institution, souvent au terme de leurs fonctions, y tient une place de choix. En témoignent des écrits de Roland Maspétiol quittant la présidence de la section de l’Intérieur en 1958, de Guy Braibant quittant la présidence de la section du Rapport et des Études en 1992, de Marceau Long quittant la vice-présidence de l’institution en 1995, de Jean Massot quittant la présidence de la section des Finances en 2000, de Renaud Denoix de Saint-Marc quittant la vice-présidence en 2006 ou de Jacques Arrighi de Casanova après avoir quitté la présidence de la section de l’Administration. S’y ajoutent un colloque où est plus précisément évoquée la faculté pour le Conseil d’État de rendre des avis sur les propositions de loi, et non plus uniquement sur les projets de loi, des articles de Rémi Bouchez, président adjoint de la section des Finances puis président de la section de l’Administration, en 2011 et 2017, ainsi qu’un article, depuis le Centre de recherches et de diffusion juridiques, de Clément Malverti et Cyril Beaufils. L’intérêt de ces écrits est principalement de lever quelque peu le voile sur cette activité spécifique. Ils invitent, en particulier, à ne pas réduire l’activité consultative du Conseil d’État aux « avis consultatifs » parfois mythifiés.
L’examen des projets de loi constitutionnelle ne trouve néanmoins pas, dans ces écrits, une place singulière – ce qui n’est pas non plus le cas dans des écrits plus généraux consacrés aux rapports entretenus par le Conseil d’État avec la Constitution. Tout au plus y rappelle-t-on les cas, en 1993 puis en 2002, où le Conseil d’État a invité à réviser la Constitution pour appliquer pleinement les stipulations de l’accord de Schengen relatives au droit d’asile, puis la décisioncadre du Conseil des ministres de l’Union européenne sur le mandat d’arrêt européen.
Du côté de la doctrine universitaire, ces pratiques ont été principalement appréhendées par des spécialistes du droit administratif, habitués à l’étude des activités du Conseil d’État. L’objet, au cœur de l’organisation des pouvoirs publics, appelle également l’intérêt des constitutionnalistes.
Face à ce constat, il importe que la doctrine de droit constitutionnel s’intéresse à cette activité. Cette dernière s’inscrit, en effet, dans une configuration institutionnelle qui appelle l’attention. Elle place le Conseil d’État dans une relation avec des organes exécutif – le gouvernement – et législatif – le Parlement, en bout de course, avec une audition parlementaire éventuelle des membres du Conseil d’État. Elle peut soulever des questions tenant aux rapports entre juridictions. Ainsi, lorsque le Conseil constitutionnel juge qu’un obstacle constitutionnel s’oppose à l’adoption d’une loi, ou à la ratification ou à l’approbation d’un engagement international, et que le gouvernement veut demander au pouvoir constituant de surmonter la difficulté, le Conseil d’État examine le projet de loi dans cette perspective – ce fut le cas pour les traités de Maastricht en 1992, d’Amsterdam en 1998, pour la Cour pénale internationale en 1999, ainsi que pour les « lois Pasqua » en 1993 et pour la loi sur la parité en 1998.
L’activité consultative du Conseil d’État s’inscrit dans un cadre général. L’avis donné par lui est le fruit de choix opérés au terme d’une séance où un rapporteur a mené une grande partie du travail, où le président de séance et le président de la section en charge de l’affaire jouent un rôle important et où les membres de la section interrogent les représentants de l’administration portant le texte – les « commissaires du gouvernement », qui, pour des textes de cette importance, sont souvent les secrétaires généraux du gouvernement, tous issus, sous la ve République, du Conseil d’État.
Du point de vue de la pratique institutionnelle, trois traces de cette activité consultative sont conservées. La première, dont les effets pratiques sont les plus importants, est le texte restitué au gouvernement, après avoir été corrigé, plus ou moins réécrit. La deuxième trace est la note l’accompagnant. Elle est vouée à souligner et à éclairer les corrections apportées au texte – à justifier, donc, la position de l’institution. Elle peut être fort brève – cette qualité étant notamment louée par Alexandre Parodi lorsqu’il préside l’assemblée générale en 1962. C’est là souvent ce que l’on nomme « avis » à l’extérieur du Conseil d’État, alors même que le document cristallisant la position de ce dernier est au premier chef le texte restitué. Quant à la troisième trace, fort instructive lorsqu’elle existe, il s’agit des minutes de la délibération préalable à la formulation de l’avis de l’institution. La combinaison de ces trois sources sur la longue durée est propre à éclairer, sous l’angle de cette fonction consultative, la façon dont le Conseil d’État comprend et interprète la Constitution.
L’examen des projets de loi constitutionnelle tient une place à part dans l’activité consultative du Conseil d’État. Il y a, en effet, une différence de nature avec l’examen de projets de décrets ou de projets de loi. Cela s’explique à un triple titre. Tout d’abord, l’Assemblée générale du Conseil d’État est habituellement l’instance ultimement compétente pour examiner ces textes, après qu’une section (ou une commission spécifiquement composée à cette fin) s’est prononcée, si bien que « l’avis » est rendu par une formation réunissant plusieurs des membres de l’institution les plus expérimentés et avancés dans la carrière. Ensuite, le contrôle opéré se singularise dès lors que, par nature, le texte examiné ne saurait, comme c’est le cas pour un projet de décret autonome ou de loi ordinaire, être examiné à l’aune de textes de rang supérieur, quoique la question de la conformité du projet de loi constitutionnelle à l’article 89 de la Constitution ne puisse être ignorée. Enfin, certains des textes examinés suscitent, dans le débat public, une tension, des oppositions politiques – ce qui les rapproche de certains projets de loi ordinaire – tout en étant susceptibles de bouleverser le fonctionnement de l’État entier – ce qui les en distingue.
Le Conseil d’État est à la fois juridiction administrative suprême et conseiller du gouvernement. Le rapport qu’il entretient avec les normes constitutionnelles est traditionnellement différent dans l’exercice de chacune de ces deux fonctions. Au contentieux, près d’un siècle après l’arrêt Arrighi du 6 novembre 1936, il persévère dans son refus de contrôler, même indirectement, la constitutionnalité des lois – ce qui ne l’empêche certes pas de se fonder sur la Constitution pour statuer sur la légalité des ordonnances et des décrets autonomes. S’y ajoute la catégorie, dont le périmètre a lentement été réduit, des « actes de gouvernement », au nom de laquelle le Conseil d’État continue de refuser d’intervenir dans les rapports entre certains pouvoirs publics constitutionnels. Cette différence disparaît dans l’exercice de ses fonctions consultatives : ainsi examine-t-il régulièrement la constitutionnalité des textes qui lui sont soumis, de manière certes plus souple, sans avoir le pouvoir de neutraliser de façon certaine ceux qu’il estime inconstitutionnels.
Encore convient-il de préciser les contours du contrôle opéré. L’originalité du phénomène ici étudié tient à ce que la Constitution n’est pas seulement l’une des normes de référence possible de l’examen opéré par le Conseil d’État, mais également le système normatif dans lequel a vocation à s’insérer le projet de loi constitutionnelle examiné – ainsi que le rang hiérarchique du texte qui en résultera si le projet atteint son but.
Ainsi comprend-on que le Conseil d’État remplisse, lorsqu’il se prononce sur des projets de loi constitutionnelle, une mission d’un ordre radicalement différent de celle qui lui incombe lorsqu’il examine des projets de lois ordinaires ou de décrets. C’est l’effet, notamment, de l’importance singulière de cette mission, et du rapport ambivalent entretenu au Conseil d’État, surtout pendant les premières années de la ve République, avec un texte que ses membres ont très largement contribué à écrire. Plusieurs d’entre eux, en effet, sont susceptibles de donner sinon une interprétation officielle – qui s’apparenterait à une forme française d’« originalisme » au sens américain, déployée rapidement après l’entrée en vigueur de la Constitution –, du moins le souvenir des débats qui ont présidé à sa rédaction.
L’activité consultative du Conseil d’État, notamment celle qui porte sur les projets de loi constitutionnelle, n’a pas suivi un cheminement rectiligne. Sur ce point, un détour par l’histoire est fécond. Sous la iiie République, le rôle consultatif du Conseil d’État était réduit : il ne participait ni à la préparation des lois, ni à celle des décrets-lois pendant l’entre-deux-guerres. Sous la ive République, à l’inverse, alors que sa consultation devenait obligatoire pour les projets de loi, on l’a saisi de demandes d’avis sur des questions constitutionnelles ou d’organisation des pouvoirs publics. Le rôle joué par le Conseil d’État à l’été 1958 l’a replacé au centre du jeu en matière de révisions constitutionnelles.
Le fondement légal de cette compétence exercée par le Conseil d’État n’est sans doute pas à la hauteur de l’importance de cette mission. La Constitution n’en dit rien à l’article 89 – alors qu’elle prévoit des avis du Conseil d’État pour les projets de décret autonome, d’ordonnance et de loi. Les dispositions législatives du code de justice administrative n’y font pas explicitement référence. En pratique, les membres de l’Assemblée générale du Conseil d’État rattachent les projets de loi constitutionnelle, en dépit de leur caractère prééminent, à la catégorie des « projets de loi » – tout comme les projets de loi organique, les projets de loi de finances et les lois autorisant la ratification ou l’approbation d’engagements internationaux.
L’intérêt suscité par les avis rendus par le Conseil d’État à propos de projets de loi constitutionnelle est multiple. Ils permettent d’abord de découvrir les versions préparatoires de ces projets, les textes envisagés de prime abord avant que le Conseil d’État puisse y mettre sa patte, ce qui nous renseigne sur l’activité gouvernementale. Ils révèlent, ensuite, que bon nombre de révisions auxquelles le Conseil d’État s’est opposé ont fini – soit immédiatement, soit plus tard – par être concrétisées. Enfin, ces avis témoignent de la manière dont les membres du Conseil d’État – certains participant par ailleurs à l’activité contentieuse de l’institution – perçoivent la norme constitutionnelle. Ainsi sont-ils propres à nourrir, une réflexion sur la manière dont est conçu le droit constitutionnel au Conseil d’État.
Comment appréhender ce phénomène ? Une approche historique est ici privilégiée, pour une triple raison : certaines révisions constitutionnelles anciennes sont particulièrement riches pour la réflexion ; la longue durée permet d’accéder à une plus grande diversité de documents ; il est parfois plus aisé, enfin, de porter sur des événements anciens un regard critique informé. Par quoi se justifie l’étude d’une large période, de 1960 à 2018 – le cycle ultérieur soulevant d’autres questions, dès lors que le Conseil d’État commence à préciser publiquement les conditions dans lesquelles il lui revient d’examiner les projets de révisions constitutionnelles.
Deux catégories de documents nourrissent cette étude : d’un côté, les notes et les projets corrigés ; de l’autre, les comptes rendus de délibérations au sein de l’Assemblée générale. Pour des raisons matérielles d’accès aux archives, ces derniers se limitent à une période plus restreinte, entre 1960 et 1974. La période est stimulante : des textes de grande importance sont alors discutés – au premier chef la réforme de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct, celle de 1969 sur la régionalisation et la réforme du Sénat et celle de 1974 élargissant les autorités de saisine du Conseil constitutionnel.
Deux ensembles de phénomènes appellent l’attention dans cette perspective : dans l’ordre du « visible », ce que le Conseil d’État cherche à diffuser de ses travaux (I) ; dans celui de « l’invisible », ce que le Conseil d’État garde par-devers lui (II).
I. Le visible
Le recueil des « avis » du Conseil d’État relatifs à des projets de loi constitutionnelle est assez bref. Les notes accompagnant les projets restitués s’étendent rarement au-delà de trois ou quatre pages : l’imperatoria brevitas n’est pas réservée à la section du contentieux. L’ensemble peut se résumer en quelques chiffres : vingt-quatre avis relatifs à des projets de loi constitutionnelle qui ont abouti, entre 1960 et 2008, s’étendent sur moins de deux cents pages, auxquels s’ajoute, entre 1960 et 2018, une quinzaine d’avis sur des projets qui n’ont pas abouti. Aucun avis n’est rendu sur une proposition de loi constitutionnelle, d’origine parlementaire.
Chaque fois, la procédure interne au Conseil d’État suit deux mouvements. Dans un premier temps, le texte est examiné par une formation restreinte : une section, anciennement qualifiée de « commission », le plus souvent la section de l’Intérieur ; parfois la « commission permanente » – qui, rendue possible depuis 1945, présidée par un président de section ou par le vice-président, compte un petit nombre de conseillers d’État représentant les différentes sections, en mesure de se substituer, en urgence, au double examen par une section et l’Assemblée générale ; plus rarement encore, une « commission spéciale », spécifiquement composée pour examiner un texte qui soulève des difficultés particulières, à l’image de l’élection du président de la République au suffrage universel direct en 1962, ou de la grande révision de juillet 2008. Dans un second temps, le texte est renvoyé devant l’Assemblée générale du Conseil d’État, compétente pour examiner les projets soulevant des questions importantes. En principe, le Premier ministre ou, à défaut, le garde des Sceaux peut présider l’Assemblée générale – ce qui est prévu en 1945, en 1963 et en 2001. En pratique, la fonction est remplie par le vice-président du Conseil d’État.
Quel est le rôle du Conseil d’État, comme conseil du gouvernement ? Ce dernier n’est pas seulement juridique. Longtemps placé au cœur de l’activité consultative du Conseil d’État, Rémi Bouchez résume ses trois principales missions. Les deux premières – la recherche de la sécurité juridique (A) et la bonne « légistique » (B) – ne soulèvent pas de difficulté majeure. Plus problématique est la troisième : l’opportunité normative restreinte (C). S’y ajoute une quatrième mission, sur laquelle on communique moins volontiers du côté du Palais-Royal : une défense de la place du Conseil d’État dans les institutions (D).
A. La recherche de la sécurité juridique et de l’harmonie du système constitutionnel
Une première grande mission traditionnellement reconnue au Conseil d’État consiste à vérifier la conformité du texte aux normes de rang supérieur, l’articulation avec le droit existant, et la bonne application des dispositions nouvelles dans l’espace et le temps.
Cette dimension, classique pour l’examen des projets de décrets ou des projets de lois, se singularise partiellement dans le cas de l’examen d’un projet de loi constitutionnelle. Une partie de la question est la même : il s’agit de porter un jugement sur la bonne structuration de l’ordre juridique si le texte venait à être adopté en l’état. Mais une autre partie de la question diffère, dès lors qu’il n’y a pas, en principe, de norme de rang supérieur à une – future – loi constitutionnelle.
Cela n’empêche d’ailleurs pas le Conseil d’État de s’interroger sur la manière dont une juridiction supranationale est susceptible d’appréhender une loi constitutionnelle. Alors que se pose, en 2003, la question d’étendre l’inviolabilité présidentielle, prévue à l’article 67 de la Constitution, à la protection du chef de l’État contre la mise en cause de sa responsabilité civile, le Conseil d’État s’intéresse au risque que la Cour européenne des droits de l’homme perçoive dans une telle mesure une atteinte disproportionnée au droit d’accès à un tribunal pour ceux qui seraient susceptibles d’engager de telles procédures.
Plus intéressante est la confrontation du texte avec la Constitution. Il ne s’agit pas là d’un contrôle de constitutionnalité classique. Le texte contrôlé, en effet, a vocation à devenir une norme de rang constitutionnel. Il ne s’agit donc pas, pour le Conseil d’État, de bloquer un projet parce qu’il entrerait en contradiction avec une disposition constitutionnelle. Certaines questions peuvent néanmoins se poser. Peut-il contrôler le respect, par le projet de loi constitutionnelle, des règles prévues par la Constitution en matière de révision constitutionnelle ? La question ne se pose pas en ces termes. Aucun projet ne méconnaît les alinéas 4 et 5 de l’article 89 de la Constitution – parce qu’il tendrait à modifier la Constitution alors qu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire, ou à réviser la forme républicaine du gouvernement. Le Conseil d’État ne se fonde jamais, en outre, sur l’idée d’un « noyau dur » de la Constitution auquel un projet de loi constitutionnelle ne saurait toucher. Tout au plus s’oppose-t-il, en 1962 puis en 1969, à ce qu’un projet de loi tendant à modifier la Constitution ne se fonde pas sur son article 89, prévu à cette fin. En 1962, il constate que « [le] précédent qui serait institué permettrait ultérieurement l’emploi du référendum pour tout autre projet de révision quel qu’il soit, supprimant ainsi les garanties de stabilité constitutionnelle résultant de la procédure de l’article 89 » – ce qu’il confirme en 1969 – « en l’absence de toute modification constitutionnelle intervenue depuis 1962 en ce domaine ».
Dans le détail, si l’on en croit les remarques faites par le Conseil d’État dans ses notes, il s’en tient, pour l’essentiel, à un contrôle de l’insertion harmonieuse de la disposition nouvelle dans la Constitution, qui est un contrôle de l’absence de bouleversement manifeste de l’économie générale de la Constitution. En 1962, il affirme in fine que
[dans] le cas où le gouvernement déciderait de poursuivre la modification des articles 6 et 7 de la Constitution suivant [l’article 89], le Conseil d’État […] souhaiterait que l’élection du président de la République au suffrage universel ne fût envisagée que dans le cadre de la révision d’un ensemble d’autres dispositions assurant l’équilibre des pouvoirs.
Toucher à un article de la Constitution revient bien souvent à modifier l’équilibre du système constitutionnel dans son ensemble.
À cette fin, plusieurs voies sont empruntées par l’Assemblée générale du Conseil d’État. Il lui arrive de s’inspirer, pour suggérer des modifications formelles, du reste de la Constitution. On envisage, en 1974, de réviser la Constitution pour permettre aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel – par l’effet d’une concordance de vue entre le nouveau président de ce dernier, Roger Frey, et le nouveau président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. Le Conseil d’État propose de citer, parmi les autorités de saisine de ce dernier, le président du Sénat après celui de l’Assemblée nationale : cet ordre est certes contraire à la préséance républicaine ; il permet cependant de respecter le rôle supérieur de la chambre basse sous la ve République ; surtout, c’est le choix opéré 1958 : le président de la chambre basse est cité avant celui de la chambre haute aux articles 32 et 56 de la Constitution.
Il arrive au Conseil d’État de traquer les doublons. Envisage-t-on une procédure spécifique de révision constitutionnelle, dans le cadre de la Communauté ? Il serait périlleux, selon lui, de multiplier les manières de modifier la Constitution. Souhaite-t-on préciser, à l’article 1er de la Constitution, que « l’organisation de la République est décentralisée » ? La décentralisation est déjà rattachée au principe de libre administration des collectivités territoriales, dans les articles 34 et 72 de la Constitution : cela suffit. Désire-t-on faire une référence nouvelle aux « responsabilités professionnelles et sociales » dans la Constitution ? Ce serait une manière de répéter ce qui se trouve déjà dans le troisième alinéa du préambule de 1946 et dans des conventions internationales.
Il arrive au Conseil d’État de proposer une clarification de la répartition des compétences entre plusieurs organes. Prétend-on remplacer la formule « le Premier ministre est responsable de la défense nationale », à l’article 21, par la prescription selon laquelle il serait « responsable de l’organisation de la défense nationale » ? Cela ne permettrait pas de « définir un partage clair des compétences qui incombent respectivement au Président de la République [qui est le “chef des armées”] et au Premier ministre ».
Le Conseil d’État peut chercher à éviter la création de procédures moins contraignantes que d’autres, même si leurs champs diffèrent. Ainsi s’oppose-t-il à un nouveau référendum généralisé pour les actes des collectivités territoriales, qui serait moins contraignant que la procédure de l’article 11.
Le Conseil d’État s’attache à vérifier que la norme envisagée n’est pas placée dans le « mauvais » système normatif. Ainsi estime-t-il que le Défenseur des droits, s’il se rapproche du Médiateur de la République dont il prend la suite, qui était prévu par une loi, n’a pas sa place dans la Constitution. Même lorsqu’il juge que la norme envisagée pourrait bien se trouver dans la Constitution, il lui reste à vérifier que cette dernière n’est pas placée au « mauvais endroit » au sein de cette dernière. Ainsi le Conseil d’État peut-il proposer de situer un énoncé normatif dans un titre plutôt que dans un autre. Révélatrices sont ses observations sur l’énoncé : « L’organisation de la République est décentralisée ». Selon lui, « en tant que processus d’évolution de l’organisation administrative d’un État, la décentralisation n’a pas sa place dès le premier article de la Constitution ». Sur ce point, le Conseil d’État semble hésiter entre trois postures : une critique tenant au fait que cet article ouvre la Constitution, si bien que la disposition n’aurait rien à y faire ; le constat d’une tension avec d’autres dispositions inscrites plus loin dans le texte de la Constitution – ce qui ferait en quelque sorte de cette disposition une « mauvaise annonce de plan » ; l’opposition à ce que le centre de gravité de la Constitution se trouve déplacé par cette révision. Le Conseil d’État peut également s’interroger sur la possibilité de concilier un principe avec d’autres principes constitutionnels. Ainsi note-t-il, à propos du projet de révision constitutionnelle tendant à rendre possible l’instauration de la parité dans l’accès aux fonctions électives, que « la répartition équilibrée entre femmes et hommes des mandats et fonctions » constitue un objectif susceptible d’être concilié « avec les principes d’indivisibilité et d’universalité de la souveraineté nationale, rappelés par l’article 3 de la Constitution ».
Le Conseil d’État peut faire en sorte d’éviter que la révision crée une tension trop grande entre l’affirmation d’un principe nouveau et le reste de la Constitution. Ainsi note-t-il, à propos de l’énoncé « l’organisation de la République est décentralisée », que « si l’on entend opposer État unitaire décentralisé à État fédéral, le silence du texte constitutionnel convient sans doute mieux à la situation actuelle de certaines collectivités d’outre-mer dont les prérogatives vont au-delà de celles d’une collectivité décentralisée ». En outre, une modification de l’article 25 de la Constitution, pour prévoir la faculté pour les parlementaires qui ont exercé des fonctions ministérielles de retrouver de plein droit leur siège après avoir quitté le gouvernement, ne risque-t-elle pas de priver d’effet l’incompatibilité entre fonctions ministérielles et mandat parlementaire prévue à l’article 23 ?
Le Conseil d’État s’attache, enfin, à identifier les conséquences potentielles d’une disposition nouvelle – en se méfiant apparemment quand il ne les perçoit pas au premier regard. À propos du Défenseur des droits, s’il s’agit non de remplacer le Médiateur de la République, mais de réunir plusieurs autorités, il estime en 2008 que, dès lors qu’il est difficile de percevoir les difficultés juridiques et pratiques posées par ce nouveau dispositif, il conviendrait de le supprimer. Saisi, en 2011, d’un projet de loi constitutionnelle relatif à l’équilibre des finances publiques, le Conseil d’État s’oppose à ce que soit attribuée aux lois de finances et aux lois de financement de la sécurité sociale une compétence exclusive en matière d’impôts et de cotisations sociales – monopole qui aurait pour effet de restreindre drastiquement le droit d’initiative législative des parlementaires et d’affecter la possibilité de recourir aux ordonnances en la matière.Au terme de ce bref tour d’horizon, il semble important de prendre garde aux apparences : au nom de la recherche de la sécurité juridique, il arrive que l’usage de références à la Constitution actuelle conduise le Conseil d’État à essayer de bloquer des modifications de cette dernière.
B. La « légistique » à l’œuvre
La deuxième grande mission du Conseil d’État, dans ses attributions consultatives, est rédactionnelle : il s’agit de favoriser une présentation et une écriture de projets simples et claires, donc de lutter contre les risques d’obscurité ou d’erreur. En dépit de son importance et de son utilité, cette fonction est celle qui éclaire le moins sur la manière dont le Conseil d’État interprète la Constitution. Le Conseil d’État, bien souvent, n’entre pas dans le détail : le projet mérite d’être adopté sous réserve de « modifications qui s’expliquent d’elles-mêmes ».
Un premier ensemble de suggestions faites par le Conseil d’État est purement rédactionnel, témoignage de préférences stylistiques. L’analogie avec d’autres dispositions inspire certaines suggestions. Faut-il écrire « peuvent être consentis les transferts de compétence […] » ? Préférons « la France consent aux transferts de compétence […] ». Les conséquences juridiques de la formule sont les mêmes ; ainsi sont reproduits les termes qui figurent au quinzième alinéa du préambule de 1946 – « […] la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix […] ». Les mots inutiles doivent être chassés : les mots « abrogé et [remplacé] » sont redondants, remplacer revient nécessairement à abroger. Une attention doit être portée, enfin, à l’articulation d’une disposition avec son environnement normatif immédiat – les alinéas ou les articles qui la précèdent ou lui succèdent directement. Ainsi le Conseil d’État note-t-il, à propos d’une disposition envisagée, qu’elle « semble déborder le champ d’application » de l’article qui la précéderait.
Le second ensemble de suggestions tend à rendre plus clairs et précis les projets de loi constitutionnelle et à traquer les catégories juridiques vagues lorsque cette qualité ne présente pas de vertu particulière : les compétences pouvant être « le mieux » exercées à l’échelle d’une collectivité ; un seuil qualifié de « déterminant » ; la consultation obligatoire d’un organe sur tout projet de loi ayant pour « principal objet » la préservation de l’environnement.
C. L’opportunité normative « restreinte »
La troisième mission « officielle » du Conseil d’État – l’examen de l’opportunité normative présentée comme « restreinte » – est certainement la plus problématique. L’équilibre, en la matière, est toujours présenté, depuis l’institution, comme délicat. D’un côté, il convient d’examiner la cohérence du texte avec les buts qui lui sont assignés, d’apprécier son applicabilité, la simplicité de sa formulation. De l’autre côté, il importe, en principe, de se garder de se prononcer sur les choix politiques qui sous-tendent le projet. Comme le résumait Roland Maspétiol, membre du Conseil d’État, en 1958, « le rapporteur est tenu à une loyauté absolue vis-à-vis des intentions du gouvernement ». Ainsi convient-il de porter une attention particulière, dans la rédaction de la note transmise au gouvernement, à ce que ce dernier ne puisse pas formuler un tel reproche.
Ce problème est particulièrement délicat lorsqu’il revient au Conseil d’État de contrôler des lois constitutionnelles. Pour l’essentiel de l’activité des sections non administratives, ce n’est pas un problème : les textes qui y sont examinés sont avant tout techniques. Pour les révisions constitutionnelles, à l’inverse, l’exigence est susceptible de n’être pas la même. Comme le note Roger Latournerie en 1962, « contrairement [aux affaires] dont nous sommes habituellement saisis, [le projet de loi] n’arrive pas devant nous vierge », dès lors que le débat « a été porté devant l’opinion publique, et non pas seulement devant des juristes, dans des conditions et […] à une altitude qui confèrent à cette affaire une acuité profonde. » S’y ajoute l’absence de normes supérieures qu’il conviendrait de respecter, qui contraindraient le gouvernement et le Conseil d’État.
Différents cas de figure doivent être distingués en la matière.
Premièrement, des difficultés très concrètes sont susceptibles d’apparaître : organiser des référendums dans les collectivités territoriales pourrait poser problème « si les autorités des collectivités […] refusent d’y apporter leur concours ».
Deuxièmement, le Conseil d’État peut s’attacher à rechercher le cheminement le plus cohérent ou précis pour atteindre le but assigné à la révision. Ainsi propose-t-il, à propos de la révision envisagée pour pouvoir ratifier le traité de Maastricht, en 1992, que soit ajoutée dans la loi constitutionnelle une référence au traité sur l’Union européenne, « afin de ne pas dénaturer l’intention du gouvernement de limiter la révision aux dispositions strictement nécessaires pour permettre la ratification […] ». Il s’agit de donner ses pleins effets à l’intention apparente du gouvernement : à propos de la loi constitutionnelle tendant à réformer le droit d’asile, le Conseil d’État propose de « préciser de façon explicite que la France, comme l’impliquait le projet du gouvernement, n’aura pas l’obligation d’examiner des demandes d’asile relevant de la responsabilité d’un autre État ». Pour que la destitution du président de la République se limite au « [constat d’une] évidence par une majorité dépassant les clivages politiques », le Conseil d’État propose d’élever la majorité des membres du Parlement constitué en Haute Cour « aux deux tiers ».
Il arrive que le Conseil d’État se prévale de l’objectif affiché par le gouvernement pour proposer le blocage d’une mesure. Cela revient à désigner une incohérence perçue dans le projet gouvernemental pour mieux faire prévaloir une préférence quant à l’opportunité de ce dernier. Le comité Vedel a proposé l’instauration, à l’article 11 de la Constitution, d’une procédure référendaire qui serait organisée à l’initiative de certains électeurs. Le Conseil d’État estime que cela « ne traduit […] pas le souci, qui anime les auteurs du projet, de revaloriser les fonctions du Parlement » : son opposition porte, en réalité, sur l’opportunité de la mesure, incompatible avec sa propre vision de ce que devrait être un référendum. En 1969, le long projet de loi soumis au Conseil d’État portant principalement sur la régionalisation et la réforme du Sénat comporte également une disposition tendant à préciser, à l’article 67 de la Constitution, que la Haute Cour de Justice, dont les membres, tous parlementaires, élisent alors leur président, devra désormais être présidée par un haut magistrat. Le Conseil d’État propose de le supprimer du projet dès lors que cette modification « ne découle pas de la réforme du Sénat ».
À l’inverse, il arrive que le Conseil d’État ignore l’objectif du gouvernement pour favoriser une proposition moins radicale. Alors que le gouvernement envisage, dans le prolongement d’une proposition formulée, en mars 1993, par le comité Vedel, d’abroger l’article 16 de la Constitution, le Conseil d’État s’y oppose en estimant que
son abrogation pure et simple priverait le Président de la République, dans des circonstances exceptionnelles dont on ne peut exclure l’éventualité, des moyens appropriés de remplir les obligations qui lui incombent, en vertu de l’article 5, d’assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État.
On est ici aux limites d’un jugement de valeur substantiel, quoique soit ouverte la porte à une réforme au spectre plus limité.
Troisièmement, le Conseil d’État formule parfois des jugements de valeur substantiels, qui révèlent plus explicitement encore un contrôle de l’opportunité politique de la mesure envisagée. Les membres de l’Assemblée générale peuvent ainsi se fonder sur leur propre vision de ce qu’il serait opportun de placer dans la Constitution – en ayant toujours à l’esprit ce qu’ils pensent être l’intérêt supérieur de l’État – pour pousser une solution au détriment d’une autre, en feignant d’évaluer objectivement un projet de loi constitutionnelle.
Certaines dispositions proposées sont présentées comme la continuation logique d’une autre disposition envisagée. Il est prévu qu’un État membre de la Communauté puisse devenir indépendant et, de ce fait, quitter la Communauté. Ne faudrait-il pas ajouter qu’un État indépendant, à l’inverse, peut adhérer à la Communauté ? D’autres propositions tiennent à ce que le Conseil d’État juge souhaitable. Dans la perspective de la large révision constitutionnelle de juillet 2008, le Conseil d’État propose ainsi un ajout : qu’il soit précisé que les membres du Conseil constitutionnel sont désignés « en raison de leur expérience juridique et de leur autorité morale ». À l’inverse, le Conseil d’État peut neutraliser des dispositions jugées néfastes : il propose, toujours en 2008, de ne pas ajouter dans la Constitution une référence à l’état d’urgence.
Quatrièmement, une référence – souvent assez formelle – à la tradition est volontiers privilégiée au soutien d’une invitation à bloquer une modification. Pour s’opposer à l’instauration d’un référendum organisé à l’initiative de certains électeurs, le Conseil d’État note également que cette procédure, « contraire à la tradition constitutionnelle républicaine, pourrait être de nature, en dépit des garanties dont serait assortie sa mise en œuvre, à nuire au climat de stabilité dans le pays ». La référence aux habitudes constitue, pour le Conseil d’État, une ressource argumentative volontiers privilégiée : ainsi estime-t-il qu’il n’y a « pas de raisons sérieuses de s’éloigner de la pratique constante de notre droit positif selon laquelle, lorsque le Parlement est en session, l’examen d’une demande de levée de l’immunité d’un parlementaire ressortit à la compétence de l’assemblée dont il fait partie et non à celle du bureau de cette assemblée ».
Cela conduit parfois à donner l’impression d’une présomption de nécessité de maintenir la Constitution en l’état, sauf s’il est prouvé que la révision s’impose. Faut-il modifier l’article 25 de la Constitution pour conférer un caractère temporaire au remplacement des parlementaires nommés au gouvernement ? Selon le Conseil d’État,
aucune circonstance intervenue depuis l’adoption de la Constitution ne [justifie] qu’il soit revenu sur la règle d’incompatibilité entre les fonctions de membre du gouvernement et l’exercice de tout mandat parlementaire, telle que les constituants l’ont fixée à l’article 23 dans le but de renforcer la cohésion du gouvernement et d’assurer la stabilité des fonctions gouvernementales.
Faut-il retirer au ministre de la Justice la vice-présidence du Conseil supérieur de la magistrature ? Le Conseil d’État estime qu’une telle réforme,
qui méconnaît le rôle traditionnel de ce ministre dans l’administration de la justice et plus précisément dans la direction des services judiciaires ainsi que les attributions qui lui sont conférées par la loi notamment à l’égard des procédures judiciaires, apparaît inopportune.
Enfin, la mise en avant d’un principe constitutionnel structurant aux contours particulièrement vagues, à l’instar de la séparation des pouvoirs, justifie souvent le blocage de l’une des modalités possibles d’une révision constitutionnelle. La suspension d’une mesure restrictive de liberté prise à l’encontre d’un parlementaire « ne saurait, sauf à porter une atteinte excessive au principe de la séparation des pouvoirs, paralyser l’action de la justice jusqu’au terme du mandat de l’intéressé. Il suit de là que la suspension ne doit produire effet que pour le temps de la session ».
Cinquièmement, il arrive au Conseil d’État de formuler un jugement de valeur pur, sans même prendre le soin de justifier ce dernier. L’interdiction faite aux commissions d’enquête parlementaires de mener ou de poursuivre toutes investigations sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires aussi longtemps que ces poursuites sont en cours aurait « un caractère trop absolu et réduirait à l’excès le rôle utile que peuvent jouer de telles commissions dans l’information de l’opinion, en laissant ainsi le champ libre aux entreprises médiatiques ». En réponse à la révision envisagée en 1969, le Conseil d’État estime que
la réduction du rôle du Sénat à celui d’une assemblée consultative aura pour effet de priver les institutions de l’élément de stabilité que leur assurait la participation d’une seconde chambre à l’exercice de la souveraineté. Elle est en outre de nature à compromettre la qualité du travail législatif.
D. La défense de la place du Conseil d’État dans les institutions
Un dernier objectif, qui n’est pas mis en avant par le Conseil d’État, appelle également l’attention, quoiqu’il ne paraisse guider, en arrière-plan, que certains des avis sur des projets de loi constitutionnelle : la défense des intérêts institutionnels de cet organe. Ce dernier n’est pas qu’une instance neutre chargée de trancher des litiges et de conseiller le gouvernement. Il s’agit également d’une institution parmi d’autres, au cœur de jeux de pouvoirs et d’influences.
Un sort doit être fait, à cet égard, à sa capacité à peser, par l’exercice de cette fonction de conseil, sur des réformes perçues comme risquant d’affaiblir sa position. Par-delà un discours officiel sur son contrôle seulement restreint sur l’opportunité normative des mesures qui lui sont soumises, son intervention peut se faire plus forte lorsqu’il trouve intérêt à peser sur ces dernières. Révélatrice de cette tendance est une suggestion faite lors de l’examen du projet de loi tiré des travaux du comité Vedel. Le Conseil d’État propose d’ajouter à l’article 44 de la Constitution « un nouvel alinéa obligeant le Gouvernement à soumettre pour avis au Conseil d’État les amendements qu’il dépose au Parlement sur les projets de loi avant l’ouverture du débat devant la première assemblée saisie ». Ainsi s’agirait-il de lutter contre une tendance du gouvernement, néfaste à ses yeux et contraire à « l’esprit de l’article 39 de la Constitution qui soumet à l’avis du Conseil d’État les projets de loi », à déposer des amendements à ces derniers entre l’examen du Conseil d’État et l’ouverture des débats. Ces amendements correspondent parfois à des dispositions écartées devant le Conseil d’État avec l’accord des représentants du gouvernement. Cette tendance risquerait de priver partiellement d’effet l’examen opéré par le Conseil d’État. À la fois juge et partie – sur une question qui touche au cœur de l’exercice de ses fonctions consultatives –, cette institution suggère, en l’occurrence, une réforme qui, tout en emportant, pour elle, des contraintes nouvelles, augmenterait son rôle dans l’écriture de la loi. Les textes restitués au gouvernement, ainsi que les notes qui les accompagnent, contribuent ainsi à éclairer la manière dont le Conseil d’État appréhende la Constitution et ses potentielles modifications. Cette perspective est enrichie par une étude des débats préalables à l’exercice de cette fonction.
II. L’invisible
L’autre grille d’analyse permettant de comprendre la manière dont le Conseil d’État – pour l’essentiel, son Assemblée générale – appréhende les projets de loi constitutionnelle dans l’exercice de sa fonction consultative consiste à analyser les dossiers conservés aux Archives nationales, en portant une attention particulière aux comptes rendus de délibérations préalables à la préparation de ces avis.
Cette ressource, jusqu’alors inexploitée, est particulièrement riche. Ces délibérations éclairent sur la manière dont sont élaborés les avis rendus par le Conseil d’État en la matière. Pour des raisons matérielles d’accès aux archives, le choix est ici fait de se concentrer sur les premières délibérations, entre 1960 et 1974.
La première, menée le 28 avril 1960, sous la présidence de René Cassin, au rapport de Roland Maspétiol, après un premier examen devant la section de l’Intérieur, porte sur le projet de loi tendant à compléter les dispositions du titre xii de la Constitution, consacré à la Communauté. L’article 85 de la Constitution, aujourd’hui quelque peu oublié, prévoit alors une procédure de révision des articles de ce titre, par des lois votées dans les mêmes termes par le Parlement de la République et par le Conseil de la Communauté. De cette procédure résulte la première révision de la Constitution.
De la deuxième délibération, qui dure moins d’une heure, le 14 décembre 1960, il ne reste guère de trace. Alexandre Parodi a succédé trois mois plus tôt à René Cassin. Un premier examen du texte a été fait par la commission permanente du Conseil d’État, au rapport de Jean Morellet. Il s’agit d’un projet de loi constitutionnelle tendant à modifier l’article 28 de la Constitution pour avancer de deux semaines la date de convocation du Parlement pour la seconde session : le projet n’est modifié qu’à la marge et la loi n’est finalement pas adoptée, faute de soutien du Sénat – avant qu’un texte modifié soit de nouveau adopté, d’abord à l’Assemblée nationale en juillet 1961, puis au Sénat en décembre 1963, ce qui permet au Congrès d’adopter la loi constitutionnelle le 20 décembre 1963.
Particulièrement riche est la troisième délibération, le 1er octobre 1962, relative au projet de loi référendaire tendant à prévoir l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Menée sous la présidence d’Alexandre Parodi, elle est exceptionnelle à plus d’un titre. Il s’agit de la première révision constitutionnelle envisagée depuis 1958 qui suscite d’amples contestations. Son examen préparatoire est confié non à une section du Conseil d’État, mais à une commission ad hoc, qualifiée de « commission spéciale ». Le rapport est préparé par André Deschamps, qui avait été rapporteur général sur le projet de Constitution pendant l’été 1958. Pierre Laroque semble exercer, au cœur des débats, un magistère particulier. La loi référendaire résultant de cette procédure est adoptée : c’est la deuxième révision de la Constitution de 1958.
Plus longue encore est la quatrième délibération, les 15 et 17 mars 1969, relative au projet de loi référendaire sur la réforme du Sénat et la régionalisation. Elle fait suite à un premier examen par une commission ad hoc qualifiée de « commission intérieure », établie sur le fondement du décret du 30 juillet 1963 relatif et à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’État, aux rapports de Marcel Fouan et de François de Baecque, qui sont assistés de quatre rapporteurs adjoints – Jérôme Solal-Celigny, Lucien Paoli, Dieudonné Mandelkern et Marie-Ève Aubin. L’échec du référendum organisé sur ce texte entraîne la démission du général de Gaulle.
Une cinquième délibération, qui se tient devant la commission permanente le 5 septembre 1973, est extrêmement brève : menée au rapport de Raymond Janot, elle porte, d’une part, sur la modification des dates de la seconde session parlementaire – réforme qui ne soulève aucune difficulté mais qui n’est finalement pas concrétisée – et, d’autre part et de façon plus marquante, sur une réduction du mandat présidentiel de sept à cinq ans – réforme qui, après avoir obtenu l’agrément des deux chambres du Parlement, est abandonnée par le président Georges Pompidou.
La sixième délibération, le 1er août 1974, porte sur un projet de loi constitutionnelle tendant à modifier l’article 25 de la Constitution afin d’instituer le remplacement temporaire des parlementaires devenus ministres et leur faculté de retrouver leur siège sans élection nouvelle lorsqu’ils quittent le gouvernement. Elle se tient après un premier examen par la section de l’Intérieur, au rapport de Lionel de Tinguy du Pouët. L’opposition de plusieurs anciens Premiers ministres – Michel Debré, Maurice Couve de Murville, Pierre Messmer – pousse le président Valéry Giscard d’Estaing, qui pense ne pas être en mesure de réunir les suffrages de trois cinquièmes des parlementaires au Congrès, à abandonner le projet.
Quant à la dernière délibération ici étudiée, le 1er août 1974, elle porte sur un projet de loi constitutionnelle tendant à étendre, à l’article 61 de la Constitution, les autorités de saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou à soixante sénateurs. Elle est préparée par la section de l’Intérieur, au rapport de François Bernard. En résulte la quatrième révision de la Constitution de 1958, le 29 octobre 1974.
Au fil de ces délibérations se révèle la manière dont est envisagée cette procédure – ainsi que la façon particulière dont sont considérées les normes constitutionnelles pendant les premières années de la ve République. S’y dessinent une certaine organisation du travail du Conseil d’État (A), un sérieux démontré dans l’exercice de cette compétence (B), une liberté des membres de l’assemblée générale (C) qui se manifeste, notamment, par une tendance à s’émanciper de certaines règles (D).
A. L’organisation
Il y a d’abord ce qui, pour être attendu, n’est pas moins révélateur des conditions dans lesquelles s’exerce cette fonction : l’organisation du travail très précise mise en place au sein du Conseil d’État, au fil de plusieurs étapes.
Dans un premier temps, la section ou la commission saisie examine le texte et prépare un projet de note. Elle se nourrit du travail de l’un de ses membres, désigné comme rapporteur. Il arrive que ce dernier reçoive des contributions spontanées d’autres membres du Conseil d’État.
Dans un deuxième temps, la section saisie et le rapporteur peuvent soumettre à ses membres certaines questions, afin qu’elles soient examinées dans la perspective de la réunion de l’Assemblée générale.
Dans un troisième temps, l’auteur du rapport en dit le contenu devant l’Assemblée générale – un rapport souvent riche, où apparaissent de nombreuses réflexions vouées à fixer le cadre de la discussion. À propos de la loi tendant à réviser la Constitution pour instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel direct, en 1962, André Deschamps présente à l’Assemblée générale un rapport exposant les raisons pour lesquelles, après avoir examiné le projet du point de vue de la procédure – le recours à l’article 11 pour réviser la Constitution, qui soulève des difficultés juridiques – et du fond – le changement du mode d’élection du président de la République, question soulevant surtout des questions politiques –, la commission spéciale chargée d’examiner le projet s’est prononcée contre ce projet. Il prend néanmoins le temps d’exposer en détail la thèse du gouvernement et celle de la commission.
Révélateur de ce sérieux est le rapport donné par Lionel de Tinguy du Pouët à propos du projet de loi portant révision de l’article 25 de la Constitution, le 1er août 1974. Il est détaillé, long d’une quinzaine de pages. Il s’articule en deux temps. En premier lieu, il restitue « les circonstances » du projet de loi, conçues largement : il examine la manière dont est réglée l’articulation entre fonction ministérielle et mandat parlementaire au Royaume-Uni, dans les Constitutions françaises, révolutionnaires, impériales et républicaines ; il expose les principaux arguments formulés en la matière, au Conseil d’État, pendant l’été 1958, lors de l’examen du projet de Constitution ; il rappelle les débats politiques sur l’incompatibilité entre fonction ministérielle et mandat parlementaire depuis 1958. En second lieu, il entre dans le détail du texte : il examine d’abord les différents arguments favorables et défavorables au principe instauré par ce dernier ; il se plonge ensuite, plus en détail, dans le texte lui-même, avant d’inviter l’Assemblée générale à donner un avis favorable au projet de loi constitutionnelle « dans le texte établi par la section de l’intérieur », corrigeant le projet soumis au Conseil d’État.
Inspiré par un « mémento du rapporteur » qui, comme le révèle en passant René Martin en 1974, recommande notamment « de toujours rechercher, au besoin d’office, s’il y a lieu d’apporter des dispositions transitoires au texte examiné et de prévoir, en tous cas, la date effective d’application », ce rapport peut être imprimé ou manuscrit. Ainsi Raymond Janot dit-il, devant la Commission permanente, le 5 septembre 1973, un rapport dont il ne reste qu’un plan très structuré et détaillé, manuscrit, qui tient en petites lettres sur une page et demie. À plusieurs égards, le style de ces rapports se rapproche de celui des conclusions de commissaires du gouvernement devant la section du contentieux. S’y mêlent des références à certains systèmes constitutionnels étrangers et à l’histoire constitutionnelle française.
Dans un quatrième temps, le rapporteur lit son projet de note devant l’assemblée générale.
Dans un cinquième temps, une discussion s’engage au sein de l’Assemblée générale, d’abord sur le texte à corriger, puis sur la note vouée à l’accompagner. Ses participants sont principalement les membres du Conseil d’État – une autorité particulière étant reconnue aux présidents de sections –, mais également les personnes envoyées par le gouvernement pour défendre le texte – qualifiées de « commissaires du gouvernement ». Ces dernières sont ponctuellement des ministres eux-mêmes. Ainsi, en avril 1960, Jean Foyer, professeur de droit, alors secrétaire d’État chargé des relations avec la Communauté dans le gouvernement Debré, vient défendre lui-même son projet de loi constitutionnelle. Plus souvent, il s’agit de représentants du gouvernement, au premier chef le secrétaire général du gouvernement, à l’image de Jean Donnedieu de Vabre lors de l’examen des différents textes entre 1969 et 1974. Le vice-président du Conseil d’État, qui préside son Assemblée générale, joue un rôle essentiel en choisissant ce qu’il met au vote et quand il le fait – ce qui peut modifier le cours de la discussion en cristallisant certaines questions.
En bout de course, les membres de l’Assemblée générale s’attachent à trouver un consensus sur le texte restitué comme sur la note adjointe à ce dernier. Par quoi il arrive que l’Assemblée générale du Conseil d’État rédige la disposition finalement ajoutée à la Constitution.
B. Le sérieux
Ces délibérations révèlent, en outre, le très grand sérieux démontré par les membres de l’Assemblée générale, apparemment conscients de l’importance de leur fonction. Plusieurs indices en portent le témoignage.
Tout d’abord, leurs responsables insistent volontiers sur l’importance de garantir la confidentialité des débats et des échanges. Il s’agit d’éviter, autant que possible, des « fuites » sur ce qui se dit dans ce cadre. Vice-président du Conseil d’État à la suite de René Cassin, Alexandre Parodi insiste particulièrement sur ce point lorsque sont vivement débattus les projets de 1962 puis de 1969. C’est plus marquant encore dans ce second cas : un relevé précis des documents fournis aux participants à la réunion est tenu, afin de pouvoir vérifier que chacun d’entre eux les restituera bien à la fin de cette dernière. Comme il le résume, « il est important qu’aucune indiscrétion ne puisse être attribuée à des membres du Conseil d’État », dès lors que « cette discrétion est la contrepartie nécessaire de la liberté d’appréciation et de la liberté d’expression qui sont les nôtres ».
Ensuite, les membres de l’Assemblée générale n’hésitent pas à faire référence à la manière dont ils se comportent dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles – présentée comme un gage de rigueur et de sérieux. Les comptes rendus révèlent une porosité frappante entre le contentieux administratif et l’évaluation de projets de révision constitutionnelle. Pour défendre l’impossibilité de se fonder sur l’article 11 pour réviser la Constitution, André Deschamps invoque « une des règles de notre contentieux », selon laquelle « lorsqu’une procédure est prévue dans un texte, [elle] est exclusive de toutes autres » – avant de préciser que la commission chargée d’examiner le texte avant l’assemblée générale avait estimé que « que cette règle générale appliquée par le contentieux du Conseil d’État pour des textes législatifs ou réglementaires devait régir l’interprétation de la Constitution actuelle ». Les références aux travaux de la section du contentieux constituent une ressource argumentative perçue comme précieuse. Ainsi Alfred Coste-Floret note-t-il : « J’ai appris, à la section du contentieux, à savoir la valeur d’un terme et la valeur des mots ».
Ensuite, l’avis donné par le Conseil d’État est le fruit d’un travail approfondi. Les points de vue s’opposent, ils s’expriment librement. Le débat est véritablement contradictoire, aussi bien parmi les membres de l’Assemblée générale qu’entre ces derniers et les représentants du gouvernement. Ainsi François Méjean se prévaut-il, pour défendre que l’article 89 ouvre la seule voie possible pour réviser la Constitution, du principe général d’interprétation speciala generalibus derogant, à l’inverse du commissaire du gouvernement, Jean Donnedieu de Vabres, alors directeur de cabinet du Premier ministre Georges Pompidou.
Cette opposition peut être franche, quoique les parties à ce débat parlent la même langue et partagent les mêmes codes. Toujours issu du Conseil d’État, le secrétaire général du gouvernement, qui représente les intérêts du gouvernement devant l’assemblée générale, n’hésite pas à se prévaloir de son appartenance d’origine au Conseil d’État pour accroître le sentiment de proximité avec ses anciens collègues. Ainsi Jean Donnedieu de Vabres note-t-il en passant, quelques jours avant de quitter la fonction de secrétaire général du gouvernement, le 1er août 1974 : « Sur un sujet comme celui-là, qui est au cœur de nos affaires constitutionnelles, je pense qu’il faut éviter d’être trop dogmatiques – le dogmatisme, en matière constitutionnelle, était d’ailleurs le sujet qui nous avait été donné lorsque nous nous sommes présentés au concours d’entrée du Conseil d’État ». Quelques minutes plus tard, Christian Chavanon, qui préside alors la section des finances – avant d’exercer brièvement les fonctions de vice-président, entre décembre 1979 et mars 1981 –, fait écho à ce souvenir commun : entré lui aussi au Conseil d’État en 1941, il rappelle avoir planché sur le même sujet – « le dogmatisme et l’empirisme en matière constitutionnelle ». Au demeurant, les interventions des commissaires du gouvernement, lors de ces délibérations, restent marginales – ce qui ne les empêche pas de s’entretenir avant la réunion de travail avec le rapporteur.
Ensuite, les membres de l’Assemblée générale du Conseil d’État se montrent généralement soucieux de répondre aux principaux arguments du gouvernement – voire de l’éclairer au-delà de ses requêtes. André Deschamps note, en 1962, la nécessité de rendre des avis complets au gouvernement, aussi bien sur le fond que sur la forme. Ainsi les membres de l’Assemblée générale s’attachent-ils à prendre au sérieux les différents arguments évoqués en 1962 au soutien de la thèse selon laquelle il serait possible de réviser la Constitution par un référendum de l’article 11. L’article 89 de la Constitution fausserait « l’esprit » de cette dernière en confiant au Sénat la faculté de bloquer une révision, alors que l’Assemblée nationale a le dernier mot pour les lois ordinaires et organiques ? La Constitution n’aurait établi qu’un pouvoir constituant institué, ou dérivé, qui ne saurait limiter la nation souveraine, toujours titulaire du pouvoir constituant originaire, de sorte qu’il serait « toujours possible d’en appeler au pays » ? Les membres de la commission chargée d’examiner ce projet de loi constitutionnelle répondent point par point à ces thèses. Ils écartent également le sophisme selon lequel il serait étonnant de ne pouvoir réviser la Constitution par l’article 11, au nom de l’existence d’une procédure prévue à l’article 89, alors qu’on accepte que soient adoptées des lois organiques par référendum de l’article 11 en dépit de l’existence d’une procédure spécifique prévue à cet effet. Ancien rapporteur général sur le projet de Constitution, André Deschamps rappelle que cette question n’avait pas été soulevée lors des débats de l’été 1958 au Conseil d’État. Désormais rapporteur du projet, il est particulièrement efficace dans la relativisation des arguments soulevés par les défenseurs du recours à l’article 11. Les membres de la commission font également un sort à l’argument tiré d’une prétendue urgence – il faudrait réviser rapidement car la vacance pourrait survenir à tout instant. Si une procédure contraignante a été prévue à l’article 89, c’est précisément pour forcer à prendre le temps nécessaire pour toucher à la Constitution.
En outre, les membres de l’Assemblée générale s’interrogent couramment sur le périmètre de la révision constitutionnelle envisagée. Il arrive qu’ils proposent d’élargir ce dernier. Ainsi Georges Maleville suggère-t-il que la loi constitutionnelle de 1973 réduisant la durée du mandat présidentiel de sept à cinq ans porte également sur l’élection au suffrage universel direct.
Par ailleurs, ils essayent d’envisager les multiples conséquences possibles d’une réforme constitutionnelle. Alors que se pose la question, en 1974, d’une éventuelle compétence conférée au Conseil constitutionnel de s’autosaisir de la constitutionnalité de lois dans certaines circonstances, Max Querrien formule une remarque « du point de vue psychologique » : « le fait pour le Conseil constitutionnel d’avoir à s’interroger constamment sur la question de savoir s’il est de son devoir de saisir ou non, s’il est opportun ou non qu’il se saisisse, c’est de nature à l’affaiblir dans sa propre démarche et aux yeux de l’opinion ».
Ces membres du Conseil d’État se révèlent sensibles, en particulier, à ce qu’ils perçoivent de l’état de l’opinion et de la doctrine. Ainsi Raymond Janot prend-il soin, à propos de la réduction de la durée du mandat présidentiel de sept à cinq ans en 1973, de citer des tribunes de responsables politiques, de professeurs de droit et des sondages d’opinion. Un an plus tard, lors de l’examen du projet de loi constitutionnelle relatif à la faculté pour les parlementaires devenus ministres de retrouver leur siège après leur départ du gouvernement, Raymond Janot s’oppose, devant ses collègues, à la possibilité même de distinguer ce qui relève de la politique et ce qui n’en relève pas. Selon lui, le concept de « problème politique […] ne peut pas avoir un caractère d’interdit magique », dès lors qu’il ne voit pas « en quoi il est possible, et comment il est possible, de parler de problèmes constitutionnels sans aborder les problèmes politiques ». Alors vice-président du Conseil d’État, Bernard Chenot, qui a été ministre du général de Gaulle et brièvement membre du Conseil constitutionnel, prend une position claire sur la question : « question juridique et question politique ne peuvent pas être séparées par une barrière infranchissable », si bien que le Conseil d’État « peut, théoriquement, tout dire et exprimer toute opinion sur un problème juridique ou politique ».
Une autre ressource intellectuelle et argumentative peut être l’expérience de ceux des membres de l’Assemblée générale qui ont eu une trajectoire non pas seulement administrative, mais politique. Nourri d’une longue activité parlementaire et de très brefs passages au gouvernement sous la ive République, Lionel de Tinguy du Pouët prend position, en 1974, contre la faculté donnée à une minorités de membres de l’Assemblée nationale de saisir le Conseil constitutionnel : il dit savoir « trop dans quelle ambiance politique ce genre de chose peut se dérouler », affirme craindre « qu’à certains moments il y ait une véritable manœuvre qui consiste systématiquement à faire obstacle à la promulgation des lois », avant d’utiliser in fine cet argument : « ce n’est pas après avoir passé dix-sept ans dans l’ambiance parlementaire, et après avoir vu à quel point les passions peuvent déformer les institutions les plus saines, que je peux me taire sur ce point ». Débattant, en 1969, sur le point de savoir s’il convient de confier la présidence de la Haute Cour de justice à un haut magistrat, André Lavagne prend la parole. Ancien directeur adjoint du cabinet civil du maréchal Pétain, mis en disponibilité jusqu’en décembre 1947, il a déposé lors du procès de ce dernier, le 10 août 1945 – avant que sa mise en disponibilité soit annulée par un arrêt du Conseil d’État, le 1er mars 1957. Il rappelle avoir « l’expérience des dernières Cour de justice », où il a constaté que « [quand] c’était présidé par un magistrat, il était perdu au milieu de tout un ensemble, intimidé ; et c’était vraiment une honte pour la France », mais que « [dès] que cela a été présidé par le président Noguères, cela été d’une dignité et d’une impartialité absolue, parce qu’il n’avait aucun gage à donner ». Ainsi craint-il que le « malheureux magistrat, otage perdu au milieu de vingt-quatre hommes politiques », soit « perdu » et qu’il « en “rajoute” parce qu’il a peur ».
Ces comptes rendus révèlent surtout, en creux, la manière dont les membres de l’Assemblée générale du Conseil d’État comprennent la Constitution. Certains, en effet, n’hésitent pas à décrire en détail leur vision de cette dernière. Révélateurs sont les propos tenus par André Deschamps, en 1962, devant l’Assemblée générale. Tout d’abord, il y exprime une vision : « une Constitution n’est pas simplement […] un texte juridique ; c’est un organisme qui a sa vie propre, qui est vivant, qui s’inspire des nécessités d’un pays et dans lequel il faut commencer par voir les impératifs vitaux du pays avant de discuter la manière dont on les a exprimés dans un texte précis ». Ensuite, il rappelle que la Constitution est conçue comme un système normatif global, comme un tout, dont l’économie générale est susceptible d’être modifiée par toute révision constitutionnelle : l’élection du président de la République au suffrage universel direct risquant de modifier l’équilibre des pouvoirs, il conviendrait d’envisager d’autres modifications pour rétablir l’équilibre, si une telle réforme était adoptée – ce que le Conseil d’État, qui doit se prononcer rapidement, n’a pas le temps de faire selon lui. Rapporteur sur le projet de révision constitutionnelle de 1969, Marcel Fouan propose, à son tour, un long exposé de théorie constitutionnelle, qui le conduit à s’interroger sur la naissance, en 1962, d’une éventuelle coutume constitutionnelle – nourri de références aux écrits de plusieurs professeurs de droit, à l’instar de Georges Vedel, de Maurice Duverger ou de Marcel Prélot – et sur ce qu’implique la rigidité d’une Constitution écrite.
C. La liberté
La marge de manœuvre des membres de l’Assemblée générale est grande.
En premier lieu, quoiqu’en disent les écrits consacrés, depuis le Conseil d’État, à la fonction consultative de ce dernier, les considérations d’opportunité tiennent une place centrale dans l’examen des projets de loi constitutionnelle. En réponse à Stanislas Mangin qui s’oppose à ce que les membres de l’Assemblée générale expriment leurs « préférences sur une certaine conception de l’organisation des pouvoirs politiques », Alexandre Parodi note, en 1969 : « j’estime au contraire qu’il est du rôle et du devoir du Conseil d’État dans une matière grave de formuler son avis même si on est sur un plan d’opportunité qui est d’ailleurs un plan d’opportunité tellement élevé qu’il rejoint presque le droit ». Une question simple, toujours posée, est celle de savoir s’il convient de changer la Constitution. Ainsi Roland Maspétiol se demande-t-il, en 1960, s’il est « opportun de créer une quatrième procédure » de révision de la Constitution, en plus de celles que contient déjà la Constitution – la révision de l’article 89 par le Congrès du Parlement ; celle de l’article 89 par référendum ; celle de l’article 85.
En deuxième lieu, les comptes rendus des délibérations font apparaître, derrière l’image abstraite d’une institution, les femmes et les hommes qui contribuent à forger la position officielle de cette dernière. On ne saurait affirmer avec certitude qu’un membre de l’Assemblée générale serait guidé par des considérations politiques lorsqu’il formule une position à propos d’un projet de loi constitutionnelle – faute d’affirmation explicite de sa part les dévoilant. Il convient, en effet, de se garder du simplisme consistant à réduire l’argument juridique déployé dans une telle enceinte à des considérations tirées de ces expériences personnelles. On ne saurait néanmoins ignorer l’opposition entre le Conseil d’État et le général de Gaulle pendant cette période. En portent trace les pages consacrées par ce dernier, dans ses Mémoires d’espoir, à l’avis du Conseil d’État sur ce projet de réforme et à l’arrêt Canal, rendu moins de trois semaines plus tard.
Parmi les nombreux opposants au projet de 1962, deux figures méritent une attention particulière à cet égard, parce que d’autres éléments de leur trajectoire permettraient d’expliquer une animosité envers le général de Gaulle. Pierre Chasserat, d’abord, fustige le déséquilibre qui serait provoqué si l’on permettait au président de la République de « passer au-dessus de la tête des chambres », ce qui serait contraire à l’esprit même de la Constitution. L’homme a son histoire : directeur de la gendarmerie de 1940 à 1943, il a été révoqué sans pension, en janvier 1945, par le garde des Sceaux du gouvernement provisoire de la République française présidé par de Gaulle, François de Menthon, au terme d’une enquête menée par la commission d’épuration pour le Conseil d’État, avant d’être réintégré au Conseil d’État à la faveur d’une annulation de cette décision par ce dernier, en 1950 – il deviendra président de la section de l’Intérieur en 1963. Alfred Coste-Floret, ensuite, regrette que « le gardien de la légalité cherche par des moyens extra-légaux à modifier la Constitution », avant de s’opposer à plusieurs arguments déployés du côté du gouvernement. Cette élection permettrait de faire face à un péril grave ? Il y a déjà l’article 16. Le recours au pouvoir constituant originaire du peuple pourrait-il être rendu légitime par la théorie du « vide constitutionnel » ? Encore faudrait-il que se constate un vide institutionnel, ce qui n’est pas le cas ici. L’homme a lui aussi son histoire et ses préférences : favorable à l’Algérie française, il s’est vigoureusement opposé aux accords d’Évian conclus quelques mois plus tôt.
En troisième lieu, conscients de leur liberté, les membres de l’Assemblée générale du Conseil d’État s’attachent à l’encadrer. Ainsi se trouve consolidée l’idée selon laquelle se déploierait, dans les lieux où est menée l’activité non juridictionnelle du Conseil d’État, une forme de « jurisprudence hors des prétoires », les membres de l’Assemblée générale n’hésitant pas à se référer à certains « précédents » lors de l’examens de projets de normes constitutionnelles. Le mouvement est évident lorsque certaines questions se posent à deux reprises : ainsi la délibération de l’Assemblée générale de 1969 s’enrichit-elle évidemment, pour ce qui concerne le recours à l’article 11 pour réviser la Constitution, de nombreuses références à la délibération de 1962, parce que s’y posait déjà cette question.
Cette dernière tient, lors de ces premières délibérations, une place à part : revient-il au Conseil d’État de prescrire une voie plutôt qu’une autre en matière de révision constitutionnelle ? Dès 1960, deux membres de l’institution s’opposent sur ce point. D’un côté, André Deschamps soutient que le Conseil d’État n’a pas à examiner les conditions dans lesquelles se fera la révision. Jules Puget défend le point de vue inverse. La question se pose avec une acuité nouvelle en 1962, parce que le général de Gaulle et son gouvernement entendent se fonder sur l’article 11 pour réviser la Constitution, en méconnaissance apparente de ce que prescrit cette dernière. Une première position, incarnée par Roger Latournerie, consiste à s’inscrire dans le prolongement de l’arrêt Arrighi de 1936 : puisque le Conseil d’État refuse traditionnellement de se faire juge de la constitutionnalité de la loi, il verrait « avec peu de faveur qu’on s’explique du point de vue de l’opportunité sur le mérite [d’un mode de révision constitutionnelle] alors que ce n’est pas [aux membres de l’assemblée générale] de prendre cette initiative ». La thèse opposée l’emporte : le Conseil d’État prend une position claire, dans ses avis de 1962 puis de 1969, à l’encontre de ce mode de révision de la Constitution.
Une deuxième question, plus générale, apparaît en arrière-plan : le Conseil d’État peut-il élargir la question qui lui est posée ? Ancien président de la section de l’intérieur, Georges Michel estime que ce n’est pas au Conseil d’État de modifier une question, mais au gouvernement.
Une troisième question porte sur les effets d’une première réponse apportée par le Conseil d’État : si ce dernier s’oppose à la procédure envisagée pour réviser la Constitution, doit-il aussi se prononcer sur le fond de la réforme ? Il s’agirait d’éclairer le gouvernement dans deux cas de figure : s’il ignore l’avis du Conseil d’État sur la question procédurale ou s’il choisit finalement une autre procédure pour défendre le même projet. Un débat se cristallise sur ce point à deux reprises, en 1962 puis en 1969. La première fois, au terme de longues discussions, les membres de l’Assemblée générale décident de ne pas se prononcer sur le fond du projet. Un débat apparaît notamment sur le point de savoir si l’avis doit contenir l’incise suivante : « sans méconnaître l’opportunité d’instituer l’élection du président de la République au suffrage universel direct ». Selon Pierre Chasserat, la précision est inutile : « on ne nous demande pas un satisfecit ». À quoi s’ajoute une difficulté identifiée par Alfred Coste-Floret dès le rapport qu’il a proposé sur le texte : « présenter une note de rejet en la forme » tout en révélant avoir examiné le texte au fond reviendrait à « affaiblir dans la deuxième partie la portée de la première partie ». À l’inverse, le silence sur le fond du projet ne s’interprétera-t-il pas comme un accord tacite ? Comme le note Pierre Laroque, « [à] partir du moment où l’on examine un texte sans faire d’objection, cela veut dire que l’on est d’accord sur son fond ». En 1969, au terme de discussions tout aussi longues, le Conseil d’État privilégie à l’inverse un raisonnement en cascade : au cas où le gouvernement ignorerait les deux premières parties de son avis, l’Assemblée générale ajoute à ce dernier une troisième partie, par laquelle elle s’attache à influencer le fond du projet qu’il présentera aux parlementaires. Alexandre Parodi le résume : « nous ne remplirions pas notre tâche si, sachant qu’il y a des chances sérieuses pour que le gouvernement ne nous suive pas, nous ne poursuivions pas notre travail ; nous donnons un avis que le gouvernement a la liberté de suivre ou de ne pas suivre ».
Un sort particulier doit être fait à une ressource argumentative qui contribue à inscrire les délibérations de l’assemblée générale dans la longue durée d’une continuité institutionnelle. On l’a vu : la première génération de membres de l’Assemblée générale du Conseil d’État a connu, en particulier, les débats de l’été 1958. Le souvenir de ces derniers constitue une ressource à la fois intellectuelle et argumentative dont beaucoup n’hésitent pas à faire usage. Rapporteur, en 1960, du projet de loi constitutionnelle sur la Communauté, Roland Maspétiol évoque le souvenir d’un débat qui s’est alors tenu. Rapporteur en 1962 après avoir été, en 1958, rapporteur général sur le projet de Constitution – et avant de remplacer Bernard Chenot au Conseil constitutionnel en 1964 –, André Deschamps constate un point commun entre ces deux expériences : dans les deux cas, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur des énoncés constitutionnels qui ne seraient pas discutés par le Parlement, sur lesquels le peuple serait appelé directement à se prononcer. Comme il le note un peu plus tard, d’une manière qui donne à son argument un poids supplémentaire, à propos de la possibilité de modifier une loi organique par la voie du référendum de l’article 11, « je m’excuse de dire “je”, mais nous avons beaucoup discuté au cours de la préparation de la Constitution sur la définition de l’organisation des pouvoirs publics ».
Raymond Janot n’hésite pas non plus à rappeler le détail des débats de l’été 1958 – auxquels il a pris, lui aussi, une part centrale, comme commissaire du gouvernement devant le Comité consultatif constitutionnel présidé, en août 1958, par Paul Reynaud –, en particulier, ceux qui ont porté sur l’instauration d’une incompatibilité entre les fonctions ministérielles et les mandats parlementaires. Ainsi entend-il inviter le Conseil d’État à conseiller au gouvernement d’abandonner cette incompatibilité, prévue à l’article 23 de la Constitution, à l’occasion de la modification de son article 25. Selon lui, en effet, « rien n’est plus mauvais pour l’intérêt général, pour le civisme des Français, que de maintenir à l’état de pure apparence un principe que l’on vide de sa substance », les principes étant « faits pour être appliqués, ou pour être supprimés », non « pour être mis “au réfrigérateur”, alors surtout que l’on sait qu’ils n’en sortiront point ».
Rapporteur, à l’été 1974, du projet d’extension du périmètre des autorités de saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou à soixante sénateurs, François Bernard rappelle ainsi les conditions dans lesquelles le Comité consultatif constitutionnel, sur proposition de François Valentin, avec le soutien énergique de Raymond Triboulet, a adopté un amendement accordant un droit de saisine du Conseil constitutionnel au tiers des membres de l’une ou l’autre assemblée – avant que Michel Debré, ministre de la Justice, s’y oppose, au nom du risque que « les amendements proposés en arrivent à “politiser” cette opération », ce qui reviendrait à transformer le contrôle de constitutionnalité « en une véritable affaire publique ». Le rapporteur rappelle l’opposition à cet amendement de Pierre-Henri Teitgen et de Paul Coste-Floret et le soutien que lui a alors apporté Marcel Waline.
Enfin, les membres de l’Assemblée générale s’interrogent régulièrement sur leur rôle, à la rencontre de considérations juridiques et de leur perception de l’intérêt supérieur de l’État. André Deschamps résume d’une phrase, en 1962, la manière dont il conçoit l’activité consultative du Conseil d’État : « nous ne sommes pas que des conseillers juridiques, nous sommes des conseillers de l’État ». Roger Latournerie exprime, quant à lui, la tension potentielle entre le principe de légalité et l’image que se font les membres du Conseil d’État de l’intérêt supérieur de l’État. Il estime que ces derniers ont « toujours essayé de faire en sorte que les solutions […] données au Contentieux et dans [l’enceinte de l’assemblée générale] concilient la lettre des textes et l’intérêt général du pays et, le cas échéant, le salut public ». Il ajoute qu’en cas de tension de ce type, s’il y avait « un motif de faire prévaloir indiscutablement ces raisons de salut public sur la lettre des textes », il serait « le premier » à le faire. Dans le même temps, il s’attache à refuser toute distinction entre les deux, dès lors que la « conception que se fait [le Conseil d’État] du loyalisme consiste à dire en toutes circonstances et en toutes les formes ce [qu’il] juge conforme à la légalité et par là même à l’intérêt du pays, indissociable de la légalité » – quoique l’on doive certainement distinguer les deux.
D. L’émancipation
Cette liberté manifestée par les membres de l’Assemblée générale peut aller jusqu’à les conduire à s’affranchir ponctuellement des règles pourtant mises en avant à l’extérieur de l’institution – par quoi s’exprime ponctuellement, à mots couverts, une volonté d’émancipation institutionnelle.
En premier lieu, loin de l’image d’un conseiller du gouvernement soucieux de rester dans le cadre fixé par le projet de loi constitutionnelle, l’Assemblée générale est un lieu où sont suggérées différentes modifications de la Constitution au-delà des textes examinés. Ainsi Alfred Coste-Floret propose-t-il, lors de l’examen du projet de loi constitutionnelle tendant à créer une saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, que la note du Conseil d’État suggère « l’ouverture de la saisine a posteriori au Conseil d’État et à la Cour de cassation lorsqu’ils estiment qu’il y a une difficulté sérieuse de constitutionnalité, quant à l’appréciation de la loi », par analogie avec les questions préjudicielles posées à la Cour de justice des communautés européennes. Lors de la même discussion, Jean Delvolvé propose un autre système : « six nominations dans le genre de celles qui sont faites actuellement et six autres nominations qui émaneraient des plus hautes juridictions de l’État ».
En deuxième lieu, loin de l’image d’un conseiller neutre, soucieux de ne pas faire prévaloir ses opinions à l’encontre des choix opérés par le gouvernement, les préférences personnelles des membres de l’Assemblée générale en matière institutionnelle s’expriment volontiers dans le cadre de ces délibérations – au risque de révéler une conception différenciée du Conseil d’État et d’autres organes constitutionnels. Ainsi convient-il de prendre avec recul certains propos de membres de l’Assemblée générale qui, dans une perspective stratégique ou enclins à exprimer sincèrement leurs doutes intérieurs, invitent leurs collègues à distinguer ce qu’ils pensent comme citoyens et comme membres du Conseil d’État, comme le fait Jean Theis en 1962. Quoiqu’ils puissent avoir intérêt à cacher ces opinions, dans une perspective stratégique, afin de convaincre leurs collègues, ces dernières sont parfois dévoilées au détour d’une remarque. Ainsi, lorsque François Méjean estime, en 1962, « dangereux d’accorder trop de pouvoir à un homme », si bien qu’il serait « très dangereux d’approuver l’élection du président de la République dans le cadre de cette Constitution actuelle », il exprime des préférences politiques en matière institutionnelle. Guy Périer de Féral fustige ce mode d’élection du président de la République en estimant qu’il aurait, en 1919, entraîné l’élection de Georges Clemenceau comme président de la République – chose funeste à ses yeux –, ou celle du général Boulanger quelques années plus tôt. En 1969, plusieurs participants à la discussion expriment – en les reconnaissant comme tels – des avis personnels. Pour s’opposer à la modification du Sénat envisagée en 1969, Olaf Lecarpentier affirme : « je n’accepte pas que des représentants socio-professionnels fassent partie du Parlement et c’est bien ce que le texte nous propose. Il y a là une novation fondamentale par rapport au principe de la Constitution que personnellement je ne pourrai jamais accepter ».
En troisième lieu, loin de l’image d’un organe soucieux de l’intérêt général sans considération pour la position institutionnelle du Conseil d’État, les membres de l’Assemblée générale n’hésitent pas à prendre cette dernière en compte et à exprimer de la méfiance lorsqu’ils examinent une loi constitutionnelle susceptible d’accroître les pouvoirs d’un autre organe institutionnel, au détriment de celui auquel ils appartiennent. Ainsi Pierre Join-Lambert avoue-t-il, lors du débat de 1974 sur la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, être « un peu effrayé de l’ampleur des pouvoirs qui sont donnés au Conseil constitutionnel » par cette réforme, des pouvoirs « considérables » qui « seront particulièrement difficiles à [exercer] ». Pour appuyer son propos, il se fonde sur un constat : le Conseil constitutionnel « va être amené à déterminer une politique de défense de la Constitution et des libertés avec tout ce que cela comporte d’arbitraire ». Les membres du Conseil d’État en mesurent certainement la portée : « quand nous regardons, au Conseil, les textes réglementaires et législatifs, nous nous posons, à l’occasion de chaque texte, la question de savoir si c’est conforme à la loi ou à la Constitution, et ce n’est pas quelque chose de rare, nous le faisons à chaque instant ». Cela poserait problème au Conseil constitutionnel, à qui on donnerait ainsi « une possibilité extraordinaire d’interventions très fréquentes », si bien que, « au lieu d’être simplement un tribunal que l’on saisit, qui est “passif”, mais dans le meilleur sens du terme, cela va être un organe qui créera le droit et qui le définira “suivant une ligne politique”, au meilleur sens du terme, qui sera définie par la majorité du Conseil ». À l’aune des efforts régulièrement déployés par le Conseil d’État pour limiter le risque que le Conseil constitutionnel se libère par trop de son influence, ces remarques sont révélatrices d’une certaine manière de concevoir alors le contentieux constitutionnel – ainsi que de doutes quant à la possibilité, en France, d’une juridiction constitutionnelle digne de ce nom.
⁂
En définitive, quels enseignements convient-il de tirer de l’étude de cette activité consultative du Conseil d’État pendant le premier demi-siècle de la Cinquième République ?
En premier lieu, il arrive que le Conseil d’État rédige la Constitution, ce qui deviendra une disposition constitutionnelle. Cela n’étonne guère, en particulier pendant les premières années, après que plusieurs de ses membres ont largement contribué à écrire la Constitution dans sa version originelle. S’y ajoute une considération : il intervient dès le début du processus de révision constitutionnelle. Ainsi la formulation de la loi constitutionnelle de 1976, relative au décès ou à l’empêchement des candidats à l’élection présidentielle, est-elle proposée directement par le Conseil d’État. Sans doute convient-il de ne pas exagérer l’influence, en la matière, de ce dernier : toujours libre de ne pas suivre ses avis, le gouvernement les a bien souvent dédaignés – sans compter la tendance récente, sous les présidences de François Hollande et d’Emmanuel Macron, à abandonner en cours de route l’examen de projets de loi constitutionnelle déférés au Conseil d’État. À l’inverse, il ne faut pas minimiser l’influence diffuse de cette institution en matière constituante : outre l’autorité attachée à l’avis de son Assemblée générale, il arrive bien souvent que des gouvernements trouvent plus simple de reprendre simplement la proposition faite par le Conseil d’État. Par quoi se comprend que des énoncés devenus en bout de parcours le support de normes constitutionnelles aient parfois été rédigés dans cette instance.
En deuxième lieu, il convient de prendre garde aux apparences. Derrière une critique présentée comme rédactionnelle, il arrive que se devine, de la part du Conseil d’État, une opposition plus substantielle à une réforme. C’est notamment le cas lorsqu’est proposée la suppression d’un passage – il est alors suggéré de le « disjoindre », selon le langage privilégié par le Conseil d’État, qu’il s’agisse ou non de le replacer ailleurs –, alors qu’il aurait pu être simplement réécrit. Le Conseil d’État arrive, sous ce rapport, à imposer une certaine représentation de la Constitution, de ce qu’elle doit être et surtout de ce qu’elle ne doit pas être. Dans ses avis se mêlent des considérations rédactionnelles – il faut lutter, notamment, contre des catégories juridiques inutilement vagues – et des considérations substantielles – il n’est pas opportun de modifier une disposition de la Constitution. Surtout, la limite entre les considérations juridiques et les considérations politiques – qui doit conduire le Conseil d’État, en principe, à ne pas aller à l’encontre de la volonté du gouvernement – est aisément franchie en pratique.
En troisième lieu, on constate, en matière de légistique en particulier, une confusion avec les raisonnements traditionnellement appliqués par le Conseil d’État aux projets de lois et de décrets. Ainsi apparaît bien souvent, en creux, l’idée selon laquelle la Constitution serait une norme dont la nature ne serait pas singulière, qui se rapprocherait des autres catégories de normes. L’observation ne vaut cependant qu’à une seule distinction près : la norme constitutionnelle est plus contraignante et plus rigide – il pourrait être difficile de la modifier à l’avenir.
En quatrième lieu, le conseil donné par le Conseil d’État dans ce cadre n’est pas un verrou. Il n’est pas encore question, à ce stade, de produire une norme constitutionnelle. Il s’agit simplement, en principe, de conseiller le gouvernement. Il est indubitable, néanmoins, que cette intervention contribue à fixer le cadre dans lequel s’organisera le débat de celles et ceux qui finiront par modifier la Constitution.
En cinquième lieu, le Conseil d’État laisse paraître, dans l’exercice de cette mission, une certaine façon d’interpréter la Constitution. Encore convient-il de distinguer deux niveaux d’interprétation. Le premier tient à l’interprétation de la Constitution actuelle, qui est souvent vue comme une norme parmi d’autres, simplement plus difficile à modifier, ce qui peut poser problème. Le second est l’interprétation de la Constitution à venir si le projet, tel qu’il a été soumis au Conseil d’État, était adopté.
En définitive, à la rencontre de qualités intellectuelles et d’ambitions personnelles, les membres de l’Assemblée générale du Conseil d’État font leur, sur la longue durée, une ambition décisive : influencer l’exercice du pouvoir constituant, aiguillonner le souverain. Chemin faisant, il leur arrive de laisser paraître la façon dont ils se représentent les normes constitutionnelles. Ce n’est pas le moindre de leur intérêt.
Julien Jeanneney
Julien Jeanneney est professeur de droit public à l’Université de Strasbourg et membre de l’Institut universitaire de France. Il a récemment publié Une fièvre américaine. Choisir les juges de la Cour suprême, xviiie-xxie siècle (CNRS Éditions, 2024) et Contre la proportionnelle (Gallimard, coll. Tracts, 2024). Il a également dirigé, avec Samy Benzina, La doctrine et le Conseil constitutionnel (Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2024)
Pour citer cet article :
Julien Jeanneney « Le souverain aiguillonné. Les projets de révision constitutionnelle au Conseil d’État (1960-2018) », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/le-souverain-aiguillonne.-les-projets-de-revision-constitutionnelle-au-conseil-d'etat-(1960-2018)-1990]