P. Lagoueyte, Les coups d’Etat, une histoire française, CNRS éditions, coll. Biblis, Paris, 2021, rééd. 2024
La réédition de cet ouvrage, paru dans la même collection en 2021, apparaît fort opportune en des temps où la notion de coup d’État se voit accommodée à tous les objectifs politiques. Comme le titre de l’ouvrage nous l’indique, l’auteur ne traite que de l’histoire française du coup d’État, un parti-pris qu’il justifie d’un double point de vue, au regard de l’antériorité et de la spécificité françaises en la matière :
L’expression apparaît en effet en France en 1631, avant d’être théorisée par G. Naudé dans ses Considérations politiques sur les coups d’Estat, publiées en 1639 en douze exemplaires. Un premier regret : le peu de place consacré à cette question par notre auteur. Rien n’est dit sur les motifs conduisant au surgissement de cette notion, qui participe pourtant, avec celle de raison d’État qu’elle illustre, du mouvement de construction et de légitimation de l’État engagé à la fin du xvie siècle. De fait, il s’agit pour Naudé d’opposer les « actions hardies et extraordinaires » décidées par le Prince pour préserver son autorité, toujours légales et légitimes dans une monarchie absolue, aux entreprises de ses adversaires, intrinsèquement illégales et illégitimes. Peu de choses, non plus, sur la définition proposée par Naudé, une lacune qui ne demeurera pas sans conséquences sur certains développements de P. Lagoueyte, trop strictement historiques et pas assez juridiques.
En Europe de l’Ouest, la France constitue de surcroît un cas particulier sur cette question. Hormis l’Espagne, la Grèce et le Portugal, notre pays se distingue en effet de ses voisins, dès lors que l’on peut y recenser, selon la définition adoptée, entre dix et vingt tentatives de coups d’État plus ou moins sérieuses depuis 1789.
L’ouvrage de M. Lagoueyte s’intéresse aux différentes variations infligées à ce concept (I). Ce faisant, il se rallie « par principe » à la conception classique des relations entre coup d’État et légalité (II), ce qui soulève certaines interrogations relatives aux événements survenus en juillet 1940 et en mai 1958 (III).
I. Variations autour d’un concept
Tout événement, ou presque, se trouve en effet susceptible de se voir qualifié de coup d’État, confondant dans un même bourbier conceptuel les actions menées en Brumaire an viii ou en décembre 1851, une décision de justice qui interroge, ou la construction européenne.
A. Une utilisation intensive et extensive
L’ouvrage souligne en premier lieu la plasticité d’une notion utilisée comme moyen d’intimidation et/ou de dénigrement d’un adversaire politique. Entrée dès la Restauration « dans le vocabulaire politique polémique plus que dans celui de la science politique », elle confère un « caractère théâtral ou dramatique à un événement » – tous éléments qui feraient du coup d’État un « objet politique et historique mouvant ».
Une utilisation intensive (par sa fréquence) et extensive (par son champ d’application) dont P. Lagoueyte souligne l’ancienneté, l’un des grands mérites de son travail étant de nous proposer une histoire des dérives infligées à la notion.
Celles-ci se manifestent dès la Restauration, à une époque où la vie politique française connaît une relative pacification en dépit d’un débat public agressif, parfois outrancier, favorisé par la réapparition timide de la liberté de la presse. Un projet de loi venant restreindre cette dernière ou venant modifier la loi électorale, la dissolution de la Chambre des députés, les « fournées de pairs » visant à modifier la majorité de la deuxième Chambre se verront ainsi qualifiés de coups d’État, au gré des circonstances et des acteurs politiques. N’ayant peur de rien, un journal de l’époque n’hésitera pas à qualifier l’interdiction, en 1829, d’une pièce de théâtre de V. Hugo, Marion Delorme, de « premier coup d’État littéraire » !
B. Quelle définition pour le coup d’État ?
Toutes considérations qui mènent à la principale problématique de cet ouvrage : celle de la définition – ou plutôt de « l’absence de définition universellement acceptée » du coup d’État.
Si la 5e édition (1798) du Dictionnaire de l’Académie française le définit a minima comme un « coup utile au bien de l’État », sans s’attarder sur les questions de légalité et de violence, l’édition suivante, de 1835, y voit « une « mesure extraordinaire et presque toujours violente, à laquelle le gouvernement a recours lorsque la sûreté de l’État lui semble compromise ». Un peu plus précise, cette acception en côtoie cependant deux autres, qui en étendent démesurément le champ d’application – le coup d’État pouvant être « une action qui décide de quelque chose d’important pour le bien de l’État », voire s’évader du politique pour désigner « tout ce qui est décisif, dans quelque affaire importante », à l’exemple de certains mariages !
Selon l’auteur, les critères tirés de l’illégalité et de la violence ne s’imposeront au demeurant qu’à compter de juillet 1830 et, plus encore, de décembre 1851. Le dictionnaire Larousse de 1869 pourra alors proposer la définition canonique du coup d’État, « action violente et illégale prise par le gouvernement pour amener un changement dans l’État ».
Certaines variantes n’en subsistent pas moins, selon que s’y adjoignent – ou non – les éléments de secret et de surprise, voire certains objectifs politiques et idéologiques. M. Agulhon évoquera de la sorte un acte « brutal et insidieux », organisé par un « groupe caché, organisé, restreint », bénéficiant de « complicités dans les institutions », illégal, et qui aurait « généralement pour but de substituer un pouvoir autoritaire et rétrograde à une démocratie ». Et, plus précisément, car il se livre lui aussi à une « histoire française » de la notion, de porter atteinte aux institutions républicaines – bref, un coup d’État de type « bonapartiste ».
Ce flou sémantique autorisera à l’évidence les utilisations les plus extensives. Les agissements de Lafayette en 1790, de Dumouriez en 1793 sont-ils susceptibles de recevoir cette qualification ? P. Lagoueyte conclut sur la « tentative à peine esquissée » du premier, et « celle à peine plus entamée » du second. Il s’intéresse ensuite aux « coups d’État fantasmatiques », désignant des crises ainsi qualifiées pour diaboliser et/ou ridiculiser l’adversaire – le risible pouvant aussi politiquement tuer. Relèveraient de cette catégorie : le 16 mai 77 ; les agissements du général Boulanger, victime, selon notre auteur, bien plus que commanditaire de l’une de ces entreprises ; ceux de Déroulède, « l’activiste du coup d’État inoffensif » ; et les événements du 6 février 34, « faux coup d’État » et « vrai épouvantail ».
Une indétermination qui favorise aussi les « lectures » et « relectures » de tel ou tel événement. La réaction de Louis xvi face aux agissements du Tiers, en juin et juillet 1789, et les agissements dudit Tiers en cette même période peuvent-ils être qualifiés de coups d’État ? Qu’en est-il de l’élimination des Girondins, en juin 1793, puis de celle des robespierristes, en juillet 1794 ? Aucun doute, en revanche, pour ce qui est des événements de la période du Directoire, moins « populaires », non plus que pour ceux de 1830 ou de 1851, tous qualifiés par P. Lagoueyte de « coups d’État de référence », en dépit de certaines « libertés » prises par certains d’entre eux avec certains éléments de la définition classique.
C. Des coups d’État atypiques
L’auteur reconnaît en effet que nombre d’entreprises traditionnellement qualifiées de coup d’État ne satisfont pas toujours aux éléments usuellement associés à cette notion. À côté du coup d’État « canonique », mis en œuvre par un individu ou un groupe d’individus investis de fonctions d’autorité dans l’appareil État pour prendre ou conserver le pouvoir, associant souvent des éléments de surprise, de violence et d’illégalité, existeraient des entreprises atypiques, dérogeant sur tel ou tel point à la définition habituelle. Et de citer les coups d’État du 22 floréal an vi (11 mai 1798) et du 30 prairial an viii (18 juin 1799), à la « définition plus incertaine », ou les ordonnances du 25 juillet 1830, « premier coup d’État annoncé ».
Et, de fait, s’il apparaît difficile de concevoir un coup d’État s’étendant sur plusieurs mois (16 mai 1877), voire plusieurs années ou plusieurs décennies, à l’image du « coup d’État permanent » dénoncé par F. Mitterrand en 1964, on peut admettre qu’il existe des entreprises qui soient « annoncées », dans l’espoir que la contrainte jugée nécessaire puisse se limiter à la menace de l’utilisation de la violence, celle-ci s’avérant toujours coûteuse en termes humains, politiques et financiers.
P. Lagoueyte n’accorde cependant qu’une importance limitée à cette question, dès lors que l’essentiel s’inscrit pour lui dans la dimension illégale du coup d’État.
II. Coup d’État et illégalité : du coup d’État légal
C’est ici que nous nous séparons de notre auteur, prisonnier de la dimension essentiellement historique de son propos. P. Lagoueyte élude en effet toute discussion sur la question des relations établies entre légalité et coup d’État en se ralliant « par principe » à la définition classique du coup d’État, fondée sur l’illégalité de l’entreprise. L’idée hétérodoxe, voire iconoclaste d’un coup d’État légal, entreprise de prise ou de conservation du pouvoir politique fondée sur la contrainte, mais respectant les règles et procédures constitutionnelles, permettrait pourtant de répondre à certaines interrogations demeurées en l’état dans son ouvrage.
A. Ancienneté et intérêt de la notion de coup d’État légal
Remarquons-le, l’idée de coup d’État légal, popularisée sinon théorisée par C. Malaparte, est loin de se présenter comme un oxymore ; elle apparaît même comme consubstantielle à la conception originelle de l’entreprise, telle que développée par G. Naudé au début du xviie siècle.
Commandités par le roi, les coups d’État ne pouvaient en effet être que légaux, dans une monarchie absolue où sa volonté était la loi. C’était là tout l’intérêt de ce nouveau concept – tout ce qui le différenciait des entreprises concurrentes organisées par les ennemis du Prince et de l’État. La Saint-Barthélemy, validée sinon organisée par Charles ix en 1572, l’assassinat du duc de Guise par Henri iii en 1588, celui de Concini par Louis xiii en 1617 se verront ainsi conférés la qualification et la qualité de coup d’État – par là même intrinsèquement légitimes, puisque conformes au bien public, et légaux, puisque décidés par le Prince. Et nul doute que Naudé eut attribué cette qualité à l’éviction du surintendant Fouquet, ordonnée par Louis xiv en septembre 1661, à la réforme Maupéou décrétée par Louis xv en 1770-1771, et aux agissements de Louis xvi en 1789 et en 1791.
P. Lagoueyte l’admet, qui voit dans ces entreprises « la manifestation suprême de l’autorité royale dans un conflit politique », sans toutefois s’intéresser plus avant à cette question, qui nous semble pourtant essentielle.
Respectant les procédures constitutionnelles, mais recourant à la contrainte, le coup d’État légal peut en effet se recommander de sa commodité et de son efficacité, qui offre à ses commanditaires un élément indispensable à la réussite de l’opération : la neutralité de l’opinion publique et des forces de l’ordre demeurées extérieures à l’entreprise. Pourquoi en effet descendre dans la rue et prendre les armes, alors qu’il ne se passe rien – rien en tout cas qui mériterait de prendre des risques ? Et, de fait, si le coup d’État classique impose à ses organisateurs de « franchir le Rubicon » en s’immergeant dans l’illégalité, sa variante légaliste réduit ce fleuve à n’être plus qu’un mince filet d’eau, voire prétend en effacer l’empreinte. Ce faisant, elle autorise une grande économie de moyens, et laisse espérer l’attentisme des puissances étrangères et la sympathie des bailleurs de fonds.
Aussi n’est-il guère surprenant que cette forme très pernicieuse et dangereuse d’entreprise ait rencontré un grand succès, en France comme à l’étranger. La plupart des coups d’État étudiés, ou non, par P. Lagoueyte, relèvent au demeurant de cette variante.
B. Du coup d’État légal depuis 1789
Qu’en est-il, en effet, des événements du 2 juin 1793, qui virent l’élimination des Girondins par les Montagnards, eux-mêmes évincés par les thermidoriens, le 9 thermidor an ii (27 juillet 1794) ?
Concernant le premier, la réponse de notre auteur se fait hésitante, rejoignant en cela les embarras de ses prédécesseurs. L’épisode sera en effet qualifié, au choix, de révolution ou de journée révolutionnaire, d’insurrection, de coup d’État populaire ou de coup de force – lui-même se ralliant sans grande à cette dernière idée. Quant au second, la définition du coup d’État comme entreprise illégale lui interdit de lui conférer cette qualité, qu’il accorde en revanche au soulèvement de la Commune contre la Convention, qui vit la libération fugace de Robespierre et de ses amis.
Pour nous, ces événements relèvent de la catégorie du coup d’État légal, conçu comme une entreprise organisée par ou avec la complicité de membres de l’appareil d’État, recourant certes à la violence, mais empruntant des procédures légales. En l’occurrence, un décret du 1er avril 1793, qui dérogeait à l’immunité accordée aux parlementaires, en donnant à la Convention la possibilité de décréter d’accusation « celui ou ceux de ses membres contre lesquels il y aura de fortes présomptions de sa complicité avec les ennemis de la liberté, de l’égalité et du gouvernement républicain ». C’est en vertu de ce texte que les députés girondins seront déférés devant le tribunal criminel extraordinaire, futur tribunal révolutionnaire, créé le 11 mars précédent.
C’est ce même texte qui sera appliqué un an plus tard à Robespierre et à ses amis, un décret des 19-20 mars 1793 autorisant de surcroît à déclarer « hors-la-loi » tous ceux qui prendraient part à une émeute ou à une révolte contre-révolutionnaire – ainsi privés du bénéfice des « dispositions des décrets concernant la procédure criminelle ». C’est donc en toute légalité que les robespierristes seront guillotinés sans jugement, le 10 thermidor.
Prisonnier de la définition classique du coup d’État, P. Lagoueyte ignore le décret des deux tiers (5 fructidor an iii/22 août 1795), dernier coup d’État légal de la Convention, par lequel les thermidoriens confisquèrent le pouvoir politique en se réservant les deux tiers des sièges dans les Conseils prévus par la future constitution de l’an iii. Cette falsification du droit de vote sera certes péniblement validée par un plébiscite, mais elle nécessitera le recours à la force, avec la répression impitoyable de l’insurrection du 13 vendémiaire an iv (5 octobre 1795) par Bonaparte.
L’auteur s’intéresse en revanche aux coups d’État du 22 floréal an vi (11 mai 1798) et du 30 prairial an vii (18 juin 1799), dont il admet pourtant qu’ils répondent à « une définition plus incertaine ». Et, de fait, le premier permit d’invalider l’élection de 130 députés, sans intervention de l’armée et conformément à une loi du 12 pluviôse an vi (31 janvier 1798) excluant les nouveaux élus des opérations de validation des élections. C’est donc en toute légalité que les thermidoriens, désavoués une fois encore par les électeurs, purent épurer les Conseils par la loi du 22 floréal.
Le coup d’État du 30 prairial an vii apparaît quant à lui encore plus atypique, puisque ce sont ici les Conseils qui obtinrent, par la seule menace d’une mise en accusation prévue par les articles 112 et suivants et 158 de la constitution de l’an iii, la démission de trois des membres du Directoire et de la totalité des ministres. Donc, « pas davantage d’illégalité commise » qu’en floréal an vi, « sinon dans l’esprit de la constitution de l’an iii », qui consacrerait selon notre auteur « une stricte séparation des pouvoirs et donc s’oppose(rait) à une responsabilité politique du Directoire devant le Corps législatif ».
Une définition bien plus qu’« incertaine », donc, au regard de l’acception classique, dont l’application devrait logiquement conduire à exclure floréal et prairial de la catégorie de coups d’État définis par leur illégalité. Une décision cependant difficile à prendre, dès lors que ces événements en sont venus à qualifier et à disqualifier tout aussi classiquement la période directoriale (1795-1799).
Aucune hésitation ni aucune ambiguïté, en revanche, pour ce qui est du coup d’État du 18 brumaire an viii (9 novembre 1799), qui « coche » toutes les cases de la définition canonique. Organisé par un des directeurs (Sieyès) avec la complicité de Bonaparte et de ses soldats ; le recours à la force y demeura certes presque anecdotique, mais pleinement illégal, dès lors qu’il avait pour objectif de réviser la constitution de l’an III en dehors des procédures prévues.
C. Malaparte y voit pourtant le premier exemple de coup d’État légal, « fondé sur les apparences de la légalité et sur le mécanisme de la procédure parlementaire ». À tort, selon nous, puisque Brumaire s’efforçait d’adapter un procédé « rodé » en fructidor an v (septembre 1797) et floréal an vi (mai 1798), voire sous la Convention. Seule son ambition le différencie des entreprises précédentes : réviser la constitution de l’an iii – en réalité, fonder un nouveau régime politique.
C’est aussi, si l’on veut bien nous pardonner l’expression, un coup d’État « presque légal », qui s’en tient à ce qu’il faut beaucoup de bonne volonté pour qualifier d’« apparences », dès lors que les dispositions gouvernant la procédure de révision s’avéraient impossible à respecter. Les conjurés s’ingénieront cependant à tangenter péniblement la légalité : obtenant, sous la contrainte, la démission de trois des directeurs, ce qui paralysait le collège exécutif ; puis extorquant à des Conseils épurés la « loi » du 19 brumaire (10 novembre 1799) habilitant une commission consulaire exécutive et deux commissions législatives à réformer la constitution – l’ensemble de l’opération devant être validé par un plébiscite.
Ce faisant, les brumairiens s’essayaient à un coup d’État substantiellement légal, la décision du peuple souverain étant censée purger la procédure suivie de toutes ses illégalités formelles. Précisons toutefois que les résultats de cette consultation seront honteusement truqués, ce qui explique peut-être que la nouvelle constitution ait été promulguée le 22 frimaire an viii (13 décembre 1799) et « mise en activité » par une « loi » du 3 nivôse (24 décembre), avant la proclamation officielle des résultats du plébiscite, le 18 pluviôse (7 février 1800) !
Les événements de 1830 se présentent quant à eux comme un coup d’État entendant respecter la légalité formelle – en l’occurrence, la Charte du 4 juin 1814. Dans son rapport présenté au roi Charles x, le ministre Polignac entendait en effet justifier la promulgation des quatre ordonnances qui allaient « mettre le feu aux poudres » en se fondant sur son article 14, qui autorisait le chef de l’État à prendre des ordonnances « pour la sûreté de l’État ». Une tactique qu’il allait fragiliser en précisant in fine que ces mesures entraient certes « dans l’esprit de la Charte », tout en se trouvant « en dehors de l’ordre légal » ! C’était là donner des armes à l’adversaire, quelques journalistes libéraux menés par A. Thiers, qui parvinrent à convaincre le peuple de Paris, pourtant peu concerné par une Charte soumettant l’exercice du droit de vote à un cens très élevé, que le roi procédait à un coup d’État (substantiellement) illégal au regard d’un régime parlementaire que la révolution de 1830 allait venir consacrer. Prisonnier de la définition canonique du coup d’État, P. Lagoueyte ne peut conclure sur l’existence d’une telle entreprise, en dépit du fait que l’expression sera employée, pour la première fois, « au moment où l’événement se produit.
Décidée par le président de la République Louis Napoléon Bonaparte, l’opération Rubicon (!) du 2 décembre 1851 se présente comme le prototype du coup d’État canonique : antirépublicain, violent et illégal, dès lors que son commanditaire accumule les agissements contraires à la constitution. Nulle surprise, au demeurant, dès lors que ladite définition se construira pour une large part à l’aune de l’entreprise.
Remarquons cependant que le président affirmera, lorsqu’on lui présentera les résultats du plébiscite validant l’opération, que « les Français avaient compris » qu’il n’était « sorti de la légalité que pour entrer dans le droit » – une formule qui ne fait l’objet d’aucun développement. Le propos aurait mérité mieux, le commanditaire de l’opération prétendant avoir agi, en dépit des apparences, conformément au droit. Si coup d’État il y eut, celui-ci serait donc un coup d’État légal – une prétention qui ne peut être soutenue qu’au prix de la confrontation entre deux conceptions de la légalité : une légalité formelle reposant sur la constitution, et une légalité substantielle, plus haute et supérieure, selon Louis Napoléon Bonaparte, sanctionnant la défense du suffrage universel et la souveraineté du peuple français.
III. Des objets historiques et juridiques non identifiés ?
La définition classique du coup d’État permet en effet à nombre d’auteurs d’éluder tout questionnement relatif aux événements de juillet 1940 et de mai 1958. Pour certains, le problème ne se pose même pas : les procédures constitutionnelles ayant été respectées, il ne peut être question de leur conférer cette qualification – ce, en dépit d’interrogations persistantes.
A. Juillet 1940, modèle de coup d’État formellement légal ?
Ainsi, de juillet 1940. S’il n’y eut pas de coup d’État, il n’y eut pas non plus d’accession normale au pouvoir. Les auteurs oscillent alors entre le silence – P. Lagoueyte consacre moins de quatre lignes à l’événement – et l’embarras. Plus disert, M. Agulhon évoquera l’observation des dispositions constitutionnelles et l’absence d’« image bonapartiste » de Pétain pour « éloigner » ces événements « de la problématique classique du coup d’État » – ce, alors qu’il admet une « liberté de vote () contestée » des parlementaires, sans toutefois « qu’il y ait eu contrainte directe ».
L’événement devient ainsi un objet historique et juridique non identifié. Révision de la procédure de révision prévue à l’article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, la loi du 10 juillet 1940 sera certes votée « dans les règles » et selon les majorités imposées. Mais, si la légalité formelle a été respectée, mais il n’y eut pas moins contrainte, même si celle-ci ne fit pas de victimes immédiates.
Ce qui pourrait apparaître comme un modèle de coup d’État légal sera cependant suivi d’un coup d’État classique, illégal. De fait, contrairement à une opinion largement répandue, la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 ne confère pas les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, mais « seulement » une habilitation partielle « à l’effet de promulguer () une nouvelle constitution de l’État français », puisque partagée avec le « gouvernement de la République », et exigeant la ratification de la nation. Une disposition violée dès le lendemain par trois « actes constitutionnels » qui vinrent amender les lois de 1875 en instaurant une dictature en lieu et place du système politique pratiqué jusque-là, et ajourner les Chambres.
B. Mai 1958, prototype du coup d’État légal
Curieusement, P. Lagoueyte n’élude pas, en revanche, les questions soulevées par mai 1958, évoquant « une sorte d’incertitude sémantique » et « le regard disparate et fluctuant des témoins et des historiens. Et de nous livrer avec un florilège où le lyrisme le dispute parfois à l’embarras et à l’euphémistique.
Si R. Rémond et O. Rudelle se réfèrent prudemment à la notion de crise, J. Lacouture évoquera quant à lui un « tohu-bohu ordonné par un grand stratège » ! Plus didactique, M. Agulhon estime qu’il y eut certes un putsch à Alger, le 13 mai, tout en niant l’existence d’un « coup d’État au sens consacré par notre histoire », dès lors que Paris « capitula () sans y être contrait par la moindre violence », et que les procédures constitutionnelles furent respectées.
Gêné, lui aussi, par l’absence de recours à la force, P. Viansson-Ponté décrira un « pronunciamiento en dentelles, une de ces révolutions sèches, sans drame ni violences ». Dans un registre similaire, M. Winock hésitera entre un « quasi-coup d’État » (!) et un « coup d’État de velours », « damoclétien » puisque se limitant à l’emploi de la menace. Plus poétique encore, S. Bernstein retracera « un coup d’État simulé pour une prise de pouvoir par le verbe », et il n’est guère que C. Nick pour conclure sur l’existence d’un « coup d’État démocratique », où « le formalisme légaliste » ne serait « qu’un habillage, une pure hypocrisie ».
Nous n’irons pas jusque-là. Il y eut certes contrainte : l’insurrection d’Alger, récupérée par des militaires français de haut rang, puis « l’opération résurrection », un projet de putsch préparé par lesdits militaires et parfaitement documenté par C. Nick, dont l’annonce et le déclenchement plusieurs fois différé firent « plier » l’Assemblée nationale, permettant de la sorte au général de Gaulle, qui ne fut point le commanditaire du 13 mai, de transformer un pronunciamiento en un coup d’État légal où l’utilisation de la violence demeura pour partie suggérée. Toutefois, le respect de la légalité ne peut être réduit à un simple « habillage » : la légalité formelle – la constitution de 1946 – fut respectée, ainsi que la légalité substantielle, le referendum du 28 septembre 1958, organisé dans de bonnes conditions, apportant une réponse franchement positive. En dépit de leur caractère originellement chaotique, les événements de mai 1958 auront ainsi conduit à la mise en place de ce qui peut être présenté comme le prototype d’un coup d’État légal presque pacifique.
Toutes ces interrogations, ces précautions et ces hésitations nous semblent révélatrices de l’intérêt juridique et historique de cette variante du coup d’État, légale et parfois dépourvue de toute violence ouverte – comme telle, difficile à qualifier. Et, de fait, si ce genre d’entreprise peut s’avérer légal autant qu’illégal, seule l’utilisation de la contrainte, voire sa simple menace, vient alors le différencier d’une accession ou d’un maintien normal au pouvoir. Ce flou conceptuel est tout ce qui fait le danger, le caractère pernicieux et l’attrait du coup d’État légal, qui s’avance masqué.
Serge Velley
Docteur en droit.
Pour citer cet article :
Serge Velley « P. Lagoueyte, Les coups d’Etat, une histoire française, CNRS éditions, coll. Biblis, Paris, 2021, rééd. 2024 », Jus Politicum, n°33 [https://juspoliticum.com/articles/p.-lagoueyte-les-coups-d'etat-une-histoire-francaise-cnrs-editions-coll.-biblis-paris-2021-reed.-2024-2000]